Imprimerie du Saint-Laurent (p. 23-29).

CHAPITRE III

L’ISLET AU MASSACRE DU BIC


Avant l’arrivée des Missionnaires sur le sol du Canada qu’ils ont ouvert à la civilisation, en y déployant l’étendard de la France et la croix du vrai Dieu, suivant l’expression du poète Crémazie, les aborigènes de l’Amérique du Nord étaient plongés dans un état de féroce barbarie dont les excès dépassent l’imagination des romanciers les plus fertiles. La nature insoumise des sauvages, leur instinct naturel de destruction, pour conserver une supériorité incontestée sur ces vastes étendues de terres, de forêts et de rivières, patrimoine que chaque tribu croyait lui appartenir en propre, furent cause que de sanglants combats, et d’horribles boucheries humaines souillèrent ce pays, vierge encore de toute empreinte du passage des Visages Pâles venus des pays d’outremer.

Inutile de parler ici des diverses races sauvages qui se partageaient l’Amérique du Nord et plus particulièrement le Canada. Pour l’intérêt de ce récit, qu’il soit permis de dire que les seules tribus qui ont à jouer un rôle ici sont les Micmacs et les Maléchites d’un côté, et les sombres et féroces Iroquois de l’autre.

Les Micmacs et les Maléchites, de la nation des Souriquois ou race algonquine, habitaient toute l’étendue du pays qu’on appelle l’Acadie et ont été de tout temps les amis et les alliés les plus fidèles et les plus sûrs des Français, des Canadiens et des Acadiens.

Les Micmacs vivaient plutôt au bord de la mer, sur les rives du fleuve Saint-Laurent ; tandis que les Maléchites occupaient l’intérieur des terres, du côté du Maine. De leur région, ces derniers descendaient rejoindre leurs frères alliés du bord du fleuve par les rivières des Trois-Pistoles, Ristigouche, Miramichi et Saint-Jean. De nos jours les restes de ces tribus si intéressantes à plus d’un titre, sont épars un peu partout ; le village de Ristigouche a gardé ses Micmacs, plus ou moins purs de tout alliage, et les Maléchites, après avoir déserté leur réserve de l’Isle-Verte et de Saint-Épiphane, dans Témiscouata, font maintenant leurs délices de vivre aux rivages de Cacouna et de la Rivière-du-Loup. C’est là qu’on les trouve faisant le commerce de paniers et de raquettes, la chasse aux loups-marins, ou servant de guides aux chasseurs étrangers qui veulent « enfoncer dans les forêts de Témiscouata et de Rimouski.

Sur quoi, me demanderez-vous, repose cette légende de l’Îlet au Massacre ? Elle repose assurément sur un fond historique que nous pouvons constater au récit du second voyage de Jacques-Cartier, dans lequel nous lisons le passage suivant :

« — Et fut par le dit Donnacona, montré au dit capitaine, les peaux de cinq têtes d’hommes étendues sur des bois, comme peaux de parchemins ; et nous dit que c’étaient des Toudamens (Iroquois) de devers le Sud qui leur menaient continuellement la guerre. Outre nous fut dit, qu’il y a deux ans passés que les dits Toudamens les vinrent assaillir jusque dedans le dit fleuve à une Île qui est le travers du Saguenay où ils étaient à passer la nuit, tendans aller à Honguedo (Gaspésie) leur mener la guerre avec environ deux cents personnes, tant hommes, femmes, qu’enfants, lesquels furent surpris en dormant dedans un fort qu’ils avaient fait, où mirent les dits Toudamens le feu tout à l’entour et comme ils sortaient, les tuèrent tous, réserve cinq qui échappèrent. De laquelle détrouse se plaignaient encore fort, nous montrent qu’ils en auraient vengeances. »

Assurément il y a des obscurités dans ce simple récit ; il y a des confusions qui ne peuvent pas nous étonner étant données les circonstances dans lesquelles se trouvaient et narrateur et les conteurs ; cependant, avec la tradition, qui s’est perpétuée comme une chaîne ininterrompue parmi les tribus sauvages d’en bas de Québec, il est facile de jeter un peu de lumière sur ce sujet que M. J. C. Taché a développé avec un talent merveilleux et dont les écrits m’ont été si utiles dans la préparation de cet humble travail.

Il ressort de ces notes de Cartier que les Toudamens venant du sud, c’est-à-dire les Iroquois de triste mémoire d’autrefois, deux ans avant la venue de l’immortel découvreur, avaient massacré, dans une île qui est le travers du Saguenay, près de deux cents personnes ; voici pour le fonds historique ; quant aux détails, naturellement, l’écrivain y a mis du sien, tout en faisant une étude sérieuse des endroits où habitaient les tribus en cause et le chemin qu’il fallut parcourir, les uns pour s’abriter, les autres pour venir les surprendre et les exterminer. Ceci posé, nous allons entrer dans le vif du sujet.

Le printemps était venu et sur la région du Témiscouata, la neige étant disparue, la chasse à l’orignal, au caribou, au castor, à l’ours, au vison, au loup-cervier, au porc-épic, à la loutre, était terminée ; c’était le temps alors, pour nos Malachites de descendre au bord du fleuve, aux embouchures des rivières pour y commencer la pêche et la chasse toujours abondante, lorsque le Saint-Laurent vient à peine de se libérer des glaces amoncelées de l’hiver, glaces fondues par le soleil et les vents doux de la fin d’avril.

Un jour, cinquante familles sauvages de cette région, qui s’étend de Témiscouata jusqu’à Métis avaient abandonné leur wigwams pour venir s’établir à la Baie du Bic et y vivre pendant quelques temps de cette vie douce de printemps, en face de la mer si belle, si vaste, si attirante, surtout lorsque le soleil vient jeter sur cette nature printanière ses rayons attiédis et vivifiants. Mais pourquoi essayer de décrire ainsi nos plages d’eau en bas de Québec ? Ne suffit-il pas de les nommer de leur nom de Kamouraska, Rivière-du-Loup, Cacouna, Trois-Pistoles et le Bic ? Le Bic surtout, cet endroit d’un pittoresque ravissant où l’on admire sans cesse une baie de proportion majestueuse que le regard embrasse en un instant, où l’on voit une plage coupée de dentelures et accidentée de falaises, de monticules, de caps et de champs où pousse une herbe saline, où l’on aperçoit deux belles rivières qui descendent des monts voisins, déversent leurs eaux pures aux deux extrémités de la baie ; en face, un peu au large, en pleine ouverture de la baie, rétrécie à sa sortie vers le fleuve, deux îlots escarpés immobiles comme deux sentinelles à l’entrée d’un port de mer, frappent les yeux.

Sur le plateau qui borde le rivage, en face de la mer, le Bic est bâti, plein de vie, plein d’avenir, recherché des touristes et des amants de la belle et grandiose nature. C’est sur ce plateau qu’étaient venues se fixer les familles sauvages dont nous venons de parler. C’est là qu’elles venaient couler quelques jours d’une vie nonchalante et douce, sans songer que, sur leurs têtes, planait l’aile noire d’une mort atroce.

On était au Bic depuis un mois lorsqu’un soir, deux des jeunes sauvages revenant en toute hâte, d’une partie de chasse, sur le haut des terres, jetaient le cri d’alarme parmi toute la bourgade en avertissant la tribu que les ennemis étaient à une journée de marche du village. Les guerriers, sombres, redressant leur corps courbé, et sans paraître le moins du monde atterrés, se contentent, avec un suprême mépris, de proférer comme s’ils eussent été en face de leurs ennemis le mot injurieux de « Chiens ». Les femmes moins fortes et les enfants craintifs prennent peur et se lamentent, mais les chefs et les anciens de la nation imposent le silence et l’on se consulte.

Les ennemis semblent nombreux, quelques heures seules les séparent du moment suprême où doit retentir le cri de guerre. Fuir ? Impossible car le seul chemin pour se rendre à Matane est le fleuve et l’on n’a pas de canots pour tout le monde ?

Que faire alors ? Le premier mouvement fut d’envoyer à bord des canots les vieillards, les femmes enceintes, ou celles nourrissant leurs petits, en tout 30 personnes, les diriger vers le bas du fleuve, et pour ceux qui restent, rien à faire que de se défendre comme un micmac sait se défendre contre un chien d’Iroquois.

Ces derniers, venus des pays d’en haut, en passant par le fleuve, ont dû remonter la rivière des Trois-Pistoles, tomber dans la Boisbouscache et rencontrer le chemin fréquenté par les Micmacs qu’ils suivent maintenant dans l’espoir de rencontrer l’ennemi séculaire, et goûter un peu du sang et de la chair des guerriers de l’Acadie. Ils ne devaient pas tarder à assouvir leur rage et étancher leur soif.

Ils rampent comme des serpents dans l’ombre, se faufilant adroitement à travers le bois clair semé ; pas un bruit, pas une pierre qui roule, pas même un oiseau effrayé ou un chevreuil surpris pour briser et rompre le silence de la nuit ; et les cent Iroquois, croyant tenir leurs ennemis, avancent toujours, cernent le village afin que personne ne leur échappe. Ils arrivent enfin, le casse-tête à la main, et le scalpel à la ceinture, altérés de sang et de carnage : mais ô déception, les cabanes d’écorce sont vides. Ils écoutent : rien, rien que le bruit de la mer déferlant sur les rochers au large et toute cette rumeur étrangement douce qui vient de la baie où la mer a monté, la mer qui va bientôt se retirer pour laisser un fond de vase à sec.

Quelle nuit de déception pour ces êtres si sûrs d’avoir mis la main sur une riche proie ! Ils font un feu pour le repas du soir, et le sommeil vient bientôt fermer les yeux des guerriers fatigués et déçus. Mais, au matin, le regard tourné vers la mer, un chef Iroquois, devient soucieux ; il s’avance seul sur la grève, remarque des empreintes de pas qui se dirigent vers les ilets ; il en suit, à mer basse les traces, et rendu à l’extrémité de la baie, se couchant à plat ventre sur les galets, il darde son œil vers l’extrémité escarpée d’un des ilets d’où s’élève une vapeur étrange, presqu’imperceptiblement. Il a le ricanement d’un démon, et tout son être frissonne d’une joie d’enfer. Pour lui, plus de doute : ces pistes vers le large ce sont celles des ennemis enfuis : cette vapeur légère partant d’une excavation d’un des ilets, annonce la présence d’êtres parqués dans un endroit bien restreint ! Alors avec des bonds fauves, il revient sur ses pas, gravit le côteau et debout en plein village désert de ses premiers habitants, il pousse un hurlement horrible qui réveille les sauvages Iroquois. C’est le cri de guerre ! Alors on se groupe autour du chef et d’un geste superbe, désignant l’ilet aux regards avides de ses guerriers, il leur apprend la nouvelle de sa découverte.

Aucun cri ne répondit, de l’ilet, à celui du chef Iroquois, mais celui qui eut plongé ses regards dans la caverne au flanc du rocher, aurait pu voir des femmes et des enfants en sanglots, et en face, comme une barrière immuable, les chefs et guerriers Micmacs et Maléchites, prêts au combat et défiant, dans une attitude superbe, l’ennemi qui sur le coteau d’en face, s’apprête à livrer un assaut meurtrier. Ils ne tardent pas en effet à s’avancer le long du rivage, jusqu’en face de l’embouchure de la baie et de là, gagner à pas lents, l’arc tendu, prêts à tirer, le chemin moitié sable et vase, qui conduit, à mer basse, vers l’ilet, refuge des pauvres Maléchites. Ces derniers les attendent de pieds fermes, car il s’agit pour eux de défendre leurs femmes et leurs enfants ainsi que leur propre vie.

Les Iroquois le sentent bien, et ne s’avancent que lentement ; à portée d’arc, les flèches commencent à pleuvoir, se croisant dans l’espace qui sépare les combattants. Aussitôt s’élèvent des cris de rage et de douleur, on entend des râles d’agonie et des spasmes de blessés mourant ; cependant les Iroquois, sentant qu’ils vont avoir à lutter contre la mer qui monte et va les encercler, jettent leurs flèches et brandissent leurs tomahawks. Ce fut une mêlée atroce, horrible, indescriptible. Des membres pendent, détachés des corps ; les crânes se brisent, des os se fracturent sous les coups répétés de l’arme primitive des sauvages, et toutes ces blessures et ces corps pantelants, sont horribles à voir ; cependant les Iroquois sont obligés de retraiter et traînant les blessés et laissant aux flots qui montent ceux des leurs qui ont perdu la vie dans le combat.

Les Iroquois, retirés sur la plage, méditent de nouveaux assauts ; les Micmacs profitent alors de ce moment de répit pour se retrancher derrière quelques palissades faites à la hâte, de perches, de petits sapins, de corps d’arbres accrochés au flanc aride de l’ilet, n’employant à ce travail que le monde disponible.

Aussi réussissent-ils à protéger encore jusqu’à ce que le secours, un secours inespéré, puisse leur venir en aide à temps.

L’Iroquois a vu s’élever ce travail effectif : il a souri, il a cligné de l’œil, il a pesé ses nouvelles chances d’arriver à son but : exterminer sûrement ce groupe de héros antiques. En effet, dès l’attaque suivante, les Iroquois allument d’énormes flambeaux d’écorce et, en bandes serrées, malgré les flèches parties de la caverne et du haut de la palissade, ils s’avancent au pied des retranchements et mettent le feu à cet ouvrage en bois sec, résineux et enflammable et dans un instant, l’incendie dévore l’œuvre de défense élevé au prix de tant de misères. Les Iroquois se retirent un peu plus loin et attendent, en ricanant, comme des démons, que leurs victimes sortent de la caverne pour les immoler sans pitié. Hélas ! ils n’attendent pas longtemps pour accomplir leur terrible besogne. Tous ceux d’entre les maléchites que la terreur, les blessures, l’âge ne condamnent point à être suffoqués, s’élancent avec l’énergie du désespoir et tombent sur les Iroquois qui n’ont pas de peine à les terrasser, à les exterminer jusqu’au dernier.

Tous, sans distinction d’âge et de sexe, périssent ou massacrés ou étouffés dans la caverne. Ils dépouillèrent les cadavres ; ils enlèvent au scalpel le plus de chevelures possible et partent en entonnant un chant de guerre, laissant au flanc du rocher sans regret les pauvres guerriers Micmacs dont l’extermination venait de donner à un ilet du Saint-Laurent le nom qu’il porte encore aujourd’hui : l’Ilet au Massacre, du Bic. Et notre ami M. Taché, je dis ami, car il l’était de toute ma famille à plus d’un titre, termine ainsi l’histoire désolante que nous venons d’entendre :

« Longtemps, disent les récits populaires, on a observé les ombres des massacrés errer le soir autour de l’Ilet, et mêler leurs gémissements aux bruits de la mer !

« Souvent on a vu, au sein des nuits sombres, des fantômes armés de pâles flambeaux, danser, avec des contorsions horribles sur les galets de la baie !

« C’est en harmonie avec ces traditions qu’on a désigné les deux caps, qui limitent l’entrée de la baie du Bic, par les noms lugubres de Cap Enragé et de Cap aux Corbeaux.

« Il n’y a pas encore bien des années que les restes des os blanchis des Micmacs tapissaient le fond de la caverne au massacre !

« Encore aujourd’hui, ce n’est pas le premier venu qui s’en irait visiter ces lieux, par une nuit obscure, alors que le vent gémit à travers les sapins et les crevasses des rochers, comme une âme en peine. »