Imprimerie du Saint-Laurent (p. 67-72).

CHAPITRE XI

LE SCAPULAIRE DE LA MORTE



Elle était bien jeune pour mourir ; mais la mort, cette terrible pourvoyeuse qui ne se fatigue jamais, l’avait marquée à l’avance de son sceau fatal… La fièvre, une de celles qui ne pardonnent pas, la prit un bon soir, comme le soleil allait se coucher, ensanglanté derrière les Laurentides ; et le lendemain matin, son regard voilé pour toujours, ne vit pas reparaître à l’horizon couleur d’or l’éternel voyageur de la route des cieux. Son agonie avait été douce ; le dernier soupir, en s’échappant de sa poitrine amaigrie, avait laissé entr’ouvertes ses lèvres décolorées, qui paraissaient encore toutes chaudes des doux noms de Jésus et de Marie, cette suprême et dernière consolation des mourants ; des mains aimées avaient fermé ses yeux fixement ouverts sur le modeste Christ, appendu à la muraille d’en face. Comme la maladie était contagieuse, on l’ensevelit au matin, et par un soleil ardent dans un ciel sans nuage, le corps de la jeune fille de seize ans prit le chemin du cimetière. La vieille seule à la soigner avec le dévouement d’un autre âge suivait péniblement le cortège funèbre : elle voulait l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure.

Aux fenêtres des habitations de rares visages peinés apparaissaient par intervalle. Ici un brave homme ôtait son chapeau en se signant ; plus loin une main calleuse de vieille paysanne, essuyait une larme qui tremblait avant de tomber, et le cercueil de bois blanchi, arrivait ainsi au cimetière. La prière des morts, un peu d’eau bénite, une poignée de sable, et seuls, le renflement du sol et la terre fraîchement remuée, annonçaient qu’une victime dormait son dernier sommeil au champ du repos :

« Toujours les mêmes lois et le même mystère !
« L’homme, à l’aube debout, le soir est terrassé !
« Quatre planches qu’on cloue, une motte de terre,
« Une larme qui tombe et tout est effacé !

L’oubli allait commencer, l’oubli dont les flots tumultueux montent comme une mer sans fin, l’oubli que l’on représente pourtant sous la forme d’un ange armé d’un glaive flamboyant et qui défend l’entrée des tombeaux. Il n’y a pas un être qui ne tombe un jour, victime de ce lâche assassin. L’oubli !!! Rien de sacré pour lui, il ne respecte personne et le nombre de ses victimes se chiffre par l’ampleur de ses ricanements horribles. Eh bien ! il est bon qu’il en soit ainsi ; c’est peut-être une satisfaction pour quelques-uns et une consolation pour beaucoup d’autres. Grands et petits, humbles et superbes, l’oubli ne fait de vous qu’un seul tout, « qui n’a de nom en aucune langue, » et fait disparaître pour jamais les inégalités de la vie qui ont été parfois un amer supplice pour certaines âmes incapables de s’élever au-dessus de ces mesquines considérations de positions sociales, de supériorité de rang, de fortune et de capacité. L’oubli qui plane sur toute chose est comme une compensation aux inégalités sociales. Combien de fois notre oreille de jeune homme n’a-t-elle pas entendu la mère en haillons s’écrier, en voyant passer les somptueux équipages de nos villes ou de nos villages, « Ça mourra comme nous autres, un jour ! » Et cette réflexion pleine d’une philosophie aigre-douce, suffisait à calmer leur irritation d’un moment. Puis le soir venu dans le réduit fumeux, le pauvre paria de la société s’endort heureux en se disant que sous les lambris dorés, l’inquiétude veille aux chevets pour activer les insomnies. Fond d’égoïsme du cœur humain qui fait que l’on se console de notre position actuelle par la pensée du malaise des autres ! On serait tenté de ne voir en cela qu’une anomalie déplorable quand ce n’est, après tout, qu’un effet d’équilibre pour le plus grand bien de l’humanité.

Le soir de ce même jour d’été, trois hommes du bord de la mer longeaient la route sinueuse qui va de l’église Saint-Épiphane vers l’Île-Verte, et, qui passe devant la porte de l’humble habitation où était morte la veille notre pauvre jeune fille de seize ans. L’air était tiède et des parfums embaumés montaient des champs et de la plaine qui va s’inclinant vers le fleuve. Les insectes bruissaient et des vers luisants, semblables à de lumineuses émeraudes, brillaient là-bas sous les hautes fougères. Les oiseaux s’étaient tus, endormis dans leur doux nid de mousse, et la chouette, de son cri strident, rompait le silence solennel de la nuit. Les troncs blanchâtres des bouleaux disséminés à travers le bois touffu bordant la route, se détachaient nettement sur le sombre du tableau. Ils prenaient des apparences fantastiques de linceuls oubliés, de draps mortuaires ambulants. Seuls nos trois hommes allaient, silencieux sur la route poudreuse.

C’était l’heure où dans nos campagnes, les plus braves sentent parfois un frisson glacial, courir entre les deux épaules, sous la funeste influence de je ne sais quelle chimère que l’on ne s’explique pas. C’est comme les maladies épidémiques : c’est dans l’air. L’approche de la maison inhabitée depuis le départ au matin, du cercueil de la morte, n’était pas de nature à diminuer cette crainte superstitieuse qui s’empare de tous villageois aux heures du soir sur les grands chemins qui longent plus de dix arpents de terrains boisés.

Dans le ciel sans nuage, des milliers d’astres perçaient de leur douce lumière l’ombre qui tombe de partout quand le soir est venu. La lune n’était pas encore à l’horizon, mais la pâle lueur qui couronnait le sommet des montagnes d’en face disait assez qu’elle n’allait pas tarder de commencer sa course aérienne.

De rares lampes du côté du village, au-dessus duquel planait l’ombre tutélaire d’un clocher, illuminaient les humbles habitations des cultivateurs ; et vers la mer, au troisième rang de l’Île-Verte, chaque maison laissait échapper une lueur vacillante comme celle des étoiles et piquait de pointes d’or, le manteau de la nuit.

Au détour du chemin, sur une petite élévation, apparut à nos voyageurs, la demeure assombrie, où planait encore l’ombre de la mort. Un même cri terrifiant, s’échappa de la poitrine de nos trois voyageurs : « Une lumière dans la maison. » Ce n’était pas précisément ce qu’on appelle des peureux, ces braves de l’Île-Verte et cependant ils s’arrêtèrent consternés, et l’ombre seule des grands bois touffus, leur donnait la chair de poule. Ils avaient l’air de se demander instinctivement : Qu’allons-nous faire ? Une lumière là, dit l’un d’eux ? Mais il n’y a personne dans la maison. On a fermé la porte ce matin au départ du cercueil. La vieille mémère y résidait seule avec l’enfant, et elle a suivi le corps jusqu’à l’église puis elle est remontée ensuite au canton.

C’est quelqu’un qui y sera retourné, dit l’autre ?

Impossible, la clef ne s’y trouve pas. Et ce ne peut-être non plus les chandelles qui brûlaient près du lit, car on n’a pas dû l’ensevelir sans les éteindre ? Puis elles auraient eu le temps de fondre tout entières au moins vingt fois.

D’ailleurs c’est moi qui les ai éteintes, répondit le premier qui avait parlé, car je suis allé aider à la vieille mémère à ensevelir sa pauvre petite fille.

Tu es courageux d’avoir ainsi risqué ta vie, car ce sont les fièvres et c’est contagieux !

Bast ! pour rendre service on ne doit pas être regardant ; j’ai toujours compris qu’en pareille occasion, le ciel ne reste pas indifférent ; on agit comme on doit et Dieu fait le reste.

Tout de même, nous n’avançons pas, reprit-il aussitôt. Allons, un peu de courage, reprit l’un d’eux, le plus brave sans doute, un homme de l’endroit, bien connu et bien en vue, que la mort a emporté bien jeune encore, après avoir été longtemps le député de Québec. Et ils se mirent en marche pour gagner la demeure. Je ne jurerai pas que l’on se mit en chemin sans crainte. Et la lumière brillait toujours, elle paraissait près du mur touchant à la fenêtre. Fixe, sans scintillement, elle éclairait toutes les vitres et répandait au dehors une douce clarté qui allait s’adoucissant comme le nimbe lumineux autour des fronts de saints.

La route toute courte qu’elle fût semblait longue à nos voyageurs, qui sentaient le besoin pressant de s’expliquer cet état de chose qui leur paraissait insolite. À deux perches de la maison, nos trois hommes s’arrêtèrent pour écouter. Nul bruit, nul signe de vie, pas même en ce moment solennel, le cri de la chouette ni le bruissement d’une aile d’oiseau sous le feuillage sombre. Rien !… Le silence. La lumière mystérieuse brillait toujours à la même place, près du châssis qui donnait sur la route.

Étrange ! disaient les hommes.

Il fallait enfin chercher une solution à ce problème étrange.

Je vais aller voir, dit celui qui l’avait ensevelie !

Nous irons bien ensemble, reprirent les deux autres !

Encouragés à trois, ils abordent la demeure ; mais à peine avaient-ils approché la fenêtre, naguère illuminée de cette clarté surprenante qui les effrayait, que la lumière disparut et que tout retomba dans les ténèbres. Ce fut un émoi ! Le cœur dut battre bien fort dans ces poitrines d’hommes robustes, et un froid glacial s’infiltrer dans leurs veines. Il y avait donc là du mystérieux, du surnaturel ! Était-ce réalité ou mystification ! Le problème menaçait de rester sans solution lorsque l’homme qui avait enseveli la morte, s’écria soudain en s’étreignant le front de ses deux mains :

Je comprends, c’est cela ! ça doit être cela ! C’est son scapulaire ! C’est moi qui le lui ai ôté lorsqu’il a fallu faire la dernière toilette, je l’ai piqué près de la fenêtre avec une épingle et lorsqu’on l’eut ensevelie, j’ai oublié de le lui passer au cou. C’est elle qui demande son scapulaire. Il ne lui faut que cela peut-être pour lui permettre d’entrer de suite dans le ciel ! Allons ! il faut l’avoir ce scapulaire et aller le porter sur sa tombe, c’est là qu’elle le veut. Il dit, et enfonçant la porte de son genou robuste, il pénétra à l’intérieur de la maison. Le scapulaire était là piqué, comme il disait, dans le cadre de la fenêtre qui donnait sur la route, à l’endroit même où le point lumineux restait fixe.

Notre voyageur emporta ce pauvre morceau d’étoffe noire où l’on voyait une image de la Sainte Vierge serrant Jésus dans ses bras et il le remît au curé. Le lendemain on le plaça dans la terre sur la tombe de la morte et jamais plus on ne vit la lumière à la fenêtre où avait été placé le scapulaire de la morte.

Cette histoire est véridique, et dans le village où je vais souvent, on se raconte la chose et l’on se sent pris d’une dévotion plus intense pour ce noble insigne que portent les enfants de la Vierge. Je la tiens de la bouche même d’un de nos trois voyageurs et j’y crois parce que dans nos familles canadiennes on grandit avec ces belles croyances qui sont notre plus bel apanage, quoiqu’en disent les sceptiques et les voltairiens en herbe, de nos jours. Avec ces croyances on s’élargit le cœur, l’âme respire mieux du côté du ciel, on a l’illusion douce de la vie, on a la foi, on a l’espérance ! Et pour nous qui croyons au surnaturel, il ne répugne pas à notre raison ni à notre cœur, que des faits semblables ne se produisent parfois. Ils ne peuvent servir qu’à nous affermir dans la foi et dans nos saintes croyances religieuses.