Imprimerie du Saint-Laurent (p. 73-76).

CHAPITRE XII

ANATHÈME ET BÉNÉDICTION !



Un vieillard, ce matin, m’a tendu sa main calleuse où la misère a mis sa rigide empreinte.

Il tremblottait, le vieux, mal habillé, et sa lèvre bleuie, murmurait tout bas : pour l’amour de Dieu !

Et j’ai dit à la neige : anathème ! puisque tu es l’horrible visiteuse qu’appréhendent les miséreux.

***

Hâvre, chétive, des grands yeux bleus cerclés de bistro, pieds nus, et les mains recroquevillées au bout des manches d’une misérable robe en loques : telle m’est apparue, hier, l’orpheline qui va de porte en porte, demander l’aumône d’un sou.

Et j’ai crié à la bise glaciale de novembre : Anathème ! toi qui ne respectes pas ces petits corps frêles, oiseaux de misère qui vont souffrant, quand tant d’autres jouissent et font le mal.

***

L’autre jour à travers le sentier qui fleurait bon à deux, nous marchions en silence.

Les fleurs semblaient plus vives, leur éclat prenait des teintes diverses dans l’irradiation des rayons solaires, et c’était plaisir d’aller au hasard, parmi la vie, les senteurs, les chansons et les bruits d’ailes.

Hier, par le même sentier, seul, j’ai cru marcher vers le cimetière. Plus de fleurs, pas même de chaumes au loin, plus de rayons, ni de chants, plus de parfums ni de vols légers :

La grande plaine est blanche, immobile et sans voix,
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte :
L’hiver s’est abattu sur toute floraison.

Alors j’ai senti qu’un cri terrible me montait du cœur aux lèvres : Anathème ! à toi, blanc linceul de l’hiver, qui nous cache aux regards et les fleurs et les champs, et qui donne aux arbres dépouillés l’aspect de squelettes irrités, menaçant le ciel de leurs bras rigides.


***

Que vois-je là-bas, au pied du côteau ? une masure pantelante, au toit mal joint, aux fenêtres glacées par où nul rayon ne peut pénétrer à l’intérieur. Nous avançons plus près ; le seuil est franchi, on regarde et l’on voudrait pleurer.

Le vent d’hiver souffle par tous les pores de cette cabane aux bois mal assemblés ; la femme berçant le dernier né, ressemble aux malheureuses que la famine étiole ; les enfants se sont couchés sous de pauvres et sales guenilles, afin d’éviter l’engourdissement ; c’est à peine si le feu a de la vie, dans cette prison de fer qui crève à tous les coins ; le bois est trop loin, la neige trop épaisse, le froid mord les joues et les oreilles.

L’homme ? Il est mort épuisé, l’hiver d’avant, et l’été s’est passé à quémander dans le village : les marmots aimaient les grandes routes au soleil, les flâneries aux cueillettes de fruits et les courses dans les rangs où l’on trouvait de quoi nourrir tout le troupeau.

Mais avec l’hiver et le froid, la misère noire est venue ; la neige et la bise glacée ont jeté la désolation là où les jours d’été il y avait un peu de vie, un peu d’heures encore bonnes sous le beau ciel bleu de juillet.

Que dis-je ? N’ai-je pas vu sous les couvertures soyeuses et bien capitonnées, des corps émaciés où la vie ne tenait plus que par un fil ? n’ai-je pas entendu, durant les sombres nuits, de pauvres poitrines geindre sous l’effort désastreux d’une toux persistante que l’hiver rendait plus atroce ? n’ai-je pas essuyé de ces sueurs froides que la phtisie pulmonaire accroche aux tempes des jeunes filles et des jeunes femmes que l’approche de l’hiver faisait trembler jusqu’au fond de l’âme ? n’ai-je point senti comme une pointe acérée pénétrer dans tout mon être en écoutant les plaintes des victimes du froid et de la bise mortelle ? Ne suis-je pas resté muet de terreur, devant l’immense espérance de ces condamnés de la tombe, qui croient au retour d’une vie qui s’échappe à tout instant et à qui le médecin disait : Ça finira avec l’hiver ?

Et devant ces pâles victimes solitaires, devant ces corps émaciés, et ces âmes alanguies et épeurées, qui aurait pu s’empêcher de crier : Anathème ! hiver qui sèmes la désolation partout et qui amènes aux foyers des pauvres et des nécessiteux, les frayeurs et les affres qui font que l’on meurt lentement, dans une agonie qui semble n’avoir jamais de lendemain.

Et je vis des enfants tout roses qui jouaient dans la neige nouvelle et froide ; je les ai vus joyeux, sautant et gambadant avec de grands éclats de rire. Les yeux étaient ravis, les mains ne cessaient point de remuer tous ces reflets multiples qu’est la neige par un soleil de froid hiver, et devant cette vie toute naïve et franche, devant ces fronts joyeux, ces mains avides et ces joues roses de santé, j’ai senti mes tristes pensées s’évanouir, comme fondrait la cire à la chaleur d’un bon feu, et m’écriai, ravi : Sois bénie, ô neige, qui apportes la joie, la santé, la vigueur et la robustesse à nos enfants.

***

J’écoute, dans la nuit, sonner l’airain du vieux clocher paroissial ; sous les pas des piétons, la neige crie stridente, et des voitures à la file s’avancent vers le temple illuminé. L’encens y pénètre tous les coins, la lumière se joue sur les manteaux soyeux et perlés des rois mages ; l’or des autels, les rubis de l’ostensoir, les pâles reflets des calices d’argent et des candélabre à longues branches, tout cela rayonne et se meut dans une atmosphère de paix, de recueillement et de sainteté que seuls les joyeux Noëls et les chants de bergers troublent de leur harmonie délicieusement divine.

J’entends des voix enfantines qui se disent : dormons bien ; le petit Jésus, va venir, il ne vient pas quand les petits enfants ne dorment point.

Et les plus grands et les plus graves, s’avancent vers la Table Sainte, en priant dans leur cœur : Heureuse naissance, qui fut le salut du monde !

Et moi, subissant, par rayonnement des intelligences et des cœurs, la joie des petits et des grands, je m’écriai : Sois béni, hiver, qui nous ramènes chaque année, la Noël tant désirée, fête aimable qui jette dans le cœur de nos enfants je ne sais quelle semence de vérité, de religion et d’idéal vainqueur, et qui rajeunit les plus âgés en les ramenant à ce berceau, que plus petits, ils adoraient, et où ils ont puisé le germe de toutes ces vertus viriles qui en ont fait des heureux malgré que la vie soit amère et décevante.

***

Plus tard, au seuil de l’année qui va venir remplacer celle que le temps emporte et que la mort guettait comme une proie, j’ai vu les mains fraterniser, et se tendre dans une heure de joyeux oubli de toutes les misères humaines. Du berceau de l’enfant divin à la tombe d’une année qui sera vite oubliée, il y a place aux retours sur soi-même et bien souvent le travail d’âme commencé à la crèche de Jésus, reçoit son couronnement — coronat opus — en ce jour nouveau de l’an où la fraternité triomphe et où l’égalité s’affiche au dehors comme au dedans. Il semble que les hommes deviennent meilleurs, que l’humanité cherche une voie plus sûre, des chemins moins ardus et que la terre, après avoir entendu chanter l’hymne des anges aux bergers, se renouvelle en des aspirations plus pures, plus idéales, plus dignes d’elle et de ses superbes destinées.

Et alors, emporté par un souffle généreux vers les sommets sereins et les altitudes paisibles, j’ai béni l’hiver et les neiges mordantes, eux qui sonnent le retour de ces fêtes toujours nouvelles, eux qui nous font revoir ces anniversaires inoubliables qui sont comme autant de joyeuses étapes dans l’aridité du désert de la vie, eux qui ramènent périodiquement cette heure heureuse où l’on fraternise, et où l’on s’aime.