Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 15

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 167-176).
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CHAPITRE XV


Des preuves indépendantes de l’art.


I. Après ce qui vient d’être dit, il nous reste à parler de ce que nous appelons les preuves indépendantes de l’art[1]. Elles conviennent proprement aux affaires judiciaires.

II. Elles sont de cinq espèces : les lois, les témoins, les conventions, la torture, le serment.

III. Parlons d’abord des lois, de l’usage qu’il faut en faire dans le cas de l’exhortation, de la dissuasion, de l’accusation et de la défense.

IV. Il est évident que, si la loi écrite est contraire à notre cause, il faut invoquer la loi commune et les considérations d’équité comme étant plus justes.

V. (Il faut alléguer) que la formule γνώμῃ τῇ ἀρίστῃ (juger) selon la conscience[2] implique qu’il ne faut pas invoquer en toute occasion les lois écrites.

VI. Que l’équité est éternelle, qu’elle n’est pas sujette au changement, et la loi commune non plus ; car elle est conforme à la nature ; les lois écrites, au contraire, changent souvent. De là ces paroles dans l’Antigone de Sophocle[3], lorsque celle-ci déclare, pour sa défense, que son action, si elle est contraire à l’édit de Créon, du moins n’est pas contraire à la loi non écrite :

En effet, cette loi n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier, mais de toute éternité…
Je ne voulais pas[4], par crainte de qui que ce soit, la violer devant les dieux.

VII. On alléguera encore que la justice est chose réelle et réellement utile, et non pas une simple apparence. Ainsi, telle loi écrite n’est pas une loi, car elle ne remplit pas la fonction de la loi ; le juge est comme le vérificateur des monnaies, et a pour mission de discerner le faux droit du vrai.

VIII. Enfin, qu’il est plus honnête d’invoquer et d’exécuter les lois non écrites que les lois écrites.

IX. Il faut voir si la loi n’est pas en contradiction avec telle autre loi généralement approuvée, ou encore avec elle-même ; ainsi, une loi porte que les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, et une autre interdit ses conventions contraires à la loi.

X. De même, si la loi est équivoque, il faut la

retourner et voir dans quel sens on dirigera l’action, et auquel des deux sens on pliera son droit ou son intérêt ; puis, cela posé, s’en faire l’application.

XI. Il faut encore voir si les circonstances pour lesquelles la loi a été faite ne subsistent plus, tandis que la loi subsiste. On doit faire ressortir cette situation, et c’est par là qu’il faut combattre l’application de la loi.

XII. Mais, si la loi écrite est dans le sens de l’affaire en cause, il faut dire que la formule « juger selon la conscience[5] » n’est pas employée en vue d’un jugement contraire à la loi, mais afin que, si l’on ignore le texte de la loi, il n’y ait pas violation du serment prêté ; que l’on ne recherche pas le bien, pris absolument, mais ce qui est un bien pour soi-même ; qu’il n’y a pas de différence entre la non-existence d’une loi et sa non-application ; que, dans les autres arts, il n’est pas profitable de faire l’habile en dépit de leurs règles, comme, par exemple, si l’on est médecin ; car l’erreur du médecin ne fait pas autant de mal qu’une désobéissance habituelle aux ordres de celui qui a l’autorité ; que prétendre être plus sage que les lois est précisément ce qui est défendu dans une législation recommandable.

Voilà ce qu’il y avait à déterminer, en ce qui concerne les lois.

XIII. Passons aux témoins[6]. Ils sont de deux sortes : les anciens et les actuels. Parmi ces derniers, les uns sont impliqués dans le péril du prévenu, les autres sont hors de cause. J’appelle « témoins anciens » les poètes et les autres personnages connus de toutes sortes dont les opinions sont d’une application manifeste. C’est ainsi que les Athéniens, revendiquant Salamine[7], invoquaient le témoignage d’Homère[8] ; et naguère les Ténédiens, celui de Périandre, le Corinthien[9], contre les habitants de Sigée. Cléophon se servit contre Critias des vers élégiaques de Solon, lorsqu’il déclara que sa maison était impure, car, autrement, Solon n’eut jamais écrit ce vers :

Va dire, de ma part, au blond Critias d’obéir à son père[10].

C’est pour les faits accomplis antérieurement que l’on invoque des témoins de cette sorte.

XIV. Pour les faits à venir, ce sont aussi les auteurs d’oracles. Ainsi Thémistocle dit que les murailles de bois signifient qu’il faut combattre sur mer[11]. Les proverbes sont encore comme une espèce de témoignage[12]. Par exemple, si l’on veut conseiller de ne pas se faire un ami de tel vieillard, on prend à témoin le proverbe : « Ne fais pas de bien à un vieillard. » Pour conseiller de supprimer les fils, après avoir supprimé les pères, ou citera cette autre maxime :

Insensé celui qui, meurtrier du père, laissera vivre les enfants[13].

XV. Les témoins actuels, ce sont tous les personnages connus qui ont prononcé une sentence, car leurs jugements sont utiles à ceux qui discutent sur un point analogue. C’est ainsi qu’Eubule[14], au tribunal, invoqua, contre Charès, le mot de Platon[15] à Archibios, savoir : qu’il avait introduit dans la cité l’habitude de se poser en homme pervers. Ce sont encore ceux qui partagent le péril du prévenu, s’ils viennent à être convaincus de faux témoignage.

XVI. Ces sortes de témoins attestent seulement les points qui suivent : le fait a eu, ou n’a pas eu lieu ; il existe, ou n’existe pas. Quant à la qualification du fait, ce n’est pas l’affaire des témoins ; comme, par exemple, pour savoir si le fait est juste ou injuste, utile ou nuisible.

XVII. Mais les témoins hors de cause (οἱ ἄπωθεν, éloignés) sont les plus accrédités en ces questions. Du reste, les plus accrédités sont les témoins anciens, car ils sont incorruptibles. Voici, maintenant, les moyens de conviction tirés des témoignages. A celui qui n’a pas de témoin il appartient d’alléguer qu’il faut juger d’après les vraisemblances, et c’est le cas d’appliquer la formule « juger selon la conscience »[16] ; — qu’il n’est pas possible de fausser les vraisemblances à prix d’argent ; que les vraisemblances ne peuvent être surprises dans le cas de faux témoignage. Lorsqu’on a (des témoins) contre un adversaire qui n’en a pas, alléguer que les vraisemblances ne sont pas admissibles en justice, et qu’il n’y aurait plus besoin de témoins s’il suffisait d’asseoir son appréciation sur de simples arguments.

XVIII. On distingue, parmi les témoignages, ceux qui concernent la personne même du plaideur, ou celle de son contradicteur, ou l’affaire en question, ou le caractère moral des intéressés. Aussi comprend-on, de reste, qu’il ne faut pas manquer de s’assurer tout témoignage utile ; car, si ce n’est pas au point de vue du fait en litige qu’il nous est favorable à nous et contraire à la partie adverse, il peut, du moins, au point de vue moral, mettre en relief l’équité de notre cause, ou la faiblesse de celle du contradicteur.

XIX. Les autres arguments qui reposent sur le témoignage d’un ami, d’un ennemi, d’une personne qui serait entre les deux, ou qui jouirait soit d’une bonne, ou d’une mauvaise réputation, ou d’une réputation ni bonne ni mauvaise, enfin toutes les autres variétés d’arguments de cet ordre, on les tirera des mêmes lieux qui nous fournissent les enthymèmes[17].

XX. En ce qui touche les conventions, la puissance de la parole est telle, qu’elle peut à son gré en accroître, ou bien en détruire la valeur ; y faire ajouter foi, comme leur ôter toute créance. Tournent-elles à notre avantage, on démontre qu’elles sont sûres et valables ; à l’avantage du contradicteur, on montre le contraire.

XXI. Pour en établir la créance on la non-créance, on ne les traite pas autrement que les témoignages. En effet, quels que soient les gens qui signent une convention ou qui veillent à son maintien, du moment qu’elle est consentis, si elle est pour nous, elle doit être fortifiée ; car toute convention est une loi individuelle et spéciale. Les conventions ne donnent pas de l’autorité à la loi, mais les lois en donnent à une convention légale, et, en général, la loi elle-même est une convention ; si bien que celui qui désavouerait, ou annulerait une convention, annulerait les lois.

XXII. De plus, il y a beaucoup d’arrangements et d’obligations, consentis volontairement, qui reposent sur des conventions ; de sorte que, si on leur fait perdre leur force, du même coup on rend impossible la pratique des affaires humaines ; et il sera facile de voir, en général, les autres points qui sont en accord avec la cause que l’on soutient.

XXIII. Si les contrats consentis tournent contre nous et à l’avantage du contradicteur, d’abord, tout ce qui pourra être allégué au nom d’une loi opposée sera de mise. En effet, il serait absurde, supposé que nous ne jugions pas obligatoire l’obéissance à des lois mal faites et dénotant l’erreur du législateur, de juger nécessaire le respect d’une convention (reposant sur ces lois).

XXIV. Nous dirons aussi que le juge est comme le dispensateur du juste ; et que, par conséquent, il ne doit pas considérer le fait même de la convention, mais ce qui est le plus juste ; — que le juste ne peut être perverti ni par la fraude, ni par la contrainte, car il est fondé sur la nature.

XXV. Or certaines conventions supposent une fraude, ou une contrainte. En outre, il faut considérer si elles sont contraires soit à une loi écrite, soit à une loi commune, soit à ce qui est juste, soit à ce qui est honnête, soit encore à d’autres conventions antérieures, ou survenues ultérieurement. Et en effet, ou bien les conventions ultérieures sont valables et, alors, celles qui les précèdent ne le sont pas, ou les antérieures sont régulières et, alors, les ultérieures sont entachées de fraude, ce dont on jugera conformément à l’intérêt de la cause. Il faudra encore avoir égard à l’utilité du contrat, voir s’il peut en quelque façon être contraire à la pensée des juges, et peser toutes les autres circonstances de cette sorte ; car tous ces points de vue sont également à considérer.

XXVI. La torture est une espèce de témoignage. Elle semble porter en elle la conviction, attendu qu’il s’y ajoute une contrainte. Il n’est donc pas difficile de comprendre ce qui s’y rapporte et ce qu’il convient d’en dire. Lorsque les tortures nous sont favorables, il y a lieu d’insister sur ce point que ce sont les seuls témoignages véritables. Si elles sont contre nous, ou en faveur de l’adversaire, on en pourra détruire le caractère véridique en plaidant contre le principe même de la torture. Les gens contraints par la torture, dira-t-on, ne disent pas moins des mensonges que des choses vraies, les uns persistant à ne pas dire toute la vérité, les autres mentant sans difficulté pour abréger leurs souffrances. Il faut, à l’appui de ces arguments, être en état de citer des exemples positifs, bien connus des juges[18].

XXVII. En ce qui concerne les serments, il faut distinguer quatre cas. On le défère et on l’accepte ; on ne fait ni l’un ni l’autre ; on fait l’un et non pas l’autre ; autrement dit, on le défère sans l’accepter, ou bien on l’accepte sans le déférer. Il y a, en outre, le cas où le serment a été prêté par telle des deux parties ou par l’autre.

XXVIII. Pour ne pas le déférer (on allègue) que les hommes se parjurent facilement, et cette autre raison que celui qui a prêté serment n’a pas à s’acquitter, au lieu que ceux qui n’ont pas juré, on pense les faire condamner, et que préférable est ce risque, qui dépend des juges, car l’on a confiance en eux, mais non pas dans l’adversaire.

XXIX. Pour ne pas accepter le serment, on allègue que ce serait un serment prêté dans un intérêt pécuniaire et que, si l’on était improbe, on pourrait combattre l’adversaire par un serment ; que, en effet, il vaut mieux être improbe en vue d’un profit que pour rien ; que, par le serment prêté, nous aurons (gain de cause) et qu’en ne jurant pas ce serait le contraire ; et qu’ainsi le refus de recourir au serment pourrait s’expliquer par un motif honnête, mais non pas par la possibilité d’un parjure. Et ici se place à propos cette parole de Xénophane, que la provocation d’un impie, adressée à un homme pieux, rend la partie inégale, mais que c’est un cas semblable à celui où un homme robuste provoquerait un homme faible à une lutte entraînant des coups et des blessures.

XXX. Si l’on accepte le serment, on allègue que l’on croit à sa propre bonne foi, mais non à celle de l’adversaire ; et, retournant le mot de Xénophane, c’est le cas de dire que la partie est égale, si l’impie défère le serment et que l’homme pieux le prête ; qu’il serait inouï que soi-même on ne voulût pas jurer dans une affaire pour laquelle on prétend qu’il soit prêté serment par ceux qui sont appelés à la juger.

XXXI. Si on défère le serment, c’est faire acte de piété. dira-t-on, que de se commettre aux dieux ; l’adversaire ne doit pas demander d’autres juges, puisque c’est à lui-même que l’on défère le jugement ; il serait absurde qu’il ne voulût pas jurer au sujet d’une affaire pour laquelle il prétend que d’autres doivent jurer.

XXXII. Comme on voit clairement de quelle façon il faut présenter les arguments dans chaque question de serment prise isolément, on voit aussi comment il faut les présenter lorsque deux questions sont accouplées ; par exemple, si l’on veut bien accepter le serment et que l’on refuse de le déférer ; si on le défère, mais qu’on ne veuille pas l’accepter ; si l’on veut bien et l’accepter et le déférer, et si l’on refuse l’un et l’autre. En effet, les deux questions, ainsi réunies, se composent nécessairement des parties expliquées plus haut, de sorte que les raisons alléguées se composeront, nécessairement aussi, des mêmes arguments.

Si nous avons déjà prêté un serment en contradiction avec le serment actuel, nous alléguerons qu’il n’y a point parjure pour cela ; que, en effet, commettre une injustice est un acte volontaire et que se parjurer c’est commettre une injustice, mais que des actes résultant d’une tromperie ou d’une violence sont indépendants de la volonté.

XXXIII. Il faut donc dire comme conclusion[19], dans cette circonstance, que le parjure réside dans la pensée, mais non sur les lèvres. Si, au contraire, le serment antérieur a été prêté par l’adversaire, on alléguera que celui-là détruit tout ce qui ne s’en tient pas à ce qu’il a juré ; qu’en effet, c’est pour cette raison que l’on n’est chargé d’exécuter les lois qu’après avoir juré de le faire[19] : « Nous prétendons que vous gardiez le serment que vous avez prêté pour juger, et nous, nous ne garderions pas le nôtre ! » On aura recours à cet argument et à toutes sortes d’autres amplifications du même genre.

Voilà tout ce que nous avions à dire sur les preuves indépendantes de l’art.

  1. Cp., ci-dessus, I, 2, 2.
  2. Cp. Pollux, VIII, 10. Les juges prêtaient le serment de voter conformément aux lois quand il y avait loi, et, dans le cas contraire, conformément à l’opinion la plus juste. Voir les notes de Spengel. Cp, aussi, dans Sallengre (Novus Thesaurus antiq. rom., t, III, p. 1103), la diss. de P. Faber, De magistrat. rom. Voir aussi, plus loin, II, 25, 10, et l’édition déjà citée de Meredith Cope.
  3. Soph., Antig., vers 454. Cp., ci-dessus, chap. XIII, § 2.
  4. Mέλλειν marque souvent l’intention, la disposition où l’on est de faire une chose.
  5. Cp. § 5.
  6. Cp. § 1.
  7. Contre les Mégariens.
  8. Hom., Il., II, 557. Diogène Laërce (I, 48) et Plutarque (Solon p. 83) disent que ce vers d’Homère fut ajouté par Solon. Quintilien (Inst. orat., V, 11, 40), en le rappelant, ajoute qu’il ne se rencontrait pas dans toutes les éditions de l’Iliade.
  9. Un des sept sages auteur d’un poème intitulé : Ὑποθῆκαι (préceptes). On ne connaît pas le passage auquel Aristote fait allusion.
  10. Critias, un des trente tyrans, fils de Dropidas, frère de Solon. Proclus (in Timæum, l. I, p. 25) rapporte le distique entier avec une variante préférable au texte d Aristote (Lallier, Revue historique, sept.-oct. 1877).
  11. Cp. Hérodote, VII, 141.
  12. Nous supprimons εἴρηται, qui ne fait pas de sens. Cp. Spengel, Notes.
  13. Vers de Stasinus. Cp. Clem. Alex., Strom., VI, p. 451, Sylb. Eurip. Androm., v. 518. Cette citation reparaît, l. II, chap. XXI, § 11.
  14. Orateur qui plaida souvent contre Démosthène (Bonafous).
  15. Probablement, Platon le comique.
  16. Voir plus haut, § 5.
  17. Voir le chapitre II.
  18. Voir, sur ce passage, une observation de M. E. Havet (Et. sur la rhétor. d’Arist., p. 71) et la rectification de M. N. Bonafous (Rhétor. d’Arist., p. 415).
  19. a et b Nous avons déjà vu, l. I, chap. XI, cet emploi du mot συνάγειν avec ὅτι, qui n’est pas indiqué dans les lexiques.