Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 2

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 82-92).
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CHAPITRE II

Définition de le rhétorique. La vraisemblance, le signe, l’exemple.

I. La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n’est le fait d’aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine, en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les conditions diverses des grandeurs ; l’arithmétique, en ce qui touche aux nombres, et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Voilà ce qui nous fait dire qu’elle n’a pas de règles applicables à un genre d’objets déterminé.

II. Parmi les preuves, les unes sont indépendantes de l’art, les autres en dépendent. Les premières sont toutes celles qui ne sont pas fournies par notre propre fonds, mais préexistent à notre action. Tels sont les témoins, la torture, les conventions écrites et les autres éléments de même nature. Les preuves dépendantes de l’art, c’est tout ce qu’il nous est possible de réunir au moyen de la méthode et par nous-mêmes. Nous avons donc, en fait de preuves, à tirer parti des premières et à trouver les secondes.

III. Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l’orateur ; d’autres dans la disposition de l’auditoire ; d’autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu’il est démonstratif, ou qu’il paraît l’être.

IV. C’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, mais, d’une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l’équivoque. Il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, — que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c’est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion.

V. C’est la disposition des auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d’amitié ou de haine. C’est le seul point, nous l’avons dit[1], que s’efforcent de traiter ceux qui écrivent aujourd’hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail à cet égard, lorsque nous parlerons des passions[2].

VI. Enfin, c’est par le discours lui-même que l’on persuade lorsque nous démontrons la vérité, ou ce qui paraît tel, d’après des faits probants déduits un à un.

VII. Comme les preuves sont obtenues par ces trois sortes de moyens, il est manifeste que l’emploi de ces moyens est à la disposition de celui qui est en état de former des syllogismes, de considérer ce qui se rapporte aux mœurs et à la vertu et, en troisième lieu, de connaître les passions de façon à saisir la nature et la qualité de chacune d’elles, ainsi que son caractère et les conditions de son origine. Il s’ensuit que la rhétorique est comme une branche de la dialectique et de l’étude morale qui mérite la dénomination de politique. Voilà pourquoi la rhétorique revêt la forme de la politique et qu’en font autant ceux qui s’en arrogent la pratique, soit par ignorance, soit par vanité, soit pour d’autres motifs humains[3]. La rhétorique, nous l’avons dit en commençant, est une partie de la dialectique et lui ressemble[4]. Ni l’une ni l’autre n’implique en soi la connaissance de quelque point déterminé, mais toutes deux comportent des ressources pour procurer des raisons. Ainsi donc, quant à leur puissance et à la corrélation qui existe entre elles, on en a parlé d’une façon à peu près suffisante.

VIII. Les moyens de démonstration réelle ou apparente sont, ici comme dans la dialectique, l’induction, le syllogisme réel et le syllogisme apparent. En effet, l’exemple est une induction, et l’enthymème est un syllogisme. J’appelle enthymème[5] un syllogisme oratoire et exemple une induction oratoire. Tout le monde fait la preuve d’une assertion en avançant soit des exemples, soit des enthymèmes, et il n’y a rien en dehors de là. Aussi, comme il est absolument nécessaire que l’on ait recours soit au syllogisme, soit à l’induction pour faire une démonstration concernant un fait ou une personne (alternative que nous avons reconnue dans les Analytiques[6], il s’ensuit que chacun de ces deux moyens (dans la rhétorique) est identique à chacun des moyens correspondants (de la dialectique).

IX. La différence de l’exemple d’avec l’enthymème, on l’a montrée dans les Topiques[7]. Nous y avons expliqué que, lorsqu’on appuyait la démonstration de tel fait sur des cas multiples et semblables, il y avait induction. Ici, il y a exemple. Lorsque, certains faits existant réellement, quelque autre fait se produit dans un rapport quelconque avec ces faits, en raison de l’universalité ou de la généralité de ces faits, il avait alors[8]ce que nous avons appelé « syllogisme », et il y a ici ce que nous appelons « enthymème ».

X. Il est évident que la rhétorique dispose de cette double ressource, et, comme nous l’avons dit dans les Méthodiques[9], elle en use de la même façon ; car les morceaux oratoires sont les uns remplis d’exemples, et les autres remplis d’enthymèmes, et, de même, parmi les orateurs, les uns emploient de préférence l’exemple, et les autres l’enthymème. Les discours où domine l’exemple ne sont pas moins persuasifs, mais ceux où domine l’enthymème ébranlent davantage l’auditeur.

XI. Quant à la raison d’être de ces arguments et à leur mode d’emploi, nous en parlerons plus tard. Pour le moment, il nous suffit d’en donner une définition exacte. Ce qui est propre à persuader est propre à persuader certain auditeur. Tantôt la persuasion et la conviction se produisent directement par elles-mêmes, tantôt elles s’obtiennent par une démonstration due à des arguments persuasifs ou convaincants. Aucun art n’envisage un cas individuel ; ainsi, la médecine ne recherche pas quel traitement convient à Socrate ou à Callias, mais bien à tel individu ou à tels individus pris en général et se trouvant dans tel ou tel état de santé. C’est là le propre de l’art, tandis que le cas individuel est indéterminé et échappe à la méthode scientifique. La rhétorique ne considérera pas, non plus, ce qui est vraisemblable dans un cas individuel, par exemple pour Socrate ou Hippias, mais ce qui le sera pour des individus se trouvant dans telle ou telle condition. Il en est de même de la dialectique. Lorsque celle-ci fait des syllogismes, elle ne les appuie pas sur les premiers faits qui se présentent (car certains apparaissent même à des gens dénués de sens), mais sur des arguments rationnels. De même la rhétorique s’appuie sur des faits que l’on a l’habitude de mettre en délibération.

XII. L’action de la rhétorique s’exerce sur des questions de nature à être discutées et qui ne comportent pas une solution technique, et cela, en présence d’un auditoire composé de telle sorte que les idées d’ensemble lui échappent et qu’il ne peut suivre des raisonnements tirés de loin. Or nous délibérons sur des questions qui comportent deux solutions diverses : car personne ne délibère sur des faits qui ne peuvent avoir été, être, ou devoir être autrement qu’ils ne sont présentés ; auquel cas, il n’y a rien à faire qu’à reconnaître qu’ils sont ainsi.

XIII. Il y a lieu, au contraire, de former des syllogismes ou des conclusions, soit d’après des arguments réduits antérieurement en syllogismes, soit par des propositions non réduites en syllogismes, mais qui ont besoin de l’être en raison de leur caractère improbable. Il arrive nécessairement que, parmi ces dernières, l’une n’est pas facile à suivre, en raison de son long développement (on suppose le cas où le juge est d’un esprit simple), et que les autres ne sont pas persuasives, comme n’étant pas puisées dans des faits reconnus ou probables. Il est donc nécessaire que l’on ait recours à l’enthymème et à l’exemple, dans les questions susceptibles de solutions multiples et diverses ; — à l’exemple comme induction, et à l’enthymème comme syllogisme, — composés de termes peu nombreux et souvent moins nombreux que ceux qui constituent le syllogisme[10]. En effet, si quelqu’un de ces termes est connu, il ne faut pas l’énoncer ; l’auditeur lui-même le supplée. Si, par exemple, on veut faire entendre que Dorieus[11] a vaincu dans un concours « avec couronne », il suffit de dire qu’il a gagné le prix aux jeux olympiques, et il n’est pas nécessaire d’ajouter que les jeux olympiques sont un concours avec couronne, car tout le monde le sait.

XIV. Il y a peu de propositions nécessaires parmi celles qui servent à former les syllogismes oratoires ; un grand nombre des faits sur lesquels portent les jugements et les observations pouvant avoir leurs contraires. C’est sur des faits que l’on délibère et que l’on discute ; or les faits ont tous ce caractère, et aucun acte, pour ainsi dire, n’a lieu nécessairement. Le plus souvent, il y a lieu et il est possible de raisonner d’après des faits opposés, tandis que les conséquences nécessaires ne procèdent que d’antécédents nécessaires aussi, comme nous l’avons montré dans les Analytiques[12]. Il résulte évidemment de là que, parmi les arguments appelés enthymèmes, les uns seront nécessaires, et les autres, le plus grand nombre, simplement ordinaires. En effet, ce que nous appelons « enthymème » se tire soit des vraisemblances, soit des signes[13], de sorte que, nécessairement, chacune des premières est identique avec chacun des seconds.

XV. Le vraisemblable est ce qui se produit d’ordinaire, non pas absolument parlant, comme le définissent quelques-uns, mais ce qui est, vis-à-vis des choses contingentes, dans le même rapport que le général est au particulier.

XVI. Quant aux signes (σημεῖα), l’un se comporte comme concluant du particulier au général, l’autre comme concluant du général au particulier. Le signe nécessaire, c’est la preuve (τεκμήριον)[14] ; quant au signe non nécessaire, il n’a pas de dénomination distinctive.

XVII. J’appelle « nécessaires » les signes dont se tire un syllogisme. C’est pourquoi, parmi les signes, la preuve a cette propriété. Lorsque l’on pense que l’énoncé ne peut en être réfuté, on prétend apporter une preuve en tant que démontrée et finale ; et en effet, τέκμαρ et πέρας (terme) étaient synonymes dans l’ancienne langue[15].

XVIII. De plus, parmi les signes, l’un (avons-nous dit) va du particulier au général ; voici dans quel sens : par exemple, si on disait qu’il y a un signe que les sages sont justes dans ce fait que Socrate était à la fois sage et juste. Cela est bien un signe, mais un signe réfutable, lors même que l’énoncé serait vrai, car l’on ne peut en tirer un syllogisme. Mais, si l’on disait : « Le signe qu’un tel est malade, c’est qu’il a la fièvre ; » « Le signe qu’une telle a accouché, c’est qu’elle a du lait, » il y aurait là une conséquence nécessaire, ce qui est la seule preuve des signes ; car la condition, pour qu’un signe soit irréfutable, c’est d’être vrai. Voyons, maintenant, le signe qui va du général au particulier. Si l’on disait, par exemple : « Un tel a la fièvre, car sa respiration est précipitée, » ce serait réfutable, lors même que le fait énoncé serait vrai, car il peut arriver que l’on soit oppressé sans avoir la fièvre. Ainsi donc, nous venons (le dire en quoi consistent la vraisemblance, le signe et la preuve matérielle[16], ainsi que leurs différences ; mais, dans les Analytiques, nous nous sommes expliqué en plus grands détails sur ces points et sur la raison de ce fait que telles propositions ne peuvent entrer dans un syllogisme, et que telles autres le peuvent.

XIX. Quant à l’exemple, on a dit, plus haut, que c’est une induction et montré dans quel sens il faut l’entendre. Ce n’est pas dans le rapport de la partie au tout, ni du tout à la partie, ni du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, et du semblable au semblable. Lorsque sont donnés deux termes de même nature, mais que l’un est plus connu que l’autre, il y a exemple. Ainsi, pour montrer que Denys conspirait en vue du pouvoir tyrannique lorsqu’il demandait une garde, on allègue que Pisistrate, lui aussi, visant à la tyrannie, demanda une garde et que, après l’avoir obtenue, il devint tyran. De même Théagène à Mégare[17], et d’autres encore, non moins connus, deviennent tous des exemples de ce qu’est Denys, que l’on ne connaît pas encore, dans la question de savoir s’il a cette même visée en faisant la même demande ; mais tout cela tend à cette conclusion générale que celui qui conspire en vue de la tyrannie demande une garde. Nous avons expliqué de quels éléments se forment les preuves démonstratives.

XX. Maintenant, il existe une très grande différence entre les enthymèmes ; différence qui a totalement échappé à presque tous les rhéteurs et qui se rencontre pareillement dans la méthode dialectique entre les syllogismes. Les uns concernent la rhétorique, comme aussi la méthode dialectique des syllogismes ; les autres concernent d’autres arts et d’autres facultés ; les uns existant actuellement, les autres encore inconnus et non décrits. Aussi, sans que les auditeurs puissent s’en apercevoir, il y a des orateurs qui s’attachent plus particulièrement et outre mesure à des enthymèmes étrangers à la rhétorique[18]. On entendra mieux ce que nous voulons dire quand nous l’aurons développé.

XXI. J’appelle syllogismes oratoires et dialectiques ceux sur lesquels nous faisons des lieux. Ceux-ci sont, d’une manière générale, relatifs aux questions de droit, de physique, de politique et à diverses autres questions spéciales. Tel est le lieu sur le plus ou le moins, car on ne pourra pas moins en tirer un syllogisme qu’énoncer un enthymème sur les questions soit juridiques, soit physiques, ou sur n’importe quel sujet ; et, cependant, toutes ces questions différent par l’espèce. Mais les enthymèmes particuliers sont tous ceux que l’on tire de propositions propres à chaque genre et à chaque espèce. Par exemple, il existe, sur la physique, des propositions qui ne fournissent ni enthymèmes, ni syllogisme pour la morale, et, sur la morale, d’autres propositions qui n’en fourniront pas sur la physique. Il en est de même pour toutes les questions. Parmi ces enthymèmes, les uns ne rendront habile en aucun genre, vu qu’ils ne concernent aucun sujet particulier ; quant aux autres (les enthymèmes ni oratoires, ni dialectiques), meilleures seront les propositions que l’on aura choisies et plus, sans que les autres s’en aperçoivent, on traitera d’une science autre que la dialectique et la rhétorique[19]; car, si l’on rencontre des principes, ce ne sera plus de la

dialectique, ni de la rhétorique, mais bien la science dont on possède les principes.

XXII. La plupart des enthymèmes se rapportent à des espaces particulières et individuelles ; ceux qui proviennent des lieux communs sont en plus petit nombre. Aussi, à l’exemple de ce qui s’est fait dans les Topiques, il faut ici distinguer, parmi les enthymèmes, les espèces et les lieux qui les fournissent. Or j’appelle espèces[20] les propositions prises pour chaque genre particulier, et lieux[21] ce qui est commun à tous indistinctement. Parlons d’abord des espèces et abordons les genres de la rhétorique ; voyons comment les diviser et les dénombrer, puis considérons séparément, pour chacun d’eux, les éléments et les propositions qui s’y rattachent.

  1. Chap. 1er , § 4.
  2. C’est le sujet du livre II.
  3. M. Thurot voit ici une allusion à Isocrate, l. c., p. 173.
  4. Traduction de M. Thurot, après correction conjecturale : La rhétorique est une portion (de la politique) et est semblable à la dialectique (ou plutôt à l’analytique), l. c., p. 247-248. Cp. chap. IV, p. 1359 b 8. M. Thurot cite plusieurs endroits de la Rhétorique ou le mot ΔIAΛEKTIKH doit, selon lui, être une altération de ANAΛΥTIKH (appendice 11).
  5. Ce mot a changé d’acception. C’est plutôt un syllogisme tronqué. (Cp. Thurot, l. c., p. 161.)
  6. Analyt. pr., II, 23, 14.
  7. Topic., I, 10.
  8. Dans la dialectique.
  9. Ouvrage perdu. Voir les traductions de M. Norbert Bonafous, p. 398, et de M. Barthélemy Saint-Hilaire, p. 21.
  10. Le syllogisme proprement dit, celui de la dialectique.
  11. Athlète célèbre, fils du Diagoras de Rhodes que Pindare a célébré (ol. VII), a été mentionné lui-même par Thucydide (III, 8).
  12. Pr. Analyt., 1. I, p. 29 b, éd. Bekker.
  13. Cp. Pr. Analyt., 1. II, XXVIII, p 70 a, 10. Pour M. Ch. Thurot, le τεκμήριον est la conséquence nécessaire et le σημεῖον la conséquence plausible (Études sur Aristote, p. 159).
  14. Πίστις est l’élément de conviction, la preuve morale
  15. C’est ainsi que nous disons d’une proposition péremptoire. « c’est le dernier mot de la question. »
  16. Cp. Pr. Analyt., fin du livre II.
  17. Voir Aristote, Polit., V, 5 où Théagène est présenté comme flattant la multitude et accablant de vexations les riches de Mégare.
  18. Voir Ch. Thurot, l. c., p. 168.
  19. M. Thurot (l. c., 238) propose une modification du texte qui donnerait au passage ce sens général : Mieux on choisira les propositions spéciales, moins les autres s’apercevront que les propositions employées sont fournies par une science qui n’est pas la rhétorique ni la dialectique.
  20. Ou propositions spéciales. Cp. Thurot, l. c., appendice 8.
  21. Aristote n’associe jamais κοινός au mot τόπος, qui, pour lui, désigne proprement un procédé d’argumentation commun soit aux trois classes de questions dialectiques, soit aux trois genres de discours (Thurot, l c., p. 268).