Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 1

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 177-179).
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LIVRE II

CHAPITRE PREMIER

Comment on agit sur l’esprit des juges.

I. Tels sont les arguments au moyen desquels on doit exhorter et dissuader, blâmer et louer, accuser et défendre ; telles les opinions et les propositions efficaces pour les appuyer de preuves ; car c’est sur ces arguments que portent les enthymèmes et de là qu’ils sont tirés, pour parler, en particulier, de ce qui concerne chaque genre oratoire.

II. Mais, comme la rhétorique a pour objet un jugement (et en effet on prononce sur des délibérations et toute affaire est un jugement), il est nécessaire non seulement d’avoir égard au discours et de voir comment il sera démonstratif et fera la conviction, mais encore de mettre le juge lui-même dans une certaine disposition.

III. En effet, il importe beaucoup, pour amener la conviction, principalement dans le genre délibératif, mais aussi dans le genre judiciaire, de savoir sous quel jour apparaît l’orateur et dans quelles dispositions les auditeurs supposent qu’il est à leur égard, et, en outre, dans quelles dispositions ils sont eux-mêmes.

IV. L’idée que l’on se fait de l’orateur est surtout utile dans les délibérations, et la disposition de l’auditoire dans les affaires judiciaires. En effet, on ne voit pas les choses du même œil quand on aime et quand on est animé de haine, ni quand on est en colère et quand on est calme ; mais elles sont ou tout autres, ou d’une importance très différente. Pour celui qui aime, la personne en cause semble n’avoir pas commis une injustice, ou n’en avoir commis qu’une légère. Pour celui qui hait, c’est le contraire. Pour celui qui conçoit un désir ou une espérance, si la chose à venir doit être agréable, elle lui paraît devoir s’accomplir, et dans de bonnes conditions. Pour celui qui n’a pas de passion et dont l’esprit est chagrin, c’est le contraire.

V. Il y a trois choses qui donnent de la confiance dans l’orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance ; car on peut s’écarter de la vérité dans le sujet que l’on traite, ou par ces trois points, ou par quelqu’un d’entre eux.

VI. Par suite du manque de bon sens, on n’exprime pas une opinion saine ; et, si l’on exprime une opinion saine, par suite de la perversité, on ne dit pas ce qui semble vrai à l’auditeur ; ou bien encore l’orateur peut avoir du bon sens et de l’équité, mais pécher par le défaut de bienveillance. C’est pourquoi il peut arriver qu’il ne donne pas les meilleurs conseils, tout en connaissant la question. Au delà de ces divisions, il n’y a plus rien. Donc, nécessairement, celui qui semble réunir toutes ces conditions aura la confiance de ses auditeurs.

VII. En conséquence, ce qui mettra en relief le bon sens et la vertu d’un orateur, on devra le chercher dans les distinctions que nous avons établies parmi les vertus ; car les mêmes arguments qui permettront de donner telle disposition à soi-même serviront à un autre[1].

VIII. Il faut maintenant parler de la bienveillance et de l’amitié dans leurs rapports avec les passions. Or la passion, c’est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir. Telles sont, par exemple, la colère, la pitié, la crainte et toutes les autres impressions analogues, ainsi que leurs contraires[2].

IX. On doit, dans ce qui concerne chaque passion, distinguer trois points de vue. Ainsi, par exemple, au sujet de la colère, voir dans quel état d’esprit sont les gens en colère, contre quelles personnes ils le sont d’habitude, et pour quel motif. Car, si l’un de ces trois points de vue était négligé, il serait impossible d’employer la colère (comme moyen oratoire). Il en est de même des autres passions. Donc, de la même façon que nous avons décrit en détail les propositions relatives aux matières traitées précédemment, nous allons en faire autant pour celles-ci et faire des distinctions aux divers points de vue que nous venons de dire.

  1. Ce qu’on a dit pour que l’homme devienne vertueux s’applique aussi bien au fait de rendre vertueux l’auditoire. Cp. liv. I, chap. IX, § 1.
  2. Cp. Morale à Nicomaque, II, 5 (énumération des passions) : « Le désir, la colère, la crainte, l’audace, la jalousie, la faveur, l’amitié, la haine, l’envie, l’émulation, la pitié, en un mot tout ce qui est accompagné d’une peine ou d’un plaisir. »