Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 21
CHAPITRE XXI
I. Quant aux discours à sentences, après avoir dit ce que c’est que la sentence, il nous sera très facile de voir sur quelles sortes de sujets, dans quels cas et à qui il convient de recourir au langage sentencieux dans les discours.
II. La sentence est une affirmation portant non pas sur des faits particuliers, comme, par exemple, sur le caractère moral d’Iphicrate, mais sur des généralités ; ni sur toutes choses indistinctement, comme, par exemple, cet énoncé que la ligne droite est le contraire de la ligne courbe, mais sur toutes choses relatives à des actions et sur la question de savoir le parti qu’il faut prendre, ou repousser, en vue d’une affaire. Ainsi donc, comme les enthymèmes sont des syllogismes qui portent sur telle ou telle chose, presque toujours les conclusions des enthymèmes et leurs points de départ, abstraction faite du syllogisme, sont des sentences. Exemple :
Cela est une sentence. Si l’on y ajoute la cause et la raison, le tout formera un enthymème. Exemple :
Et ceci :
Et ceci :
Voilà une sentence, et, avec ce qui suit, un enthymème :
III. Si la sentence est ce que nous avons dit, il s’ensuit nécessairement qu’il y a quatre espèces de sentences. Il y aura des sentences avec épilogue, ou des sentences sans épilogue [1].
IV. Les unes réclament une démonstration : ce sont celles qui expriment une pensée paradoxale ou controversée ; celles qui n’expriment rien de paradoxal ne sont pas accompagnées d’épilogue.
V. Parmi celles-ci, les unes, la question étant connue d’avance, n’ont, par une conséquence nécessaire, aucun besoin d’un épilogue. Exemple :
En effet, ce parait être une opinion commune. Il en est d’autres qui, aussitôt énoncées, deviennent évidentes pour ceux qui les examinent. Exemple :
VI. Parmi les sentences avec épilogue, les unes sont une partie d’enthymème, comme celle-ci :
D’autres tiennent de l’enthymème, mais ne sont pas une partie d’enthymème ; ce sont les plus recherchées. Telles sont les sentences dans lesquelles on reconnaît la raison de la pensée qu’elles expriment. Exemple :
En effet, le fait de dire qu’il ne faut pas garder toujours sa colère, c’est une sentence ; et la proposition additionnelle « étant toi-même mortel » en est l’explication.
Autre exemple analogue :
VII. On voit clairement, d’après ce qui précède, combien il y a d’espèces de sentences, et à quel objet il convient d’en appliquer chaque espèce. Sur des matières controversées ou paradoxales, la sentence ne peut se passer d’épilogue ; mais il faut ou que l’épilogue, placé au début, emploie la sentence à titre de conclusion, comme, par exemple, si l’on dit :
— ou que celui qui a débuté par ces derniers mots dise ensuite ce qui a précédé. Sur des matières non paradoxales, mais obscures, il faut ajouter le pourquoi en termes très précis[2].
VIII. Dans les cas de cette sorte, ce qui convient, ce sont les apophtegmes lacédémoniens et ceux qui tiennent de l’énigme ; comme, par exemple, si l’on voulait dire ce que Stésichore disait en présence des Locriens :
IX. L’usage des sentences convient au vieillard, en raison de son âge et pourvu qu’il les applique à des sujets dont il a l’expérience. Qu’il y ait inconvenance à parler par sentences quand on n’est pas arrivé à cet âge, comme aussi à raconter des histoires ; et sottise, mauvaise éducation à lancer des sentences à propos de questions que l’on ne possède pas, en voici une marque suffisante : c’est que les gens grossiers sont, plus que personne, grands faiseurs de sentences et lancent volontiers des apophtegmes.
X. L’énoncé d’une généralité, à propos d’un fait qui n’est pas général, est de mise dans un mouvement oratoire où l’on cherche des effets d’attendrissement ou d’indignation ; soit qu’on place ces effets dans l’exorde, ou après la démonstration[4].
XI. Il faut employer des sentences consacrées par l’usage et d’une application générale, si l’on peut le faire utilement ; car leur caractère général, justifié par le consentement unanime, en fait ressortir l’à-propos. Ainsi, par exemple, quand on exhorte à braver un danger des gens qui n’ont pas sacrifié :
ou des gens qui sont plus faibles que l’ennemi :
ou (pour exhorter) à faire périr les enfants des ennemis, bien qu’inoffensifs :
XII. Il y a, en outre, quelques proverbes qui sont en même temps des sentences ; celui-ci, par exemple : « Voisin athénien[8].»
XIII. Il faut encore énoncer des sentences pour réfuter les dictons qui sont dans le domaine public (je nomme ainsi, par exemple, le mot : « Connais-toi toi-même »), ou « Rien de trop, » lorsque le caractère moral (de l’orateur) doit en paraître meilleur, ou que l’on s’est exprimé avec passion. Or on s’exprime avec passion si, transporté de colère, on déclare qu’il est faux qu’on doive se connaître soi-même ; c’est-à-dire que, si (l’adversaire) s’était connu lui-même, il n’aurait jamais eu la prétention de conduire une armée. Le caractère moral sera présenté comme meilleur si l’on avance qu’il ne faut pas, comme on le dit, aimer comme si l’on devait haïr un jour, mais plutôt haïr comme si l’on devait aimer.
XIV. Il faut manifester ses intentions en termes exprès, ou sinon, alléguer au moins un motif, Par exemple, en s’exprimant soit de la manière suivante : « Il faut aimer, non pas comme on le dit[9], mais comme si l’on devait aimer toujours ; car l’autre façon est d’un traître ; » soit de cette manière-ci : « Je ne goûte pas le précepte connu, car le véritable ami doit aimer comme s’il devait aimer toujours ; » ni cet autre : « Rien de trop, car on doit vouer aux méchants une haine extrême ».
XV. Les sentences offrent une grande ressource dans les discours, laquelle tient uniquement à la vanité des auditeurs. En effet, ceux-ci se complaisent à voir l’orateur, en énonçant une généralité, rencontrer telles opinions qu’ils ont, eux, sur un point particulier. Je vais expliquer mon dire et, tout ensemble, le moyen de se procurer des sentences. La sentence, comme on l’a dit plus haut[10], est une affirmation générale. Or on se complaît à entendre dire d’une façon générale ce que l’on se trouvait déjà penser d’avance à propos d’un fait particulier : qu’on se trouve, par exemple, avoir un voisin méchant ou de méchants enfants, on sera de l’avis de la personne qui viendra dire. « Rien de plus délicat que le voisinage ; » ou bien : « Rien de plus malavisé que d’avoir des enfants. » Il faut donc viser à rencontrer juste la condition où se trouvent les auditeurs et la direction préalable de leurs pensées, puis énoncer des généralités qui s’y rapportent.
XVI. Telle doit être une première application de la sentence, mais il y en a une autre plus importante, car elle donne un caractère moral au discours. Le caractère moral se révèle dans les discours où l’intention de l’orateur se manifeste ; or, toute sentence atteint ce résultat en faisant paraître l’orateur comme énonçant une sentence générale à propos de l’objet particulier de ses intentions : de sorte que, si les sentences sont honnêtes, elles donnent aux mœurs de l’orateur une apparence honnête aussi.
Ainsi donc, voilà qui est dit sur la sentence, sa nature, ses diverses espèces, ses applications et son utilité.
- ↑ Épilogue (᾿Επίλογος) est pris ici dans le sens de « raisonnement, argument ajouté (à la sentence) ; » c’est l’acception vulgaire du mot épilogues.
- ↑ Στρογγυλώτατα, littéralement, ramassés en boule.
- ↑ Votre pays ayant été ravagé par l’ennemi que vous aviez provoqué.
- ↑ C’est-à-dire dans la péroraison.
- ↑ Hom., Il., XII, 143. Cp. Cic., De senectute, § 4.
- ↑ Hom., Il., XII, 143. Cp. Cic., De senectute, § 4.
- ↑ Cp. ci-dessus, liv. I. chap. XV, § 14.
- ↑ C’est-à-dire dangereux ou incommode.
- ↑ C’est-à-dire comme si l’on devait haïr un jour.
- ↑ § 2.