Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 14

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 164-167).
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CHAPITRE XIV


Sur les causes d’un préjudice plus grave et moins grave.


I. L’acte injuste est d’autant plus grave qu’il a pour cause une plus grande injustice. C’est pourquoi même le plus insignifiant peut être très grave, comme, par exemple, ce que Callistrate impute à Mélanopus[1] d’avoir fait tort de trois demi-oboles sacrées aux ouvriers constructeurs des temples. Dans le sens de la justice, c’est l’inverse[2]. Or ces actes injustes résultent du tort considéré en puissance[3]. Ainsi celui qui a dérobé trois demi-oboles sera capable de commettre une injustice quelconque. Tantôt l’acte injuste est estimé plus grave à ce point de vue[4], tantôt en raison du dommage qui en est la conséquence.

II. L’acte injuste est aussi d’autant plus grave qu’il n’entraîne pas une punition d’égale importance, mais que la réparation en sera toujours, quelle qu’elle soit, d’un degré inférieur, ou qu’il ne pourra donner lieu à aucune réparation, car, dans ce cas, il est difficile, et même impossible, de punir le coupable comme il le mérite ; de même encore lorsque la personne préjudiciée ne peut obtenir justice, car la chose, alors, est irrémédiable ; or le jugement et la peine infligée sont comme des remèdes.

III. De même si la personne qui a subi un dommage ou une injustice s’est fait à elle-même un mal grave, l’auteur mérite alors un châtiment plus grave encore. Par exemple, Sophocle[5], plaidant pour Euctémon qui, à la suite d’un outrage reçu, s’était poignardé, prétendit que l’auteur de l’outrage ne méritait pas une peine inférieure au supplice que l’outragé s’était infligé à lui-même.

IV. De même, si l’on a commis l’injustice seul, ou le premier, ou avec un petit nombre de complices. C’est encore une chose grave que de tomber souvent dans la même faute ; de commettre une action telle, que l’on ait à chercher et à trouver contre son auteur de nouvelles mesures préventives et répressives. Ainsi, par exemple, dans Argos, on inflige une peine particulière à celui qui a occasionné l’institution d’une nouvelle loi ou à ceux qui ont donné lieu à la construction d’une prison.

V. L’acte injuste est d’autant plus grave qu’il se produit d’une façon plus brutale, ou avec plus de préméditation ; de même celui dont le récit inspire plus de terreur que de pitié. Il y a des moyens oratoires dans ces affirmations que l’accusé a enfreint ou transgressé presque toutes les règles de la justice, telles que serments, démonstrations d’amitié[6], foi jurée, lois de mariage, car c’est là une accumulation d’actions injustes.

VI. L’injustice est plus grave, commise dans le lieu même où les auteurs d’actions injustes sont punis. C’est celle que commettent les faux témoins. Car en quel lieu n’en commettraient-ils point s’ils s’en rendent coupables jusque dans l’enceinte du tribunal ? De même lorsqu’il y a surtout déshonneur à la commettre ; et encore si l’on fait tort à celui de qui l’on a reçu un avantage. Car, dans ce cas, on est injuste à plusieurs titres ; d’abord en faisant du mal, puis en ne rendant pas le bien pour le bien.

VII. De même lorsqu’on agit contrairement à des règles de justice, non inscrites dans la loi. Car on est d’autant plus honnête que l’on pratique la justice sans obéir à une nécessité ; or les obligations écrites supposent une nécessité, mais celles qui ne sont pas écrites, non. A un autre point de vue, il y a injustice grave si l’on agit contrairement à des obligations écrites. En effet, celui qui commet des injustices dont les conséquences sont redoutables, et dont il est justiciable, serait capable d’en commettre dans des circonstances où manque la sanction pénale. Voilà ce qu’il y avait à dire sur ce qui rend l’acte injuste plus ou moins grave.

  1. Sur l’antagonisme politique de Callistrate et de Mélanopus, voir Plutarque, Démosthène, p. 851 F, qui parle aussi (un peu plus haut) de la renommée oratoire de Callistrate.
  2. Un acte important où la justice n’est pas en cause perdra, par suite, beaucoup de sa gravité, au point de vue délictueux.
  3. Dans sa portée.
  4. Eu égard à la portée de cet acte.
  5. Orateur athénien, un des dix magistrats élus avant les Quatre Cents, puis un des Trente. Cp., plus loin, III, 18, 6.
  6. Données en touchant la main.