Minuit !!/Texte entier

Amyot, éditeur.
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MINUIT !!
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INTRODUCTION.




Il existe dans le cœur humain, une corde toujours prête à vibrer aux récits fantastiques et mystérieux. L’âme semble se précipiter avec empressement dans le monde surnaturel, comme si elle y cherchait une révélation des existences à venir, ou si elle y retrouvait un souvenir des existences antérieures.

Un lien imperceptible attacherait-il notre vie terrestre à la vie incomprise des génies transmondains ? Ou bien, notre imagination capricieuse aime-t-elle à suivre celle du poëte dans des régions inconnues, uniquement pour s’élancer hors du cercle habituel de ses rêveries, et se passionner, en frémissant, pour les types splendides, effrayants ou impossibles d’une création en dehors de notre réalité ?

Quoi qu’il en soit des causes premières de notre entraînement vers les récits merveilleux, il n’en est pas moins vrai que cet entraînement existe. Au coin du feu, l’hiver, pendant les veillées de Noël ou de la Chandeleur, on se presse sous le manteau du foyer, l’œil fixé sur le magicien qui entraîne votre pensée vers les régions fantastiques, et l’oreille tendue au moindre craquement des boiseries, aux plus légers sifflements du vent dans les combles ou dans les couloirs.

Et il n’est pas à dire ici, que les esprits simples et naïfs soient les seuls à trembler et à se serrer près de l’âtre ; tous sont égaux devant une même émotion ; les intelligences supérieures, en présence de faits inexplicables, se sentent, comme les autres, plus que les autres même, atteintes par la terreur.

Elles éprouvent toutes les sensations du vulgaire, et c’est justement parmi ces organisations d’élite, que l’on trouve le moins d’incrédules aux faits surnaturels. Cette vérité reconnue s’explique aisément, du reste, car au fond de ces histoires poétiques, gracieuses ou terribles, il y a autre chose que des superstitions de nourrice ou des contes bleus de grand’mère : il y a l’Inconnu.

L’Inconnu !…… De notre part, cette parole n’exprime ni la superstition ni l’incrédulité, car elle réserve tous les droits de la raison confondue, et répond à toutes les aspirations de la foi, vers le monde des choses éternelles.

Que savons-nous, en effet, de nos existences primitives et de nos existences finales ? Félicité ou malheur, suivant notre conduite ici-bas, voilà ce que nous enseignent tous les dogmes religieux. Mais, par quels degrés s’élève-t-on sur l’échelle sainte ou descend-on vers la porte de la cité maudite  ?

Se souvient-on, au-delà de la vie, de ceux que l’on a aimés ou haïs sur la terre ?… Les sentiments innés de l’âme rendent le doute presque impossible. D’ailleurs, les religions s’accordent pour honorer les morts, et la religion catholique particulièrement, nous apprend que nous avons sur eux, et qu’ils ont sur nous, une influence directe et toute-puissante.

Si l’on se souvient, peut-on revoir encore ceux dont on a gardé le souvenir ?

Peut-on correspondre d’un monde à l’autre par des signes sensibles comme on correspond par la prière ?

Est-il plus facile aux bienheureux ou aux réprouvés de se manifester encore à ceux qui les pleurent ou qui ont cessé de les craindre ?

Est-ce Dieu ou le génie du mal, qui laisse les âmes revenir sur la terre ?

Existe-t-il des apparitions ailleurs que dans les imaginations blessées, et le merveilleux est-il la révélation obscure d’un monde surnaturel ou bien seulement la poésie des sentiments exaltés ?

À toutes ces questions, la philosophie vulgaire sourit, sans pouvoir jusqu’à présent justifier la témérité de son sourire, et la foi nous répond par de nombreux passages des Saintes-Écritures et de l’histoire de l’Église.

L’Évangile nous dit, qu’à la mort du Sauveur, des cadavres ressuscités étaient sortis de leurs tombeaux et s’étaient montrés dans la ville sainte ; et le christianisme, par sa doctrine de la résurrection, vulgarisa en quelque sorte de pareils prodiges. On vit, l’évêque Spiridion consulter jusque dans la tombe, sa fille Irène, sur un dépôt qui lui avait été confié, et recevoir une réponse du sein même de la mort ; les possessions d’esprits malins, les plaintes des âmes en peine ; les visions de l’autre monde remplissent les pages toujours poétiques des légendaires.

Mais l’histoire profane elle-même, n’est-elle pas toute remplie de faits surnaturels et merveilleux ?

La Grèce d’Homère et la Rome des Césars ont leurs traditions inexpliquées. Le démon de Socrate et le génie de Brutus ont eu des apologistes et des adversaires. L’école d’Alexandrie opposait aux miracles du christianisme les prodiges de la théurgie ; Julien évoquait les formes visibles de ses dieux, et les voyait apparaître vieux et décrépits, pendant que des voix dans le ciel, annonçaient la fin prochaine de l’Apostat. On avait entendu sur la mer des lamentations étranges déplorer la mort du panthéisme, lorsque le christianisme était apparu dans le monde. — « Sortons d’ici !… » avaient crié des voix incorporelles, dans le temple de Jérusalem abandonné par ses anges à la fureur des dieux de Rome.

Ce commencement de toutes les histoires est plein de merveilles. Il est même peu de familles anciennes qui n’aient conservé leurs souvenirs singuliers et leurs traditions fantastiques, dont les récits font à la fois peur et plaisir, quand on les écoute, le soir, au bruit du vent et de la pluie.

Mais les apparitions effrayantes des fantômes ou des génies transmondains, n’ont pas seules le privilége d’éveiller en nous l’étonnement et la terreur ; certains sentiments de l’âme, certains drames intimes des passions humaines, produisent souvent un effet plus profond et une impression plus ineffaçable que les visions lugubres ou surnaturelles.

Comme nous le disions plus haut, c’est l’Inconnu, surtout, qui attire les imaginations amoureuses du merveilleux et les esprits observateurs ; un fait inexpliqué, ou même un sentiment qui ne rentre pas dans la classe des sentiments généralement compris, appelle l’étude des hautes intelligences, comme un problème de géométrie réputé insoluble, appelle les recherches des mathématiciens.

Quoi de plus saisissant qu’une tentation ?

Quoi de plus effroyable qu’un remords ?

Quoi de plus terrible qu’une maladie mentale ?

D’ailleurs, dans toutes les branches du savoir humain, le cercle de nos connaissances est bien vite parcouru ; et les secrets de la nature se posent si rudement comme des bornes à tous les points de notre horizon, que c’est un besoin pour l’esprit, de franchir ces colonnes d’Hercule et d’effacer l’inscription de l’ignorance : Rien au-delà !

Ces réflexions nous nous les sommes faites souvent, et devant les faits extraordinaires et certaines traditions universelles de l’humanité, toujours le redoutable « que sais-je ? » de Montaigne, est venu les arrêter court.

Chaque récit fantastique nouveau les évoque, chaque événement surnaturel leur donne une pâture.

Il y a peu de temps encore, par une longue veillée de la Chandeleur, elles nous sont revenues plus tenaces que jamais à l’occasion d’une anecdote curieuse et presque contemporaine.


Nous étions cinq ou six, assis autour d’un modeste foyer, buvant le thé, grignotant des gâteaux et causant de cette bonne causerie française qui se rencontre surtout dans l’intimité.

Notre amphitryon, ou plutôt notre amphitryone, car nous étions chez une dame, appartenait à cette race bientôt perdue, dont les femmes savaient être aimables à soixante ans comme à vingt-cinq, et trouvaient encore moyen de retenir près d’elles une cour empressée, quand depuis longtemps la beauté et la jeunesse avaient disparu.

Mme J. L. est la fille d’un ancien conventionnel influent. La position de son père, et la réputation littéraire de sa mère, qui comptait parmi les femmes d’esprit, au temps du Directoire, lui ont fourni l’occasion de connaître, dans son enfance, la plupart des individualités illustres ou excentriques de la fin du dix-huitième siècle, et du commencement de celui-ci.

En héritant du talent de sa mère, elle a continué aussi de vivre dans le monde littéraire de l’Empire et de la Restauration, et elle doit à cette existence, plus remplie encore qu’elle n’est longue, d’être aujourd’hui une de ces femmes rares que les jeunes gens intelligents aiment à fréquenter et à bien connaître.

Ces femmes-là sont comme le répertoire vivant des anecdotes inédites qui forment le revers et la doublure de l’histoire contemporaine.

Elles connaissent, comme on dit vulgairement, le dessous des cartes, et savent vous indiquer les fils, qui font agir les grands pantins de la politique transcendante, et les intrigues de coulisses qui tantôt les élèvent sur un pavois et les montent au Capitole, tantôt les précipitent de la roche Tarpéienne. Elles savent la vie, en un mot, et bienheureux ceux qui consentent à l’apprendre d’elles, pour profiter à vingt ans d’une expérience de soixante ; ceux-là deviennent des hommes forts.

On causait donc, on causait de choses et d’autres, mêlant au hasard la critique des modes et celle des systèmes philosophiques, de la politique étrangère et du dernier roman paru.

Chemin faisant, et quand l’aiguille de la pendule fut aux environs de minuit, on mit sur le tapis ce thème éternel des longues veillées : on parla de revenants.

Comme toujours, les uns nièrent, les autres affirmèrent, les uns embrouillèrent la question, les autres voulurent l’expliquer, et nous tombions en plein chaos, quand Mme J. L. vint se mêler à la conversation.

— Oh ! oh ! dit-elle, si vous entamez le chapitre des apparitions, ne comptez pas sur moi pour soutenir une thèse quelconque. Nous ne sommes guère d’un temps, nous autres fils du dix-huitième siècle, où les histoires merveilleuses avaient beaucoup de crédit. Les traditions romantiques remontent plus haut que cela, et il n’y a pas un bon conte, sans un sombre manoir, un donjon ruiné et une légende où les preux chevaliers soient mêlés au sinistre dénomment des amours d’Imogine et d’Alonzo, ou de tout autre couple macabre.

Pour moi, continua-t-elle avec un fin sourire, je n’ai jamais hanté au clair de la lune, les gothiques ruines de la blonde Allemagne, les antres ténébreux de la verte Erin, ni même les landes poétiques de notre Bretagne. En somme, je ne suis point superstitieuse, et je ne crois bien positivement qu’aux revenants politiques, et pour cause.

Je tiens pourtant de ma mère, l’histoire la plus inexplicable qui, jamais peut-être, ait été contée ; si je n’ai point été témoin oculaire, j’ai du moins été témoin auriculaire, car cette histoire est aujourd’hui le souvenir le plus frappant de mon enfance.

— Qu’est-ce ?

Cette question, pas une bouche ne la fit, mais tous les regards l’exprimèrent à la fois avec une véhémence qui ne permettait pas de faux fuyants.

— Bon ! dit-elle, voilà les enfants qui demandent à avoir peur du loup ou de M. Croquemitaine. — Eh bien ! vous serez fort désappointés, car, ce dont je parle, n’est ni un conte, ni un drame, ni même une légende ; c’est tout simplement et tout brutalement un fait.

— Raison de plus pour le constater, m’écriai-je.

— Eh bien ! donc, reprit Mme J. L., sachez d’abord que Mme P*** ma mère, fuyant les tracas de la célébrité à Paris, était alors venue s’installer avec moi, dans une jolie petite maison à Montrouge. Ce premier point n’est peut-être pas fort intéressant pour vous, mais il sert de base à mon histoire.

Dans une maison mitoyenne vivait tranquillement M. Sylvain Maréchal avec sa femme, sa belle-sœur Agathe Desprez, et madame Cacon-Dufour, parente du fameux marquis de Brunois et femme de lettres. — Constatons, pour ne pas trop me vieillir, que je n’avais guère alors que cinq ou six ans.

— Vous connaissez tous le rôle et les doctrines de Sylvain Maréchal ?

Faut-il l’avouer à notre honte, la jeunesse aujourd’hui est si ignorante des événements, des choses et des hommes d’autrefois, que deux ou trois répondirent par un regard incertain, et à peu près autant par un hochement de tête négatif !…[1].

— Sylvain Maréchal faisait partie de cette école de philosophes athées, qui fut comme la queue de la première école encyclopédiste. Ami de Chaumette et partisan enthousiaste de la déesse Raison, il avait pris une part active aux hauts faits de la Révolution.

Bon homme, toutefois, et fort serviable, pendant la Terreur il sauva, malgré ses principes outrés, plusieurs amis du trône et de la religion. Dans la vie privée il se montra toujours simple, confiant, laborieux et modeste. Bon homme donc, mais se croyant consciencieusement obligé, pour contribuer aux progrès de son siècle et au bien-être de ses contemporains, de professer l’athéisme et de publier de temps à autre de petits opuscules comme : le Dictionnaire des Athées, le Code d’une société d’hommes sans Dieu, etc., etc.

Il s’établit, peu à peu, entre ma mère et madame Maréchal, des relations de voisinage, qui débutèrent par des saints à la fenêtre, et finirent par des échanges de renseignements, sur les terrains les plus propres à la croissance du réséda et la manière de faire des confitures. Bientôt ces relations insignifiantes atteignirent jusqu’à Sylvain Maréchal.

On causa, on se trouva du même monde et de la même zone sociale. Si les opinions étaient différentes, au moins appartenaient-elles au même courant intellectuel. Bref, en causant, on se lia plus intimement, et bientôt ou fit presque ménage commun.

Petit, d’un extérieur peu avantageux et bégayant, M. Maréchal n’était point, tant s’en faut, un beau cavalier ; mais lorsqu’il ne tombait pas dans sa manie d’athéisme, c’était un esprit juste, facile, bienveillant et presque enjoué. Il était, du reste, excessivement laborieux, travaillant quelquefois jusqu’à quinze heures par jour ; et il ne prenait guère d’autre récréation que ses voyages à Paris, pour remplir ses fonctions de bibliothécaire au collége Mazarin.

Le soir on se réunissait. L’été on allait se promener dans la verte vallée d’Arcueil, dans les prés de Cachan, ou bien on montait vers le parc de Sceaux et les bois d’Aulnay. L’hiver on jouait et on causait.

On s’occupait d’abord des affaires du jour et des nouvelles que M. Maréchal rapportait de Paris ; puis on parlait poésie, art, littérature, philosophie, religion. Oh ! alors la discussion s’échauffait ; on défendait avec une égale ardeur des thèses pour et contre l’immortalité de l’âme ; on s’accablait de raisonnements comme de projectiles, et l’on finissait par ne pas s’entendre. Puis, on se donnait une poignée de main et l’on se disait cordialement bonsoir, en se traitant mutuellement de sophiste, de bigot ou d’impie, et en se maudissant pour l’éternité.

— Allons donc ! mon cher voisin, laissez donc le bon Dieu tranquille, s’écriait ma mère. Tous les traits que vous lui décochez ont sans doute leur mérite au point de vue de l’esprit ; mais il y a longtemps que tous les cœurs purs admettent sans réplique comme le meilleur des arguments le plus beau des beaux vers de Voltaire :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer !

— S’il existait encore, il faudrait l’oublier !

— Ah ! vraiment, belle dame, je crois que ma poésie répond à celle de M. de Voltaire, et je demande grâce pour la rime.

— En faveur de la raison ?

— Non ; en faveur de l’improvisation.

— Eh bien ! votre improvisation n’a ni rime ni raison, voilà tout !

— Belle dame, digne fille des Muses, votre réflexion n’est pas assez aimable pour sortir d’une jolie bouche, et pas assez charitable pour une âme chrétienne, — car vous êtes chrétienne, et vous avez une âme, vous !… une âme immortelle, encore ! bien du plaisir ! Quant à moi, une chose me console de vos sermons, c’est que je ne suis pas doué des mêmes avantages ; lorsque le mal qui me tourmente m’aura emporté, je dormirai au moins tranquille, et n’aurai plus de discussions, à soutenir contre les dévots.

La colère commençait à gagner les deux champions.

— Pour moi, répliquait madame P***, je subis les injures des athées dans l’espoir qu’elles me compteront comme autant d’années de purgatoire…

— Oui, oui, c’est cela, chère voisine ; dites tout de suite que pour avoir fait votre partie avec moi vous irez au paradis tout droit. Je ne sais si vous avez lu Rabelais, mais il me semble que vous feriez mieux de me dire franchement comme Panurge à frère Jean :

     Aussi seras-tu teste immonde,
     Damné comme une male serpe ;
     Et moi serai comme une herpe,
     Saulvé au paradis gaillard.
     Etc.

Mais comme dit mon illustre ami M. de Lalande.

— Ne me parlez pas de cet homme-là, s’écria violemment ma mère, en posant ses cartes sur la table avec un geste plein de décision ; — je ne serai jamais de l’avis d’un homme qui mange des araignées à la croque-au-sel.

Et pour cette fois, une inclination de tête de madame Maréchal sembla indiquer qu’elle se rangeait complètement à cet avis, au mépris de l’autorité maritale. L’attitude formidable des deux darnes annonçait la clôture de la discussion.

— Lalande mangeait des araignées ? nous écriâmes-nous, tous à la fois, en interpellant notre bonne conteuse.

— Oui, vraiment, et il en était très-friand, répondit madame J. L. Je tiens le fait de plusieurs de ses contemporains.

— Ah ! pouah !

— Quel diable de goût cela peut-il avoir, des araignées ? demanda le plus curieux d’entre nous.

— Je ne saurais vous le dire en connaissance de cause, n’y ayant jamais goûté ; mais lorsqu’on faisait pareille question à M. de Lalande, il avait coutume de répondre par cette appréciation qui, vous avez dû le remarquer, convient aux goûts fadasses les plus divers :

— Un goût de noisette.

Quoique jeune encore, Sylvain Maréchal était cruellement atteint par une maladie de foie, et ses amis n’ignoraient plus qu’il fallait prévoir sa fin prochaine. Elle fut cependant plus prompte qu’on ne devait l’attendre, car il mourut Le 18 janvier 1809, au milieu de la discussion sans cesse renouvelée sur l’immortalité de l’âme.

La douceur de son caractère ne se démentait que dans ces occasions. Mais pour cette fois, elle ne l’abandonna pas un instant. Il sentit la mort arriver et se borna à répondre :

— Mes amis, bataillez tant qu’ii vous plaira, pour moi, je m’en vais. La nuit est venue pour moi.

Il avait pris l’habitude par une sorte de jeu d’esprit, de faire avec ses amis des conversations en vers blancs :

En ce moment, il ajouta après une période :

     Dormons jusqu’au bon temps,
     Nous dormirons longtemps !…

Puis il voulut, avant d’expirer, donner à sa femme des renseignements sur l’état de leur modique fortune. Il lui rappela quelques sommes prêtées à des amis ou déposées en diverses maisons, et lui indiqua la place où elle pourrait trouver les titres de ces prêts et de ces dépôts. Ensuite, il se pencha vers mesdames P*** et Gacon-Dufour, qui étaient près de lui, comme pour leur parler en particulier. Mais tout à coup le hoquet l’interrompit pour ne plus le quitter, au milieu de cette phrase :

— N’oubliez pas surtout qu’il y a quinze.

Sylvain Maréchal fut pleuré quelques heures par ses amis intimes. Sa femme, sa belle-sœur, madame Dufour et ma mère prirent soin de son ensevelissement, puis tout fut dit. Dès qu’il fut déposé dans la tombe, ses disciples durent l’oublier, puisque, suivant eux, il ne restait plus rien du célèbre athée.

Ma mère consola de son mieux la pauvre veuve, dont la douleur prouvait mieux le besoin d’immortalité que tous les raisonnements possibles. Elle tâcha surtout de faire renaître dans son cœur l’espoir que les doctrines de son mari en avaient chassé, et pour rendre ses soins et ses consolations plus efficaces, comme aussi pour éviter à madame Maréchal l’effroyable brisement de cœur que l’on éprouve en se retrouvant seul, sous le toit où l’on était deux, elle l’emmena provisoirement avec sa sœur et son amie, demeurer chez elle.

Ces dames reçurent pendant la journée les visiteurs importuns, qui tiennent apporter aux vraies douleurs des condoléances banales, plus cruelles que bienfaisantes.

Restées seules le soir, elles s’occupèrent de quelqu’ouvrage de femme, et se communiquèrent, en les entrecoupant de soupirs, leurs réflexions mélancoliques sur la brièveté de la vie et l’éternelle séparation qui disjoint tout à coup les existences les plus unies, Ma mère hasardait alors quelques doutes sur les désolantes maximes du défunt, et madame Maréchal se laissait aller à l’espoir. Vers dix heures, ces dames terminèrent leur veillée et se retirèrent chacune dans leur appartement

Madame P*** avait gardé la chambre à coucher du premier étage et avait mis madame Maréchal dans un cabinet à côté d’elle. Madame Dufour avait été logée au second avec mademoiselle Desprez ; madame Dufour occupait la chambre qui se trouvait directement au-dessus de celle de ma mère.

Ces dames se couchèrent dès qu’elles furent chez elles, et, abattues par les secousses douloureuses, elles ne tardèrent pas à s’endormir.

Pour ma mère, elle se mit également au lit, mais suivant son habitude, elle prit un roman et en commença la lecture.

L’ouvrage était probablement intéressant, car minuit sonnait, qu’elle continuait à en tourner les feuillets sans songer à dormir.

Ma mère était romanesque : aussi, malgré la part qu’elle prenait intérieurement au malheur de son amie, son imagination courait-elle alors bien loin de la maison de l’athée, sur la piste des héros avec lesquels elle venait de s’identifier.

Le silence le plus absolu régnait autour d’elle ; on se couche de bonne heure à Montrouge, et les voitures n’ont pas l’habitude de faire résonner le pavé passé neuf heures.

Tout à coup elle entendit distinctement tourner la clef dans la serrure de sa porte. Elle pensa d’abord qu’une de ces dames, ne pouvant dormir, et ayant vu de la lumière dans sa chambre, venait passer quelques instants près d’elle, et elle entrouvrit son rideau.

La porte venait de s’ouvrir lentement, et Sylvain Maréchal en personne s’avançait vers elle.

Il était vêtu de son costume habituel, et sa pose et sa démarche étaient si vraies, si naturelles, et tellement semblables à sa pose et à sa démarche ordinaires, que madame P*** eut besoin de fermer son livre et de bien coordonner ses souvenirs, pour être persuadée qu’elle ne voyait pas son voisin bien vivant.

L’athée s’approcha de l’alcôve et salua ma mère avec courtoisie.

— Je vous prie, belle dame, lui dit-il, de vouloir bien vous rappeler ce que je n’ai pu achever de vous dire avant-hier ; c’est-à-dire qu’il y a quinze cents francs en or cachés dans un secret, derrière mon bureau à la bibliothèque. Je les avais économisés pour surprendre agréablement ma femme en faisant élever notre maison d’un étage, selon ses intentions. Il y a aussi des lettres de femme, vous savez de qui… vous les brûlerez.

Madame P***, qui n’était ni visionnaire, ni peureuse, reprit bien vite son sang-froid.

— Eh bien ! mon voisin, s’écria-t-elle, je suis heureuse de voir que vous devez maintenant croire à l’immortalité de l’âme.

L’athée la regarda sans répondre, comme si, le but de son apparition rempli, il n’avait plus rien à dire à des oreilles mortelles ; puis il reprit le chemin de la porte et disparut.

Au moment où ma mère s’élançait de son lit pour suivre le fantôme et se bien convaincre de sa vision, elle entendit des pas précipités dans le corridor.

La porte s’ouvrit, et madame Dufour, éperdue, se jeta dans ses bras.

— Ah ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante et entrecoupée, ma chère amie, je viens de voir M. Maréchal…

Ma mère recula d’un pas et resta stupéfaite.

— Vous l’avez vu ?

— Oui !

— L’avez-vous aussi entendu ?

— Je l’ai vu et entendu comme je vous vois et vous entend.

— Comment était-il ?

— Exactement comme nous l’avons vu quelques jours avant sa mort.

— Que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit. Ah ! mais, ma chère amie, c’est incroyable, c’est impossible… Il m’a dit qu’il avait caché quinze cents francs en or dans un secret, derrière son bureau au collège Mazarin… dans l’intention de faire élever sa maison d’un étage… et que, dans la même cachette, étaient des lettres de femme qu’il fallait brûler.

— Eh bien ! chère… reprit ma mère, saisie par le vertige, j’ai vu aussi M. Maréchal, et il m’a dit exactement la même chose.

Les deux femmes restèrent épouvantées ; elles se regardèrent interdites, sans oser se faire part du tumulte de pensées qui bouleversaient leur âme.

La nuit se passa en prières ; le lendemain, elles allèrent à Paris et demandèrent à visiter le bureau de M. Sylvain Maréchal.

Les quinze cents francs en or étaient dans la cachette, ainsi que les lettres. Elles prirent For et brûlèrent les lettres.

Ces lettres… je ne dirai pas de qui elles étaient… Il est des caractères que F histoire a consacrés et qu’il faut laisser sans tache… À quoi bon d’ailleurs flétrir aujourd’hui une femme qui, dans nos jours d’orage, fut jeune, fut belle et fut malheureuse ?… Madame J. L. venait de terminer son histoire. Quant à nous, nous restions tous plongés dans des réflexions sans fin. L’inconnu redoutable et solennel se dressait devant nous un doigt sur les lèvres, comme la statue d’Hermès ; — nous sentions les problèmes insolubles mettre à la torture tous les replis de notre pensée, tous les ressorts de notre intelligence…




LE CONVIVE DES TRÉPASSÉS.


Légende.




L’empereur Frédéric Barberousse dûment chapitré par le grand conseil de Venise, venait, après bien des refus, de rendre hommage à sa sainteté le pape Alexandre III, lequel pour pénitence de sa rébellion et d’une foule d’autres très-détestables péchés, l’avait envoyé en Terre-Sainte combattre les infidèles.

Or donc, quand il fut décidé à partir, Frédéric envoya dans tout son empire une grande foule de hérauts d’armes pour appeler et convoquer près de lui, tout d’abord, le ban et l’arrière-ban de ses hauts barons et de ses hommes-liges ; puis tous les bons bourgeois de ses bonnes villes, et finalement tous ses loyaux et fidèles sujets, nobles et roturiers, bourgeois et vilains.

Beaucoup arrivèrent au premier appel et prirent la croix de grand cœur pour suivre leur empereur en Palestine ; mais beaucoup aussi firent répéter la convocation deux fois, parce qu’ils préféraient ensemencer leurs terres et garder leur foyer à chevaucher par monts et par vaux dans des pays inconnus, et mieux aimaient gagner des indulgences à dire des Ave Maria sous le porche de leur église, que pourfendre les Sarrazins vers Damas ou Saint-Jean-d’Acre.

Cependant, peu à peu, et bon gré malgré, tous les bons Allemands en état de porter les armes furent amenés sous la bannière orange et noire de Barberousse et prirent la route de l’Asie pour aller se faire décimer par la famine, la peste et le feu grégeois. Et, pendant ce temps-là, pendant de longues années que l’Allemagne attendit ses enfants et son empereur qui ne devaient jamais revenir, tout alla vraiment au plus mal dans l’empire.

D’abord dans les campagnes les bras forts manquaient pour travailler la terre, et les moissons cultivées par les vieillards et les enfants ne venaient point à bien ; dans les villes et dans les châteaux-forts les seigneurs toujours en guerre les uns contre les autres détruisaient les édifices et ruinaient le commerce ; sur le Rhin, partout les communications étaient coupées et la navigation interrompue. Pour comble de malheur il semblait que tous les esprits malfaisants qui hantaient alors les contrées germaniques, sans nul égard pour le pieux dévouement des croisés, eussent redoublé de rage et d’adresse pour tourmenter les vieillards infirmes et les pauvres veuves.

Jamais peut-être les gnômes et les lutins des forêts de Hartz et du Niederwald ne se montrèrent plus remuants, et ne firent de plus méchants tours aux ménagères qui gardaient seules leurs chaumières, ou aux voyageurs attardés dans les chemins ; jamais les fées de la Loreley ne furent plus cruelles et plus décevantes aux pécheurs et aux bateliers ; jamais enfin les fantômes, les stryges et les vampires des bords du Danube ne dormirent moins tranquillement dans leurs tombeaux : enfin c’était une véritable désolation !

Heureuses encore, étaient celles des ménagères délaissées par leurs époux, qui voyaient grandir auprès d’elles quelque beau garçon, déjà fort, et bientôt capable d’être le chef de la famille ! Celles-là prenaient bon courage, dans l’espoir que bientôt les affaires mieux gérées, ou la charrue plus fermement conduite, ramèneraient l’aisance en leur maison.

Mais quelle douleur aussi, si ces fils, derniers espoirs d’une famille entière, montraient de mauvais sentiments ou s’adonnaient au vice et à la paresse, faute d’une main puissante pour les maintenir ou les châtier !

Et voilà pourquoi pleuraient et se lamentaient deux pauvres femmes du village d’Arnsberg, situé sur les confins de la forêt Noire.

— Ah ! Barbel, ma commère, disait l’une en s’essuyant les yeux, qu’ai-je fait au ciel pour avoir dans ma famille un killecroff ! car, Dieu me le pardonne ! ajouta-t-elle en se signant, n’est-il pas évident que Fritz est un killecroff, à voir la manière dont il mange, dont il boit, et dont il bat ses frères et tous les enfants du village !

— Margareth ! ma bonne Margareth, répondait l’autre avec des sanglots, ne blasphémez pas Dieu et ne maudissez pas votre fils ! Hélas ! si Fritz était un killecroff, Hermann mon fils en serait donc un, lui aussi, car dans toute la contrée, il est seul capable de tenir tête à Fritz sous Ile rapport de la brutalité et de la gloutonnerie ! Mais chacun sait que ces killecroffs, ou enfants changés, sont des rejetons du diable, nés des filles possédées, et introduits par ses suppôts dans les familles, à la place des enfants véritables. — Or, dites-moi, qu’avons-nous fait, vous et moi, pauvres veuves dont les maris sont en Terre-Sainte à combattre les infidèles, pour voir nos fils changés par le diable ou les siens ?

Margareth soupira.

— Ah ! ma chère Barbel, jamais peut-être il n’y a eu tant de killecroffs en Allemagne qu’à présent ! — Souvenez-vous de celui de D*** qui mangeait autant que deux manouvriers, criait et battait les voisins tout le jour, et ne savait rire que s’il arrivait un malheur dans la maison !

— Et de celui de K*** près d’Halberstadt, Margareth, qui dès sa naissance ne laissait pas une goutte de lait à sa mère pour son jumeau et tarissait encore cinq nourrices ! Mais, grâce à Dieu, de celui-ci on en fut bientôt débarrassé, car son père ayant pris les bons conseils de ses amis et de ses parents, l’emporta à Halberstadt pour le vouer à la benoîte vierge Marie. Et, comme il passait sur un pont, les diables se mirent à danser sur l’eau et à appeler l’enfant : « Killecroff ! Killecroff ! » L’enfant qui était dans un panier et qui jusqu’alors n’avait ni bougé ni proféré un mot, ayant six mois à peine, se mit à s’agiter et à crier : « Oh, oh, oh ! » — Killecroff, Killecroff, ou vas-tu ? lui crièrent les diables. — Je vais à Halberstadt pour m’y faire bercer, répondît l’infernal nourrisson. Ce que voyant, son père qui était bon chrétien, reconnut bien la généalogie du marmot, et se signant dévotement, il jeta vite à l’eau le panier, l’enfant et tout. Puis il s’en retourna faire pénitence.

Les deux dévotes commères se signèrent à leur tour et levèrent les yeux au ciel.

— Ah ! Seigneur Dieu ! murmura Margareth en reprenant son fuseau qu’elle avait laissé tomber ; — non !… ma chère Barbel, il faut l’espérer, nos enfants ne sont pas des killecroffs !…

Certes, si quelque sage recteur eût trouvé d’abord bien sévère le jugement des deux prudes femmes sur leurs enfants, il aurait fini par penser comme elles, rien qu’à voir le visage renfrogné et farouche des deux garçons, en ce moment occupés à s’administrer force taloches et coups de poings.

C’étaient bien les deux plus affreux drôles qu’on put voir et les deux plus diaboliques sacripants de toute la contrée. Ils se disputaient alors le cadavre d’un vautour, que chacun d’eux prétendait avoir tué, et les horions pouvaient dru comme grêle, accompagnés d’injures et de blasphèmes.

L’aîné avait seize ans, et le plus jeune quinze ; mais ils étaient singulièrement forts pour leur âge : — ce qui, guère mieux ne valait I disaient les deux pauvres mères, car ils n’employaient leur force et leur adresse qu’à tordre le cou aux volailles des voisins pour en faire ripaille, à voler des cruchons de bière, et à jouer à jeux de vilains.

Fritz était un grand gaillard à charpente forte et osseuse, à tête déprimée, à jambes torses et presque cagneuses. Une épaisse chevelure rousse lui tombait sur le front et se mêlait aux poils touffus de ses sourcils qui laissaient voir tout juste la prunelle fauve de deux yeux vairons et égarés. Au-dessous de ces yeux un nez en bec d’oiseau de proie surmontait une bouche tordue, à dents entrecroisées, qui achevait de donner au fils de la pauvre Margareth une horrible physionomie.

Hermann, le plus jeune des deux chenapans, était un gros garçon carré par le faîte et par la base, dont la figure était plutôt bestiale que farouche. Sa lourde tête supportée par une forte encolure, était éclairée par deux yeux bleu-faïence et ombragée par une perruque d’étoupes magnifiquement emmêlées. Il avait les joues rebondies et hautes en couleur, les cils et les sourcils blond fade, et les lèvres épaisses. La gourmandise et l’ivrognerie étaient ses vices principaux, et pour un pot de bière et une tranche de lard, il se vendait corps et âme à Fritz le bandit.

À jeun quand il voyait pleurer sa mère et sa petite voisine Ketha, la sœur de Fritz et sa promise à lui, il jurait bien de s’amender : mais bast ! le repentir ne durait pas longtemps, car ce mécréant de Fritz, qui jamais n’avait pu sans jurer toucher d’eau bénite, lui apprenait à profiter d’un moment de confiance pour voler les écus et les vivres, et noyer le repentir dans quelque franche lippée.

Quand les deux mères, à bout de sermons et lasses de larmes, eurent reconnu toute leur impuissance à mettre leurs fils dans le droit chemin, quand Ketha eut supplié sa mère de l’envoyer se faire sœur converse au couvent, plutôt que de la donner en mariage à Hermann, les curés du voisinage s’en mêlèrent, et adjurèrent à grand renfort d’eau bénite, le diable, d’abandonner les killecroffs.

Mais mons Satan tenait à son bien, car ni les prières ni les exorcismes ne changèrent les mécréants. Ils semblaient chaque année devenir plus ivrognes, plus voleurs et plus malfaisants.

Souvent on avait entendu dans les taudis dont ils faisaient leurs repaires, des bruits étranges et mal sonnants pour un chrétien fils de bonne mère. Aussi chacun dans le village désirait-il vivement être délivré des killecroffs.

Ils braconnaient, pillaient et incendiaient. Ils poursuivaient les jeunes filles, jetaient du fumier dans l’eau bénite, et profanaient les cimetières.

Mais la justice seigneuriale s’émut enfin de tant de forfaits. Fritz fut saisi par les hommes d’armes du baron d’Halberstadt, comme il venait de tuer un garde-chasse : et peu après, son corps pendu haut et court, flottait au gibet pour servir d’exemple à son bon compagnon.

Après l’exécution, Hermann jugea prudent de déguerpir et de donner quelques preuves de repentance. Ce fut pourquoi il s’en fut à la ville apprendre l’état de son père qui était tisserand avant de partir pour la Terre-Sainte.

On laissa pendant longtemps le cadavre de Fritz suspendu au gibet, comme témoignage de la puissance du seigneur d’Halberstadt ; puis enfin le bourreau le dépendit et l’enterra, sans bénédiction ni prières, dans un vieux cimetière abandonné.

Quand Hermann revint avec sa maîtrise de tisserand, le souvenir de l’exécution était encore vivant dans toutes les mémoires ; il comprit qu’il ne fallait point s’attaquer aux gens ni aux propriétés, s’il ne voulait rejoindre Fritz.

Il avait d’ailleurs dépassé sa dix-neuvième année, et savait que les docteurs assurent « que les killecroffs ou suppositii n’atteignent jamais vingt ans. »

À son retour donc, il se fit passer autant qu’il put, pour un bon tisserand, tranquille, adroit, et faisant vite son aune de toile.

Il semblait avoir oublié à la ville ses habitudes de violence et de rapine ; mais il était incapable de se contenir en face d’un cruchon de bière, et de voir l’enseigne d’une taverne sans y entrer pour déguster le vin du Rhin ; et il n’en sortait guère avant que sa tête troublée et ses jambes titubantes eussent perdu la puissance, l’une de le conduire et les autres de le porter.

Malgré ces apparences de conversion, Ketha ne se décida pas facilement à épouser son fiancé. Elle pleura beaucoup, mais il fallait bien donner un appui à sa mère ; c’était œuvre pie, d’ailleurs, que d’achever la conversion de cette âme égarée.

Le mariage se fit sans éclat, et les jeunes époux allèrent s’établir dans la vieille maison de maître Hermann, le père, qui était mort en Terre-Sainte.

Cette maison située à quelque distance du village était construite sur pilotis et ne renfermait au rez-de-chaussée qu’une entrée fort étroite qui formait la cage de l’escalier et une sorte de cellier sombre où l’on serrait les provisions. En haut de l’escalier se trouvait l’unique chambre d’habitation de ce pauvre logis. Un grand lit à colonnes, un bahut, une large cheminée à manteau au-dessus de laquelle étaient accrochées quelques armes rouillées, et enfin un métier de tisserand, formaient tout le mobilier. C’est là, qu’avaient vécu de père en fils les aïeux d’Hermann, tous tisserands de leur état ; et c’est là que devaient vivre en travaillant comme d’humbles manouvriers, Ketha et son mari.

Tout alla bien pendant quelque temps. Les mères avaient enrichi le jeune ménage de tout ce qui leur restait, et le tisserand gagna quelques écus à faire de la toile ; mais une si belle conduite ne pouvait durer de la part de l’ancien compère de Fritz le pendu.

Bientôt Ketha remarqua que le métier restait immobile des journées entières ; son mari en allant à la ville prendre du fil ou porter de la toile, dépensait plus en un jour, à boire, qu’il n’avait gagné dans une semaine. Peu à peu la gêne remplaça l’aisance ; car les remontrances exaspérèrent le tisserand au lieu de le convertir.

Vers le même temps, Margareth, la mère de Ketha, mourut, et Barbel vint prendre place au foyer.

Alors Hermann voyant au logis une bouche de plus à nourrir, prit sa maison et sa famille en horreur ; il n’y vint que pour y boire et y manger quand il n’avait plus d’argent, et emporter tout ce qu’il pouvait vendre pour payer de nouvelles orgies.

Les pauvres femmes priaient et pleuraient.

Quand Hermann rentrait, ivre, chancelant, abruti, après des semaines entières d’absence, c’était pour passer comme un fléau dans son ménage, battre Ketha qui n’avait point d’argent à lui donner, injurier sa mère, et se faire maudire du village tout entier, à cause de ses débauches et de ses déprédations.

Un soir Barbel vieillie et courbée, moins par l’âge que par les chagrins, comptait en gémissant les dernières ressources de la famille :

— Ah ! ma chère enfant, disait-elle à Ketha, le Seigneur nous a réservées à de rudes épreuves, et sa main a été bien pesante sur nous ! Voici ta bonne mère Margareth, qui vient de mourir de chagrin pour avoir vu six mois durant le corps de son killecroff de fils suspendu à la potence. Et moi, grand Dieu ! suis-je donc destinée à mourir aussi de honte et de douleur ? — Car si Hermann continue à vivre en mécréant, certainement verrai-je aussi, son cadavre, balancé par le vent à la pointe du gibet !

— Chère mère, ne désespérez point ainsi, reprenait Ketha : Dieu touchera encore une fois le cœur d’Hermann. — Voici, Dieu le garde ! sept jours et sept nuits que je ne l’ai vu… mais quand il reviendra, croyez-vous qu’il pourra sans repentir, entendre nos plaintes et voir notre douleur ?

En cet instant, une voix rauque et avinée se fit entendre dans le lointain ; cette voix à peine distincte, avait pourtant été bientôt reconnue par les deux femmes. Elle psalmodiait en nazillant, une vieille chanson bachique, sorte de drame à deux personnages où un pénitent et un ivrogne qui se rencontrent, entreprennent mutuellement de se convertir, l’un, à la vertu des anachorètes, et l’autre, à la libre expansion des pourceaux d’Épicure.

— Qui es-tu, toi qui va chantant ?…
— Qui es-tu, toi qui t’ennuie ?
— Je suis un pénitent,
    Qui va pleurant sa vie.

— Je la pleure sans fin !
— Tes motifs sont pieux ?
— J’entends lorsque le vin
    Me ressort par les yeux !…

Barbel et Ketha se signèrent en pleurant ; on sentait que cette voix rauque, traînante, heurtée, appartenait au dernier degré de l’ivresse ; que les jambes amollies du tisserand suivaient une route incertaine, et que l’ignoble chanson était souvent interrompue par des hoquets.

Mais peu à peu, la voix se rapprochait, et les paroles devenaient plus distinctes :

— Sais-tu qu’il faut mourir ?
— Je veux mourir… à table !
— Crains un triste avenir,
Ce n’est pas une fable !
— Je ne crains que la soif !
— Tu dois craindre la mort !
— Je bois tant que j’ai soif,
Et quand j’ai bu… je dors !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Songe donc à mourir !
— J’y songe quand j’y pense !
— Tu dois t’en souvenir
Et faire pénitence.
— Je la fais très-souvent…
— Tu ne la fais jamais !
— Quand je n’ai pas d’argent
     Pénitence je fais !…

Bientôt les pauvres femmes, toutes tremblantes, entendirent des pas lourds et inégaux frapper le pavé de

la cour, et la porte crier sur ses gonds.

— Je jeûne tous les jours.
— C’est ce qui te rend blême !
— Ne doit-on pas toujours
   Jeûner dans le carême ?
— … Je ne fais qu’un festin !
— Tu fais donc ton devoir ?
— Je commence au matin…
   Et je finis le soir !

Hermann montait l’escalier ; il poussa rudement la porte et fit son entrée en chancelant ; puis sans voir sa femme et sans saluer sa mère, il alla tomber comme une masse inerte sur un escabeau. Ses vêtements étaient débraillés et souillés de vin et de boue : ses yeux larmoyants jetaient autour de lui un regard vague.

— Ohé ! la femme ! cria-t-il en jurant, où est mon souper ?… Je veux mon souper, moi !… N’avez-vous point eu le temps de dresser la table, madame la paresseuse ?…

Ketha essuya ses larmes, et chercha vainement la force de répondre.

— Hé ! la belle prêcheuse ! avez-vous la pépie ? ou mons le diable m’aurait-il fait la grâce de vous tordre la langue, que vous ne sonnez mot ?

— Mon fils, dit enfin Barbel après un effort, taisez-vous, et laissez votre femme tranquille !… Vous n’avez que trop soupé, et loin du logis, où peu vous inquiète ce qui garnit la huche au pain !…

— Hum !… Qu’est ceci ? grommela Hermann sans trop se rendre compte encore du sens de l’admonition maternelle ; — suis-je donc, ou non, le maître céans ?… pas de caquets, les femmes !… et qu’on me serve à boire, dà !

— Taisez-vous, vous-même, mon fils ! s’écria Bar bel indignée ; votre femme et votre mère ruinent leur santé à filer tout le jour et ne parviennent point à gagner le pain quotidien ; — le temps est venu enfin de reprendre le métier et de faire quelques bonnes aunes de toile ! ce n’est point ici lieu de beuverie, et n’avons point de cause de réjouissance, puisque, loin de devenir un bon chrétien, vous persistez à rester un sale ivrogne sans pitié ni respect pour nous !

— Au diable soit la mère et la femme ! vociféra l’ivrogne furieux, en faisant trembler la maison tout entière d’un formidable coup de poing sur la table massive qui occupait le milieu de la chambre. — Or çà ! laquelle des deux va aller me quérir à boire, les commères ?

Cette exclamation fut suivie d’un instant de silence, et ce silence avait quelque chose de solennel : la vieille tournait son fuseau au coin de l’être sans feu avec un mouvement fébrile ; Ketha tremblait et pleurait, incertaine entre l’obéissance et la révolte.

— M’obéirez-vous, enfin ! suppôts d’enfer ! cria Hermann avec un rugissement ; — m’obéirez-vous ? ou je cogne !…

La vieille Barbel leva au ciel deux yeux glauques l’on aurait pu voir perler deux larmes sanglantes.

— Ne bougez, ma fille ! dit-elle d’une voix tremblante à Ketha qui se levait.

Hermann bondit comme une bête féroce, s’élança sur sa mère, la saisit par les épaules et la jeta sur les dalles de l’escalier.

— Tonnerre ! c’est donc vous, vieille fée, vieille sorcière, qui enseignez l’insubordination à ma femme ! Dehors ! dehors ! et vite ! courez au sabbat, et puisse Satan vous rôtir, vous et votre manche à balai !

Et comme la pauvre mère se soulevait à grand’peine, il l’enleva de nouveau, la traîna à demi-morte sur les degrés, la poussa dehors en jurant, et malgré le froid, malgré la nuit, il ferma rudement la porte.

— Au diable ! dit-il.

Il remonta dans la chambre.

— À vous, maintenant ! la belle mijaurée, reprit-il en cherchant Ketha du regard ; obéissez, et vite trouvez-moi le chemin de la cave ! — Mais, du diable ! serait-elle jà partie ? ce que c’est que de faire sentir le mors à ces diseuses de patenôtres !… — Je ne la vois point !

En cet instant, l’ivrogne heurta du pied un corps inerte ; c’était Ketha qui était tombée évanouie d’horreur, sur le carreau.

Alors Hermann seul en face de sa femme inanimée se sentit marqué du signe de Caïn ; la peur se fit jour à travers les fumées de l’ivresse, et il s’enfuit comme un maudit.

À quelque distance de son logis il rencontra sa mère brisée, meurtrie, sanglante, qui s’accrochait aux ronces du chemin pour aller mourir chez le pasteur du village. La pauvre vieille leva une main au ciel en apercevant Hermann, et d’une voix pleine de prières :

— Dieu vous pardonne, mon fils, murmura-t-elle.

L’ivrogne erra longtemps dans la campagne, en proie à une sorte de délire où se mêlaient les images de la réalité et les fantômes enfantés parles vapeurs de l’ivresse.

Tantôt, il lui semblait que mille démons le poursuivaient de cris discordants et de grimaces hideuses ; tantôt c’étaient sa mère et sa femme, pâles victimes qui imploraient sa pitié, ou, lasses de prier en vain, demandaient à Dieu le châtiment de leur bourreau ; tantôt enfin, c’était le gibet d’Halberstadt qui se dressait menaçant devant lui, et le cadavre de Fritz qui se débattait au sommet, comme dans les angoisses d’une éternelle agonie.

Bientôt cette dernière hallucination prit sur son esprit un empire étrange.

Il lui sembla que le fatal gibet l’attirait invinciblement, et qu’en dépit de sa volonté et de ses efforts, chaque pas l’en rapprochait davantage.

Puis, lorsqu’il en fut tout proche, il vit Fritz s’en détacher tout à coup, à force de gesticuler, et il sentit la main qui avait frappé sa mère, serrée par la main sèche et froide du pendu, comme par un étau.

Alors il fut entraîné dans une ronde immense où dansaient avec fureur des milliers de figures fantastiques et effrayantes.

C’était comme si les morts que le gibet avait portés s’étaient donné rendez-vous pour une orgie infernale, à la clarté douteuse de la lune prête à disparaître.

Il y avait là, tous les bandits qui jadis avaient désolé la contrée, et dont les squelettes s’entrechoquaient au bruit grinçant d’un horrible rire.

Puis, les assassins dont les corps étaient tout décharnés, tandis que leurs bras et leurs mains gardaient l’apparence de la vie et restaient souillés d’un sang ineffaçable.

Puis des filles infanticides qui semblaient condamnées éternellement à donner leur sein vivant à des enfants morts.

Tous ces spectres vomis par l’enfer, dansaient avec rage une danse irrégulière, folle, saccadée et comme convulsive.

Hermann était entraîné par le killecroff, et sans force de résistance, sans volonté, sans énergie, il suivait en criant la ronde vertigineuse qui s’enroulait en spirale au pied du gibet.

Brisé, meurtri, hors d’haleine, il tomba enfin. Alors il lui sembla que c’était autour de lui que les spectres dansaient en ricanant. Il crut voir leurs doigts osseux et livides le désigner comme une victime ou une proie, et le cercle se resserrer pour l’envelopper de toutes parts.

Ils tournaient sans s’arrêter, sans ralentir leur course et comme mus par un mécanisme. Hermann sentit bientôt que l’espace et l’air lui manquaient, car les membres froids des spectres le pressaient et l’étouffaient. C’était comme un cercle de glace autour de sa tête, comme un poids horrible sur sa poitrine. Il s’évanouit.

La fraîcheur matinale calma les angoisses du tisserand. Il ouvrit péniblement les yeux et se retrouva avec horreur couché sous le gibet d’Halberstadt.

Son premier mouvement fut de s’enfuir loin de ce lieu sinistre, sans choisir sa direction, sans regarder devant lui.

Peu à peu cependant, ses sens s’apaisèrent, et il dégagea des visions de la nuit l’affreuse réalité. Mais, bien loin de se sentir saisi par le repentir et le besoin d’expiation, il n’éprouva qu’une brutale horreur pour tout ce qui lui rappelait son crime. De la place où il était, il pouvait encore apercevoir dans le lointain sa maison et son village. Cette vue lui fut odieuse, et n’écoutant que son instinct bestial, il s’éloigna rapidement du pays.

Cette fois, comme il était à jeun, il suivit un chemin direct et ne s’égara point autour des justices seigneuriales.

Malgré sa hâte d’arriver au but de son voyage, et la précipitation de sa marche, maître Hermann n’atteignit que vers le milieu du jour la lisière de la forêt Noire.

Il s’engagea dans un chemin sombre et vigoureusement creusé par les eaux pluviales, où l’ombre était si épaisse, même en plein jour, qu’à peine y voyait-on suffisamment pour reconnaître à dix pas un compagnon de route.

Après quelques instants d’une marche rapide, il s’arrêta devant une misérable chaumière de bûcherons et frappa trois coups vigoureux à la porte,

Une petite vieille décrépite, à l’œil louche et vitreux, avança la tête par un trou garni de paille qui servait de fenêtre.

— Allons çà ! dépêchons, ma mie, cria-t-il dès qu’il l’aperçut ; — ouvrez-moi ; et vite ! s’il plaît au diable, votre cousin !

La vieille descendit aussi lestement que pouvaient le permettre son âge et ses infirmités, les quelques marches qui la séparaient du sol ; puis elle souleva le loquet de bois qui barricadait intérieurement la porte, et maître Hermann se précipita dans la chambre.

Son premier mouvement fut de s’asseoir à une grande table souillée devin et bordée de bancs ; et comme il trouva que la vieille ne s’empressait pas assez à le servir, il frappa dessus un vigoureux coup de poing.

— Tonnerre ! dérouillez un peu votre carcasse, tison d’enfer ! et me servez un bon repas ! J’ai marché vite et je suis à jeun.

— Seigneur ! maître Hermann, fit la vieille avec terreur, comme vous êtes agité ! — Mais ne vous colérez pas toutefois, car voici la soupe de mes hommes qui bout, le lard est cuit, la bière est dans les pots, et j’entends mon Antoine qui fait son cri à l’entrée du chemin creux. Il est votre bon compagnon, et pouvez bien l’attendre le temps d’un Ave Maria !

Et tout en tenant ce discours, la vieille tira d’un bahut grossier quelques pots d’étain et quelques écuelles de bois, et les disposa sur la table pour faire prendre patience à son convive.

Pendant ces préliminaires, trois hommes arrivèrent, et après s’être débarrassés avec empressement de leurs armes et de leurs manteaux, ils s’assirent aux côtés d’Hermann en jurant contre l’ingratitude des temps.

Ces trois hommes étaient maître Antoine et ses deux fils.

Peut-être craignaient-ils Dieu et disaient-ils leurs patenôtres, maître Antoine et ses fils ; mais on leur faisait une étrange réputation dans la contrée.

D’abord, pour des charbonniers, on les voyait plus souvent en chasse et en maraude qu’à faire du bois, et leur maison tenue par une vieille à moitié sorcière, était devenue un cabaret assez mal famé où s’enivraient à la journée les mauvais gars du voisinage.

On contait à voix basse que plusieurs voyageurs étrangers, qui s’étaient égarés dans ces parages, n’avaient jamais revu leur pays, et que leurs manteaux avaient parfois été reconnus sur les épaules des charbonniers.

Quoi qu’il en fût, les marchands forains et les colporteurs n’aimaient point à s’arrêter, nuit close, à l’auberge de maître Antoine ; mais on n’accusait point tout haut les charbonniers, car le père et les fils passaient pour être redoutables à leurs ennemis et faire payer cher les propos mal sonnants.

Hermann entretenait ses habitudes de fainéantise et de débauche dans la maison de maître Antoine. Pour continuer cette vie, le tisserand était capable de tout et Antoine l’avait bien compris. Aussi l’aidait-il, de la bonne façon, à faire sauter les derniers écus, qui lui restaient, sachant bien qu’une fois à jeun, et sans un frédéric, l’ivrogne lui appartiendrait tout entier.

Quand donc, après de copieuses rasades, Hermann osa se vanter de ses exploits de la veille, et raconter comment il avait mis l’ordre en son logis, Antoine applaudit de grand cœur à ce trait d’énergie.

— La peste soit, dit-il, des femmes pleurardes et geignardes qui point ne savent faire autre chose que se plaindre et réciter des patenôtres !… Vous auriez bien fait, mon maître, tandis qu’étiez en train, de nettoyer tout bellement la place, en mettant dehors la femme avec la mère ! C’eût été bon débarras !

— Et j’ose dire, reprit Hans, l’aîné des fils, qu’avec une jolie servante bien douce et bien obéissante, laquelle je vous tiens en réserve, c’eût été plaisir de faire de votre bicoque une gentille auberge, comme celle-ci, où, en hébergeant vos hôtes, eussiez pu vous héberger vous-même, et gratis boire et faire ripaille tout le reste de vos jours !

— Tudieu ! le conseil a son prix ! et le proverbe a raison qui dit : ne ment point fils de bonne mère ! interrompit Antoine. — Holà ! la vieille ! à boire, et du meilleur !

— Çà, maître Hermann, mon compère, buvez bien et tâchez d’oublier que n’avez pas soupé chez vous hier !

Hermann avala d’un trait un plein gobelet d’eau-de-vie. — Du diable ! s’écria-t-il, vous avez raison, mes compères ! dehors la femme ! et bientôt nous pendrons la crémaillère sur un feu clair, car il flambera bien, je vous jure ! mon vieux métier de tisserand !

C’était de bon cœur que les charbonniers prodiguaient à leur hôte le vin et l’eau-de-vie, car ils avaient rêvé, dès longtemps, de faire avec lui une association de rapine ; en effet sa maison transformée en auberge devait faire une excellente succursale de la leur ; Hermann d’ailleurs avait les épaules carrées et les poings solides : on pourrait donc se prêter mutuellement main-forte dans l’occasion.

La vieille semblait avoir deviné les intentions de ses maîtres, car tout en distribuant autour de la table le vin du Rhin et l’eau-de-vie de cerises, elle ne négligeait point de remplir le gobelet d’Hermann plutôt deux fois qu’une.

À mesure que l’ivresse du tisserand augmentait, sa tête s’exaltait davantage contre la pauvre Ketha. Ses ignobles passions surexcitées par la boisson et l’encouragement des charbonniers l’entraînaient à de nouveaux crimes, et cette maison qu’il avait fuie avec tant d’horreur, il brûlait maintenant d’y retourner pour en chasser sa femme.

Les fils d’Antoine continuaient à dessein, d’exciter ses instincts brutaux ; tout à coup il se leva, et renversa en jurant son gobelet encore plein.

— Eh pardieu ! s’écria-t-il, point n’est besoin d’attendre davantage, pour être maitre en ma maison ! Il fera jour encore une heure ; d’ailleurs, je sais mon chemin, et s’il vous plaît, mes bons compères, nous souperons demain ensemble en mon logis !

Sur quoi, la vieille lui ayant apporté une bonne gourde d’eau-de-vie — car, disait-il, c’était lanterne pour éclairer sa route — il prit un bâton ferré, et tout en chancelant sortit de la cabane et s’avança dans la campagne.

Il suivit d’abord la route tracée d’une marche avinée, mais rapide, comme si une volonté arrêtée eût, pour un instant, dominé les fumées de l’ivresse.

Quoiqu’il fût déjà tard, comme la journée avait été belle, les derniers rayons du soleil brillaient d’un splendide éclat, et la campagne était encore éclairée de cette lumière fugitive qui dore l’atmosphère quelques instants avant le coucher du soleil. Des nuages empourprés mêlés de teintes fauves et de teintes plombées, en enveloppant, à l’horizon, l’astre prêt à disparaître, semblaient bien présager un orage prochain, mais jusqu’alors ils faisaient seulement ressortir l’or de ses rayons par leurs ombres foncées.

Peu à peu, l’action de l’air complétait l’Ivresse du tisserand ; ses idées se troublaient et il trébuchait aux pierres du chemin.

C’était en vain qu’il essayait de se remémorer sa route et de la suivre d’un pas ferme ; ses jambes flageolantes semblaient ne lui prêter qu’à regret leur service, et son esprit n’avait plus qu’une vague perception des objets extérieurs.

Pendant ce temps-là, le crépuscule enveloppait lentement la terre de ses voiles gris ; les montagnes bleues de l’horizon n’étaient plus séparées du ciel que par une ligne de feu ; et les nuages amoncelés se coloraient de reflets enivrés, tandis que le roulement lointain du tonnerre annonçait l’orage.

Hermann essayait de presser le pas ; mais tous ses efforts n’aboutissaient qu’à le faire tourner sur lui-même au milieu d’un chemin qu’il ne reconnaissait plus. À la lueur fugitive des éclairs, il apercevait dans le lointain les tours d’Halberstadt et le clocher de son village : mais s’il essayait de s’orienter et d’avancer dans cette direction, les tours et le clocher faisaient volte-face, et apparaissaient aussitôt du côté opposé comme pour se jouer de ses efforts. Tout le pays environnant dont il connaissait, depuis son enfonce, chaque site, chaque point de vue, chaque champ et chaque toit, semblait tourner autour de lui pour multiplier ses incertitudes et ses étonnements.

C’était comme un vaste cercle ébranlé par un inexorable mouvement de rotation, et à mesure que la nuit descendait plus épaisse sur la terre, le cercle allait se rétrécissant, les objets les plus éloignés ou les moins saillants s’effaçaient dans l’ombre, et il ne restait plus debout autour du tisserand, que les silhouettes fantastiques des clochers pointus, des donjons hautains ou des chênes gigantesques.

L’orage approchait avec une rapidité désespérante : les nuages se pressaient les uns sur les autres, et les éclairs de feu jaillissaient toujours plus fréquents de leurs lianes déchirés. Le vent chassait les feuilles sèches par les chemins avec des bruissements étranges, et tourbillonnait en sifflant dans les hautes ramures.

À tous les détours, à tous les coins des haies, apparaissaient à l’ivrogne mille formes fantasques qui s’agitaient en tous sens pour lui barrer la route tracée, l’égarer dans les hautes herbes et se rire de ses efforts.

Hermann s’irritait contre les obstacles et avalait de minute eu minute de nouvelles gorgées d’eau-de-vie pour soutenir sa lutte inutile. Il frappait avec rage, de son bâton ferré, toutes tes barrières réelles ou imaginaires, qui embarrassaient son chemin.

— Par la mort Dieu 1 s’écria-t-il avec fureur, les diables ont fait un pacte contre moi ! Ne retrouverai-je pas enfin mon logis ?

Et tout en trébuchant, il s’égarait parmi les troncs rabougris de quelques vieux saules, qui bordaient un ruisseau, et dont les têtes noueuses semblaient de moment en moment, montrer derrière les buissons du sureau et du troène, de hideux visages de gnômes. À chaque pas, il lançait vers le ciel un juron plus horrible et tentait un effort plus désespéré, jusqu’à ce qu’enfin, las de la bataille, il se retournât vers une autre issue pour chercher sa route.

Et c’était pitié de le voir, chancelant, marchant au hasard, et tournant péniblement sur lui-même dans un cercle déjà vingt fois exploré.

Tantôt, se raidissant par un reste de volonté lucide, il s’élançait à la course et franchissait d’un bond un long espace ; tantôt, il tombait épuisé et abasourdi au pied d’un arbre ou dans la vase d’un fossé. Il restait alors un moment immobile, abruti, stupéfié par les vapeurs de plus en plus épaisses de l’ivresse, car à chaque repos il avait recours à sa gourde d’eau-de-vie ; puis il se relevait pour chercher de nouveau son chemin à travers les sentiers qui partageaient la campagne et semblaient pour lui se multiplier à l’infini et s’entrecroiser dans un enchevêtrement inextricable, comme les fils d’un écheveau de soie embrouillé.

Tout à coup, il se trouva, sans savoir comment, les jambes empêtrées par des hautes herbes, et frappées de temps en temps, comme par des barrières, cachées sous les lianes du lierre terrestre et des plantes grimpantes.

L’orage était imminent. Les nuages interceptaient complétement la clarté de la lune. Le tonnerre de plus en plus rapproché, faisait entendre le roulement sourd qui précède un éclat. Le vent tourbillonnait avec fureur dans les arbres et les courbait comme des roseaux ; et la terre exhalait cette âcre senteur qui annonce la pluie.

Hermann, par un dernier effort de volonté, essayait de hâter le pas, et de débarrasser ses jambes des herbes touffues et entrelacées.

Mais à chacun de ses mouvements, il lui semblait recevoir un violent coup de bâton dans les jambes : et plus il s’agitait, plus les coups se multipliaient.

— Que Satan me soit en aide ! s’écria-t-il enfin, au paroxisme de la fureur ! Eh ! de par Fritz mon vieil ami, qui, si bien me fit danser hier, mons Lucifer n’aurait-il pas dans son domaine une pauvre petite flamme à mon service pour éclairer ma route ?

En cet instant, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber. Tout à coup, une petite flamme bleuâtre, qui ne jetait pas de lumière, s’élança de terre et décrivit sur la terre humide des formes inconnues.

Elle dansait avec une rapidité magique, tournoyait autour du tisserand, léchait ses vêtements sans les brûler et touchait ses pieds sans leur faire sentir la chaleur.

Hermann répétait cent fois des jurons horribles ; il se débattait comme un furieux ; mais bientôt embarrassé dans les Lianes, il tomba la face contre terre.

En tombant il arracha avec violence un des bâtons qui frappaient ses jambes à coups redoublés.

Il l’éleva vivement jusqu’à ses yeux et poussa un cri de malédiction.

C’était une croix noire vermoulue et rongée de vers. Il était égaré au milieu d’un cimetière abandonné.

— Tonnerre ! s’écria-t-il, vous êtes bien mal plaisants, messires les trépassés ! — De par le diable ! Puisque les feux de l’enfer n’éclairent pas, n’y a-t-il donc point une de vos vieilles carcasses qui se veuillent lever pour m’indiquer mon chemin ?

La pluie tombait à torrents.

Hermann frappa du pied une tombe encore fraîchement remuée.

— Holà ! vous autres ! n’est-il donc point céans quelque gentil compagnon qui me veuille aider ? — Vienne avec moi quelque bon fils de Satan et je le garde à souper ! — Je désaltère son gosier de damné avec mes dernières bouteilles de vin du Rhin, et je le reconduis ensuite civilement jusqu’en son logis pour qu’il lui plaise de m’en offrir autant !…

Et l’ivrogne accompagnait ces paroles de blasphèmes et de cyniques éclats de rire. Mais tout à coup la malédiction expira sur ses lèvres et le rire s’arrêta dans sa gorge.

Il venait de se sentir étreindre par une main glacée.

Cette main sèche, osseuse et crochue, s’enfonçait dans sa chair par une pression horrible, et le secouait avec une violence surhumaine.

Sa tête se débarrassa comme par magie, et tout le sang lui reflua vers le cœur.

Au milieu des horreurs de la nature bouleversée, de la furie des orages, des éclats du tonnerre, des clartés sinistres des éclairs qui brodaient les nuages de festons de feu, se dressait un spectre immobile et terrible.

Hermann leva vivement les veux et les referma soudain.

Un éclair qui venait d’illuminer le ciel de l’orient à l’occident, avait frappé la tête hideuse du spectre : c’était l’ancien compagnon du tisserand, c’était le killecroff maudit de toute la contrée, c’était Fritz le pendu !…

Hermann tomba à genoux, glacé par l’horreur, paralysé par l’épouvante.

La flamme bleue un moment évanouie venait de reparaître ; elle s’élançait hardie et incompressible au devant du spectre et l’enveloppait comme d’un cercle infernal. Sa faible lumière projetait sur lui seulement des reflets phosphorescents, et Fritz se dessinait sur l’ombre épaisse comme une silhouette pâle et bleuâtre.

Il était bien là, tel que l’avaient vu longtemps les habitants du pays attaché au gibet d’Halberstadt. Son corps sec, long et verdâtre, était disloqué aux articulations. Ses traits horriblement contractés mimaient la grimace de la potence ; ses cheveux roux étaient dressés sur son front comme par une suprême angoisse, et ses yeux ronds et sanglants sortaient de leur orbite.

Mais tant de hideurs, jadis atténuées par le reflet terne de la mort, recelaient maintenant la flamme d’une vie surnaturelle et diabolique. Ses membres s’agitaient comme mis eu œuvre par un ressort, et se pliaient lentement aux jointures avec un mouvement automatique. La couleur ardente de ses cheveux était rehaussée par des lueurs qui paraissaient des jets de feu, et ses yeux voilés par ses sourcils épais comme par une ombre nécessaire, semblaient des escarboucles et lançaient des éclairs.

Il était immobile et plongeait ces terribles yeux jusqu’au fond de l’âme du tisserand. Celui-ci demeurait fasciné comme sous une puissance invincible ; un râle sourd s’exhalait de sa poitrine, ses dents claquaient, il restait cloué à terre par une terreur suprême !

C’est que ce n’était plus le cauchemar de la veille, mais une épouvantable réalité !

Par un mouvement lent, le fantôme leva son bras droit et l’étendit vers l’horizon. Bien loin, en droite ligne au bout de ce bras brillait une lumière comme une étoile dans la nuit. Aux reflets intermittents de l’orage, Hermann reconnut sa maison où veillait encore Ketha.

Complètement dégrisé par la terreur, il bondit hors du cimetière et prit une course désespérée à travers la campagne.

Il marchait avec une rapidité prodigieuse. Ni la pluie battante qui lui fouettait le visage, ni les rafales du vent d’ouest qui l’enlevaient presque de terre, n’arrêtaient sa course échevelée. Lancé en avant par la force toute puissante de la terreur, il traversait malgré l’obscurité, les bois et les précipices, sans se heurter, sans reprendre haleine, sans regarder derrière lui.

Et plus il allait, plus sa fuite paraissait rapide. On eût dit, non pas un homme marchant sur la terre, mais un démon volant au sabbat sur les nuées du ciel.

Enfin la pluie cessa un instant, et les nuages déchirés laissèrent échapper quelques rayons de lune. Harassé, hors d’haleine, brisé, n’en pouvant plus, Hermann se laissa tomber comme une masse au pied d’un arbre.

Il s’accouda sur le gazon mouillé et leva les yeux pour reconnaître le pays. Grand Dieu ! il était au pied du gibet d’Halberstadt, et Fritz, le hideux spectre aux membres verdis, à la bouche tordue, aux yeux flamboyants, était devant lui, droit et impassible, le bras tendu vers l’horizon.

L’horreur rendit au tisserand une nouvelle énergie ; il reprit sa fuite désespérée.

Les champs, les prés, les montagnes et les vallées disparaissaient tour à tour derrière lui, muets témoins des distances franchies.

De temps eu temps il se retournait, vaincu par la fatigue : alors il voyait Fritz qui le suivait toujours à une égale distance, toujours d’un même pas mesuré et automatique.

En vain prenait-il un élan plus puissant, en vain franchissait-il d’un bond des espaces inouïs ; en vain dans sa course surhumaine rasait-il à peine la terre. … Le spectre, malgré la lenteur de sa marche, ne perdait pas un pouce de terrain.

Parfois même Hermann croyait se voir sur le point d’être atteint, et saisi de nouveau par la main terrible du pendu.

Alors l’effroi lui rendait des ailes. Il courait sans se retourner pendant des instants qui lui semblaient des heures ; et quand les forces lui manquaient et l’obligeaient à reprendre haleine, il retrouvait encore le fantôme derrière lui, et il n’y avait entre eux ni un pas de plus, ni un pas de moins.

La nuit était avancée ; la pluie devenue plus fine continuait froide et perçante ; un silence de mort régnait dans la campagne.

Mais le voyage infernal poursuivait son cours sans se ralentir. Le tisserand franchissait toujours des bois et des champs, et cependant il n’atteignait jamais le but de sa course. Il semblait que les distances prissent tout à coup des proportions fantastiques et s’allongeassent outre mesure.

L’infortuné, en vue des maisons du village, criait et appelait au secours : mais sa voix expirait dans sa gorge, étouffée par la peur, et ses dents claquaient avec une violence qui ne lui permettait pas de formuler une prière.

Enfin, épuisé, mourant, à bout de force et de courage, Hermann arriva au seuil de sa maison, saisit le marteau de la porte, et le secoua avec frénésie en poussant des hurlements de frayeur.

Ketha reconnut la voix de son mari et descendit les degrés en recommandant son âme à Dieu.

Hermann frappait à coups redoublés : il entendait la marche inexorable du spectre derrière lui, et les secondes lui paraissaient des siècles d’angoisses.

Enfin les verrous sortirent de leurs gâches et la porte s’ouvrit.

Hermann se précipita dans la maison, la tête perdue, les yeux hagards, comme un insensé. Il repoussa les verrous avec toute la force qu’il put trouver encore et regarda autour de lui.

Mais le spectre n’était pas entré dans la maison.

— Femme, s’écria-t-il, vite, vite !… apporte ici tout…, tout ce que nous avons… vite… vite… les meubles, les tonneaux… tout, tout !…

Et chancelant, il s’appuyait à la muraille.

Ketha restait immobile sans comprendre. Hermann entr’ouvrit le judas de la porte et lui montra Fritz qui s’avançait toujours.

La pauvre femme poussa un cri d’horreur :

— Mon frère !

Puis, comprenant par une intuition rapide l’idée de son mari, elle s’élança dans le cellier.

En un instant, les échelles, les cuves, les tonneaux, furent arrachés de leur place et amoncelés devant la porte en une formidable barricade.

Dans la chambre commune, en haut des degrés, ils fermèrent la porte, la verrouillèrent encore et en défendirent l’accès par une pyramide de meubles qu’ils se préparèrent à soutenir de leur corps.

Quand la dernière fortification fut achevée, le tisserand tomba épuisé ; Ketha se jeta à genoux près de lui et implora Dieu.

Mais les pas du killecroff maudit s’approchaient de minute en minute… bientôt on les entendit faire retentir le pavé de la cour sous leur choc sonore.

Ketha saisit Hermann dans ses bras et fit une prière suprême. Elle avait pardonné et priait Dieu de pardonner aussi.

Tout à coup les pas s’arrêtèrent ; il y eut un moment de silence et, le marteau de la porte lentement soulevé retomba avec un bruit sourd.

Tous deux s’élancèrent vers la porte intérieure et se raidirent, en soutenant les meubles qui la défendaient, de toute la force de leurs membres crispés.

Puis immobiles, la respiration arrêtée sur les lèvres, ils attendirent.

An bout de quelques secondes un second coup fut lugubrement répété par l’écho.

Un silence solennel régnait dans la nature.

Un troisième coup plus fort que les deux premiers fit trembler les barricades extérieures.

Ketha se sentit défaillir.

— Que veut-il, mon Dieu ! demanda-t-elle à son mari d’une voix si éteinte, qu’au mouvement de ses lèvres seulement, il devina ce qu’il n’entendait pas.

— J’ai blasphémé… j’ai invoqué Satan… j’ai défié les trépassés de me montrer ma route, de m’envoyer un guide… j’ai invité un damné à venir souper céans… j’ai promis de le suivre après… Et Fritz est venu…

La voix du tisserand expira dans sa gorge, car le marteau frappa trois fois la porte à temps égaux ; et au troisième coup, la première barricade s’ébranla, tandis que deux tonneaux roulaient à terre.

Ce fut une angoisse inexprimable : les patients sentirent leurs cheveux se hérisser sur leur tête et tout leur sang se glacer dans leurs veines.

Les coups retentissaient toujours, et à chaque coup un meuble tombait et déblayait l’entrée de la maison. Enfin bientôt les verrous eux-mêmes s’ouvrirent sans résistance.

Puis les pas lents du spectre frappèrent à intervalles réguliers les marches de l’escalier.

Quand il eut atteint la dernière, ses doigts osseux frappèrent un coup sec sur le panneau de la porte, et la muraille trembla.

Comme à la première barrière, chaque coup renversait un obstacle ; comme à la première barrière quand le dernier obstacle fut tombé, la porte s’ouvrit d’elle-même, et Fritz le pendu apparut sur le seuil.

À cette horrible vue, Ketha tomba évanouie ; Hermann s’enfuit dans le coin le plus sombre de la chambre, et se serra contre la muraille, comme s’il eût espéré y trouver un refuge.

Mais l’impitoyable spectre marcha droit à lui, l’étreignit de ses doigts d’acier, l’enleva de terre et l’assit en face de lui devant la table à manger.

Et quand ils furent assis tous deux, il darda ses yeux flamboyants sur son ancien compagnon, et frappa un coup sec sur la table pour réclamer le souper promis.

Hermann poussa un cri de désespoir et fit de la tête un signe de refus.

— Au nom de Dieu, va-t’en ! murmura-t-il faiblement en essayant un signe de croix impossible.

Mais le killecroff restait immobile, gardant son rictus funèbre et fixant toujours sur le tisserand ses yeux de damné.

Il frappa une seconde fois la table d’un coup plus impératif.

Alors, d’une voix étouffée, le tisserand appela sa femme :

— Ketha !…

La pauvre créature se souleva péniblement et entrouvrit les yeux.

À l’aspect de son mari et du spectre de son frère, elle laissa échapper un cri aigu, et retomba brisée comme quelqu’un qui sort d’un horrible rêve, pour entrer dans une réalité plus effroyable encore.

Le killecroff frappa une troisième fois.

— Ketha, va nous chercher à boire, murmura Hermann.

Mue par une force surnaturelle, fascinée par le terrible regard du pendu, elle se leva, tira du bahut quelques fruits secs et un morceau de jambon, et les posa sur la table entre les deux convives ; ensuite, elle rinça machinalement deux gobelets d’étain et les mit à côté ; puis toujours suivie par ces deux yeux qui semblaient des torches allumées par le feu de l’enfer, elle descendit à la cave pour y prendre les dernières bouteilles qu’Hermann y avait laissées.

Quand les bouteilles eurent été déposées devant lui, Fritz prit son gobelet et l’éleva en l’air.

Hermann le remplit jusqu’au bord et reposa la bouteille sur la table.

Mais le bras du spectre resta immobile et tendu, jusqu’à ce qu’Hermann se fût aussi versé à boire, et eût approché le vin de ses lèvres bleuies par la peur.

Alors la liqueur dorée sembla descendre par le gosier du killecroff comme par la bonde d’un tonneau vide. Et tout en buvant, il dirigeait encore vers le tisserand son regard fixe ; sons cette insupportable pression, l’infortuné fut forcé de boire aussi.

Quand Herman abaissa son gobelet, il retrouva, devant lui, le bras tendu de son hôte qui demandait encore du vin.

Il lui fallut remplir de nouveau son verre vide et renouveler la libation funèbre.

Et quand les deux premières bouteilles furent achevées, Fritz, toujours impitoyable, frappa pour en demander d’autres.

Toujours sous la domination infernale du killecroff, Ketha obéissait à ses signes sans conscience d’elle-même,

Fritz ne mangeait pas, mais il buvait toujours.

Le vin semblait circuler dans ses veines comme en des torrents avides et desséchés, sans animer son visage, sans échauffer ni assouplir ses membres rigides.

Enfin, quand la dernière bouteille eut versé sa dernière goutte de liqueur, quand le dernier gobelet fut vidé, le spectre se leva, et, d’un geste inflexible, fit signe au tisserand de le suivre à son tour.

D’un bond qui contenait une énergie suprême, le malheureux s’élança au fond de la chambre et s’accrocha de toute la force de sa plus puissante étreinte aux colonnes du lit. Puis, avec un cri déchirant, il invoqua une dernière fois Ketha comme un ange protecteur.

Par un mouvement plus prompt que la pensée, la pauvre femme s’était jetée sur son mari pour essayer de le couvrir de son corps.

Mais le killecroff grinça son sinistre rire et plongea ses doigts crochus dans l’épaisse chevelure du tisserand ; d’un seul effort, il l’enleva à cette faible égide et rejeta Ketha loin de lui.

Ce fut alors entre le mort et le vivant un combat horrible sans pitié ni merci.

Ketha s’accrochait en sanglotant aux vêtements de son mari ; elle invoquait Dieu et implorait même jusqu’au damné.

Hermann étreignait de toutes ses forces les meubles, les murailles, les marches de l’escalier.

Mais l’épouvantable spectre semblait ne pas entendre les prières, ne pas sentir la résistance.

Arrivé à la porte extérieure, Hermann saisit le chambranle et s’y accrocha des ongles et des dents ; Ketha se jeta en travers du chemin.

Fritz la poussa du pied et passa, entraînant sa proie sans se retourner.

Ketha resta évanouie sur le seuil de sa demeure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle reprit ses sens, la nuit laissait entrevoir les premières lueurs du matin, et une cloche funèbre sonnait le glas des trépassés, car Barbel venait d’expirer chez le recteur d’Arnsberg.

Alors elle monta dans la chambre haute et s’agenouilla pour prier, près de la fenêtre entr’ouverte.

La pluie avait cessé, les nuages se dispersaient dans le ciel, et, à l’horizon, les teintes blafardes qui annoncent le jour, faisaient ressortir en noir les silhouettes des clochers et des donjons.

Bien loin, bien loin dans la campagne, Ketha reconnut encore le fantôme du killecroff qui traînait parmi les ronces et les pierres le corps inanimé de son mari.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, dit la légende, jamais plus Hermann le tisserand ne reparut ici-bas.

LES MORTS SE VENGENT.


Une société nombreuse était réunie chez madame de M*** ? qui habite pendant six mois son château, situé dans une des plus belles contrées d’outre-Loire.

C’était le jour de la Toussaint, il faisait froid déjà, et les feuilles jaunies tombaient poussées par la bise sur les allées du jardin. On ne songeait plus aux longues promenades sous les charmilles ; les vendanges étaient faites et les fruits cueillis. Aussi dans la grande cheminée, pétillait un feu clair autour duquel se pressaient de bon cœur jeunes gens et vieillards ; et comme c’était le soir, des tables de jeu portant chacune leur lampe, coiffée d’un abat-jour vert, avaient été dressées aux quatre coins du salon.

Mais le boston et le whist n’amusent guère que les grands parents, et le mistis lui-même n’a qu’un pouvoir borné sur les jeunes esprits. Près du feu, se serrait donc un groupe boudeur ou morose, que la maîtresse de la maison devait chercher à distraire. Malheureusement c’est souvent lorsqu’on cherche une idée que l’on n’en trouve pas. Elle était donc fort embarrassée, quand son partenaire, devinant sa perplexité, s’écria :

— Nous sommes de grands égoïstes, nous autres vieilles gens, avec nos cartes ! Les enfants s’ennuient ; et, je vois d’ici ma jeune amie Pauline, regardant la table de boston avec une physionomie qui dit assez, combien elle s’intéresse peu à une indépendance en cœur. — Allons, madame de M***, il faut des jeux de tous les âges. Rangeons-nous un peu dans les coins, et faisons-leur une belle place au milieu du salon pour jouer aux jeux innocents.

La proposition fit lever les têtes penchées et les paupières alourdies.

— Docteur, jouerez-vous avec nous ? demanda la jeune fille désignée tout à l’heure par le nom de Pauline.

— Oh ! moi, chère enfant, je vous regarderai, et ce sera mon meilleur plaisir. — Je n’ai plus l’esprit assez vif pour répondre à mon corbillon, qu’y met-on ? ou à monsieur le curé n’aime pas les os ; ni les mouvements assez agiles pour me défendre au colin-maillard et à la main-chaude.

— Ah ! que si ! docteur, reprit la maîtresse de la maison. Puisque les jeunes gens jouent, il faut jouer avec eux et faire leur partie, si nous voulons qu’ils fassent ensuite la nôtre. Aussi bien, quel âge avez-vous donc, mon cher contemporain, pour faire le vieillard ? — Cinquante ans peut-être ?

— Eh ! mais, n’est-ce point l’âge des idées graves ? — Vous pouvez, chère madame, jouer avec votre fille ; cela vous va toujours bien ; vous êtes jeune et gaie, et Pauline semble votre sœur. Moi, j’ai toujours été d’humeur sévère, vous le savez. Je berçais Pauline sur mes genoux quand elle était enfant, mais je n’ai jamais pris part aux folles joies de la jeune fille. — Jouez donc tous, et laissez-moi dans mon coin, comme c’est la coutume, ronger la pomme de ma canne, me souvenir du passé ou songer à l’avenir. Dix ans plus tôt, dix ans plus tard, ne faut-il pas toujours apprendre ce rôle ?

Le personnage qui parlait ainsi, tout en allant s’installer au coin du feu dans une vieille bergère, était un homme grand et maigre, jadis blond, mais maintenant gris, dont les tempes creusées, les cheveux rares et la taille courbée, faisaient un vieillard, bien qu’il n’eût guère que la cinquantaine, comme l’avait dit madame de M***. Il avait le front haut et intelligent, l’œil vif et doux en même temps. Sur sa joue gauche on remarquait une cicatrice profonde qui ressemblait à la marque d’une morsure.

Depuis vingt-cinq ans, le docteur Maynaud exerçait la médecine dans le bourg voisin du château de madame de M*** ; et, quoiqu’il fût un tout jeune homme lors de son installation dans le pays, personne ne se souvenait de l’avoir vu sans cheveux blancs et sans rides, tant son front avait toujours été sévère, tant sa vie était restée calme et retirée.

Néanmoins il était devenu l’ami de toutes les familles des environs, et dans le salon de madame de M***, mi-partie composé de visiteurs parisiens et de voisins de campagne, il n’y avait pas un seul personnage qui ne s’honorât de l’avoir pour commensal.

Ce soir-là son front était plus pensif encore que de coutume. Tandis que les jeux s’organisaient autour de lui, et à mesure qu’ils devenaient plus bruyants, il semblait s’isoler en lui-même pour donner audience à des rêveries ou à des souvenirs graves, presque douloureux. Peut-être les cloches qui tintaient pour annoncer la fête des morts, conduisaient-elles ses pensées vers un autre monde, ou le faisaient-elles songer à des tombes aimées. Peut-être cherchait-il la solution d’un problème scientifique ou moral. Quoi qu’il en fût, il était certes à cent lieues du salon de madame de M***, quand, après une partie, H fut question de racheter les gages.

L’air absorbé du docteur frappa tout le monde. Comme Pauline de M*** était passible d’une pénitence pour une paire de gants qu’elle avait laissée en otage, on trouva plaisant de l’envoyer réveiller le morose vieillard par un baiser.

Pauline regarda malicieusement son vieil ami et s’avança sur la pointe du pied. Puis, quand elle fut devant lui, et qu’elle eut montré en riant aux joueurs l’impassibilité du docteur, qui ne sourcillait point, elle lui prit brusquement le cou entre ses deux mains, et lui appliqua sur la joue gauche un bruyant baiser.

Le docteur Maynaud poussa un cri terrible, bondit comme sous la détonation d’une arme à feu, lança autour de lui des regards fous, et au milieu de l’étonnement général, s’élança hors du salon.

Madame de M*** courut à la poursuite du malheureux docteur, appela ses domestiques et ordonna qu’on eût à le rejoindre, à le conduire dans sa chambre, à lui porter tous les secours possibles, à s’informer d’où provenait cette attaque subite. Tout le monde se mit en campagne et battit les cours, les jardins, les corridors. Mais ce fut en vain et nul ne put le retrouver.

La consternation générale suspendit tous les jeux. On se demanda avec effroi quelle douleur avait pu saisir tout à coup le docteur Maynaud et lui donner cet accès de folie. Une inquiétude réelle remplaça bientôt l’étonnement, car le caractère et le tempérament du docteur étaient également opposés à ces scènes violentes. Enfin les domestiques lancés dans toutes les directions, revinrent sans avoir pu s’emparer du fugitif.

Le lendemain matin, cette scène fut naturellement le sujet de toutes les conversations. On envoya savoir des nouvelles jusqu’au village voisin, chez le docteur lui-même. Mais ou ne put recueillir aucun renseignement de sa vieille gouvernante, et ce fut inutile ment que dans l’après-midi chacun des hôtes de madame de M*** essaya de parvenir jusqu’à lui.

Le soir, quand après avoir fait traîner le dîner en longueur, quand après avoir savouré lentement toutes les jouissances d’un dessert aussi opulent que peut l’être un dessert d automne en province, et plus lentement encore dégusté le café, on passa au salon, toutes les explications possibles et impossibles de la fuite du docteur furent discutées de nouveau. Chacun donna son avis et défendit son opinion, et le résultat final fut que la chose restait incompréhensible.

La conversation tomba enfin faute d’aliment ; on devint triste parce qu’il pleuvait, parce qu’il faisait froid, parce que c’était le jour des morts et que l’on n’avait plus rien à dire : enfin, parce que l’on ne savait à quel travail se vouer pour passer le temps.

Les vieillards commençaient à s’endormir dans leurs bergères et les jeunes gens à savoir exactement le compte des feuilles du parquet. Pour la centième fois, les habitués du salon de madame de M***, engageaient, in petto, de longues conversations avec les amours bouffis des dessus de portes, en suivant les épisodes de l’éternelle chasse qui courait sur la tapisserie des murs.

Combien on eût béni, ce soir-là, la Mélusine qui aurait enfin fait bondir le cerf, aboyer les chiens et courir les chasseurs ! — Que n’eût-on pas donné pour voir les escarpolettes de fleurs se rompre sous le poids des amours potelés et joyeux !

Vers dix heures, quand chacun songeait à se couler discrètement hors du salon pour aller retrouver sa chambre à coucher, la porte s’ouvrit et le docteur parut.

C’était bien le même homme que la veille, et cependant, on hésita un instant à le reconnaître. Dix années de douleur ne l’eussent pas changé davantage que ces vingt-quatre heures. Son front s’était plissé de rides nouvelles, ses yeux avaient creusé leurs orbites, ses cheveux de gris étaient devenus blancs.

— J’ai des excuses à vous faire, mon excellente amie, dit-il d’une voix encore émue, en s’avançant vers madame de M*** ; j en ai à faire surtout à notre chère Pauline, pour la désagréable scène que je lui ai rendue en échange de sa bonne caresse d’enfant. Je vous ai paru fou, sans doute, et peut-être le suis-je. Mais vous avez senti sous mes cris une horrible douleur, n’est-ce pas ?

— Docteur, nous sommes ici, tous vos amis, tous incapables d éprouver autre chose qu’une peine sincère à la vue de vos souffrances. Nous ignorions…

— Vous ignoriez que je fusse sujet à de semblables accès ? — Rassurez-vous, chère amie, reprit le docteur Maynaud en s’efforçant de sourire… c’est la première fois… et sans doute aussi la dernière… — car, ajouta-t-il, vous voyez à mon visage, ma chère Pauline, qu’un second baiser semblable ne laisserait plus qu’un cadavre.

— Docteur ! au nom du ciel, qu’avez-vous ? s’écria la jeune fille effrayée des regards du docteur plus encore que de ses paroles.

— Je vous dois l’explication de cette étrange scène, ma chère enfant, ainsi qu’à votre mère et à tous nos amis. Vous êtes bien bonne de vous intéresser si vivement à la santé d’un pauvre vieillard qui l’année prochaine à pareille époque, sans doute, ne vous attristera plus de sa présence…

— Mon ami !

— Docteur !

Ce fut un cri de sympathie générale ; et pourtant, personne n’osa contredire M. Maynaud, tant depuis la veille son visage avait changé.

— Je suis vieux, mes amis, car en 1806 j’avais vingt ans et j’étais étudiant en médecine près la Faculté de Montpellier.

Or, le jour de la Toussaint de cette année-là, le temps était magnifique pour une journée de l’extrême automne. Un dernier soleil dorait les feuilles qui restaient aux branches des arbres, et revêtait d’un manteau joyeux les murailles les plus grises de Montpellier. Nous étions en vacances, car naturellement ou ne faisait point de cours aux fêtes carillonnées ; c’est pourquoi je partis avec trois de mes amis, — trois étudiants qui aimaient comme moi le grand air et la liberté, — pour aller explorer les environs.

Vers le soir, après avoir passé notre journée en courses à travers la campagne, nous nous rapprochâmes de la ville pour trouver dans l’un des faubourgs un petit cabaret apprécié des étudiants. Nous y reconnûmes quelques-uns des nôtres, la conversation s’engagea, et un copieux souper fut commandé à l’hôte.

Le vin était bon, les liqueurs exquises ; nous causions de cette vive causerie que la verve soutient, que la discussion fouette, et qui jette l’esprit surexcité dans un monde d’idées un peu incohérentes, parce que l’on a tour à tour effleuré tous les sujets, creusé toutes les questions et soutenu toutes les thèses. Moitié vin, moitié causerie peut-être, vers onze heures du soir, quand nous voulûmes nous lever pour regagner nos logis, nous trébuchions et battions les murailles. Les uns étaient ivres, les autres étaient gris.

Ceux qui étaient ivres restèrent au cabaret sur leurs bancs ou sous la table. Ceux qui n’étaient que gris, et j’étais de ceux-là, s’assurèrent tant bien que mal sur leurs jambes, et rentrèrent en groupe dans Montpellier.

La route fut faite en commun d’abord, et la conversation continua semée de propos interrompus. Mais de distance en distance il y eut des défections : quelques-uns reconnurent leur chemin et rentrèrent chez eux ; quelques autres restèrent en arrière, s’appuyant aux murs et interrogeant les passants attardés.

Moi, je n’étais ni de ceux qui à travers les fumées de l’ivresse gardaient assez leur raison pour se conduire, ni de ceux qui l’avaient entièrement perdue. Bientôt je me trouvai seul au milieu de la ville, et fort incertain de la route que je devais suivre.

J’allai d’abord devant moi, sans plus m’inquiéter de mon but ; il faisait, beau et j’avais comme un moulin dans la tête. Mais peu à peu la turbulence de mes pensées se calma, et j’essayai de reconnaître les rues et les places.

Ce n’était pas chose facile, car la lune ne paraissait encore point, et la ville de Montpellier ne soupçonnait guère, alors, qu’elle serait un jour éclairée au gaz. Les réverbères eux-mêmes étaient inconnus partout ailleurs que devant la mairie, la préfecture et les écoles.

Je marchais donc à tâtons, essayant de percer à la fois les ténèbres de l’ivresse et celles de la nuit.

Enfin, je crus reconnaître un quartier que je fréquentais ordinairement. Je m’orientai, et l’esprit flottant entre la veille et le rêve, j’enfilai une petite rue tortueuse que j’avais l’habitude de prendre souvent.

Machinalement je tâtai toutes les portes de cette rue, car il me semblait que j’allais enfin trouver la mienne, et découvrir la serrure dans laquelle j’avais le droit d’engager mon passe-partout. Et plus je cherchais, plus je traversais de fois la rue de droite à gauche, plus l’idée que j’étais vraiment dans le voisinage de ma maison s’enracinait dans mon esprit.

Je heurtai une porte bien connue cette fois, et sans remarquer le drapeau qui flottait au-dessus pour désigner un établissement public, je mis ma clef dans la serrure. Le passe-partout tourna difficilement d’abord, mais quelques secousses aidant, la porte finit par s’ouvrir.

J’entrai, en avançant comme les aveugles, les mains devant moi, et je fis quelques pas en divers sens pour trouver l’escalier. Au bout d’un instant, je sentis une porte intérieure qui cédait sous la simple pression de ma main. Je la poussai, et à peine l’avais-je franchie, qu’elle retomba lourdement en frappant la muraille.

Mon premier mouvement fut de regarder autour de moi, mais l’obscurité m’empêchait de rien distinguer. Je sentais seulement que je n’étais pas dans ma chambre. Une impression de froid me faisait penser que ce lieu n était point habité, et au bruit sonore de mes pas sur les dalles je comprenais que l’enceinte était vaste et peu meublée.

Un instant, je me crus dans une église ; mais dans les églises brûle nuit et jour la lampe du sanctuaire, et rien n’éclairait ce lieu silencieux et glacé.

Je voulus sortir et je retournai sur mes pas dans la direction de la porte. Mais, soit que l’ivresse rendit encore mes démarches incertaines, soit que la porte n’eût point en dedans d’apparences sensibles je ne pus la retrouver.

Alors je voulus définitivement savoir dans quel lieu je m’étais égaré, et comme, à travers l’ombre, je distinguais à l’extrémité de la salle un grand vitrage couvert d’un rideau, je m’avançai de ce côté pour me donner quelque clarté.

À peine avais-je fait une dizaine de pas, que je me heurtai violemment à l’angle d’un meuble ou d’une corniche. Je me détournai un peu et poursuivis mon chemin avec plus de précautions, mais je ne tardai pas à être arrêté par un second choc.

J’étendis les mains et sentis le froid du marbre ; puis à un second mouvement, que je fis, un autre froid plus intense, plus pénétrant, plus répulsif à ma chair, me glaça lé sang dans les veines. Celui-là je le reconnus, moi, étudiant eu médecine et en chirurgie : c’était le froid de la mort !

Soudain les fumées de l’ivresse s’envolèrent, et toute ma présence d’esprit me revint. J’étais dans l’amphithéâtre, où l’on déposait sur des tables de marbre, les morts de l’hospice, pour être livrés à l’étude et disséqués.

J’avais pourtant bien ! habitude de me trouver dans ce lieu sinistre ; je n’étais point un débutant que la vue d’un cadavre effraie. Mais la surprise, l’obscurité, l’époque de l’année, peut-être, car j’entendais sonner le glas des morts, tout contribua à me causer un sentiment d’invincible effroi.

Je me reculai avec horreur et cherchai une seconde fois la porte, sans réussir à la trouver, puisque l’amphithéâtre était circulaire et que la porte, à contre-poids comme celles des églises, rentrait dans la muraille.

La peur me prit à la gorge et agita mes membres d’un tremblement convulsif. Je tournais autour de ces murs inflexibles comme un prisonnier autour de son cachot ; j’appuyais mes mains sur chaque panneau, espérant enfin trouver la porte, et la faire céder sous ma pression. Mais tous mes efforts étaient vains. Les lambris semblaient me repousser. Peut-être la peur m’avait-elle rendu impuissant, même à soulever une porte.

Les cloches tintaient toujours lentes et inexorables.

Mes dents claquaient ; une sueur froide me perlait au front. La lune qui se levait, tamisait sa lumière pâle à travers le rideau rouge de la fenêtre. Peu à peu les objets commençaient à sortir de l’ombre. Je distinguais les instruments de chirurgie, qui allongeaient sur les murs leurs ombres bizarres ; puis, les tables de marbre noir, dont les arêtes retenaient un rayon de lumière ; puis, les scalpels dispersés ; puis, les cadavres……

Ils étaient deux — deux seulement.

L’un celui d’un vieillard déjà travaillé par nos mains — je le reconnaissais ; — l’autre celui d’une jeune fille morte la veille et tout frais encore.

Le vieillard sanglant, dépecé, les membres à moitié détachés du corps, était horrible à voir.

La jeune fille, belle de cette beauté fascinatrice de la mort, que la pulmonie laisse à ses victimes, attirait invinciblement mes regards.

Minuit sonnait, et chaque coup mêlait son timbre solennel au chant funèbre des cloches. Le jour des morts commençait. Ma terreur devint plus intense encore. Il me semblait, que ces cadavres allaient me demander compte de ma profanation, car le deux novembre, dans toutes les Facultés de médecine, l’amphithéâtre est fermé ; on respecte les morts, comme si. ce jour-là, leurs âmes veillaient autour de leurs corps.

Immobile, glacé j je restais accroupi au pied du mur d’enceinte, sans pouvoir détourner mes yeux, du cadavre de la jeune fille.

Tout à coup, je tressaillis. Il me sembla entendre un gémissement étouffé.

J’écoutai, l’oreille tendue avec cette terreur, qui fait acquérir aux sens une finesse inouïe ; un bruit plus prolongé troubla le silence.

Je regardai autour de moi, et je crus voir la tête du vieillard, se remuer lentement sur son chevet de marbre.

J’eus peur d’être fou, le sang me monta à la tête et me fouetta violemment les tempes.

Atout prix, je voulais m’enfuir, mais mes efforts insensés n’aboutissaient toujours qu’à me faire tourner dans le même cercle.

Les cloches, d’abord lentes comme les plaintes d’un malade, se mirent à sonner à toute volée, scandant leurs coups pressés, comme des hoquets d’agonie. Les vitres ébranlées, répétaient leur son avec des notes lamentables. Par moment, on eût dit, que les morts pleuraient en demandant grâce et pitié ; par moment, qu’ils s’éveillaient, qu’ils se levaient en cohortes épaisses, qu’ils emplissaient l’air d’un hurrah guerrier.

Je tombai à genoux sans force ni raison, l’œil troublé, la tête perdue.

Pour cette fois, j’avais bien entendu un soupir près de moi, pour cette fois j’avais bien vu les cadavres s’agiter !

Et, tandis que je me sentais mourir, le vieillard poussait des cris lugubres, car il ne pouvait réussir à remuer sa tête découronnée de son crâne, à mouvoir ses membres lacérés par le scalpel, ou tranchés par la scie.

Il faisait des efforts inouïs pour se soulever sur son marbre, et chaque mouvement ébranlait sa cervelle sanglante. Enfin, il parvint à s’asseoir, et ses yeux, à moitié chassés de leurs orbites, interrogèrent les ténèbres.

— « C’est aujourd’hui le jour des morts, — dit-il d’une voix qui retentit jusque dans mes entrailles ; — les morts s’éveillent et se vengent !

» Qui est là, avec moi, dans cet horrible charnier ?… Une jeune fille ! — Enfant, lève-toi !

» Lève-toi, car tu as tes membres encore, et tu reposes dans l’ignorance du supplice qui t’attend.

» C’est aujourd’hui le jour des morts !… les morts s’éveillent et se Vengent ! »

Lentement, à son tour, la jeune fille se leva en ouvrant ses yeux fixes.

“ « Pauvre fille ! Ah ! tu expires à peine, et tu ne penses pas aux tortures que nous réservent les odieux vivants !… les morts, disent-ils, qu’est cela ?… — de la chair inerte dont la terre va faire du fumier ! — une matière insensible bonne pour l’expérience du scalpel !

» Et pourtant, cette chair glacée qu’aucun frisson ne fait tressaillir, elle souffre, elle sent… jusqu’à l’heure de sa complète dissolution… Quand l’outil tranchant fend la peau, nous en sentons la pointe aiguë et cuisante ; quand nos entrailles se répandent hors de notre ventre, nous voudrions pouvoir les retenir malgré le sacrilège qui les vole ; quand notre cerveau crie sous le trépan, quand notre cœur saigne sous le bistouri, les douleurs les plus intenses nous déchirent : des douleurs dont les bourreaux n’ont pas l’idée, eux qui peuvent encore mourir !

» Ah ! mon crâne est ouvert ! je souffre horriblement ! — Que cherchent-ils dans ma tête ?… la pensée peut-être ?….

» C’est au nom de la science que les barbares nous hachent, nous dépècent et nous fouillent !…

» Ha ! ha ! mais ils seront des morts à leur tour ! ajouta-t-il, avec un ricanement qui fit résonner l’écho.

» C’est aujourd’hui le jour des morts… les morts s’éveillent et se vengent !

» Allons ! quitte ta couche de marbre et viens prés de la mienne… c’est cela ! — Approche-toi, puisque tu peux marcher… bien ! — assieds-toi maintenant, et regarde autour de nous les instruments de torture…

» Pauvre enfant ! Morte à peine, tu crois dormir, n’est-ce pas ? Eh bien ! ils viendront. Ils vont venir… Ils ouvriront ta poitrine pour y chercher la phthisie qui t’a tuée_ Ils écarteront tes os et tu ne pourras pas crier… Ils fouilleront ton cœur, et ton cœur sentira la lancette acérée, se replonger mille fois au bruit de leurs rires. — Car ils rient, les misérables, en nous déchirant !… ils parlent de leurs orgies !… ils parlent de leurs maîtresses !

» Et puis, quand tout sera fini, quand une partie de ton être aura été jetée à la voirie, quand tes mains ou tes pieds, si jolis maintenant, auront été coupés et emportés par eux pour s’en faire des jouets, on roulera les restes dans un drap grossier, — le drap de l’aumône ! — on les mettra dans une botte, aux ais à peine joints, et on les jettera dans une fosse, ignoble… au hasard ! — sur moi, sur les morts d’hier, sous ceux de demain, entre un vieux mendiant et quelque débris de honte ou de crime !

» Tu sentiras tout cela : et la terre lourde, et la pression d’un autre cercueil sur le tien, et le froid de la neige, et l’humidité de la pluie.

» Puis tes souffrances dureront longtemps… longtemps… jusqu’à ce que les vers aient rongé tes os ; jusqu’à ce que le sable aride ait bu le suc de ta chair, pour en faire de l’herbe et des fleurs…

» Voilà ce que souffrent les trépassés, sous la tyrannie des vivants qui règnent sur la terre. — Mais, c’est aujourd’hui le jour des morts… les morts s’éveillent et se vengent !… »

Et le cadavre, fier de sa royauté d’une heure, se redressa, terrible, en promenant autour de lui un regard fixe.

— « … Mais que vois-je ?… — Regarde !… — Qui se cache là-bas sous l’ombre d’une table ?… Un mort serait avec nous… Comme ces deux yeux brûlent !… — C’est un vivant, peut-être ?……

» Un vivant ?… un bourreau ?… — Oui ! oui ! c’est un vivant !… Vois comme il se replie sur lui-même… comme il semble demander un refuge aux murailles… Écoute dans sa gorge le râle de la peur… Ha ! ha ! c’est notre tour ! — Va, jeune fille ! va ! Je te le donne en proie !

» Mets ta main sur son cœur, tu sentiras s’il bat… — Bat-il ?… — Oh ! alors, venge-toi, trépassée !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 »

Le docteur chancela et ses lèvres devinrent blanches ; la parole expira dans sa gorge.

On s’empressa autour de lui ; on lui fit respirer des sels ; mais sa défaillance ne dura que quelques secondes. Ses yeux se rouvrirent, la parole lui revint, et il ajouta d’une voix étouffée :

— Alors je sentis les deux mains de la morte m’étreindre le cou d’un cercle glacé… et à la joue… — là où vous voyez cette cicatrice… où vous m’avez embrassé, Pauline, j’éprouvai une douleur si aiguë, que la pensée ne peut la concevoir. Ce fut d’abord une morsure, faite avec des dents qui semblaient des diamants de glace ; puis une succion horrible, qui aspirait ma vie…

Je perdis connaissance.

Quand j’ouvris tes yeux il faisait jour, et j’étais dans mon lit avec une fièvre ardente. Autour de moi se pressaient mes camarades et mes amis.

— Eh bien ! me dirent-ils, en riant, que diable vas-tu donc faire la nuit à l’amphithéâtre avec les sujets ? — Prends-tu les mortes pour des grisettes, quand tu as bu ?

C’est aujourd’hui le jour des morts, répétai-je machinalement… — Les morts s’éveillent et se vengent !

Allons doive ! — Es-tu devenu fou ? — Nous allons faire sur ton crâne quelques applications d’eau froide…

Je racontai l’horrible histoire ; mais les étudiants ne virent dans mon récit que l’écho d’une heure de délire.

— Vision ! dirent-ils. — Fumées d’ivresse, mêlées aux souvenirs des contes de nourrice !…

Puis, ils s’efforcèrent de me démontrer au nom de la raison, 1 impossibilité des faits. Ils me racontèrent toutes les histoires d’hallucinations, depuis l’antiquité la puis reculée ; et je fus un moment prêt à croire que j’avais eu un épouvantable cauchemar enfanté par le vin et la peur.

Comme j’hésitais entre leurs raisonnements et ma mémoire, quelque chose dérangea un appareil que j’avais sur la tête, et je sentis une vive cuisson à la joue.

Toutes mes terreurs me revinrent ; je demandai une glace, eu jetant loin de moi les compresses et la charpie. À ma joue saignait une plaie béante où dix dents étaient marquées.

— Et ceci ? m’écriai-je, est-ce un rêve aussi ? Si ma tête en délire a entendu parler les morts, si la puissance de mon imagination surexcitée m’a seule montré ce drame funèbre, me suis-je aussi mordu moi-même ?

Il n’y avait rien à répondre à cette preuve terrible. Mes amis doutèrent et se turent.

On me soigna. Je guéris. Mais depuis cette époque je ne suis jamais entré dans un amphithéâtre, et j’ai défendu tous mes morts contre l’autopsie. Les jeunes filles aussi, quand elles sont pâles et grandes comme Pauline, me font un effet étrange.

Vous comprenez maintenant, ce que le baiser imprévu de cette chère enfant m’a fait éprouver hier, à une date et à une heure, où, depuis trente ans, je n’ai jamais pu m’affranchir de mes terreurs. Elle m’a fait illusion une seconde… — Pauline, je n’en reviendrai pas !…

Madame de M*** et ses amis, s’empressèrent autour du docteur Maynaud pour le rassurer. Mille protestations de sympathie lui arrivèrent de toutes parts. On parla de guérison, d’oubli, d’avenir…

Mais l’année suivante, la veillée de la Toussaint se passa tristement au château de madame de M***. À la réunion ordinaire des amis et des voisins, le docteur manquait, et l’on ne pouvait se défendre d’un serrement de cœur à son souvenir.


LES DIX MILLE FRANCS DU DIABLE.


Lecteur, vous connaissez trop bien votre Balzac, et par conséquent la maison Vauquer, pour que nous entreprenions une pâle copie du tableau. Cependant, c’est là qu’il nous faut vous conduire, pour y chercher le début de notre histoire. Ma foi, tant pis ! c’est dans une pension bourgeoise que loge notre héros, et la pension bourgeoise, c’est toujours la maison Vauquer !

Reportez-vous donc un instant, par le souvenir, au puant cloaque de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Représentez-vous, une fois de plus, la salle à manger humide qui conserve à perpétuité une odeur fétide formée des arômes sans cesse présents du miroton et des pruneaux cuits : les meubles vieillis, la vaisselle écornée, les serviettes tachées ; puis l’escalier aux marches usées, les chambres froides et sans meubles. Évoquez le personnel de l’établissement surtout ! Vieillards sans famille, qui traînent péniblement les derniers jours d’une vie de misère, ou cachent un dénûment imprévu ; créatures déclassées qui vivent là comme les mollusques, parce qu’elles ne sont pas mortes, et qu’on ne les a pas tuées ; jeunes gens de province, que la parcimonie ou la pauvreté de leur famille, force à résoudre ce problème : Vivre à Paris, et y faire leurs études, à raison de douze cents francs par an !

Bien. Maintenant, descendez tout cela d’un étage. Faites la maison plus ignoble, et la misère plus repoussante encore. Transformez maman Vauquer en un vieux bonhomme crasseux qui vit avec sa cuisinière. Placez rétablissement rue Copeau, au fond d’une cour, et figurez-vous Poiret plus abruti, la Michonneau plus vieille et plus racornie, Rastignac plus déshérité. — Vous avez la pension bourgeoise, pour les deux sexes et autres, tenue en 1840 par M. Buneaud.

On y paie six cents francs de pension. — Jugez !

La table est servie, et tout autour sont rangés, dans les attitudes diverses qui révèlent leurs habitudes, leur caractère ou leurs infirmités, nos personnages connus.

Cependant parmi eux se trouve une ligure nouvelle, une tête moins flétrie que les autres, mais triste et sans expression.

On sent, que cet être est frère de ses compagnons par la destinée. — Même passé sans doute. — Même avenir pour sûr.

C’est Poiret encore, mais Poiret plus jeune, Poiret à l’instant précis où s’opère la transformation de l’homme en mécanique.

Monsieur Naigeot a cinquante ans seulement. Il est petit, plutôt gras que maigre, et chauve. Ces cheveux, qui lui restent, ne sont pas blancs encore, mais d’une couleur indécise, qui participe du blond, du châtain et du gris, sans doute à cause des mélanges. Il a le bas du visage carré, les lèvres lippues et sensuelles, le nez gros et déformé, les veux petits et ternes. Son front bombé, sillonné de plis épais, est un de ces fronts malheureux qu> expriment Y entêtement et non la volonté, la fatigue et non le travail ; c’est le front dégradé du bœuf qui a porté longtemps le joug, le front, enfin, des êtres qui lisent au seuil de leur avenir, comme les damnés du Dante à la porte de leur enfer : Laissez ici toute espérance !

Au moment où nous l’apercevons au milieu des pensionnaires, on vient de desservir le potage, et Buneaud livre à la circulation, l’assiette où il vient de diviser en portions, les tranches filandreuses d’un éternel bouilli.

La première fureur de l’appétit est apaisée ; les pensionnaires, commencent à échanger entre eux, et avec le maître de la maison, les politesses d’usage. On se demande réciproquement de ses nouvelles. On s’informe du catarrhe de madame une telle, et de la promenade de son voisin.

— Les singes du Jardin-des-plantes sont-ils sortis aujourd’hui ?

— Non ; il ne faisait pas assez chaud. — On dit que la petite femelle du Ouistiti est morte. — Mais le Chimpanzé est arrivé.

— Pauvre bête ! — Et vous, monsieur Naigeot, avez-vous été voir le Chimpanzé ?

— Vous savez bien que je n’ai pas le temps, monsieur Buneaud ; je vais à mes affaires, moi ! Je n’ai pas mon pain tout cuit comme ces messieurs,

— C’est juste. — Ah ! faut de l’argent 1 il en faut, toujours. — À propos, pendant que vous n’y étiez pas, il est venu une lettre pour vous ! Une fameuse lettre, allez ! avec trente-six cachets et je ne sais combien d’adresses sur l’enveloppe, vu qu’elle court après vous depuis deux mois ! Ça venait d’Amérique. — Mais, soyez tranquille, au moins, je l’ai refusée ! — Trois francs de port ! — Merci !

— Vous avez refusé une lettre d’Amérique ! cria un étudiant, de l’extrémité de la table, tandis que Naigeot se bornait à lever sur Buneaud, un regard où se mêlaient l’étonnement et l’indifférence. — D’un pays où l’on peut toujours avoir un oncle ! — Eh bien ! vous n’auriez eu qu’à me refuser une lettre d’Amérique, à moi ! et je le dis à regret, papa Buneaud, ajouta-t-il avec une gravité comique, j’aurais immédiatement divorcé avec votre baraque !

— On peut toujours la réclamer au facteur ! Est-ce que vous avez des parents en Amérique, monsieur Naigeot ?

— Je crois que oui… répondit-il sans sortir de sa torpeur.

— Vous croyez ? Parbleu ! vous devez bien le savoir !

— Autrefois j’avais un frère.

— En Amérique ?

— Je ne sais pas… mais il pourrait être en Amérique tout de même, — Depuis trente ans, il a passé bien de l’eau sous les ponts !

— Un frère !… Depuis trente ans vous ne savez pas ce qu’il est devenu, et il vous arrive une lettre d’Amérique avec beaucoup de renvois sur l’adresse ! Quel drame, papa Naigeot ! reprit l’étudiant en frappant du poing sur la table. — Mais c’est un héritage qui vous tombe du ciel ! Vous allez devenir un Crésus ! — Papa Naigeot, vous nous régalerez !

— Bon ! s’écria un autre étudiant, ce n’est pas trop maladroit d’avoir refusé la lettre !… de cette affaire-là, Buneaud perdait un pensionnaire ! Cela ne ferait pas son compte, à lui, que ses nourrissons s’enrichissent ! Voyez-vous le Pactole traversant la cour ? — Crac ! aussitôt plus personne !

Les jeunes gens battirent des mains ; un sourire bête erra sur les lèvres des vieillards les moins abrutis. Quant aux autres, parfaitement en dehors du mouvement et indifférents à la conversation, ils déchiquetaient leur viande avec la même régularité automatique. À la pension Buneaud, il y avait des êtres auxquels le bruit du canon et du tocsin n’aurait pas même fait lever la tête.

— Finalement, monsieur Naigeot, faut-il faire réclamer cette lettre ? demanda Buneaud.

— Eh ! eh !…

— Comment ! vous hésitez ? Une fortune vous arrive. et vous refusez de l’accueillir ! Vous avez un frère en Amérique — un frère qui vous écrit ! — et votre cœur ne bat pas plus fort d’une pulsation à l’heure ! Papa Naigeot ! les huîtres ont plus de passion que ça !

— La fortune ! la fortune !… C’est peut-être, au contraire, pour m’emprunter de l’argent !… C’était un dissipateur autrefois que Dominique… tandis que moi j’ai toujours été un homme d’ordre et d’économie… et trois francs… c’est trois francs, après tout !

Les jeunes gens se regardèrent, de tous les bouts de la table, pour se faire signe d’exciter le bonhomme à retirer la fameuse missive. Alors ce fut un feu roulant d’apostrophes et de lazzis.

— Dites donc, Naigeot, cédez-moi vos droits ; et si le patron veut me faire crédit de trois francs, pour jusqu’au mois prochain, je me paye votre épitre et votre héritage, voulez-vous ?

— Tiens ! un oncle d’Amérique pour trois francs, ce ne serait pas cher ! — Je fais trente sous pour en avoir ma part ; — toujours à crédit, bien entendu.

— Moi vingt sous ! — à condition de partager la succession au prorata de ma mise, comme de juste !

— Eh bien ! cela fera quatre francs ! vingt sous de trop ! de quoi payer un grog, au papa Naigeot, notre bienfaiteur !

— filous donc, messieurs, pas de bêtises ! interrompit monsieur Buneaud d’un ton mêlé d’autorité et de bonhomie, d’un ton quasi paternel.

— Des bêtises ? mais c’est très-sérieux ! — nous la voulons, nous, cette lettre ; nous la payerons !

— C’est peut-être que monsieur Naigeot trouve nos prétentions trop élevées. — Réduisons-les. Contentons-nous d’un intérêt de mille pour cent de notre apport…

Naigeot restait impassible.

— Moi, je propose de nous cotiser tous, pour retirer la lettre demain matin, à condition que lecture en sera faite à haute et intelligible voix par le patron ! s’écria le plus irrité, par cette stupide indifférence.

— Et moi je souscris pour cinquinte centimes, fit un autre en jetant une pièce de dix sous sur un rond de carafe ; — un rond de carafe en fer-blanc jadis peint en rouge et maintenant tout écaillé. — Allons ! messieurs et mesdames, la main à la poche ! trois francs ! C’est trois francs ! il nous faut trois francs ! C’est encore deux francs cinquante centimes à faire !

L’étudiant se leva et tourna autour de la table, en faisant tinter sa pièce sur la sébille, comme les saltimbanques qui font le boniment devant les baraques des Champs-Élysées. — Les jeunes gens s’empressèrent d’y jeter chacun leur offrande. Les vieux pensionnaires eux-mêmes, sollicités à leur tour, donnèrent machinalement leur sou.

— Noël, messieurs ! nous les avons les bienheureux trois francs ! — Tenez, patron, je les dépose entre vos mains. — À mille pour cent, Naigeot, cela vous fera trente francs à payer demain sur votre succession.

— Parlez-moi des gens vertueux, des gens économes, pour entendre les affaires ! Voilà Naigeot, un caissier, un teneur de livres, un faiseur de chiffres, un maître, en fait de report et de règles d’escompte, qui hypothèque son bien pour vingt-quatre heures, à raison de trente mille pour cent par mois. À ce taux-là, mon bonhomme, je vous propose un an de crédit !

Les pensionnaires de la maison Buneaud écoutaient ces calculs d’un air hébété, et en riant de la facétie des étudiants. Jamais aucun d’eux n’aurait pu prendre au sérieux le calcul par lequel trois francs pourraient arriver à produire en un an de temps trois cent soixante-cinq fois, trente francs.

Quant à Naigeot, il avait suivi en amateur l’opération des étudiants, et il les avait récompensés d’un hochement de tête approbateur.

— À ce compte-là, messieurs, dit il, ce serait vous qui hériteriez ! — malheureusement ce sera trois francs de perdus et voilà tout ! Mais c’est bien vous qui l’aurez voulu au moins !

— Est-il assez désillusionné ce Naigeot ! reprit un tics étudiants en pliant sa serviette, car le dîner était Uni et chacun se levait pour aller à ses affaires ou à ses plaisirs. — Quel mollusque résigné à vivre et à mourir attaché sur la même roche ! Mais, papa, vous avez cinquante ans à peine ! il vous reste de l’avenir, après tout ! Et quand on a trois cents francs de rente, qu’on tient des livres depuis le matin jusqu’au soir pour s’en faire six cents autres, qu’on vit depuis le premier janvier jusqu’au trente-et-un décembre dans la confortable maison Buneaud, il faut se réfugier dans l’avenir pour résister au présent, et hypothéquer ses espérances sur le hasard si l’on n’a pas mieux !

— Peuh !… le hasard !… mauvais débiteur, messieurs !

Eh ! eh ! pas toujours, papa ! — Il n’y a que lui qui paye mille pour cent d’intérêt en vingt-quatre heures ! — À demain et bonne chance !

Les étudiants sortirent ; les vieilles gens remontèrent chez eux seuls ou par groupes. Les uns pour se coucher, les autres pour faire une partie de piquet ou de bésigue. Buneaud passa à la cuisine.

Le titulaire de la fameuse lettre prit son chapeau comme pour sortir ; car, après dîner, il retournait encore, faire la balance du doit et avoir, chez un petit commerçant du quartier. Mais, malgré lui, il était devenu rêveur, et tout en songeant, il arpentait la salle à manger devenue déserte.

Après tout, se disait-il, on a vu des choses plus extraordinaires !… si j allais devenir riche ? moi ! François Naigeot Qu’est-ce que je ferais ? se demanda-t-il mentalement, en jetant autour de lui un coup d’œil circulaire.

Comme il essayait de se répondre à lui-même, huit heures sonnèrent à l’hospice de la Pitié. — Bon ! s’écria-t-il en s’élançant dehors, ne vais-je pas me mettre en retard maintenant ! Ces jeunes gens sont tous fous !

Cette péroraison mit un terme aux velléités d’ambition, qui naissaient dans la cervelle de Naigeot. Il courut à son travail, termina sa besogne journalière, et revint se coucher avec la régularité machinale du cheval borgne, qui depuis dix ans tourne la même meule.

C’était en effet une misérable créature, que cet homme au crâne jauni, aux mornes regards, à la démarche pesante. Jamais peut-être, les êtres déshérités que la médiocrité de leur intelligence, l’étroitesse de leur cercle, la maie-chance et mille causes, ont condamnés à traîner une pénible existence à l’aide d’un labeur incessant et infructueux, n’avaient été personnifiés dans un type plus complet.

Pourtant, François Naigeot était doué au plus haut point, de toutes les vertus sociales qui acquièrent ou conservent la fortune : la patience, l’économie poussée presque jusqu’à l’avarice, l’ordre, l’absence complète de passions. Une seule chose avait agité sa vie ; un seul mobile l’avait fait agir : c’était la peur de manquer, c’était l’horreur de la misère.

Et, par une contradiction étrange, mais plus fréquente qu’on ne serait disposé à le croire, Naigeot s’était condamné toute sa vie aux plus dures privations, pour se tenir à l’abri du besoin. Jamais, même pendant les années de la jeunesse, il ne s’était donné la satisfaction d’un désir. Jamais, il n’avait oublié l’avenir dans l’entraînement du présent. À douze ans, il thésaurisait l’argent que son père lui donnait pour ses menus plaisirs. À vingt, quand après trois années de stage dans une maison de commerce, il commença à recevoir des appointements, en qualité de commis, il les plaça chez son patron en laissant s’accumuler les intérêts. C’était à peine s’il osait en distraire la somme indispensable pour son entretien, tant il voyait avec consternation le sort de son frère aîné, qui, après avoir fait des dettes et mangé son patrimoine, avait été réduit à s’embarquer pour chercher fortune.

La table frugale de la famille, et celle de M. Gobain, son patron, avaient borné le cercle de ses excès gastronomiques. Au jeu, il n’avait jamais perdu plus d’un écu en ses jours de folie ; encore se l’était-il toujours amèrement reproché. Quant aux femmes, il avait toujours considéré avec horreur, celles qui auraient pu être pour lui une occasion de dépense ; et il s’était interdit de songer au mariage, avant de posséder une certaine fortune.

Se marier, sans avoir une existence assurée, lui semblait la plus coupable des imprévoyances ; car avec de la famille on pouvait tomber dans la misère ! et tomber dans la misère, c’était à ses yeux le plus horrible des malheurs, la plus honteuse des taches ; — presque un crime !

Cependant, assis dans un comptoir, la plume derrière l’oreille, et les pages du grand livre ouvertes sur son pupitre, il considérait d’un œil d’admiration la femme de son patron, qui trônait en face de lui dans tous ses atours.

Avoir une semblable femme, l’habiller de dentelle et de soie, la mener au spectacle, et deux fois par an au bal de l’Hôtel-de-Ville, lui paraissait le dernier terme du bonheur. SI comptait ses économies, ajoutées au petit pécule que lui donnerait l’héritage paternel, et supputait le nombre d’années, qu’il avait à attendre, avant d’arriver à ces colonnes d’Hercule de la prospérité.

Malheureusement, en ajoutant toujours les intérêts au capital, la fortune était encore si longue à venir, qu’il désespérait d’atteindre, avant la vieillesse, cette joie réservée à de plus heureux que lui.

Alors, il reportait désespérément sur sa patronne les rêves de sa jeunesse. Il parait de mille grâces ce visage majestueusement encadré d’un bonnet à coques ; il admirait, à toute heure, cette taille mince enserrée dans un corsage bien busqué. Quoique la bonne femme ne fût rien moins que jolie, elle devint pour le malheureux caissier une Beatrix parée de toutes les beautés comme de toutes les vertus, un critérium, qui servait de terme de comparaison à Naigeot, toutes les fois qu’il voulait pour lui-même ou pour autrui, se former une opinion sur le compte d’une personne du sexe féminin. On était agréable ou laide, sotte ou spirituelle, c’est-à-dire, on ressemblait à madame Gobain, on on ne lui ressemblait pas : voilà tout !

Et les années passèrent pour le commis, entre la routine de son abrutissant travail, ses préoccupations constantes d’économie, et son admiration muette pour cette patronne, que le temps ne déflorait point à ses yeux. Un jour vint, où, Naigeot eut quarante ans, deux dents de moins, du ventre et des cheveux gris.

Alors, il aurait pu se marier, car il était devenu pour un cinquième l’associé de son patron. Mais il laissa s’écouler un grand laps de temps avant de prendre énergiquement un parti : puis, il attendit encore, pour choisir, entre toutes les femmes qu’on lui proposait, celle qui lui paraissait ressembler davantage à madame Gobain. Bref, il ne fut bien décidé, que le jour où un événement inouï, terrible, foudroyant, renversa l’édifice de ses espérances, en anéantissant d’un seul coup cette petite fortune si péniblement acquise.

M. Gobain, qui, sans doute, avait comme son commis un idéal de fortune, fit en dessous des spéculations hasardeuses et tomba en faillite. Le concordat signé, il resta au malheureux Naigeot, un dividende infime, qui placé en viager, lui donna trois cents francs de rentes !

Ainsi, après trente années de travail, après s’être refusé tous les bien-être et toutes les joies, il se trouva tout juste réduit à cette misère qu’il avait tant redoutée ! Désormais ses privations n’allaient plus être volontaires, mais forcées ! désormais il faudrait travailler, pour gagner sa vie de tous les jours, et non, pour amasser de quoi se faire plus tard une vie oisive et confortable !

Naigeot pensa mourir d’abord ; ensuite, il calcula qu’il n’avait plus les moyens d’entretenir longtemps son désespoir inactif, et il songea à gagner de quoi augmenter ses cent écus de revenu. Il s’arrangea donc, avec deux ou trois maisons de second ordre, qui n’ayant pas de commis spécial, lui donnèrent chacune, tant par mois, pour venir chaque jour mettre leurs écritures eu ordre. Il gagna de cette manière, six cents francs, qui payèrent sa pension chez Buneaud, tandis que les trois cents autres suffirent à son entretien, à son blanchissage et à ses menues dépenses. Encore, trouvait-il moyen d’en capitaliser une grande partie.

Et voilà les événements bien simples, la vie bien exempte d’excès et de secousses, qui avaient fait d’un homme, né avec tous ses membres et un cerveau bien organisé, la créature abrutie que nous avons rencontrée au commencement de ce récit.

Le lendemain mutin, quand la cloche du déjeuner eut réuni tous les pensionnaires dans la salle à manger de la maison Buneaud, la lettre d’Amérique fut solennellement apportée, sur une assiette, et placée au milieu de la table en guise de surtout : — ou, plutôt, comme la pièce de résistance, destinée à tromper l’appétit des étudiants les plus voraces.

— Qui la lira ? s’écrièrent-ils, tous en même temps.

Et chacun l’examina, la flaira, compta les timbres et les renvois.

— Dites-donc, Naigeot, si c’était une simple lettre de faire part du mariage de votre frère, hein ?

— Ah ! mon Dieu ! c’est bien possible, fit piteusement le teneur de livres. Pourvu que ce ne soit pas pour me demander de l’argent… j’ai bien peur qu’il ne soit dans la misère, ce pauvre Dominique !

— Allons houp ! nous allons le savoir, s’écria celui qui tenait l’épître en brisant le cachet. — Papa Buneaud, en votre qualité de président de l’assemblée, lisez-nous ça !

Buneaud mit ses lunettes, ouvrit l’enveloppe, et lut :


Mon cher frère,

« Tu dois me croire mort, depuis bientôt trente ans que tu n’as reçu de mes nouvelles ; et moi, en traçant ces lignes tardives, je crains de n’y pas recevoir de réponse. S’il m’en arrive une, je sais d’avance quelles pertes cruelles elle devra m’annoncer. Nos parents, sans doute, ne sont plus, et j’éprouve un véritable remords à penser, que je n’ai pas même adouci par correspondance, leurs derniers instants. Si, cependant, ils vivaient encore, si cette lettre te retrouve, sois mon interprète auprès d’eux, mon cher François, obtiens leur pardon pour un fils qui n’a pas démérité d’eux et qui n’a qu’un seul désir, celui de réparer ses torts. Mon ami, il ne faut pas croire que l’on ait le cœur oublieux et desséché parce que l’on n’écrit pas, quand on tente la fortune, comme moi, dans des pays lointains, et que mille intérêts vous arrachent à vos meilleures pensées. Enfin, grâce à Dieu ! j’ai réussi. J’ai fait fortune, comme on dit, et maintenant, je ne demande qu’à partager mon bien-être avec les miens. Je suis très-riche, François ; si riche même, qu’en France ma fortune paraîtrait exorbitante. Néanmoins, je ne veux pas confier à ma lettre une somme trop considérable, qui pourrait se trouver perdue si cette lettre ne t’arrivait pas. J’y mets donc seulement une traite de dix… mille… francs. »

Buneaud s’interrompit, la voix coupée par l’étonnement, et laissa tomber la lettre sur son assiette.

Alors, une feuille de papier moitié manuscrite, moitié gravée en caractères italiques, portant un timbre en marge, et, au milieu, un espace rayé horizontalement et couvert d’écriture, glissa lentement entre les deux pages de la lettre.

Naigeot saisit le bienheureux mandat aux cris de victoire des étudiants, et arracha la lettre des mains de Buneaud pour en achever la lecture lui-même.

…… « Ce n’est pas, mon cher frère, reprit-il, que je te croie dans le besoin, car je me souviens de ton économie et de ton assiduité au travail. Tu dois donc, de ton côté, avoir acquis au moins l’aisance, et si nos parents existent encore, ils ne sont certainement pas malheureux près de toi. Mais, en France, dix mille francs sont une somme, et, si contre toute attente tu n’étais pas favorisé de la fortune, je serais heureux que cet argent pût te venir en aide. Si tu es riche, au contraire, c’est de quoi payer une fantaisie à ta femme, ou allonger la dot d’une de tes filles (car je te suppose marié et père de famille) !… »

— Bon frère ! excellent frère, murmurait Naigeot en s’essuyant les yeux… dix mille francs à moi ! dix mille francs !

… « Dans le cas où aucun de mes rêves ne se serait réalisé, où tu serais resté vieux garçon et sans fortune, veux-tu entreprendre le voyage, venir ici m’aider dans mon vaste commerce et t’y associer pour une part ? Tu as cinquante ans, si je sais bien compter. À cet âge, on est jeune encore, et quelques mille lieues de mer ne doivent point effrayer. Ici, tu trouverais de bons parents et des amis, puisque j’en ai. Ma femme, qui est une Américaine instruite, intelligente, fort entendue au commerce, te mettrait rapidement au fait de nos affaires. Ma fille, — une enfant de dix-huit ans, mon cher François, — jolie, gracieuse, spirituelle, t’aimerait et te traiterait en oncle. L’Amérique est un beau pays, et le climat de la Nouvelle-Orléans n’est pas si mortel qu’on veut bien le dire. Enfin, dans mes magasins, où passent des denrées de tous les pays du monde, lu ferais ta fortune en cinq ou six ans. Réfléchis à ce parti, sien France tu n’es pas aussi heureux que tu le voudrais, si tu as envie de voyager, si enfin tu veux revoir ce frère, qui t’a quitté jeune homme, presque enfant, et que tu trouveras vieux barbon : qui est parti comme un soldat de fortune, avec trois chemises et la malédiction de ses créanciers, et qui est devenu un des personnages les plus considérables du Nouveau-Monde commercial.

» Adieu ou à revoir. — Écris-moi aussitôt que tu auras reçu cette lettre et son contenu. Avec quel plaisir je recevrai ta réponse ! avec quel plaisir j’y trouverai comme un écho du monde que j’ai quitté, et une bénédiction de ma première famille !

» Dominique NAIGEOT. »

Nouvelle-Orléans, le… mars 18…


— Bravo ! bravi ! bravai bravissimo ! crièrent en chœur les étudiants. — Voilà un frère ! Un frère qui devrait bien être mon oncle ! — Naigeot, partez vite pour l’Amérique et embarquez-nous tous comme vos enfants !

— Eh bien i mon cher monsieur, voilà comme la vie est semée de péripéties, dit flegmatiquement Buneaud, qui voyait au bout de l’enthousiasme général, la perte d’un pensionnaire. — Tout n’est qu’heur et malheur ! Volts êtes riche maintenant, et vous n’avez plus besoin d’aller faire des comptes en partie double pour payer votre mois…

— Monsieur n’aura sans doute plus de mois à vous payer, fit observer avec aigreur une vieille femme, qui s’était jusqu’alors tenue à l’écart, comme fort indifférente à la discussion. — Il est probable qu’à dater d’aujourd’hui, il cessera d’être notre commensal.

— Pourquoi donc, supposez-vous notre ami Naigeot si ladre, qu’il se dispense de nous faire un peu partager sa nouvelle fortune ? reprit-on dans le camp des étudiants. Il aura plaisir, au contraire, à nous inviter tous à dîner…

— Et à nous payer trente francs qu’il nous doit !

— Si mieux il n’aime prendre son temps et nous donner soixante francs demain, quatre-vingt-dix après- demain, cent vingt dans trois jours.

Stupéfait, abasourdi par la lecture de la lettre de son frère, ne sachant encore s’il devait en croire ses yeux et ses oreilles, François Naigeot tenait à la main la traite de dix mille francs, la retournait en tous les sens, la flairait pour ainsi dire, en la couvant d’un regard fixe, sans pouvoir encore se rendre compte de son existence.

Certes, s’il se fût tout à coup trouvé maître et possesseur de la toison d’or des jardins Hespérides, il n’aurait pas été plus étonné. Aussi les acclamations et les compliments de ses commensaux, n’arrivèrent-ils à lui d’abord, que comme un bourdonnement confus. Mais, quand des réflexions générales on passa aux applications particulières, quand il comprit qu’on lui réclamait les trois francs prêtés, avec les intérêts fabuleux de mille pour cent par jour, selon la plaisanterie de la veille, le teneur de livres releva instinctivement la tête, en signe de révolte, contre cette extorsion usuraire.

Il n’y avait pas de fortune inattendue qui lui fit comprendre, si vite, qu’on put, en un jour de folie, payer trente francs d’intérêts, pour trois francs prêtés pendant vingt-quatre heures.

— Ah çà ! Naigeot renierait-il sa dette ? refuserait-il de s’exécuter ? demanda un des étudiants d’un ton quasi-menaçant.

Tous se levèrent. Les vieux pensionnaires abrutis de la pension bourgeoise retrouvèrent un instant d’énergie pour se joindre aux jeunes gens, et Buneaud ébaucha un signe d’indignation.

— Un moment, messieurs et mesdames, balbutia le riche Naigeot, qui se vit sur le point d’être accablé par un tolle général, il est bien entendu que je paie des suppléments au dîner de ce soir… si toutefois cette traite est présentable aujourd’hui, reprit-il, en manière de correctif.

— C’est heureux ! dit Buneaud. — Alors je mettrai une oie rôtie, une crème au chocolat, du vin de Bordeaux.

— Voyons donc si la traite est bonne ? s’écria un des jeunes gens ; donnez-moi votre paperasse, Naigeot.

Il ne la donna pas, mais se la laissa prendre en retombant pâle, défait, presque évanoui, sur le dos de sa chaise. Tout à coup, une horrible crainte venait de lui mordre le cœur.

Si la traite allait être fausse… si les timbres de la poste étaient contrefaits… si la lettre, et tout, n’était qu’une infâme plaisanterie de ces damnés étudiants.

Cette sensation ne dura qu’une minute… une minute de poignante angoisse, pendant laquelle Naigeot, en restant suspendu sur l’abîme qui sépare la misère de la fortune, comprit tout à coup avec une lucidité inouïe, la différence de ces deux termes : être ou n’être pas !…

Le mandat, suspendu au-dessus de sa tête par une main impitoyable, redescendit en voltigeant sur ses genoux.

— Parfaitement en règle ! s’écrièrent dix voix en même temps.

Resté seul en face de son trésor, Naigeot se prit la tête à deux mains, comme pour contenir les idées incohérentes, qui bouillonnaient dans son cerveau.

Aussitôt, comme par un coup de baguette magique, cette lettre avait réveillé l’intelligence atrophiée du teneur de livres. Il sentait la vie s’agiter en lui, cet être sans passé, ce vieillard qui n’avait pas eu de jeunesse, et qui naissait, d’un seul coup, à mille émotions inconnues…

Naigeot ne se rendait pas compte du travail étrange qui se faisait en lui, mais déjà son esprit s’ouvrait, à de nouveaux désirs. Il relisait la lettre de son frère, et s’exagérait encore, cette fortune qui venait à lui.

— Ainsi, se disait-il, je suis riche ! — je suis vraiment riche ! car enfin, j’ai là dix mille francs, avec lesquels je puis satisfaire à tous mes désirs… et quand ils seront dépensés, si je veux partir pour l’Amérique, je trouverai, là-bas, une autre fortune toute faite !

Si au contraire j’aime mieux rester ici, je puis les placer en viager… j’en aurais facilement six ou huit cents francs de rente… toutes mes dépenses se trouveraient payées… je pourrais bien vivre, sans m’inquiéter de rien, et, si je travaillais, il me resterait encore du superflu.

Ce serait avoir une jolie petite existence toute faite… oui… — ce ne serait pas être riche !

Mais aussi, je ne serais pas obligé de m’embarquer !…

Ah bah ! j’ai le temps de réfléchir ! Pour aujourd’hui je suis riche !… dix mille francs ! dix mille francs devant soi ! c’est un joli denier ! et je veux dépenser sans compter !

— Buneaud !

Le maître de pension ne répondit pas, sans doute parce qu’il n’avait rien entendu.

Certes ! je leur donnerai à dîner !… et bien ! Je n’ai pas besoin de regarder à quelques bouteilles de vin de plus ou de moins, de lésiner sur le rôti… Je veux me payer un repas comme les gens riches, moi ! et ma foi ! pour aujourd’hui, il faut bien que ces bonnes gens en aient leur part !

— Buneaud !!

Que peuvent-ils bien manger de délicat, de fin, de rare, les gens riches ?

— Buneaud ! Buneaud !!! cria-t-il cette fois de toute la force de ses poumons.

Buneaud arriva enfin, tout étonné d’être dérangé à une heure qui n’était celle d’aucun repas, et tout prêt à s’offenser du ton d’autorité avec lequel on l’avait appelé.

Mais quand il reconnut le nouvel enrichi, son mécontentement se changea en un sourire obséquieux : — Qu’y a-t-il ? monsieur Naigeot, demanda-t-il.

— Que faites vous pour le dîner ? fit Naigeot d’un ton impérieux. — Voilà trois fois que je vous appelle !

— Oh !… comme nous parlons raide… — Je fais faire ce que je vous ai dit : une oie rôtie, une crème au chocolat… puis il y aura le pot-au feu, une salade…

— Pouah !

— Comment pouah ?…

— Oui… C’est commun tout cela, mon cher ! — j’en ai déjà mangé !…

— Ah ! dit Buneaud stupéfait ; mais alors commandez ce que vous voulez.

— Des choses chères… des choses extraordinaires…

— Des soles frites ?… des œufs à la neige ? hasarda timidement le maître de pension.

— Mieux que ça !

— Bon ! — un canard aux olives ? du punch ? un potage aux pâtes d’Italie ?

— C’est meilleur ; — mais il ne faut pas craindre de me donner tout ce qu’il y a de mieux. — Je puis payer !

— Dam ! à moins de commander votre dîner chez Chevet…

— Chez Chevet ? — mais pourquoi pas au fait ? — les gens riches commandent-ils leur dîner chez Chevet ?

— Les gens très-riches. — Mais je ne pense pas que vous…

— Précisément si, mon ami. En vérité ce que vous m’offrez ne me convient pas ! c’est vulgaire ! il n’y a pas besoin d’avoir dix mille francs dans sa poche pour mander de cela ! Toutes réflexions faites, j’irai chez Chevet en revenant de toucher mon argent… — faites en sorte, au moins, que le couvert soit mis proprement dans votre baraque !

Et Naigeot sortit sans saluer en faisant claquer les portes.

— Ne dirait-on pas qu’il est millionnaire, avec ses dix mille francs ! murmura Buneaud furieux.

Quand le teneur de livres eut franchi la porte de la pension bourgeoise, et qu’il se trouva sur le pavé de la rue Copeau, avec une traite de dix mille francs dans sa poche, il huma l’air avec une satisfaction jusqu’alors inconnue. Le soleil lui sembla de l’or fluide, l’horizon s’élargit, Paris lui apparut comme transfiguré.

Jamais, auparavant, il n’avait cherché le sens et l’usage des mille choses, que la misère avait placées hors de sa portée. Jamais, même, il n’avait joui de celles qui sont offertes à tout le monde. C’est que, l’appréciation de tous ces bien-être implique une oisiveté relative, ou au moins une certaine liberté, et que le malheureux Naigeot avait passé sa vie à la glèbe d’un travail ingrat et continuel.

Quelque temps qu’il fit, il allait à sa besogne journalière le front courbé et le regard vague, portant sa besace et tirant son licou sous l’incessant coup de fouet de la nécessité, comme le cheval de fiacre sous celui d’un cocher impitoyable. Aussi, n’avait-il même pas admiré les magnifiques ombrages du Jardin-des-PIantes, et les riches collections que l’Europe nous envie. Pour lui, Paris était contenu entre quatre points : la halle aux vins, le boulevard Saint-Denis, la rue Saint-Honoré, où il allait tenir des livres, et la rue Copeau, qui renfermait la pension Buneaud.

Mais ce jour-là, il pensait avoir conquis le monde, et sentait le besoin d’en connaître toutes les richesses. C’est pourquoi, il parcourait la rue Saint-Victor le nez au vent, les mains dans ses poches, le visage épanoui, regardant les boutiques, heurtant les passants de ci et de là, et virvouchant au hasard comme un homme ivre.

Au moment où il allait détourner la rue, qui descend au quai en suivant la halle aux vins, il se demanda, pour la première fois, où il allait, et tira de sa poche la traite de son frère pour regarder l’adresse du banquier. Il lut le nom de Rothschild ; et plus bas : rue Laffitte, n° 17.

— Bon ! dit-il, rue Laffitte ! mais c’est loin cela. C’est du côté du boulevard Italien, je crois… Après tout, qui m’empêche de prendre une voiture ? ajouta-t-il mentalement, en appelant du geste un coupé de remise, qui passait.

— Cocher ! chez Rothschild !

— À l’heure ou à la course, bourgeois ?

— À l’heure, bon Dieu ! je ne suis pas pressé.

— Tant mieux, bourgeois. — J’ai onze heures vingt minutes à ma montre.

Jamais de sa vie, Naigeot n’était monté dans un pareil équipage. Il avait été rarement en omnibus, et seule dans des cas de trajets extraordinaires ; et il n’était guère monté en fiacre que deux ou trois fois, à l’occasion de cérémonies importantes, comme des mariages, des baptêmes ou des enterrements. Par hasard, le coupé était propre et même élégant. L’intérieur était tapissé de velours vert, et garni de passementeries assorties ; les glaces étaient pures, et les banquettes confortables. Naigeot s’y installa de son mieux, s’enfonça dans un coin, et étendit ses jambes dans la fourrure à longues soies qui servait de tapis.

Alors, il laissa courir son imagination surexcitée à travers ses nouveaux rêves ; et, tandis qu’il traversait Paris, sans souci d’éviter la crotte ou d’être coudoyé par les passants, il faisait un retour sur les années écoulées et s’apercevait qu’il avait été horriblement malheureux. Il se voyait passer, la veille, avec son air morne, son habit râpé, son parapluie sous le bras, tout son piètre accoutrement de vieux gratte-papier ; et, pour la première fois, il en apercevait la puante hideur. Toute sa vie apparaissait à sa mémoire comme un désespérant mirage. Il demandait compte, à la justice éternelle, de cette constante misère et de cet abrutissant labeur qui avaient fait de lui le vieux cuistre d’hier, que, par instants, le richard d’aujourd’hui prenait plaisir à éclabousser en imagination… Alors, il lui passait parla tête des velléités de révolte et de vengeance. Puis, des rages folles de connaître toutes des joies humaines, qui, pouf lui, avaient été lettres-mortes ; de rattraper quelques jours de cette jeunesse qui avait passé inaperçue entre les quatre panneaux grillagés de sa cage de teneur de livres.

Le coupé s’arrêta rue Laffitte devant les bureaux du célèbre banquier juif.

Naigeot s’éveilla au milieu de ses rêves et attendit que le cocher lui eût ouvert la porte pour descendre. Quand il fut sur le trottoir, il le regarda d’un air incertain, comme pour lui demander ce qu’il devait payer. Mais celui-ci, qui avait mieux compris que sa pratique la convention d’être gardé à l’heure, remonta sur son siége en laissant tomber un regard de mépris sur ce bourgeois peu usagé.

— Eh bien ! je vas vous attendre, quoi ! fit-il, en se rangeant.

Le teneur de livres resta ébahi. — Bon ! pensa-t-il, on sait que je suis riche, sans doute ! Eh tant mieux ! je peux bien aller en voiture, au fait !

Il entra dans le temple de fortune, en demandant à tous les gens qu’il rencontrait, où était la caisse, et si, véritablement, il pourrait toucher dix mille francs.

À mesure qu’il approchait, il sentait sa poitrine brûlée par les chaudes effluves de l’espoir et de la crainte. En touchant à la réalisation de son rêve, une secrète terreur, de le voir s’évanouir, cloua Naigeot, immobile, sur le seuil de cette porte où, les six lettres majuscules qui formaient le mot caisse, lui apparurent flamboyantes.

Il porta la main à son cœur, pour en comprimer les battements tumultueux ; et, avant détourner le bouton, il eut le temps de reconnaître, avec stupeur, que jamais il n’avait senti une émotion aussi violente.

Enfin il ouvrit, s’approcha du grillage, et passa la traite par le guichet.

Le commis l’examina, pour s’assurer de la valeur et de la signature et, sans seulement lever les jeux sur celui qui la présentait, il compta silencieusement dix billets de mille francs.

Pendant ce compte, Naigeot eut comme un vertige.

— Le monde est-il renversé ? se demandait-il mentalement. Quoi ! ce n’est pas moi qui paie, c’est moi qu’on paye ! Quoi ! ce n’est plus moi qui suis derrière le grillage, c’est moi qui présente fièrement mes valeurs à la porte ?

Le commis passa les billets de banque avec indifférence. Naigeot les saisit, les recompta, et resta plante sur ses jambes devant le guichet, en regardant son sosie avec des yeux fixes.

— Eh bien ! s’écria celui-ci avec étonnement, n’avez-vous pas votre compte ? laissez la place aux autres, maintenant !

Naigeot s’aperçut alors que de nouveaux venus le poussaient, et se recula pour attacher solidement avec une épingle les billets dans son gousset. Puis il reprit le chemin de la porte, non sans avoir jeté un dernier regard sur les bureaux, et sur cette foule qui se pressait à la caisse ; non sans avoir prêté une dernière fois l’oreille, au son de l’or qui tintait dans les sébilles. Il rejoignit sa voiture en se demandant s’il s’agitait dans la vie réelle, ou bien dans une fantasmagorie passagère, que quelque coup de cloche allait faire disparaître.

— Où faut-il vous conduire, bourgeois ? demanda le cocher.

— Mais, dit machinalement Naigeot, chez moi… ou plutôt non… si… Attendez… Savez-vous où demeure monsieur Chevet ?

— Monsieur Chevet ?… dam !… Est-ce le marchand de comestibles ?

— Oui.

— Ah bon ! connu !… On y va !

Le cocher fouetta son cheval et le lança dans la direction du Palais-Royal.

Pendant le trajet, Naigeot eut le temps de se remettre et de rappeler ses souvenirs.

Il entra délibérément chez le célèbre fournisseur des meilleures tables du monde, et demanda si on pourrait lui apporter un dîner.

— Sans doute, répondit le chef de la maison. Polir combien de personnes ?

— Une vingtaine.

— Bien. Quel prix voulez-vous y mettre ? — Est-ce à forfait ?

— Comme vous voudrez ! je paierai le prix qu’il faudra. Je désire de bonnes choses.

— Monsieur veut-il faire sa carte.

— Quelle carte ?

— Celle du menu… Voulez-vous une dinde truffée pour rôti ?

— Oui, c’est cela ! s’écria vivement Naigeot, car il se souvenait d’avoir entendu parler d’une dinde truffée comme d’un mets exquis et réservé aux gens riches. — Oui, c’est cela ! une dinde truffée !

Et avec cela un turbot sauce homard, un potage à la bisque, des cailles en caisse, un salmis de faisan… dit avec volubilité le marchand de comestibles, qui vit tout de suite à qui il avait affaire.

— Oui… oui… oui… c’est cela ! répétait Naigeot, au comble de la joie de s’entendre proposer tant de bonnes choses, dont il n’avait jamais ouï parler.

— Avec les hors-d’œuvre, les entremets, les vins et le dessert qui conviennent ?

— Oui… oui… — Voici mon adresse : rue Copeau, pension Buneaud. — Vous demanderez M. François Naigeot, le frère de M. Dominique Naigeot qui…

— C’est bien, cela suffit, Monsieur. — À quelle heure ?

— À six heures.

— Je crois que je vais bien dîner, pensa Naigeot en remontant dans son coupé, et ces pauvres diables aussi ! — Le fait est qu’elle n’est point bonne, la cuisine du père Buneaud, pouah !

— Où faut-il aller maintenant, bourgeois ? demanda le cocher.

— Menez-moi où vous voudrez… où vont les gens riches.

— Aux Champs-Élysées ? au bois ?

— Oui !

Naigeot se laissa conduire, en s’abandonnant à ses rêves, bien enfoncé dans son coupé comme un chat dans sa fourrure quand il fait son rouet, selon l’expression des ménagères.

Mais après deux heures de promenade, il se prit à examiner les équipages qui croisaient son coupé en tous sens, et à comparer la mise des cavaliers qui faisaient caracoler leurs chevaux sur la chaussée, avec la sienne. Alors seulement, il s’aperçut que la fortune n’avait point encore changé sa tournure alourdie, et ses habits râpés aux coudes et luisants aux genoux.

— Cocher ! s’écria-t-il, je veux aller chez un tailleur !… Ramenez-moi au Palais-Royal !… — On doit trouver des tailleurs au Palais-Royal !

Quand le cocher, en le déposant Cour des Fontaines, lui demanda huit francs pour quatre heures, le premier mouvement du teneur de livres fut un soubresaut d’étonnement. Mais il se remit promptement.

— Ne suis-je pas riche ? se dit-il. — Tenez, mon brave homme.

— Et mon pour-boire ?

Naigeot fouilla à sa poche et en tira majestueusement cinq sous.

— Il paraît que les gens riches donnent un pourboire, pensa-t-il.

Et il s’éloigna sans entendre les malédictions du cocher qui l’appelait voleur.

Il s’engagea sous les arcades au milieu de la foule, heurtant les passants, marchant au hasard, ou plutôt, selon les fantaisies de cette ivresse de Paris qui commençait à le saisir. Chaque boutique, attirait à son tour les regards éblouis du teneur de livres enrichi. Mille fois il avait traversé le Palais-Royal en tous sens, mais jamais il ne s’était occupé des étalages qui offrent aux promeneurs toutes les créations du luxe. Comme ce moine interrogé sur la beauté d’une célèbre courtisane, il pouvait répondre, en parlant de Paris : — Je l’ai vu, mais je ne l’ai pas regardé !

Cette fois, au contraire, il dévorait tout des yeux : les riches étoffes et les fruits dorés, les diamants aux mille feux et les femmes qui les admiraient. Ici, il commandait un gilet dont les palmes soyeuses l’avaient séduit ; là, il achetait une montre d’or, une chaîne, des breloques, pour se venger d’avoir toute sa vie aspiré à ces choses sans avoir pu les conquérir : plus loin, une tabatière en écaille incrustée, une épingle à cravate, un lorgnon, un col élégant.

Peu à peu, il gagna les passages et la rue Vivienne, marchant toujours dans ce Paris comme dans le royaume des fées. Il était quatre heures, mais il faisait du brouillard, elle gaz s’allumait de toutes parts, mêlant, à travers la brume, ses lueurs rouges au jour expirant. Naigeot allait toujours devant lui, s’étonnant naïvement des splendeurs de cette grande ville, qu’il habitait depuis cinquante ans, comme s’il eût été un étudiant imberbe arrivé la veille de sa province ; s’égarant au milieu des groupes animés qui discutaient sur la place de la Bourse la hausse et la baisse, et jetant l’argent sans compter au-devant de toutes ses fantaisies.

Quand il atteignit le boulevard, il s’était déjà commandé un trousseau complet, qu’il augmentait à chaque pas d’un vêtement nouveau. Enfin il s’arrêta, las de voir briller l’or et chatoyer le velours, les poches pleines, les mains chargées. Il voulut voir les gens riches après avoir savouré les joies de la richesse. Il se mêla aux promeneurs oisifs, aux femmes élégantes, remarquant, d’une part, les toilettes gracieuses et la démarche hère de ceux qui abordaient ces reines de la mode ; de l’autre, saisissant au voiles paroles gelées, comme disait Rabelais.

— As-tu dix louis à me prêter ? demandait un jeune homme à un autre ; — je suis sorti sang argent, je dîne avec Lucie, et nous allons au théâtre après.

— Quel mantelet vous avez là, ma chère, et quelle dentelle ! disaient plus loin deux femmes entourées d’un groupe d’admirateurs.

— Oh ! rien ! du Chantilly bien simple, mais pas cher, par exemple ! — cinquante francs le mètre.

— J’ai perdu hier quinze cents francs au lansquenet.

— Diable !

— Bah ! j’en avais gagné deux mille le mois dernier !

Naigeot, abasourdi par le bruit des voitures, les lumières, le bourdonnement de la foule, recueillait avidement ces lambeaux de phrases, et, malgré son trouble, réunissait toutes ses facultés de teneur de livres, pour construire des fortunes fantastiques sur ces chiffres jetés au hasard.

Il calculait avec épouvante combien de mille livres de rente il fallait, pour dîner avec Lucie, pour donner à une femme des dentelles qui valaient au moins cinquante francs le mètre, pour jouer, pour avoir des voitures, etc., etc. Un voile se déchira dans l’intelligence assoupie du malheureux caissier, les abîmes du luxe ouvrirent devant lui leurs profondeurs infinies, le vertige le prit, et il allait tomber, peut-être, quand il fut rappelé à lui-même par le choc d un timon de voiture.

Il s’aperçut alors que la nuit était complètement tombée et que les restaurants s’emplissaient de consommateurs.

— Mon Dieu ! pensa-t-il, serais-je en retard ?

L’idée, que les gens riches pouvaient manquer d’exactitude, n’était pas encore entrée dans la tête du teneur de livres.

Il appela précipitamment une voiture, y monta, et

cria au cocher : Rue Copeau ! au moment où six heures sonnaient.

Rue Copeau !

Quelle distance de cette ruelle immonde, au boulevard de Candi des cercles illuminés, au réfectoire enfumé du père Buneaud ! du Naigeot crotté qui descendait hier la rue Saint-Martin en venant de supputer le non et avoir d’autrui, au Naigeot qui traverse Paris dans un coupé pour aller faire les honneurs d’un dîner servi par Chevet !

Naguère, il entrevoyait le chiffre de six cents livres de rente, comme le paradis de ses rêves ; maintenant, ses besoins et ses désirs ont progressé d’heure en heure. Il rêve des millions, il éprouve une soif inextinguible de richesses et de jouissances.

Quand il arriva à la pension bourgeoise, ii trouva la maison, si triste d’ordinaire, pleine de bruit et tout en liesse. Le potage était servi, les hors-d’œuvre délicats se rangeaient autour de la table, et des fumets inaccoutumés arrivaient de la cuisine, où fricotait un marmiton venu de chez Chevet. Buneaud courait comme un effaré de la cuisine à la cave et de la cave à la salle à manger. Les vieilles gens semblaient se regaillardir, et les jeunes votaient au bienfaiteur la plus bruyante des ovations. Quelques étudiants, en voyant si grande chère, avaient été chercher leurs maîtresses pour les faire participer à ce régal sous des prétextes plus ou moins bien trouvés, et ces dames entouraient le vieux teneur de livres de leurs plus séduisantes coquetteries.

Naigeot s’épanouissait au bonheur et se livrait tout entier aux délices de la table, à la joie communicative et bruyante, et aux caresses de ces folles enfants du plaisir qui lui faisaient enfin oublier les grâces majestueuses de madame Gobain. Il vivait comme jamais il n’avait vécu. Son sang courait chaud dans ses veines, et battait dans l’artère avec une rapidité de cent pulsations par minute. On eût dit, que son corps était de moitié dans le rajeunissement de son esprit, tant il semblait plus vert et plus puissant ; quelle eau de Jouvence que le bonheur et l’espoir !

Il quitta la table le dernier et monta se coucher, ivre de toutes les ivresses, fasciné, gorgé, fou, mais demandant encore du luxe et du plaisir. Enfin le sommeil mit un terme à toutes les révoltes de cette jeunesse en retard de trente ans ; Pïaigeot s’endormit et rêva des festins de Sardanapale et des houris de Mahomet.

Le lendemain matin, quand il s’éveilla dans cette chambre si nue, si froide, si peu propice à l’illusion, il crut d’abord rentrer dans la réalité après un songe décevant. Cependant, peu à peu il reprit ses sens et retrouva ses souvenirs sous la forme de mille objets nouveaux, épars çà et là. Il se jeta hors de son lit, saisit son gilet, oublié sur une chaise dans l’abandon de l’ivresse, et en tira fiévreusement les bienheureux billets de banque pour les recompter à son aise. Mais ce fut en vain qu’il recommença deux fois son compte, il n’en trouva plus que neuf ; le dîner, les emplettes et le reste en avaient pris un.

— Hum ! pensa le teneur de livres en faisant un retour sur lui-même, à ce compte-là j’en aurai pour neuf jours… huit, c’est-à-dire, en défalquant ce que j’aurai à payer pour mes commandes…

Naigeot resta un instant rêveur… Puis, tout à coup, il secoua ses préoccupations :

— Eh ! que m’importe ! après tout, se dit-il ; n’ai-je pas en Amérique une fortune toute faite !

Par un singulier phénomène, ses passions, contenues par une misère de cinquante années, s’étaient éveillées avec une violence inouïe. Il se sentait pris des folles et vertigineuses aspirations de la jeunesse, il rêvait l’amour, le luxe, les chevaux, les mille plaisirs que donne la fortune quand on a vingt ans. Bien de tout cela n’était peut-être bien formulé dans son esprit, mais il voyait passer comme une fantasmagorie devant son imagination toute la journée de la veille, il récapitulait toutes les jouissances qu’il avait entrevues, et il aurait voulu toutes les prendre.

— Oh oui ! oui ! se disait-il, vivre quoi qu’il en coûte !… savourer toutes les joies, boire le plaisir à toutes les coupes, à tout prix ressaisir quelques jours de la jeunesse envolée… et puis partir !

» Les riches ne sont-ils pas heureux partout ?… Et, d’ailleurs, je me hâterai de faire fortune, et je reviendrai… à Paris !

» Après tout !… je ne serai pas vieux encore !… s’écria, en se redressant d’un pied, le pauvre teneur de livres qui, vingt-quatre heures avant, n’avait pas le courage de placer trois francs sur son avenir ! »


II.

Trois mois se sont écoulés. Nous sommes à la Nouvelle-Orléans. Le port est en rumeur, car un navire français vient d’arriver. De tous côtés s’agitent sur le quai les Américains qui attendent des marchandises ou des voyageurs. Les pilotes côtiers et les lamineurs s’empressent avec leurs canots, autour du navire, pour débarquer les passagers.

Il fait une chaleur torride. Le ciel, d’un bleu foncé, n’a pas un nuage. La mer est bleue comme lui. Le soleil darde d’aplomb sur la foule, et découpe nettement les ombres portées, en silhouettes courtes et noires.

Cependant les Américains, en chapeaux de paille et en vestes blanches, entourent les arrivants pour savoir, les premiers, quelles nouvelles la vieille Europe leur envoie. On crie, on va, on vient, on se pousse. Sur le port on décharge les bagages, que des matelots, des nègres, des gens de toutes couleurs, empilent sur des voitures pour les transporter à leur adresse. C’est un branle-bas général, un bruit, un mouvement, dont ceux qui connaissent l’activité prodigieuse de ces grandes cités marchandes peuvent seuls se faire l’idée.

Au milieu des passagers qui débarquent, se démène un homme gras et chauve, qui semble soutenir une discussion avec le comptable du navire, et donne bruyamment ses ordres aux matelots d’un air d’importance.

C’est François Naigeot qui règle ses comptes et donne, pour prix de son passage, les derniers cens qui lui restent. Après avoir dépensé les dix mille francs envoyés par son frère, il a vendu à vil prix sa rente viagère pour payer ses frais de route. Il arrive, les poches vides d’argent, mais le cœur plein d’espérance, et c’est d’une voix assurée, qu’il donne l’ordre de conduire ses bagages à la maison Dominique Naigeot et Compagnie.

— Oh ! pour cela, monsieur, ce n’est pas mon affaire, répondit le matelot en s’éloignant du navire par un vigoureux coup de rame. Je vais vous déposer à terre ainsi que vos malles, et vous vous arrangerez, pourrons faire conduire dans la ville, avec ces gens de couleur que vous voyez là-bas sur le port.

À peine François eut-il posé le pied sur la terre, qu’il cria à un mulâtre :

— Je suis le frère de monsieur Dominique Naigeot, l’ami ; conduis-moi chez lui avec mes bagages, et vivement !

L’homme de peine leva les yeux sur son interlocuteur avec une expression d’étonnement et d’incertitude.

— Est-ce que tu ne connaîtrais pas la maison Naigeot, une des plus riches de la Nouvelle-Orléans ? reprit François avec un ton d’importance et de dédain qui glaça le mulâtre.

— La maison Naigeot !… Oh ! si fait, monsieur, balbutia-t-il en patois moitié français moitié anglais ; j’ai assez chargé de ballots de sucre et de coton pour la maison Naigeot dans ma vie… mais…

— Eh bien quoi ? mais… quel mais y a-t-il ?…

— Oh ! rien, Monsieur, rien… murmura le malheureux mulâtre, évidemment troublé, en tirant sa voiture plus fort pour ne pas continuer la conversation.

— On ne me connaît point ici, je vais évidemment faire sensation, se disait le teneur de livres, en suivant à grand’peine, ses bagages. Eh ! eh ! le nom de Naigeot fait de l’effet !… Je m’accoutumerai à ce pays où l’on s’enrichit vite… Et ma foi ! on dira avant peu : la maison Naigeot frères…

» Après tout, il me semble qu’on peut fort bien vivre ici, pendant quelques années ! Si ma belle-sœur est aimable, si ma nièce est aussi charmante que ce bon Dominique me le dit, ce sera vraiment plaisir de faire fortune en leur compagnie… Dans la journée on s’occupera des affaires ; le soir on sera tout au plaisir : visites données ou rendues, assemblées, bals, concerts, spectacles, promenades en mer… Je nageais pas mal autrefois… J’ai remonté la Seine du pont de Bercy au Pont-Royal. Je crois même que j’étais plus fort que ce cher Dominique… »

— C’est ici. Monsieur, fit le mulâtre en arrêtant sa voiture.

François Naigeot tressaillit comme un homme qu’on éveille en sursaut, leva la tête, et aperçut de vastes magasins encombrés de ballots et de gens affairés qui allaient et venaient.

Le cœur lui battit au moment de faire son entrée dans cette nouvelle famille et dans cette nouvelle vie. Cependant il poussa résolument la porte à claire-voie garnie d’une sonnette, qui séparait le sol assez mal pavé des magasins d’avec celui de la rue, et il s’avança entre deux rangs de caisses goudronnées.

— Monsieur Dominique Naigeot, s’il vous plaît ? demanda-t-il ; à haute voix, en s’approchant d’un groupe de gens, qui discutaient le cours des denrées coloniales.

À ce nom, tous les interlocuteurs s’interrompirent et regardèrent le nouveau venu avec stupéfaction. Une grande femme blonde, toute vêtue de noir et qui prenait à la discussion une part active, se retourna vivement vers lui :

— Nous avons eu la douleur de perdre M. Naigeot, Monsieur, dit-elle d’une voix brève et altérée par une émotion imprévue. — Mais je continue les affaires de mon mari et vous pouvez vous adresser à moi pour tout ce qui tient au commerce : commande ou recouvrement, réclamation, courtage ou toute autre chose. Veuillez passer au fond du magasin et, en m’attendant, vous expliquer avec ces messieurs qui sont à écrire, là-bas, dans ce bureau vitré. J’irai vous joindre tout à l’heure.

Assurément, la foudre en tombant aux pieds de François Naigeot ne l’eût pas terrassé comme cette nouvelle qui bouleversait, d’un seul coup, tous ses projets, toutes ses espérances, tout son avenir. Il regardait, sans la voir, cette femme au visage énergique, au geste prompt, au langage précis, qui devenait l’arbitre de son sort, et il tournait sur lui-même comme étourdi de sa chute.

Aux paroles si simples et si naturelles de sa belle-sœur, il avait senti le sol trembler sous ses pieds et tous ses châteaux en Espagne s’écrouler à la fois. Le Naigeot qui, tout à l’heure, foulait si fièrement la terre d’Amérique, faisait place, tout à coup, à l’ancien pensionnaire de la maison Buneaud. Il tremblait, il promenait autour de lui des regards incertains.

— Mon frère… est… mort ?… Vous êtes… ma sœur ? balbutia le malheureux en s’appuyant sur les ballots entassés.

— Votre frère ?… reprit la veuve avec étonnement.

— Eh quoi ? Mad,… ma chère sœur, ne vous avait-il pas parlé de moi ? ne vous avait-il pas annoncé mon arrivée ?… Oh ! Dominique, Dominique… mon cher Dominique, mon bon frère !… s’écria François qui pouvait enfin pleurer.

La veuve le regarda attentivement, et retrouva sans doute sur cette ligure étrangère quelques-uns des traits de son mari, car elle s’approcha et lui tendit la main.

— J’avoue que je ne vous attendais pas, mon frère, dit-elle, et que mon mari ne m’avait parlé de vous que vaguement, mais soyez le bienvenu cependant. — Ménard ! cria-t-elle à l’un des commis, qu’elle avait d’abord désignés à François, au fond du magasin ; — Ménard ! voulez-vous avoir la bonté de conduire Monsieur près de ma fille ?

François Naigeot s’apprêta à suivre le commis. Sa belle-sœur avait déjà repris la conversation commerciale interrompue par son arrivée. Cependant elle ajouta en le voyant s’éloigner :

— Plus tard, nous ferons connaissance ! — Mon bon Ménard, donnez toujours l’ordre de rentrer les barrages qui sont à la porte, n’est-ce pas ?

Naigeot suivait le commis à travers les magasins, les corridors et les escaliers, sans conscience de lui-même et comme fatalement entraîné. Il n’y voyait plus, et de temps en temps, il se heurtait aux murailles ou aux meubles. La fausseté de sa position, l’incertitude de son sort, la froideur de la réception de sa belle-sœur l’écrasaient. Aussi, pensait-il fort peu à cette nièce, qu’il allait voir, et dont son frère lui avait parlé avec tant d’éloges.

Ce fut à peine s’il remarqua le changement d aspect de la maison, quand il eut quitté les magasins pour entrer dans les appartements. Pourtant, rien ne contrastait davantage avec la simplicité des hangars et des bureaux, que ! élégance et le comfort des étages supérieurs.

S’il avait observé cette différence dès l’abord, il aurait compris qu’une femme jeune et charmante, amoureuse de toutes les délicatesses, devait vivre là, et se plaire à arranger les fleurs des jardinières, à faire babiller les oiseaux rares ; mais il n’avait rien vu, rien regardé, et quand le commis, en ouvrant une porte, le mit en présence d’une jeune Allé d’une beauté éclatante et d’une grâce exquise, il poussa un cri d’étonnement comme s’il se fût tout à coup trouvé transporté dans un autre monde.

— Mademoiselle, dit Ménard, voici Monsieur que madame votre mère vous envoie ; — et qui est, je crois, un de vos parents ? ajouta-t-il en interrogeant François Naigeot du regard.

— Ma chère nièce ! s’écria l’ex-teneur de livres vraiment ému, au milieu de ses douleurs, par cette ravissante apparition.

La jeune fille leva sur Francois de grands yeux étonnés et salua. Puis, elle chercha vainement la réception qu’elle devait faire à ce parent inattendu ; heureusement sa mère entra pour la tirer d’embarras.

— Louise, Monsieur est ton oncle, le frère de ton père, dit-elle. Il arrive de France, à bord du Vulcain dont je viens de voir le capitaine à l’instant. — Fais-lui bon accueil, car tu sais que je ne puis m’occuper de lui maintenant. — Après dîner nous causerons, mon frère !

— Asseyez-vous là, près de moi, que je vous voie, mon oncle, et que je vous reconnaisse ! — Car, vraiment, vos traits me rappellent tellement des traits chéris, que j’aurais dû vous sauter au cou au premier regard.

— Chère enfant…

— Mais il faut pardonnera l’étonnement, à la surprise, et puis aussi, ajouta-t-elle avec un accent de tristesse, au saisissement que cette ressemblance a dû me causer…

— Dominique m’avait bien écrit que vous étiez belle et que vous me recevriez bien, chère nièce ! ajouta Naigeot tout ému d’entendre enfin quelques paroles sympathiques, mais…

— Mais, quoi ? mon oncle, vous a-t-il trompé ?

— Vous êtes beaucoup plus belle que je ne croyais, répondit naïvement le teneur de livres.

C’était en effet une ravissante créature, que Louise Naigeot ; une de ces beautés exceptionnelles qui séduisent à première vue, parce qu’elles sont complètes, et qu’elles tirent un charme indéfinissable de l’harmonie générale des lignes, du geste et de la voix, qu’aucune dissonnance ne vient rompre. Louise pouvait avoir dix-huit ans tout au plus. Elle était blonde, mais d’une teinte chaude, comme les blondes que nous ont peintes les artistes vénitiens. Elle avait la taille souple et les extrémités fines et jolies des créoles, leurs mouvements arrondis et moelleux, sans leur paresse languissante. Vu contraire, elle alliait à cette grâce une vivacité d’allures et de réparties, qui ajoutait à toute sa personne un attrait de plus.

Jamais l’ex-caissier de madame Gobain, et le triste pensionnaire de la maison Buneaud, n’avait rien vu qui ressemblât, même de loin, à cette adorable jeune fille.

Il restait ébahi devant elle comme devant une figure idéale entrevue dans un songe, et il oubliait tous les événements qui mettaient en question son présent et son avenir.

Louise, qui n’avait pas quitté son père pendant les derniers mois de sa vie, n’ignorait point ses regrets au sujet de cette famille de France trop longtemps oubliée. Aussi quand sa mère lui eut présenté son oncle, essaya-t-elle, par la cordialité de son accueil, de payer la dette paternelle.

Elle se fit exprès pour le vieux teneur de livres gracieuse et séduisante. Elle s’assit près de lui, l’embrassa, lui dit mille choses bonnes et affectueuses ; puis elle le mena visiter la maison, où, François Naigeot admira, pour la première fois, cette entente du luxe et du bien-être qui ne s’improvise pas, mais qui vient lentement, avec les années et ! habitude de la fortune. Elle lui apprit les noms de ses oiseaux favoris, et ceux des commis de sa mère : deux vieillards, quelle se souvenait d’avoir toujours vus, à la même place et avec la même figure, depuis qu’elle était au monde. Elle lui parla de la ville, des habitudes américaines, de ses jeunes amies, de tout enfin ce qu’elle crut capable de l’intéresser.

François Naigeot écoutait comme une musique céleste tout ce babil enfantin encore : peu à peu, il se laissait aller au charme de cette causerie et de ces caresses, en se demandant si sa vie depuis trois mois était un songe ou une réalité ; si, vraiment, la fortune l’était venue chercher dans la maison Buneaud pour lui ouvrir des horizons nouveaux, régénérer tout son être, lui rendre sa jeunesse perdue et tout le bonheur qu’il avait oublié de prendre en son temps ; et il inclinait vers l’espoir, vers le calme, vers les idées heureuses. Il se disait, qu’après tout, la mort de son frère ne brisait pas son avenir ; que ces deux femmes restées seules pour gouverner une maison aussi importante auraient besoin d’un aide, et qu’il était leur appui naturel. Il souriait, à l’idée de vivre près de cette nièce si charmante, d’être son unique ami, et, déjà, il recommençait la série de ses châteaux en Espagne ; déjà il se voyait riche, heureux, ramenant Louise en France, pour la faire briller comme l’étoile polaire au milieu des constellations parisiennes, quand la cloche du dîner sonna.

C’était le moment, où il allait se retrouver en présence de sa belle-sœur, et faire connaissance avec tous les commensaux de la maison. Cependant il suivit sa nièce dans la salle à manger, presque rassuré, presque heureux.

Madame Dominique Naigeot l’avait annoncé comme son beau-frère. Quand il parut, elle lui présenta, l’un après l’autre, les deux vieux commis qui, depuis longues années, faisaient partie de la famille, et un jeune homme, qui entra le dernier, et vint faire ses compliments à Louise avec beaucoup d’empressement.

— M. Ménard, dit-elle d’abord, que vous avez déjà vu, mon frère, — non pas un commis, mais un vieil ami de la maison.

— M. Naudin, une haute intelligence commerciale, et mon meilleur conseil.

— M. Charles Moitessier, le fils de M. Guillaume Moitessier de Boston, et mon futur gendre.

Pourquoi, à cette dernière présentation, François Naigeot éprouva-t-il une secousse au cœur qui arrêta subitement ses pensées heureuses ? Nul, moins que lui, n’aurait pu le dire peut-être, mais, il sentit un mouvement de haine, contre ce jeune homme qui s’asseyait aux côtés de Louise, et qui lui parlait avec l’aisance du bonheur permis. Ce fut rapide, comme la pensée qui naît et meurt en un quart de seconde, mais, il en resta assez de traces, pour que l’oncle ne pût réussir à saluer amicalement son futur neveu.

Le dîner fut gai cependant, car Louise, qui était bien pour tout le monde la reine du logis, anima la conversation par les joyeux éclats de son bonheur. Il y avait, près de six mois déjà, que Dominique Naigeot était mort, et dans les jeunes esprits, la nature pleine de sève, chasse vite les tristes souvenirs. Entre son fiancé, qu’elle aimait, et son oncle, auquel elle voulait faire fête, elle fut facilement charmante. Les vieux commis, dont elle était l’idole, se faisaient les échos de sa joie, et Naigeot ne pouvait s’empêcher de l’écouter et de la regarder avec ravissement.

Madame Naigeot, seule, parut préoccupée. Au dessert, elle engagea sa fille, à aller se promener sur la jetée avec les commis et Charles. Après une demi-heure de conversation générale tout le monde sortit, et elle demeura avec son beau-frère.

— Eh bien ! lui dit-elle, mon frère, vous avez dû éprouver un cruel désappointement en arrivant ici ? Vous êtes venu y chercher une triste nouvelle.

— C’est vrai, ma sœur… quand on fait un si long voyage pour revoir un frère, il est affreux d’arriver trop tard… mais vous… votre fille… m’avez fait toutes deux si bon accueil que… je n’ose… et puis…

Naigeot s’arrêta, ne sachant comment finir sa phrase. Il sentait le moment des explications venu et il tremblait.

— Mon mari m’avait peu parlé de sa famille, reprit la veuve. Il ne faut donc pas vous étonner si votre arrivée m’a surprise. Je vous avouerai, même, que si le capitaine du Vulcain, qui se trouve justement de mes amis, ne m’avait assuré de votre identité, j’eusse hésité à vous recevoir dans ma maison, malgré une certaine ressemblance avec votre frère. — Que voulez vous ? j’ai une grande responsabilité, moi, et…

— Mais, ma sœur, voici une lettre que j’ai reçue de Dominique. Il m’engage à venir, il me parle de vous, de ma nièce, de ses affaires, etc. Je m’étonne que vous n’en ayez pas eu connaissance.

— Mon Dieu ! il y a neuf mois maintenant que cette lettre a été écrite, il en fut alors vaguement question… mais je ne fis par grande attention à une idée de malade et j’avoue que… je n’y pensais plus.

— Lisez, ma sœur, dit Naigeot en ouvrant lui-même la lettre de son frère pour poser enfin carrément les questions épineuses.

Pendant que sa belle-sœur lisait, le frère pauvre tremblait, l’angoisse au cœur, et suivait des yeux les nuages qui passaient sur ce front, à l’expression énergique et décidée.

Il éprouvait à la fois de l’impatience et de la colère en voyant, par un caprice de la destinée, son sort tout entier aux mains de cette femme, qui la veille soupçonnait à peine son existence, et que nul lien n’attachait plus à lui.

Quand elle eut achevé de lire, elle tourna plusieurs fois la lettre dans ses mains, avec un visible embarras. Enfin, elle rompit le silence.

— Alors, mon frère, dit-elle, vous venez ici dans l’intention d’entrer dans le commerce ?

— Mais oui… ma sœur, balbutia François la voix coupée par l’émotion.

— Mais savez-vous le commerce ?

— Sans doute, ma sœur, puisque j’ai été pendant trente ans caissier et teneur de livres.

— Ah !… eh bien ! cela pourra vous servir. Évidemment avant peu, vous trouverez une position sociable.

— Je trouverai ! s’écria-t-il, en bondissant de dessus son siège, comme si une machine électrique l’eût touché. — Je trouverai ! qu’entendez-vous par là ? — En venant dans la maison de mon frère, sur son invitation, je croyais n’avoir qu’à m’y établir !

— Sans doute ; et tant que je resterai moi-mème à la tête de cette maison vous y avez une place assurée. Mais, je marie ma fille à l’expiration de son deuil et je me retire du commerce. À ma recommandation, cependant, il est probable que mon successeur vous conservera… J’en puis même faire une condition si vous le désirez.

— Et… dit Naigeot, en croyant à peine ses oreilles, c’est une place de commis que vous m’offrez ?

— Mais que voulez-vous donc ? mon frère.

— Ainsi, reprit-il hors de lui et presque étouffé par la colère, ainsi Dominique laisse une fortune immense, arrive de France après avoir vendu pour venir mon dernier morceau de pain, et je trouve ici le grand livre et le maigre salaire que j’ai quitté à Paris ! et quand vous serez partie, emportant vos millions et emmenant ma nièce, il me restera un abri incertain dans une maison étrangère… loin de France ! — Oh ! non, madame ! Non, cela ne peut pas se passer ainsi !

— Et comment cela se passera-t-il donc, monsieur ? demanda la veuve en le regardant fixement.

— Après tout, madame, je suis François Naigeot, frère légitime de Dominique Naigeot, et je ne dois pas être ainsi, frustré de sa succession.

— Frustré ! allons donc, mon frère, reprit-elle avec calme, vous êtes fou ! Réfléchissez et ne vous emportez pas si vite. Ne commençons pas nos relations par une querelle et voyons ensemble la situation. Vous comprendrez que je fais pour vous tout ce que je puis.

— Ah !…

— Sans doute. Mon mari en mourant laisse naturellement sa fortune à sa fille, n’est-ce pas ? De quel droit en réclameriez-vous une partie ? Sur quelle loi vous appuieriez-vous ? Tant qu’il a vécu, il était parfaitement libre de vous donner ce qu’il voulait. Il aurait pu vous envoyer cent mille francs, au lieu de dix, et nous n’aurions eu rien à dire. — Croyez, même, que nous l’eussions vu avec plaisir, vous faire du bien. — Il pouvait aussi, vous supposer un apport fictif, et vous associer à ses affaires. Mais, aujourd’hui, puis-je, moi, ôter à ma fille une portion de la fortune de son père pour vous la donner ? Elle se marie, et apporte son héritage en dot. Moi-même, je compte lui abandonner une partie de mon bien. Vous le voyez, la position est fort claire, et malheureusement je ne puis ni la refaire ni la modifier.

Naigeot, abasourdi par cette logique qui tombait sur ses rêves de fortune comme une cascade d’eau glacée, pleurait de rage eu reconnaissant toute son impuissance. S’il s’était abandonné à la fureur de ses passions déchaînées, il aurait étranglé cette femme, qui, avec ses paroles tranquilles, venait d’anéantir toutes ses espérances, de poser une barrière infranchissable devant toutes ses aspirations, de le renfermer enfin, pour jamais, derrière ce grillage d’arrière-boutique où il avait vécu : gratte-papier encore comme jadis, mais avec son indifférence en moins et ses regrets en plus.

Il essaya de protester encore d’une voix entrecoupée, car, jusqu’au dernier moment, il refusait d’accepter son malheur ; mais la veuve se leva pour ne pas continuer, plus longtemps, une discussion pénible.

— Vous réfléchirez, mon frère, dit-elle en sortant, et vous comprendrez que j’ai raison. D’ailleurs, je vous ferai ici la position très-supportable, et vous vous trouverez, même après notre départ, plus heureux qu’en France.

Quand le pauvre teneur de livres fut seul. Il poussa des cris pour exhaler sa douleur, il se tordit, il se roula par terre, il maudit le ciel et implora l’enfer. Toutes les jouissances entrevues et rêvées, toutes les ivresses qu’il avait effleurées comme le prélude d’ivresses plus entières, reparaissaient soudain devant son imagination, comme une troupe de fantômes qui l’entouraient d’un cercle magique dansaient autour de lui une ronde folle et l’appelaient tour à tour avec leurs plus séduisants sourires ; puis, lorsque altéré de plaisir, il voulait s’élancer vers eux, ils s’éloignaient en riant de ses efforts ou s’évanouissaient en fumée, laissant devant lui un grand livre ouvert, un encrier, un pupitre de cuir usé, un bureau noir.

Certes, si en cet instant Satan lui était apparu comme il apparaissait jadis, sous une forme sensible, et s’il lui avait demandé son âme, Naigeot l’eût vendue sans hésitation et sans regret, pour saisir cette fortune dont l’avaient leurré des génies malfaisants, pour anéantir à jamais cet attirail de commis, qui avait enveloppé sa jeunesse dans un suaire de papier noirci…

— Mon oncle ! que faites-vous donc là tout seul ? lui demanda tout à coup une voix harmonieuse, tandis que deux petites mains fraîches se posaient sur ses yeux ; — dormez-vous ?

Naigeot leva la tête, saisit les petites mains mutines dans les siennes et regarda Louise, qui riait, en agitant autour de sa tête, les boucles de ses cheveux blonds.

Puis il la fit asseoir sur lui, joua avec les volants de sa robe blanche, avec ses doigts roses et fins, avec ses cheveux, avec les perles de son collier, l’embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, et s’enfuit comme un insensé.


Hélas ! la nécessité est une loi fatale à laquelle rien ne résiste. Ce fut donc en vain que Naigeot se révolta contre les propositions de sa belle-sœur, qu’il s’agita en tous les sens, qu’il forma successivement les projets les plus extrêmes. Peu de temps après son arrivée, il avait repris la plume, l’encre, le bureau noir, le pupitre usé, le grand livre de parchemin vert à coins de cuivre, le sable bleu et or, le canif, le grattoir et la sandaraque ; on lui avait donné la moitié de l’emploi de Naudin, qui ne conservait plus que la caisse. De huit heures du matin, à six heures du soir, il faisait des paraphes, tirait des raies d’encre et comptait le doit et avoir de la maison Dominique Naigeot.

La destinée, après l’avoir transporté un instant dans des régions supérieures, le rejetait sans pitié, derrière le grillage qu’il avait fui.

Seulement, elle était venue chercher un pauvre être abruti, oublié des autres, oublieux de lui-même, inoffensif et résigné, et elle rendait un homme enragé d’avoir manqué sa vie, maudissant sou passé, accusant Dieu, et le momie entier de son malheur : un homme altéré des jouissances qu’il a devinées et qu’il ne peut connaître, envieux du bien d’autrui, sans cesse dévoré de désirs insensés, tenté à toute heure… et sans espérance !

Oui ! cet homme chauve et flétri, ce quasi-vieillard, rêve à mille choses impossibles ou criminelles, en taillant sa plume entre les deux vieux commis de son frère. Il parle peu, mais son silence est gros de pensées orageuses, tandis qu’on le croit occupé d’une règle d’escompte, il calcule les chances de mort, ou autres, dont il pourrait attendre une partie de cette fortune immense, qui passe à côté de lui sans s’arrêter ; tandis qu’il fait la balance de la journée, ou qu’il dresse le bilan du mois, son cœur révolté bat de haine contre Charles Moitessier : cet inconnu, cet étranger, bientôt possesseur de la fortune inscrite sur le grand livre des prospérités humaines au nom de Naigeot, et de l’adorable créature qui a réveillé un cœur de vingt ans dans un corps de cinquante.

Car, il faut le dire, depuis que Naigeot a vu Louise si radieuse et si belle, une révolution nouvelle s’est opérée en lui. Toutes ses aspirations trompées se sont réunies en une seule passion ; mais violente, mais insensée, mais inexorable, comme sont, seulement, ces passions des vieillards qui veulent venger, par une dernière joie, leur jeunesse gaspillée : il est amoureux fou de sa nièce.

En vain se représente-t-il, à ses moments lucides, que nul événement probable ne viendra changer sa vie ; que son sort est à jamais fixé ; qu’il a pour avenir la solitude et la misère ; que la jeune fille enfin le traite en oncle et en ami, mais garde son amour pour son fiancé : il sent bouillonner en lui des désirs invincibles ; il sent courir dans ses veines un sang brûlant qui lui monte à la tête et l’enivre.

Ses nuits sont pleines de songes tentateurs et décevants ; tantôt, il voit ruisseler l’or comme un fleuve qui lui ouvre l’espace et renverse tous les obstacles sur ses rives ; tantôt, Louise lui apparaît plus belle que jamais et l’appelle avec des paroles d’amour.

— Et cependant, se dit-il au réveil, cette fortune et Louise pourraient être à moi !… Un oncle peut épouser sa nièce…

Qui m’empêche de saisir d’un même coup tous ces bonheurs ?… — M. Charles Moitessier ! un inconnu pour moi… un être insignifiant, inutile, qui pourrait disparaître demain, sans que… — Mais non ! je me trompe ! que me fait ce Moitessier ? C’est la mère, qui est là, veillant sans cesse autour de sa fille, défendant sa fortune, organisant l’avenir avec son activité infernale et sa volonté inflexible, c’est la mère qui m’interdit toute espérance !

Et, Naigeot songeur laisse rouler sur le grand livre sa plume inactive. Il n’entend pas la voix le sa belle-sœur qui lui annonce un débet ou une rentrée. Un des commis dit à l’oreille de l’autre :

— Le pauvre homme n’est pas fort, il faudra faire attention à ses comptes !

D’autres fois, au contraire, I s’enfonce fiévreusement dans des calculs infinis, pour supputer à peu près cette fortune, qu’il envie avec une rage toujours croissante, et il déploie une intelligence singulière.

Mais ce qui ne varie pas, c’est sa haine contre tout ce qui entoure Louise ; contre la veuve de son frère, contre Charles Moitessier, contre Ménard et Naudin qui secondent leur patronne de toutes leurs forces, font fête à Charles et parlent sans cesse du mariage de Louise.

D’ailleurs, ces commis intéressés depuis plus de vingt ans dans la maison, vont se retirer avec une jolie fortune, en même temps que madame Dominique Naigeot ; et, le teneur de livres frémit de colère, en songeant que lui seul, lui, qui porte cet opulent nom de Naigeot, va rester chez le successeur de son frère, attaché à la glèbe de son odieux métier de commis aux écritures !…

Mais, si elle m’aimait, se dit-il, que m’importerait tout cela ? Si je pouvais m’emparer de ce cœur, captiver cet esprit naïf qui ne sait encore rien de la vie ! Et après tout, pourquoi ne m’aimerait-elle pas ? L’ardeur de ma passion réchauffera son âme endormie ! Elle sentira, sous mes paroles, les battements de mon cœur… Ce Moitessier ne l’aime pas ainsi !

Et, il essayait de voler, par surprise, le cœur de sa nièce, de lui faire entrevoir une autre vie, que celle, qui l’attendait en Amérique avec son futur.

— N’aimerais-tu pas, lui disait-il, venir à Paris, où tes millions et ta beauté te feraient reine ? où tu verrais des fêtes dont tu ne peux pas même concevoir l’idée ? un luxe qui n’a pas de pareil au monde ? où tu vivrais sans cesse au milieu des splendeurs, où tes équipages éclipseraient ceux des princesses ?

— Oui ! s’écriait Louise, en embrassant toute joyeuse le front jauni de son oncle ; oui, certes ! j’ai envie d’être belle, de m’amuser, d’aller au bal, de vivre à Paris ! Mais Charles m’y mènera !

Naigeot, frappé au cœur, maudissait une fois de plus cet homme qui lui volait Louise et les millions de Dominique, et il tâchait de ravir à la jeune fille ignorante quelques fiévreux baisers.

— Être bien aimée, c’est un bonheur aussi, enfant ! Si chaque jour, à chaque heure, tu sentais près de toi un amour infini… une passion enivrante… folle… qui ferait de ton mari ton esclave… qui t’entourerait de tous les plaisirs…

— Charles m’aime bien ! disait-elle.

Tandis que le teneur de livres, dévoré de sa passion croissante, s’abandonnait aux rêves les plus fous, aux projets les plus absurdes, le temps s’écoulait. Chaque jour, l’époque tant redoutée du mariage de Louise, s’avançait. Déjà, même, les préparatifs des fêtes occupaient toute la maison. On eût dit, que la mère avait l’intuition des passions mauvaises qui agitaient son beau-frère, et qu’elle désirait hâter le mariage.

Naigeot souffrait le martyre. Il aurait voulu empêcher le temps de courir, l’avenir d’arriver, les événements de s’accomplir. Mais, il se cramponnait en vain à des lambeaux d’espérance ; sa raison lui montrait sans cesse son impuissance, comme pour l’accabler. Il sentait toutes ses résistances inutiles, et cependant !… Cependant, au prix de sa vie, au prix de son âme, il voulait triompher !

Tout à coup, un bruit sinistre se répand dans la ville ; les promenades deviennent désertes, les maisons se ferment. On annonce, qu’avec les chaleurs de la canicule, la fièvre jaune est arrivée faire sa moisson annuelle. Les cercueils circulent ; les habits de deuil apparaissent de tous côtés ; chacun craint pour les siens, pour lui-même. Le fléau est, dit-on, plus redoutable que jamais. Il n’est pas une maison sans exposition funèbre ; pas une famille qui ne pleure un de ses membres.

— S’ils allaient mourir ! se dit Naigeot, en écrivant un compte sous la dictée de sa belle-sœur… Si trois bières me délivraient de la mère et des deux commis !…

Et, des bouffées de sang chaud lui montèrent au cerveau. Il eut un étourdissement.

— Comme je liquiderais vite !… comme je l’emmènerais, moi, son tuteur naturel !… Comme je ferais, bon marché, des Moitessier !…. comme j’épouserais Louise… de gré ou de force, pardieu !

— Avez-vous bien peur, monsieur Naudin ? demanda-t-il à son voisin de gauche, la voix étranglée par l’émotion.

— Oh ! mon Dieu ! non ! — d’abord, puisqu’il faut bien mourir, qu’importe le mal qui m’emportera ? J’ai soixante ans, et ma foi ! la mort me prendra quand elle voudra. J’ai vécu !…

— Vous êtes bien heureux ! s’écria le teneur de livres.

— Et puis, voyez-vous, nous sommes de vieux routiers, nous autres ; nous avons déjà combattu la bête et nous l’avons vaincue. Or, il y a peu d’exemples, que la fièvre jaune revienne deux fois à ses victimes.

— Elle les emporte ou leur fait grâce, dit Ménard.

— Moi, je ne l’ai pas eue, mes amis, et je veux sauvegarder ma responsabilité, dit la veuve gravement ; aussi, dois-je arranger mes affaires à tout événement. Ce soir nous nous réunirons. J’ai fait prévenir ma sœur ; Moitessier viendra et je vous ferai part de mes dispositions.

Chère madame, ne vous effrayez pas ainsi ; vous êtes habituée au climat, vous êtes forte ; d’ailleurs au moindre symptôme, tous les médecins de la ville seraient ici.

— Ma sœur !…

— Oh ! soyez tranquilles, mes amis. Vous savez bien que mon esprit ne se frappe pas facilement. J’ai bon espoir de ne pas avoir la fièvre ; mais je fais mon devoir de négociant et mon devoir de mère, voilà tout !… — Allons donc ! mon frère, quittez cette figure sinistre et n’ayez pas peur.

— Oui, monsieur François, il ne faut pas croire, cependant, que la fièvre jaune emporte tout ce qui n’est pas Américain de naissance !

C’est qu’en effet François Naigeot était devenu horriblement pâle.

À l’idée que l’épidémie pouvait, en un jour, emporter tous les obstacles à son bonheur, et que cette mère dressée entre lui et Louise, comme une barrière inflexible, pouvait disparaître tout à coup, en avait succédé une autre, horrible, poignante, infernale.

— Mais, si j’allais mourir ? si la fièvre jaune me prenait, moi qui suis étranger ? Si je tombais ici, pauvre et inconnu, sans avoir possédé ni la fortune, ni l’amour, sans être sorti de mon arrière-boutique, sans avoir savouré aucune des joies de la vie… Oh ! non ! c’est impossible !… Et pourtant ?…


Le soir, il y eut au salon une sorte de conseil de famille. La sœur de madame Naigeot vint avec son mari. C’était aussi une femme intelligente et forte, qui avait conduit jadis d’importantes affaires et qui s’associait volontiers aux mesures courageuses. Moitessier se montra grave et affectueux pour tout le monde, Louise fut triste en voyant cette solennité presque funèbre, car les deux commis amenèrent le notaire de la maison.

— Mes amis, dit la veuve, je vais faire mon testament. Mais de grâce, ne vous persuadez pas que vous êtes à mon enterrement. Je ne me suis jamais mieux portée qu’aujourd’hui ; cependant par ce temps d’épidémie il faut tout prévoir. — Je veux, si un malheur m’arrivait, que mes affaires soient en ordre. Grâce à Dieu ! ajouta-t-elle en riant, les testaments n’ont jamais fait mourir personne.

Ces gens habitués à traiter sérieusement la vie, à manier leur fortune et celle des autres, se mirent promptement à l’unisson de madame Naigeot. Tout sentiment pénible disparut. On causa simplement de la liquidation de la maison Dominique Naigeot et de la manière de faire rentrer à Louise toute la fortune de son père et de sa mère. Naudin, Ménard et Charles Moitessier, s’entendirent sur les moyens d’exécution comme sur une affaire qui les regardait uniquement. Ensuite on passa aux arrangements de famille. Madame Naigeot exprima la volonté que sa fille épousât Charles Moitessier immédiatement, dans le cas où elle viendrait à mourir. Elle pria sa sœur de servir de mère à l’orpheline en cette occasion et de la recevoir chez elle jusqu’à la cérémonie du mariage. — Mon frère, ajouta-t-elle, M. François Naigeot, remplacera naturellement feu mon mari comme tuteur légal de sa nièce.

C’était la première fois qu’il était question du teneur de livres dans toutes les affaires qui venaient de se régler. Jamais peut-être il ne s’était senti aussi étranger qu’en ce moment à la famille de son frère.

Madame Naigeot remarqua sans doute sur son visage une contraction pénible, car elle reprit avec un accent amical, en se tournant vers les commis :

— Ces messieurs savent, mon frère, qu’en cédant la maison à MM. Stéphenson et Cie, de Londres, j’ai posé comme condition que vous garderiez ici votre position actuelle. Je ne parle pas de la petite rente viagère que je recommande à mes héritiers de vous servir quand vous vous retirerez du commerce. Cela va de soi.

Naigeot fit une inclination de tête sans pouvoir articuler une parole. Il lui fallait exprimer la reconnaissance, et la colère l’étouffait. Il aurait voulu tuer d’un coup d’œil tous les gens qui venaient de se tailler une part dans cette fortune, dans ce repos, dans cet avenir dont lui seul était exclu.

— Ainsi, pensait-il, voici mon sort ! Le travail odieux que je fais depuis trente ans, tant que j’aurai des mains pour écrire, des yeux pour distinguer les chiffres et la tête assez libre pour compter… et après le pain d’un invalide !… Je suis un pion dans un jeu d’échecs, ou un zéro qui n’a point d’autre fonction que de donner une valeur au chiffre qui le précède !… Tous ces gens s’en vont et emportent une fortune. Moitessier m’enlève Louise… On me laisse dans un coin… et, si par hasard, un jour on a besoin de moi, on viendra m’y chercher comme un meuble, comme un vieux portrait de famille, pour m’y renvoyer ensuite !… — Oh ! que je me vengerai ! murmurait-il les dents serrées et les yeux fixes.

Et il ne songeait pas que six mois auparavant cette vie lui aurait semblé le paradis !

Quand le notaire eut écrit tout ce qui lui fut dicté, on servit des rafraîchissements. La conversation continua, mais elle prit un teinte moins sérieuse. Louise vint offrir elle-même un sorbet à son oncle, en lui faisant mille caresses. Elle comprenait qu’entre tous les assistants, il était le moins bien partagé en bonheur. Et comme elle ne pouvait chasser de son visage le sombre reflet de ses pensées, elle ajouta tout bas :

— Nous vous aimerons bien, mon bon oncle ! si vous vous ennuyez ici, vous viendrez à Boston chez nous. — N’est-ce pas, Charles ?

Le jeune homme se joignit avec empressement à sa fiancée pour exprimer sa tendresse à l’oncle déshérité ; mais Naigeot se leva, toujours hors d’état de répondre et suffoqué par les passions les plus violentes. Après avoir arpenté le salon dans tous les sens il sortit. L’enfer tout entier lui passait dans le cœur.

En se séparant, la famille convint que Charles choisirait ce moment d’épidémie pour faire, avant le mariage, un dernier voyage à Boston. La sœur de madame Naigeot offrit d’emmener Louise à sa maison de campagne, dans une des îles des embouchures du Mississipi, où, disait-elle, la fièvre jaune était moins à craindre que dans la ville.

Malgré les instances de Charles Moitessier, on ne se rangea pas tout de suite à ce dernier parti. La mère hésitait à quitter sa fille, même un instant, et Louise ne voulait pas s’absenter, au moment où, l’épidémie dans toute sa violence, pouvait rendre éternelle une séparation de quelques jours.

On remit la décision au lendemain, et la famille se sépara.

Naigeot s’était enfermé dans sa chambre où il s’agitait poursuivi par les furies. Jamais l’idée que de pareilles luttes pussent déchirer le cœur de l’homme ne lui était venue. Il sentait, tour à tour, les résolutions les plus dissemblables se succéder dans son esprit et se détruire l’une l’autre. Il lui semblait qu’un ouragan, violent comme ceux des tropiques, déracinait jusqu’à ces principes innés qui coexistaient avec sa propre vie. Pour la première fois, Naigeot, le teneur de livres abruti ou le viveur effréné, se demandait ce que c’était que la conscience, cette puissance inconnue qui se dressait en lui pour combat re ses passions déchaînées.

Qui la lui avait donnée ? D’où venait ce tyran importun ? Fallait-il lui obéir et se vaincre au prix, même de la vie ? Ou bien, au contraire, fallait-il chasser au loin ces scrupules indignes et saisir le bonheur, dût-on pour cela traverser le crime ?

Il était minuit ; tout le monde dormait dans la maison, tout le monde, hormis le teneur de livres qui ne pouvait trouver le repos.

Il sortit de sa chambre, où il étouffait, et erra comme une âme en peine le long des corridors.

Les portes matelassées s’ouvraient et se fermaient sans bruit ; les pas étaient assourdis par les tapis. Naigeot n’entendait que sa respiration haletante et pressée. Mais cette respiration même l’effrayait ; il aurait voulu la retenir et tâcher de pénétrer son âme du calme qui régnait autour de lui.

C’était en vain. Au contraire, plus ses pensées se rapprochaient de la vie réelle en s’arrêtant sur Louise ou sur sa mère, sur les commis ou sur Charles Moitessier, plus elles devenaient orageuses. Il y eut un moment où il perdit presque le gouvernement de lui-même ; sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il leva doucement une portière qui cachait l’entrée de l’appartement de sa nièce. À travers une porte vitrée garnie d’un rideau de mousseline, il vit la lueur de la veilleuse comme un reflet d’opale dans le brouillard.

Insensiblement ses yeux se fixèrent sur cette lumière. Peu à peu, il distingua les objets dans ta pénombre. D’abord la table qui supportait la lampe ; ensuite le lit où dormait Louise, et le crucifix d’ébène qui tranchait en noir sur les rideaux blancs ; puis la jeune fille calme et souriante comme un enfant.

Combien de temps resta-t-il là, immobile, les pieds cloués au tapis ? Quelles idées folles, quelles tentations infâmes se succédèrent en lui ?

Nul ne peut le dire, car le temps ne s’évalue pas alors à la mesure banale des horloges.

Tout à coup une main se posa sur son épaule.

— Mon frère, qu’avez-vous ? lui demanda la mère en le regardant en face.

Il pâlit, chancela, se recula les yeux hagards comme devant un spectre…

— Je… je… la regardais dormir… balbutia-t-il.

— Vous avez donc des insomnies, mon frère ?

Le malheureux croyait être le jouet d’un cauchemar.

Il s’appuya à la muraille pour se soutenir et ne répondit que par des monosyllabes.

Madame Naigeot sonna. Deux domestiques descendirent.

— Ramenez Monsieur à son lit, dit-elle, et allez chercher un médecin. Il a la fièvre.

Le lendemain matin madame Naigeot conduisit Louise chez sa tante.

Les potions du médecin arrêtèrent sans doute les progrès du mal, car le teneur de livres descendit à son bureau à l’heure accoutumée. Naudin et Ménard remarquèrent, même, que jamais il n’avait paru avoir l’esprit aussi franchement occupé de son travail.

C’est que Naigeot voulait enfin se rendre compte de l’état des affaires, et savoir où en était la liquidation. Pendant plusieurs jours il fit des recherches dans les vieux livres, releva des comptes, fit des balances et des reports avec un acharnement étrange. Personne ne s’en inquiéta, et la veuve de son frère ne parut aucunement changée à son égard.

Le temps passait cependant. L’épidémie avait décimé la ville, et personne n’avait été atteint dans la maison Naigeot. La veuve, les deux commis et le teneur de livres avaient vécu en paix ; faisant leurs comptes et leurs commandes pendant le jour et passant les soirées à se promener sur le port.

Jamais intérieur n’avait été plus calme en apparence, et jamais passions plus violentes n’avaient tant menacé l’avenir.

À voir, d’une part, madame Naigeot aller, venir, dans les magasins, commander, décider toute chose avec ce calme et cette sûreté qui lui étaient ordinaires, ou venir s’asseoir dans son grand fauteuil de cuir auprès des commis, et, de l’autre, ce teneur de livres, courbé sur son bureau, feuilletant ses cahiers, recomptant ses additions ou taillant ses plumes, certes, pas un œil n’eût deviné lequel de ces deux êtres aurait voulu supprimer l’autre au prix de son éternité.

Enfin l’époque fixée pour le mariage de Louise arriva.

Deux jours avant celui où Charles devait revenir de Boston avec toute sa famille, madame Naigeot annonça que le soir même, on irait chercher Louise chez sa tante.

Il faisait beau temps, c’était une vraie promenade que d’aller en canot jusqu’à l’île de ***. Dès que les magasins furent fermés, madame Naigeot, son beau-frère et les commis descendirent sur le port.

Les bateaux et les mariniers ne manquaient point. On choisit une pirogue longue et coquette, qui traînait à la poupe un petit bachot vert et rose en guise de chaloupe de sauvetage, mais on refusa les rameurs qui s’offrirent. Naudin et Ménard étaient accoutumés à manier le rame, et Naigeot protesta qu’il reprendrait volontiers cet exercice de ses jeunes années : du temps heureux, disait-il, où j’étais un enfant encore, et où Dominique m’apprenait à nager le long des rives de la Seine.

On partit.

— Eh bien ! au moins vous savez nager vous, monsieur Naigeot, dit Naudin en saisissant le premier les avirons.

— On nage toujours, tant bien que mal.

— Moi, je ne sais vraiment pas comment je suis bâti, mais je n’ai jamais pu apprendre. Imaginez-vous que l’eau me cause une terreur maladive. Tant que je suis dans un bateau la rame à la main, cela va bien ! mais une fois qu’il me faut agiter les bras et les jambes, pour faire le métier des poissons, la force s’en va ! Je me trouve mal comme un enfant.

— C’est singulier : — pour l’habitant d’un port de mer surtout, car vous avez dû avoir bien des occasions d’apprendre à surmonter cette faiblesse.

— On a tout fait pour m’en corriger ; mes parents et mes amis se sont moqués de moi. Mais ç’a été inutile… — et ma foi ! maintenant il n’est plus temps de m’y mettre, ajouta-t-il en souriant.

— Pourquoi pas ? il vaut mieux tard que jamais.

— Parce que maintenant il n’a plus les mouvements assez agiles pour cela ! s’écria Ménard. — Croyez-vous, bonnement, qu’après avoir passé quarante ans assis derrière un comptoir, quand on a pris du ventre et des rhumatismes, on va se mettre à faire des pleine-eau comme un petit clerc ?

— Bon ! cela fait du bien !

— Merci !… — Eh bien ! moi qui nageais comme un poisson, moi qui ai tenu des paris et gardé deux heures la mer en nageant toujours, je crois que je ferais une triste figure dans l’eau depuis que j’ai la goutte !

— Allons ! je vois que si nous faisions naufrage, reprit Naigeot avec un sourire étrange, il faudrait compter sur ma sœur et sur moi, pour vous repêcher tous deux ?

— Et je crois même, mon frère, que vous pourriez bien avoir trois personnes à tirer d’affaire, car moi je n’ai jamais essayé mes forces que sous la surveillance de mon maitre nageur, et en voyant une perche tendue à quatre brassées devant moi.

— Heureusement qu’il n’y a pas d’avaries à craindre, dit Naudin en montrant le ciel d’un bleu foncé, où brillaient les étoiles comme un semis de diamants.

— Quelle soirée !… Vous n’avez pas de spectacles pareils à Paris, mon frère, demanda la veuve. — Regardez donc un peu là-bas le port qui s’illumine, et le phare de la jetée qui brille comme un soleil, et les vaisseaux qui se balancent, et les vagues qui battent la digue de leur écume phosphorée.

— Vous parlez de la Seine ! mais c’est un ruisseau de boue pour les Américains, ajouta Ménard, qui était Français. Est-ce que l’on peut retourner vivre dans cette vieille Europe quand on s’est accoutumé à nos villes immenses, larges, spacieuses, alignées ? Est-ce que l’on peut croire à des fleuves comme la Seine quand on a vu le Mississipi et ses huit embouchures ?

Naigeot n’écoutait pas. Tout à coup il était tombé dans une absorption étrange ; son front se plissait comme sous l’effort d’une pensée fatale, et ses yeux plongeaient dans le fleuve leurs regards fixes.

— À quoi pensez-vous donc, mon frère ? demanda la veuve étonnée de ce silence.

— À rien… c’est-à-dire… à notre promenade, ma sœur.

— Est-ce que vous regrettez Paris ?

— Paris ! s’écria-t-il avec véhémence ; — oh oui ! Paris, c’est la ville unique au monde !… C’est le port où il faut aborder avec une cargaison d’or, le centre où il faut venir verser à flots la richesse qu’on rapporte de tous les pays de l’univers !…

— Vous voulez me donner l’envie d’y aller : — mais non ! je ne suis plus assez jeune pour cela.

La conversation tomba. Ménard prit les rames des mains de Naudin et chacun suivit sa rêverie. Le rameur était absorbé par l’attention qu’il portait à son travail. Naudin se reposait en promenant ses regards sur le ciel étoilé où la lune commençait à ébaucher un mince croissant, sur les embarcations lointaines qui semblaient des ombres errantes, sur les lumières qui brillaient au port, le long des quais et à la balise. La veuve était en proie à une préoccupation visible. Elle s’étonnait de l’agitation de son beau-frère, de son langage passionné, de son trouble extraordinaire.

Quant à Naigeot, il tremblait sous l’étreinte d’une fièvre plus violente que jamais. Le sang battait ses tempes et faisait passer devant ses regards troublés des nuages rouges. Il n’était plus maître des pensées qui se pressaient incohérentes dans son cerveau. On eût dit qu’un esprit étranger était entré en lui et le secouait comme les possédés du moyen-âge.

Les visions se succédaient rapides et folles devant son imagination. Tantôt c’était Paris qui déployait en un vaste panorama, ses luxes, ses plaisirs, ses ivresses, ses débauches que le vieux teneur de livres avait connues huit jours durant ; tantôt l’humide bureau, où gisaient son grand livre et ses plumes gauchies ; tantôt Louise en toilette de mariée au bras de Moitessier ; tantôt enfin, Louise encore, Louise habillée de blanc toujours, mais sortant avec lui d’une église de Paris.

Tout cela tournoyait, se mêlait et disparaissait, pour reparaître ensuite avec des couleurs plus vives.

Et, la pirogue fendait l’eau et s’avançait vers la balise en se balançant mollement sur les vagues qui remontaient le fleuve ; et, le ciel était toujours bleu et limpide ; et, dans l’air imprégné des saveurs marines venaient mourir les bruits du port comme une harmonie lointaine.

Naigeot promenait des yeux égarés sur sa belle-sœur et sur les deux commis.

— Enfin, lui disait l’esprit tentateur, tu les tiens !… Ils sont là, en ton pouvoir… Tu peux anéantir d’un seul coup tous ces obstacles vivants qui tiennent la clé de la fortune et du bonheur… encore une heure… encore un instant… et ton sort sera décidé… et tu seras pour toujours rivé à ta misérable vie… Tu vas revoir Louise, et tu vas la ramener pour un autre… — Être stupide et sans courage !

— Eh bien ! que feras-tu ? s’écriait au dedans de lui-même une voix révoltée. — Veux-tu donc les tuer ? — Oserais-tu te faire assassin ?

Conscience ! conscience !… terrible puissance qui gît au fond de l’âme humaine, comme un écho de la justice éternelle ! Conscience ! huissier de Dieu qui somme le coupable de payer sa dette ! vengeur impitoyable, Némésis inflexible, archange à l’épée flamboyante qui sépare la vertu du crime. Conscience ! conscience !

— À votre tour de ramer, monsieur Naigeot, s’écria Ménard en jetant les rames sur le bateau avec un soupir. — Ouf ! c’est fatigant à la longue !

Le teneur de livres alla machinalement prendre place à la proue et remettre les avirons à l’eau. Puis, toujours en proie à la fièvre de ses pensées, il manœuvra la pirogue sans méthode et avec des mouvements saccadés.

L’embarcation s’avançait par secousses, tantôt soulevée par les vagues, tantôt presque renversée par d’imprudents coups d’aviron.

— Comme vous ramez mal ! mon frère, dit la veuve. Nous ne sommes pas ici sur vos tranquilles rivières de quinze brasses de largeur ! Il y a des écueils et des barres, prenez garde !

— Ces pilotes les plus exercés se méfient de l’embouchure du Mississipi par les gros temps, ajouta Ménard, surtout vers la balise. — Appuyez à gauche, appuyez à gauche ! voilà un tourbillon par ici.

Naigeot agita les rames en frémissant… Un tourbillon… des barres… des écueils… Si nous allions chavirer, pensait-il. — Je sais nager, moi !… moi… je sais nager !

— Oh ! je vais reprendre les rames ! mon cher monsieur, cria Naudin en sautant hors de sa banquette. — Un coup de plus à droite et nous chavirions ! — Passez-moi les av……

La fin de la phrase se perdit dans un cri poussé par quatre voix différentes. Tout à coup, la pirogue disparut engloutie par un remous, et l’écho répéta le bruit sinistre de la chute de plusieurs corps dans l’eau.

Il y eut un instant de morne silence. Le fleuve violemment entrouvert se referma en bouillonnant. Un bateau retourné, et des rames reparurent à la surface comme les épaves d’un sinistre.

Puis un homme se trouva seul dans le petit canot, Il saisit une rame et cingla vers la terre.

Cette fois il ne laissait point errer son embarcation au hasard ; il ramait droit et ferme et comme s’il eût craint d’être poursuivi.

À peine avait-il gagné quelques longueurs, qu’il fut violemment arrêté dans sa course. Un cri de détresse avait traversé l’air et deux mains crispées s’accrochaient au bord de son canot.

Il chancela, comme s’il eût été appréhendé au corps par le bourreau lui-même.

— Mon frère… mon frère… au secours ! criait la veuve en se débattant encore contre le courant.

Naigeot la regarda avec des yeux injectés de sang, hésita un instant… une seconde !… Puis il leva son aviron, lui en asséna un coup violent sur la tête, poussa le corps au fond du fleuve et reprit sa fuite plus rapide encore,

. . . . . . . . . . . . . . .

Quand il fut près de la terre, il chercha des yeux une plage déserte pour y aborder sans être vu. Alors il rama doucement pour ne pas éveiller l’attention des garde côtes ; il se coucha presque au fond de son canot, car il lui semblait que sa silhouette apparaissait sur le ciel comme l’ombre de Caïn ; et, dès qu’il eut mis pied à terre, il repoussa au large la barque et la rame qui l’avaient amené.

Il glissa le long des quais en évitant les regards ; il enfila les rues les plus solitaires, et dévora l’espace comme pour mettre une plus grande distance entre ses victimes et lui. Lorsqu’il eut traversé la ville et les faubourgs, il s’assit au pied d’un arbre et prit sa tête dans ses mains, pour essayer de réunir ses pensées.

Depuis qu’il avait commis son crime, elles n’étaient plus les mêmes. Il ne sentait pas une joie immense d’être débarrassé de tous les obstacles qui défendaient Louise et sa fortune, mais un étonnement glacial ; il n’éprouvait ni la rage folle de profiter des instants pour enlever sa nièce, pour s’approprier des titres et des valeurs et s’enfuir, ni l’énergie du bandit qui calcule ses chances de perte ou de triomphe. Non ! il était saisi d’une terreur vague, mais aigüe. Il jetait autour de lui des regards effarés, comme s’il avait craint de voir apparaître les exempts de la justice de Dieu.

Cependant ce qui lui restait de raison lui criait d’aviser au plus vite à sa situation, de choisir le parti qu’il voulait suivre et de l’embrasser sans retard. Chaque minute apportait un nouveau danger, chaque hésitation le poussait plus avant dans l’abîme.

Quand la réalité se faisait jour, il lui semblait que sa résolution était bien prise, qu’il allait rentrer seul à la maison Naigeot avec ses habits mouillés et en désordre, et courir chez les magistrats annoncer le naufrage en pleurant et en protestant de ses efforts pour sauver les victimes ; mais bientôt il se voyait poursuivi par les furies qui dénonçaient son crime et ameutaient contre lui tous les séides de la justice humaine. Quelquefois au contraire il croyait faire un horrible rêve, tandis qu’il était couché dans son lit avec la fièvre et que sa belle-sœur dormait dans la chambre voisine. Par instants même, il osait espérer que le cauchemar durait depuis bien longtemps, et qu’il se réveillerait sur le grabat de la pension bourgeoise, au tintement de la cloche du déjeuner.

Mais, cependant, il entendait au-dessus de sa tête le frôlement d’ailes des oiseaux de nuit, et, dans le lointain, les échos mourants des bruits de la ville.

Que faire ? que décider ? se demandait-il dans l’angoisse de savoir s’il avait ou non son bon sens. Si c’est un songe, qu’il finisse ! Si c’est une réalité, que je sache donc enfin avoir le courage de saisir la fortune et le bonheur !

Et, il cherchait à réveiller ses passions qui s’éteignaient dans la terreur, à revoir Louise, à se ressouvenir de Paris et de ses joies ; mais sa mémoire était impuissante et son imagination restait froide.

Tout à coup, à travers le silence de la nuit, il entendit sonner une horloge. Il rappela ses sens et compta onze coups.

— Je suis perdu, se dit-il, si je ne cours à l’instant raconter le sinistre et prendre le gouvernement de la maison de ma nièce en qualité de tuteur. Encore une heure d’absence et je deviens un criminel qu’on traque comme un bête fauve et qu’on tue par la main du bourreau.

Il se leva et marcha précipitamment vers la ville.

Par un effort suprême, il avait réuni tout son courage pour cette dernière démarche. Aussi, marchait-il avec une fiévreuse rapidité à travers ces rues devenues désertes. Vers onze heures et demie il atteignit l’hôtel du magistrat.

Son sang battait à rompre ses artères ; ses dents claquaient. Enfin il leva la main pour saisir le marteau de la porte.

— Vous êtes fou de croire que Louise épousera jamais son oncle ! s’écria près de lui une voix bien connue avec un éclat de rire.

Soudain sa main s’arrêta et resta suspendue ; son pouls cessa de battre ; il resta cloué au sol la bouche entr’ouverte, les yeux fixes.

— An dessus des calculs de l’homme, il y a la justice de Dieu ! ajouta une seconde voix.

Cette fois Naigeot put retourner la tête et il regarda derrière lui.

Il vit distinctement à la lueur du gaz Ménard et Naudin qui traversaient la rue bras dessus, bras dessous.

Ils marchaient en causant ; quand ils eurent détourné la rue, Naigeot recouvra l’usage de ses jambes pour courir à leur poursuite.

— Suis-je fou ? se disait-il, sont-ils vivants ? ai-je vu des fantômes ?

Mais lorsqu’il arriva au coin de la rue qu’avaient prise les deux commis, il ne vit plus rien que les ombres des réverbères sur la chaussée.

Minuit sonnait.

— C’est de l’hallucination, c’est du vertige ! s’écria le malheureux, qui s’affaissa sur une borne sans oser retourner chez le magistrat.

— Est-ce bien eux ? ne les aurais-je pas tués ? pensa-t-il tout à coup avec un mouvement de joie… — Mais non ! j’ai entendu la chute de leurs corps dans l’eau.

Ils ont crié… j’ai frappé la femme de mon frère qui me suivait à la nage…

Une ronde de nuit fit résonner le pavé de la rue sous ses pas mesurés. Naigeot s’enfuit au hasard sans regarder devant lui.

Quand il s’arrêta, il se retrouva avec stupeur à la porte de la maison de son frère. Ce plus profond silence régnait. Tous les volets étaient fermés et pas une lumière ne brillait à travers les fentes. Était-ce la livrée du deuil ou celle du sommeil ?

Un moment il eut l’idée de frapper pour réveiller les domestiques à tout hasard.

Mais comme il allait achever de vaincre son effroi, il sentit ses vêtements frôlés comme si quelqu’un eût passé à côté de lui.

— Pourquoi, diable, ne rentrez-vous pas, Ménard ? disait avec impatience la voix de Naudin. — Nous laisserez-vous coucher dehors ?

— Les clés sont restées là-bas dans ma poche d’habit, répondît Ménard… il fait bien froid !

— Où est madame Naigeot ?

— Toujours là-bas… elle arrivera la dernière, sa tête lui fait tant de mal !

Naigeot tomba à la renverse et perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il était petit jour. Déjà le bruit commençait dans la ville ; les portes s’ouvraient et se fermaient, les charrettes roulaient, les industries matinales s’agitaient ; la vie renaissait et, autour de la maison, les nègres enlevaient les volets des magasins.

Les idées commencèrent à arriver une à une ; puis les souvenirs apparurent comme de menaçants fantômes. Il se redressa soudain pour s’enfuir, aiguillonné par la terreur.

— Eh ! bon Dieu ! que faites-vous là ? mon cher monsieur Naigeot, s’écria Ménard de sa bonne voix franche et joyeuse en apparaissant sur le seuil de la porte.

Le teneur de livres le regarda avec des yeux stupides.

— Est-ce que vous aimez à coucher à la belle étoile ? à nos âges cela n’est plus de saison. — Allez donc prendre votre tasse de thé qui vous attend toute chaude dans la salle à manger !

Ménard était là, tel que Naigeot l’avait toujours vu, avec son visage épanoui, sa culotte nankin et ses breloques de montre qui s’entrechoquaient à tous ses mouvements.

Naigeot se leva, mais ne parvint qu’à grand’peine à se tenir sur ses jambes chancelantes.

— J’ai donc dormi là ? demanda-t-il d’une voix tremblante, et alors, j’ai donc rêvé aussi ?

— Naudin ! cria Ménard en se retournant vers l’intérieur des magasins ; — Naudin !

Le second commis s’avança les mains dans ses poches, la plume sur l’oreille.

— Eh bien ? dit-il.

— Que pensez-vous de la conduite de monsieur Naigeot qui a dormi cette nuit au clair de la lune ?

— Oh ! vraiment ? — Mais si vous étiez attardé, pourquoi n’avez-vous pas frappé pour vous faire ouvrir ? — Auriez-vous donc hier au soir renouvelé connaissance avec le vin de France ?

— Où est ma sœur ? interrogea Naigeot, qui sentait sa raison lui échapper en se demandant s’il avait rêvé la nuit ou s’il rêvait à l’heure présente.

— Madame Naigeot va descendre, rentrez donc !

— Comment va-t-elle ce matin ? demanda Naudin à son collègue.

— Sa tête lui fait bien mal, répondit Ménard.

Naigeot frissonna. Il resta immobile devant le commis n’osant ni s’avancer ni s’enfuir.

Mais Naudin fit un pas en avant et prit familièrement le teneur de livres par le bras.

— Allons donc ! êtes-vous devenu statue, mon cher Monsieur ? dit-il. Vite ! prenez votre thé et venez au bureau !

Cette fois, Naigeot entra avec les commis, car la main de Naudin l’entraînait avec une puissance irrésistible. Il semblait au malheureux teneur de livres que cette main rougeaude et potelée entrait dans ses chairs et y imprimait sa marque comme une tenaille d’acier.

Dans les magasins, tout avait l’aspect accoutumé. Les portes qui battaient de tous côtés les faisaient ressembler à une halle ouverte aux courants d’air ; des nègres balayaient et rangeaient les balles de coton éparses. Un mulâtre époussetait les meubles du bureau vitré, où, les commis, Naigeot et sa belle-sœur avaient chacun leur fauteuil.

Tous ces gens allaient, venaient, se remuaient avec une indifférence d’esclaves et sans plus remarquer leurs maîtres.

Naigeot alla machinalement jusqu’à la salle à manger où il trouva son déjeuner préparé ; il avala son thé bouillant, mangea quelques rôties au beurre et se promena de long en large, en tâtant les meubles, pour s’assurer qu’il était bien dans le monde réel.

— Évidemment j’ai eu le vertige ! se dit-il.

Quand il rentra dans les magasins il trouva sa belle-sœur assise dans son fauteuil et causant avec les commis. Rien n’était changé, ni dans sa mise ni dans sa personne, seulement elle avait à la tempe gauche une large tache bleuâtre.

— Bonjour, mon frère, lui dit-elle. — Il faudra faire la balance du compte Marcoud aujourd’hui ; n’y manquez pas !

Naigeot s’assit, ouvrit son livre et se mit à l’ouvrage sans rien dire. Tandis qu’il sentait son esprit se dissoudre sous l’effort des terreurs contraires, la faculté quasi-mécanique du teneur de livres faisait sa besogne ordinaire, comme la roue d’une horloge montée.

De temps en temps, il était réveillé en sursaut par la voix des étrangers qui venaient faire des commandes. Alors il répondait tant bien que mal en s’étonnant qu’on ne s’adressât pas à la veuve et aux commis comme à l’ordinaire.

Puis les nègres et les mulâtres lui demandaient ses ordres pour mille détails que madame Naigeot avait l’habitude de surveiller elle-même. Un capitaine de navire marchand vint pour traiter d’un chargement de sucre, et ce fut à lui qu’on l’envoya. Un planteur proposa l’acquisition de ses cotons, il fallut encore que le teneur de livres conclût le marché.

Madame Naigeot et les commis semblaient pourtant beaucoup s’agiter autour de lui ; mais on eût dit que les étrangers ne les voyaient pas.

— Ma sœur, demanda Naigeot, qui ne comprenant pas l’anglais ne savait que répondre à beaucoup de gens, que dois-je dire à ce Monsieur qui me parle depuis un quart d’heure ?

— Dites-lui que les cent balles de coton seront expédiées à Valparaiso le 15 courant, répondit-elle.

— Mais, ma sœur, pourquoi ne traitez-vous pas cette affaire vous-même ?

— C’est ma tête qui me fait souffrir, mon frère.

À midi, le second déjeuner sonna. Naigeot suivit dans la salle à manger sa sœur et Naudin qui soutenaient une discussion contre Ménard.

En s’asseyant à sa place, il s’étonna que l’on servit les plats devant lui qui ne découpait jamais.

— Monsieur Naudin, pourquoi n’est-ce plus vous qui faites les honneurs ? demanda-t-il.

— C’est le froid qui a réveillé mes rhumatismes, monsieur Naigeot.

— Quand donc reviendra Louise ? hasarda le teneur de livres en tremblant.

— Nous l’aurions ramenée hier si je n’avais pas reçu ce coup, dit la mère. Mangez donc, mon frère !

Mais Naigeot avait laissé retomber sa fourchette ; un frisson glacé parcourait son corps des pieds à la tête. — Suis-je au milieu de trois spectres ? se disait-il.

Il bondit hors de son siège pour s’échapper, mais Naudin le retint de cette main terrible qui l’avait déjà saisi le matin.

— Je crois que vous êtes malade aussi, mon frère, dit la veuve. Si vous n’avez pas faim, faites comme nous, ne mangez pas !

On retourna au magasin. Madame Naigeot et les commis parcoururent les hangars et circulèrent dans toutes les parties de rétablissement. Le teneur de livres les accompagnait d’un œil égaré, et il remarquait que personne ne faisait attention à eux et qu’ils ne parlaient à aucun des esclaves, pas plus qu’aux gens qui entraient et sortaient sous mille prétextes, dans le vaste entrepôt commercial.

Quand ils revinrent s’asseoir près de lui, il éprouva une violente sensation d’épouvante.

Cependant rien n’était changé dans leurs apparences, et les voix qu’il entendait résonnaient à son oreille avec leurs accents les plus connus. Naudin ouvrait des tiroirs et comptait l’argent de sa caisse. Ménard inscrivait les commandes et prenait note des acquisitions.

Autour de lui, il reconnaissait les cris des charretiers, les imprécations des esclaves, le roulement des camions chargés, le grognement sourd du mulâtre qui commandait aux noirs, ce fracas enfin qui faisait la vie de tous les jours.

La journée s’écoula pourtant. Peu à peu, le bruit cessa, les allants et les venants disparurent et la nuit tomba.

Les noirs reprirent les volets qu’ils avaient enlevés le matin, et les replacèrent dans leurs rainures en chantant. Bientôt, on n’entendit plus que la marche pressée des passants qui traversaient la rue, et les coups de marteau des nègres qui assujettissaient les dernières clôtures.

Quand il ne resta plus rien d’ouvert excepté la porte de passage, on apporta une lampe allumée sur le bureau du teneur de livres. Puis tous les esclaves sortirent par cette porte et se dispersèrent.

Naigeot se leva, tellement possédé du désir de les suivre. Mais Naudin quitta son fauteuil le premier, et avant que le teneur de livres ait eu le temps de traverser le bureau, il avait fermé la porte dont il prit la clef.

La peur glaça le sang de Naigeot quand il se vit seul avec la veuve et les commis. Il retourna s’asseoir dans son fauteuil sans pouvoir parler et sans oser regarder ses compagnons.

Il entendit Naudin rentrer dans le bureau et froisser Les billets de banque qu’il comptait. Puis, peu à peu, tous les bruits de la vie moururent autour de lui.

La peur le tint longtemps immobile. Enfin, il tourna lentement son fauteuil, pour sortir à tout prix de ce lieu, où il se sentait devenir fou. Mais, tout à coup, sa main heurta quelque chose de froid et d’humide qui lui laissa une sensation étrange. Il osa regarder autour de lui et poussa un cri.

Sa sœur et les deux commis étaient toujours là, mais livides, mais glacés.

Leurs yeux étaient fixes et couverts du nuage terne de la mort ; leurs membres étaient inertes et rigides. À la place de la tache bleue que la veuve avait au front, il reconnut une horrible blessure.

À cette vue, le teneur de livres bondit comme un fou en appelant au secours.

Naudin était dans son fauteuil en travers de l’entrée du bureau. D’une main il tenait encore une liasse de billets de banque ; de l’autre, il serrait la clef de la maison de toute l’énergie d’une dernière étreinte.

Naigeot tournait dans cette cage vitrée, éternelle prison de sa vie, comme dans un cercle de l’enfer. Il appelait au secours de toutes ses forces, mais la maison était déserte, et sa voix s’éteignait dans un silence de mort. Il était là au milieu de ses victimes comme au centre d’une armée ennemie. L’immobilité des cadavres était une muraille inexpugnable qu’il ne pouvait franchir. Il priait, il pleurait, il s’arrachait les cheveux, il se vouait à des expiations éternelles, et rien ne venait rompre son horrible vision.

De temps à autre, seulement, il sentait des gouttes d’eau fétide et glacée ruisseler jusque sur lui.

Pour sortir, il aurait fallu prendre la clef dans la main rigide du caissier, saisir à bras le corps son cadavre et le pousser hors de l’issue qu’il fermait.

Naigeot raidissait toute sa volonté et s’avançait avec une résolution suprême. Mais, dès qu’il sentait le choc de ce corps inerte et le froid de cette eau, dont chaque goutte en imbibant sa chair lui semblait faire une trouée jusqu’à ses os, il s’arrêtait comme repoussé par une force invincible et se cramponnait au grillage pour ne pas tomber.

Des heures, longues comme des heures d’agonie, horribles comme des siècles d’enfer, s’écoulèrent ainsi.

Enfin au milieu du silence de la nuit, Naigeot entendit une rumeur, lointaine d’abord, puis rapprochée, qui circulait de rue en rue dans la ville.

Cette manifestation de la vie lui donna un dernier courage : il s’élança en avant, repoussa violemment le cadavre, lui arracha les billets de banque et la clef, et courut à la porte des magasins.

Il essaya de distinguer la serrure, mais ses yeux étaient troublés ; il la chercha à tâtons, mais ses mains tremblaient.

La rumeur approchait toujours.

On eût dit une foule grossissante qui s’amassait devant la maison en poussant des cris.

Naigeot agitait sa clef avec un empressement fiévreux et ne parvenait pas à ouvrir. Alors, il secouait la porte et frappait des coups dont la force était décuplée par la peur. Enfin la serrure céda.

Au moment où il allait franchir le seuil, il trouva le passage barré par une muraille vivante. La foule qu’il avait entendue venir était là, haletante, pressée, demandant vengeance.

Avant qu’il eût distingué un cri ou un visage il se sentit garrotté par des mains vigoureuses.

— Au nom de la loi ! cria la voix solennelle d’un officier de justice.

Le teneur de livres étourdi se laissa prendre sans tenter un effort.

On l’écarta du passage, on ouvrit les deux battants de la porte, et trois civières drapées de noir apparurent au milieu de la foule.

En reconnaissant le corps de sa belle-sœur et ceux des commis, Naigeot poussa un dernier cri, strident et aigu : le cri de la folie triomphante.

— Oui, criait le peuple en fureur, c’est lui le coupable, c’est lui l’assassin !

— On l’a vu revenir seul et se cacher dans l’ombre comme les meurtriers !

— Il avait oublié que le flux dénoncerait son crime en ramenant les cadavres !

— On a retrouvé son bateau de sauvetage et la rame encore sanglante avec laquelle il a frappé sa sœur !

— Voici les billets de banque qu’il emportait, en fuyant comme un voleur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On déposa les trois cadavres dans la maison mortuaire et on emporta Naigeot garrotté sur une des civières. Il passa en jugement. Toutes les preuves étaient réunies contre lui et, sans sa folie évidente et déclarée, il aurait infailliblement été condamné au dernier supplice.

Après trois mois d’instruction, le tribunal le fit transférer de son cachot dans un cabanon de l’hôpital des fous.

Il y mourut dix ans après.

Sur le registre des décès, le médecin en chef de l’hospice écrivit à la date du 18 juillet 1850, la note suivante :

« Le n° 72 décédé aujourd’hui pendant un accès, avait été placé dans la maison, en 1841, d’après un jugement de la Cour criminelle. Depuis cette époque, il n’a pas cessé d’être en proie à des accès intermittents de fureur et d’imbécilité. Aucune lueur de raison ne lui est jamais revenue. Toutefois, dans ses moments de calme, il s’amusait à faire d’interminables comptes de commerce sur un grand livre tenu fort proprement. Examen fait de ces comptes, j’ai reconnu qu’ils étaient toujours justes, que les additions ne contenaient pas une erreur, et que les balances étaient parfaitement exactes. »

Monsieur et madame Moitessier, qui sont catholiques, ont élevé une chapelle à Notre-Dame-de-Bon-Secours.


ISOBEL LA RESSUSCITÉE.


Légende des bords du Rhin.


Il était déjà tard, car les vêpres étaient dites et le salut commençait dans la petite église qui renferme à Cologne, les ossements des onze mille Vierges. Citait le jour de la Toussaint 1538, et pour la vigile des Trépassés, un des célèbres prédicateurs de l’Allemagne était venu rappeler aux fidèles, les vertus, le courage et le martyre de sainte Ursule et de ses compagnes.

Aussi y avait-il foule au sermon et aux vêpres, bien que l’église fût une des plus petites de Cologne. Non-seulement, les bourgeois et les manants de la ville étaient accourus et remplissaient la nef et les bas-côtés, mais encore, de nobles et hauts personnages des environs, étaient venus avec toute leur maison prendre possession des chapelles latérales et des bancs d’œuvre.

Parmi les fêtes splendides et touchantes que célèbre le catholicisme, la fête des morts est peut-être une de celles qui impressionnent le plus profondément le cœur. Le deuil universel qui tout à coup enveloppe la chrétienté, cette pensée de la mort qui se dresse terrible et menaçante au fond de toutes les consciences, ont quelque chose de si solennel que nul ne résiste, alors, à l’entraînement de la religion et au besoin de la prière.

Quand la Toussaint, cette dernière belle fête de l’année, a jeté au vent les sons joyeux de ses cloches lancées à toute volée, quand elle a éparpillé sur les marches de l’autel les pétales de ses pales chrysanthèmes, et doré d’un rayon de soleil les feuilles devenues rares qui festonnent encore la cime des arbres, on n’entend pas sans une émotion étrange le glas funèbre des premières vêpres des morts. Tout à coup, les pensées riantes s’éteignent au fond du cœur, et les crêpes de deuil qui voilent le sanctuaire semblent envelopper jusqu’à l’âme du chrétien.

C’est pourquoi, au moment où commence cette histoire, le recueillement était profond parmi les fidèles de Cologne. Le prédicateur venait de descendre de la chaire, et le prêtre officiant donnait la bénédiction du Saint-Sacrement. Toutes les têtes étaient baissées, un religieux silence régnait dans l’église, et la clochette que le diacre agitait de temps en temps, réveillait seule l’écho sous les voûtes basses et massives.

L’église de Sainte-Ursule était peut-être, à ce jour et à cette heure, l’enceinte bénie la plus propre à éveiller des pensées d’éternité dans les âmes rêveuses et poétiques.

Le jour à son déclin filtrait au travers des vitraux coloriés des lueurs pâles qui s’harmoniaient à la lumière tremblante des cierges, pour envelopper tonte la scène d’une sorte de clarté douteuse, fugitive et phosphorescente. Certaines parties de l’église, plongées un instant dans une ombre épaisse, semblaient tout à coup s’illuminer, et surgir de l’obscurité pour montrer à l’œil étonné de l’observateur des silhouettes inattendues et presque fantastiques. L’ombre des personnages cachés au fond des chapelles latérales ou appuyés le long des piliers, paraissait subitement s’allonger ou se raccourcir outre mesure ou faire sur la muraille des grimaces étranges. Tantôt, on aurait cru voir des gnômes hideux s’agiter, impatients et taquins, dans les coins de la basilique, comme des damnés poursuivis par Satan ; tantôt, des anges étendant leurs ailes pour s’élancer vers les deux comme des esprits bienheureux appelés vers leur dernier séjour ; tantôt enfin, des fantômes capricieux et changeants, comme doivent être ceux des âmes en peine qui sont condamnées à une expiation temporaire.

Les ossements humains qui encombrent l’église des onze mille Vierges, et la rendent une des plus curieuses du monde chrétien, ajoutaient encore au fantastique aspect de cette veillée des morts. Les ouvertures, ménagées dans les murs épais, laissaient voir des monceaux de reliques entassées qui semblaient être les véritables piliers de ces massives catacombes. Il y a, là, des générations entières jetées pêle-mêle dans la poussière, dont les âmes évoquées tout à coup par la fête des morts, semblaient voltiger sous les voûtes sombres avec des bruissements étranges. Sur les panneaux des murs et devant les autels de pierre, des crânes dénudés, des mains, des pieds, des torses de squelettes forment des chiffres capricieux, des mosaïques, que le jeu de l’ombre et de la lumière faisait à chaque instant changer de forme et d’aspect, et dont les arêtes, éclairées d’un côté par la lumière pâle du jour tamisée par les vitraux coloriés, et de l’autre par celle des cierges, semblaient bordées de feux follets.

Au moment où le prêtre, au dernier tintement de la clochette de l’enfant de chœur, donnait la bénédiction à la foule des chrétiens, un homme enveloppé d’un large manteau noir se dégagea de derrière un des piliers du porche, et remonta sans bruit vers le milieu de l’église sous le bas-côté de gauche.

Parvenu à quelque distance de l’une des chapelles latérales les plus chargées de reliques, il s’arrêta et écarta un peu les plis de son manteau qui cachaient une partie de son visage.

C’était un homme jeune encore, à en croire la vivacité de ses yeux noirs, qui brillaient d’un feu étrange sous des sourcils épais ; mais déjà usé par les passions ou par l’étude, car son front, dégarni de cheveux, était devenu démesurément haut, et des rides profondes le sillonnaient de lignes inflexibles. Son nez osseux et recourbé ressemblait au bec d’un oiseau de proie, et ses lèvres minces et serrées semblaient mal retenir un sourire sceptique et railleur.

En ce moment, il était adossé à un pilier et pittoresquement drapé dans son manteau, dont son bras gauche retenait les plis à la hauteur de sa taille. Sa tête, penchée en avant, était appuyée sur sa main droite, qui jouait capricieusement avec les fils dorés de sa moustache rousse.

Il semblait complètement absorbé par l’observation de la chapelle voisine, où brillait alors dans toute sa richesse une de ces magnifiques châsses des onze mille Vierges de Cologne, dont M. Strauss, notre habile chef d’orchestre, qui est aussi un de nos antiquaires les plus distingués, possédait quatre l’an passé.

Ce n’était cependant pas la châsse qui attirait si vivement l’intérêt de notre observateur, mais bien une créature ravissante et idéale, dont la figure n’était point la moins remarquable de l’église de Sainte-Ursule, le jour de la Toussaint 1538.

Derrière la grille soigneusement close qui fermait la chapelle, une jeune femme accompagnée d’un seul page semblait prier avec ferveur.

C’était madame Isobel, la châtelaine de Linkenberg, l’un des donjons les plus hautains et les plus solitaires parmi ceux qui bordent le Rhin.

Depuis de longues années déjà, la mort de son premier époux, le baron Ulrich de Saul, l’avait laissée dame et maîtresse du manoir de Linkenberg. À compter le nombre de jours de Toussaint, où la puissante baronne était venue dire ses patenôtres en l’église des onze mille Vierges, et ses messes d’anniversaire qu’elle avait fait dire pour le sire Ulrich et pour deux autres maris qu’elle avait eus depuis sa mort, on eût pensé peut-être que depuis longtemps les jours de sa jeunesse étaient passés ; mais il suffisait d’un regard pour se convaincre que les années ne l’avaient pas marquée de leur sceau. C’était une jeune fille encore. Elle avait cinquante ans au moins, et n’en paraissait pas vingt.

Riche, puissante, noble de son chef à anoblir toute une race de vilains, madame Isobel aurait dû être recherchée en mariage par les plus grands seigneurs de la contrée.

Il n’en était rien pourtant. Jamais, depuis longues années, une joyeuse cavalcade de chasseurs entonnant l’hallali n’avait fait abaisser le pont-levis de Linkenberg ; jamais, ni les chevaliers ni les dames n’allaient la visiter dans son donjon hautain. Elle vivait seule, renfermée à Linkenberg, sans voir d’autre visage que celui d’un vieil intendant depuis soixante ans attaché à la famille, et celui d un page, pauvre enfant triste et malingre, qui semblait avoir à peine la force de porter son missel, en l’accompagnant à l’église.

C’était d’ailleurs une créature exceptionnelle qu’Isobel de Saul. Elle était si mince, si frêle, si pâle, qu’elle ne semblait pas appartenir à la terre et devoir la vie à des êtres humains. Au moment où nous venons de l’entrevoir, elle semblait plutôt être la reine des êtres fantastiques et invisibles qui peuplaient les sombres chapelles de l’église des onze mille Vierges, qu’une femme réelle et bien vivante. Une longue robe de velours noir l’enveloppait tout entière et ne laissait apercevoir que ses deux mains, menues, effilées et blanches comme de la porcelaine, et son visage, aussi blanc que ses mains, où brillaient deux yeux noirs qui semblaient éclairer seuls la chapelle de leurs effluves de lumière. Sa coiffure de velours noir était impuissante à contenir ses cheveux d’or pâle ; ils s’échappaient par flocons légers comme des nuages et reflétaient tantôt en paillettes brillantes, tantôt en ombres vaporeuses et molles, ces mille jeux de la lumière qui semblaient envelopper sa tête d’une auréole.

Tandis que la foule des fidèles commençait à s’écouler lentement par la grande porte, Isobel exhalait une dernière prière ; son page se leva le premier et ouvrit doucement la grille de la chapelle.

Au faible grincement des gonds, un jeune homme que son costume faisait reconnaître pour un étudiant et qui était resté jusqu’alors près de la grille, dans la pénombre projetée par le tombeau de sainte Ursule, leva précipitamment la tête et jeta un regard rapide sur Isobel.

Puis, la voyant toujours agenouillée, et profitant de la position du page qui ne pouvait pas le voir, il se glissa près de la porte entr’ouverte.

Parvenu là, il se replia sur lui-même, et essaya de contenir une visible émotion, car Isobel avait donné son missel à son page et s’avançait vers la porte.

Il était impossible, qu’en passant, elle n’effleurât pas de sa longue manche pendante le front de l’étudiant. À ce contact, il ne put retenir un frisson convulsif ; et, lorsqu’après avoir suivi des yeux, la noble châtelaine jusqu’à sa sortie de l’église, il l’eut enfin vue disparaître, il resta un instant immobile, le regard fixé sur la porte, et comme perdu dans des pensées infinies.

Ni la grande dame ni son page n’avaient paru remarquer le manège du pauvre étudiant. Cependant Isobel n’avait perdu aucun des mouvements de son timide amoureux. Tandis que les paupières baissées elle paraissait s’isoler du monde extérieur, pour se renfermer dans la prière, comme en un sanctuaire immaculé, elle laissait glisser sur lui à travers ses cils demi-clos un long regard, à la fois caressant et avide. Et, certes, quand elle sortit de la chapelle, ce ne fut point par un pur effet du hasard, que sa manche de velours promena longtemps, sur le front du jeune homme, une enivrante caresse.

L’homme en manteau avait seul observé cette scène muette. Tendant que les dévots les plus scrupuleux gagnaient la porte et que les sacristains commençaient à éteindre les cierges, il s’avança d’un pas léger et frappa sur l’épaule de l’étudiant.

Le jeune homme se retourna vivement et laissa voir un charmant visage plein de mélancolie et de douceur qu’encadraient avec une heureuse harmonie des rouleaux de cheveux blond cendré.

— Que voulez-vous, maître Sturff ? s’écria-t-il brusquement comme un homme réveillé en sursaut par la vie réelle au milieu d’un rêve de poésie.

— Ton bien, mon cher Franz, reprit l’étranger. — De par Dieu, que fais-tu là depuis le commencement de l’office ?

L’étudiant parut vivement contrarié de cette rencontre inattendue et se leva pour sortir.

— Mais, maître Sturff, répliqua-t-il avec un accent de contrariété, que voulez-vous que j’y fasse, autre chose que tant de braves gens… et que vous-même ?…

— Mon cher Franz, tu es amoureux de la châtelaine de Linkenberg.

L’étudiant se retourna, par un mouvement plus prompt que la pensée, et lança sur maître Sturff un regard chargé de colère.

— Et que vous importe ? s’écria-il.

— Allons, ne te fâche pas, jeune fou ! — Que m’importe en effet ?…

Eh ! mon Dieu, crois-tu donc que, si tu m’étais aussi indifférent que la foule de tes condisciples, je m’inquiéterais de savoir où tu places les affections de ton cœur ?… mais, pauvre enfant, j’ai remarqué en toi toutes ces folies sublimes qui décèlent si bien l’amoureux de vingt ans, et, j’ai voulu savoir qui te les inspiraient ; j’ai voulu savoir, aux pieds de qui tu avais mis ces fleurs délicieuses d’amour et de candeur, qui jettent leur parfum au devant d’un premier amour…

— Eh bien ? reprit Franz avec un léger tressaillement dans la voix.

Et, l’étudiant leva ses yeux bleus humides sur son compagnon, avec une expression de prière impérieuse.

Sa colère était tombée devant les paroles sympathiques de Sturff ; mais elle avait été remplacée par une curiosité pleine d’angoisses.

— Hé bien ! mon ami, je te vois avec une profonde douleur attacher tes pas à la suite d’Isobel… Je frémis de te trouver toujours au coin du tombeau de sainte Ursule, parce que la châtelaine solitaire qui ne fait jamais abaisser son pont-levis, et qui ne sort de Linkenberg qu’aux fêtes carillonnées, vient six fois par an faire sa prière dans cette chapelle grillée…

— Je l’aime ! s’écria l’étudiant d’une voix émue, et avec un accent qui n’admettait ni objections ni conseils.

Puis, il hâta le pas vers la porte comme pour mettre un terme à une conversation pénible.

Et dans l’inflexibilité de son silence, dans le feu de son regard, il y avait toute la révélation de cette passion profonde et sans espoir.

— Tu me fais pitié, comme ces pauvres phalènes que je vois le soir tourner autour de la flamme des lampes jusqu’à ce qu’elles y aient brûlé leurs ailes, reprît Sturff, au moment où, après s’être tous deux signés d’eau bénite, ils soulevaient la lourde portière de tapisserie qui fermait intérieurement l’église… j’aimerais autant te voir amoureux de la Loreley[2] ! ajouta-t-il.

— Mais, mon maître, pourquoi cela enfin ? demanda l’étudiant d’un ton où se mêlaient l’impatience et l’angoisse.

— Parce qu’elle ne peut jamais être à toi !

— Je ne le sais que trop ! s’écria Franz avec un mouvement de rage… mais, après tout, maître Sturff, de quel droit êtes-vous venu espionner les battements de mon cœur ? de quel droit me demandez-vous compte d’un secret que j’aurais voulu me cacher à moi-même ? — Vous n’êtes ni mon père ni mon confesseur… — Vous dois-je quelque chose ?

Maître Sturff garda le silence, et fronça le sourcil.

— Mon Dieu ! reprit en soupirant le pauvre étudiant, je n’ai jamais nourri, soyez-en sûr, la folle espérance d’être aimé d’elle !… ne sais-je pas, qu’il y a entre la châtelaine de Linkenberg, et un pauvre hère comme moi, des abîmes que rien ne saurait combler ?… ah !… soyez tranquille, mon maître !… Si Franz l’étudiant, agenouillé au coin du tombeau de sainte Ursule, vit d’amour, de rêves et de poésie, au moins ne se forge-t-il pas, pour la vie de ce monde, d’irréalisables chimères… je n’ai ni l’ambition ni l’orgueil d’aspirer à la châtelaine de Linkenberg… je sais bien que lorsqu’elle passe là, près de moi… — qui frémis et qui tremble… — elle ne me voit seulement pas… et je ne puis ignorer qu’un jour… un jour prochain peut-être… quelque haut et puissant seigneur l’épousera et l’emmènera dans son manoir…

Des sanglots étouffés coupèrent la voix de l’étudiant ; il se laissa tomber un instant tout en pleurs sur l’épaule de son ami ; puis, comme honteux de sa faiblesse, il se releva tout à coup et fit un mouvement pour s’échapper définitivement.

— Mon ami, reprit Sturff d’une voix grave en le retenant par la main, tu n’as pas compris ; en te disant qu’Isobel ne pouvait pas être à toi, je n’ai pas prétendu rappeler les distances sociales qui vous séparent, et te faire sentir plus cruellement des obstacles que tu connais comme moi… Non ; si j’ai fouillé les replis de ton cœur pour en surprendre le secret, c’est que j’ai cru utile de te désabuser… il y a entre vous une barrière plus forte et plus invincible que tous les préjugés sociaux… car l’amour quelquefois les surmonte…

Isobel ne peut pas plus être à un haut et puissant seigneur qu’à toi… Isobel n’est pas une femme ordinaire, elle n’appartient pas à la terre… il faut même que tu sois aussi nouveau dans le pays et aussi peu curieux des légendes populaires pour ignorer l’histoire étrange qui environne sa vie de mystères… — Oh ! ne crains rien, on ne te l’enlèvera pas ! nul seigneur ne sera assez hardi pour épouser Isobel la ressuscitée…

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Franz d’une voix tremblante.

Et, le cœur du pauvre jeune homme battait avec une violence étrange, il battait à la fois de terreur et de joie ; car, il se disait que, si un secret redoutable couvrait l’existence de sa bien-aimée, du moins nul n’était son rival.

— Viens avec moi, je te conterai cette histoire, qui serait incroyable, si tous les contemporains n’en avaient été les témoins.

Maître Sturff prit le bras de Franz, et l’entraîna à travers les rues sombres, étroites et désertes de Cologne. Il faisait nuit, et c’était à peine si quelques rares bourgeois attardés éclairaient encore la route de leurs lanternes vacillantes. Maître Sturff demeurait loin, sans doute, de l’église des onze mille Vierges, car ils marchèrent longtemps avant d’arriver à son logis.

C’était une maison solitaire, bâtie en larges pierres détaillé, et percée, sur la façade extérieure, de fenêtres irrégulières et étroites qui lui donnaient presque l’aspect d’une forteresse. Cette maison inspirait au vulgaire une sorte de respect mêlé de terreur, car elle avait été habitée quelques années auparavant, par Cornélius Agrippa.

Sturff avait été longtemps l’ami du célèbre magicien et il avait hérité de sa maison et de son mobilier, lorsque, peu avant sa mort, l’illustre sorcier quitta une dernière fois Cologne, sa patrie, pour se livrer imprudemment à la colère de madame Louise de Savoie, la reine douairière de France. L’aventureux Agrippa avait connu Sturff lorsqu’il était encore étudiant, et, depuis la mort de son bienfaiteur, l’ex-étudiant passait dans l’esprit du vulgaire pour avoir hérité de la science et du pouvoir de son maître, en même temps que de son laboratoire et de ses instruments.

On n’avait jusqu’alors jamais pu citer, ni un fait, ni même une parole, capables de donner la moindre certitude aux conjectures : il n’était pas un habitant de la bonne ville de Cologne qui ne saluât bien bas maître Sturff, et ne craignit beaucoup de le compter parmi ses ennemis.

Quoi qu’il en fut, l’héritier de l’astrologue de madame Louise de Savoie, menait en apparence la vie la plus tranquille du monde. Ses études étaient finies depuis longtemps, mais il conservait toujours son titre d’étudiant et assistait assez souvent aux cours pour qu’on n’eût pas le droit de le lui contester. En qualité de doyen de l’université, il obtenait à la fois le respect et l’hommage de ses compagnons, qui, plus audacieux que les bourgeois, acceptaient volontiers sa société, mais dont pas un, peut-être, n’eût osé publiquement s’avouer son ami intime.

Parmi les jeunes recrues de l’Université, Franz Mullingen, fils d’un marchand nouvellement établi à Cologne, se distinguait par une intelligence précoce et active, une âme généreuse et noble et un courage à toute épreuve. Livré dès les premières années de sa jeunesse à des rêveries philosophiques et mystiques qui l’avaient entraîné dans les régions des rêves, et ; préoccupé des questions scientifiques alors à l’ordre du jour, il s’était tout d’abord rapproché de l’élève de Cornélius Agrippa.

Ce n’était point que le visage froid et sardonique de maître Sturff attirât bien vivement sa sympathie, ni qu’il se sentît d’abord la moindre inclination pour avoir, en aucune occasion, recours aux sciences occultes ; mais, à ses yeux, Sturff était le représentant d’une série de génies trop passionnément contestés, pour n’avoir pas droit à une observation sérieuse.

La recherche de l’étudiant avait flatté maître Sturff, qui ne pouvait s’empêcher de lui donner une large part dans ses affections. Il suivait, avec une joie secrète, les progrès de cette jeune intelligence et se sentait ému par les premières explosions d’une âme véritablement passionnée. Bientôt, il en vint à n’avoir plus qu’un désir : celui de s’attacher pour toujours le jeune étudiant ; qu’une pensée : celle de l’associer à ses recherches, et à ses travaux.

— Allons, un peu de courage, mon cher Franz, s’écria Sturff en voyant l’espèce de tremblement convulsif qui avait saisi le pauvre amoureux depuis ses dernières paroles ; — tu ne vas pas tarder à connaître l’étrange lignée dont la belle Isobel de Saul est le dernier rejeton. — Tu verras après, si toi, pauvre fils de vilain, tu te soucies d’appartenir à pareille noblesse !

Tout en parlant, maître Sturff souleva le marteau de la porte basse de sa maison. Il frappa un seul coup, sec et impératif.

Le coup avait à peine retenti, que déjà la porte tournait sur ses gonds, tandis qu’un valet apparaissait une lampe à la main.

Franz entra le premier, et Sturff referma la porte. L’étudiant n’était jamais venu dans cette maison mystérieuse, peu fréquentée du reste, même des esprits forts de l’école. Malgré sa préoccupation il jeta un coup d’œil rapide et curieux sur les appartements qu’il traversait.

Au rez-de-chaussée étaient des salles basses, sombres et enfumées, encombrées de cornues, de fourneaux, d’alambics et d’instruments de toute espèce, qui n’étaient guère propres à donner un aspect riant à l’abord du logis. Mais, au premier s’étendaient des appartements spacieux et commodes, que le sybaritisme bien connu d’Agrippa, semblait avoir meublés de tout ce que le luxe et le confort de l’époque avaient inventé de plus agréable et de plus utile. De hautes fenêtres, percées sur un magnifique jardin, y distribuaient le jour avec prodigalité et laissaient apercevoir des bosquets qu’aurait enviés un prince de sang royal.

C’était dans ces magnifiques appartements, que maître Sturff avait établi ses pénates, le plus commodément du monde.

Après avoir traversé une grande salle de réception tendue de cuir de Cordoue et une bibliothèque toute boisée en chêne sculpté et remplie de bas en haut des livres les plus rares et les plus curieux, Franz arriva tout émerveillé dans la chambre à coucher de son ami. C’était une vaste pièce tendue de tapisseries de haute lice et toute brodée de sculptures dorées, autour des corniches et des solives du plafond. L’alcôve s’enfonçait à gauche dans un mystérieux demi jour, et laissait à peine entrevoir les chatoyants reflets de ses courtines brodées de soie. Le parquet, arrangé eu mosaïque, dessinait les figures les plus capricieuses, et dans la configuration de tous les meubles la sculpture avait revêtu les formes les plus bizarres, les plus fantastiques et les plus propres à faire travailler l’imagination.

Maître Sturff s’enfonça dans un vaste fauteuil en tapisserie, devant un feu clair et pétillant qui éclairait entièrement la chambre à lui seul ; puis, il invita son hôte à prendre possession d’un siège pareil en face de lui, et commanda à son valet de leur apporter quelques flacons d’un généreux vin de France.

Le valet obéit avec cette dextérité miraculeuse qui avait déjà surpris l’étudiant. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il avait placé entre les deux amis un guéridon de bois sculpté soutenu par une chimère aux ailes étendues : et sur ce guéridon, trois bouteilles des meilleurs vins de France, deux gobelets ciselés et une large bassine d’argent, dans laquelle le vin devait être versé pour chauffer avec divers aromates.

Quand tout fut prêt, que la première rasade eut été bue, et que la chaleur pénétrante de la flamme et de la liqueur eut réchauffé leurs membres engourdis par le froid de la bise, les deux compagnons se regardèrent un moment en silence et maître Sturff commença son récit.

— Si tu es un peu versé dans la science du blason, et dans l’histoire des origines des principales maisons nobles qui marquent en Europe, tu dois savoir, mon cher Franz, dit-il, que la très-haute, très-noble et très-puissante race des Jagellons descend en droite ligne des fées par les femmes. Cette origine, qui peut d’abord te sembler un peu mythologique, est cependant constatée par la tradition et rendue populaire par la légende. Les Jagellons sont très-fiers de cette noblesse et ne souffrent point volontiers qu’on médise du pays d’Effland, où règne leur première dame, ni qu’on attaque de trop près messire Satanas, car tu sais que mesdames les fées sont un peu cousines du diable. C’est pourquoi les nobles Jagellons portent son écusson dans leurs armes comme alliés par les femmes, et tout bon chevalier de cette race respecte, en temps et lieu, la bannière de l’enfer.

Or, parmi les nombreuses légendes que les chroniqueurs ont recueillies sur cette grande famille, il en était une, qui assurait que, presque toutes les branches de l’arbre généalogique finiraient par des femmes, et que ces femmes, les dernières de la race, se rapprocheraient surtout de la commune origine qui plantait ses racines au pays des fées.

Cette légende n’était plus guère présente qu’à la mémoire des vieux serviteurs de la maison de Verghten, quand la jeune Isobel se trouva, par la mort de son oncle, l’unique héritière de ce rameau de l’immense arbre généalogique des Jagellons. Isobel de Verghten n’était point riche ; mais comme elle était fort belle, et que les barons de Saul avaient déjà été alliés une fois à la maison de Verghten, le sire Ulrich demanda et obtint sa main.

Ulrich était alors, il y a trente ans de cela, un noble et hardi paladin. Il semblait le type vivant de ces preux des antiques races, qui soulevaient sans efforts les énormes masses d’armes que nous ne pouvons plus voir maintenant sans effroi suspendues au-dessus de l’âtre des vieux châteaux féodaux ; qui buvaient le coup de l’étrier dans ces hanaps immenses trop lourds pour nos bras affaiblis, et trop copieux pour nos estomacs dégénérés.

Son unique plaisir était de s’exercer à tous les violents exercices du corps, qui rendaient nos anciens héros si forts et si vaillants. Il aimait à manier, avec des mouvements agiles, les lourdes épées à deux mains que redoutaient les autres seigneurs, et à leur montrer, dans les tournois ou à la chasse, toute la supériorité de sa force physique.

Cette rude vie avait empreint ses manières d’une sorte de sauvagerie brutale. Isobel, douce et craintive créature, ne s’accoutumait guère, malgré tout son respect pour son redoutable époux, à ces façons grossières et peu courtoises.

Elle frissonnait quand elle l’entendait jurer, et le noble sire ne se faisait point faute dans ses fréquentes colères d’apostropher le ciel et l’enfer. Elle avait peur de ses caresses, elle fuyait la bruyante expression de sa grosse joie, et pleurait dans le silence de son oratoire.

Elle languissait enfin, et s’étiolait sous la domination de son terrible époux, comme ferait une fleur délicate des climats du Nord, sous les rayons brûlants du soleil d’Afrique.

De son côté, le sire de Linkenberg, qui s’épuisait en prouesses, en dons magnifiques et en protestations d’amour, ne comprenait rien à cette mélancolie.

C’est qu’Isobel n’éprouvait que de la terreur pour tout ce fracas des joies humaines. Elle semblait appartenir à un autre monde et passer ici-bas le temps de son exil. Tu la vois bien frêle, bien pâle, bien séraphique ; Eh bien ! à cette époque, elle était comme l’ombre de ce qu’elle est aujourd’hui.

Et, plus Ulrich l’entourait d’amour, plus elle faiblissait à vue d’œil, comme si tant de force eut écrasé sa faiblesse, comme si la vie puissante de son époux eût absorbé sa vie fragile.

Elle devint mère cependant. Au bout d’un an de mariage elle mit au monde un fils, fort et bien constitué, qui promettait, en grandissant, de ressemblera son robuste père.

Le baron, transporté de joie, célébra par des fêtes guerrières la naissance de son héritier, et témoigna encore plus d’amour à l’épouse qui le lui avait donné ; mais, les travaux de la maternité avaient épuisé Isobel, et les bruyants éclats de la reconnaissance d’Ulrich achevèrent de la conduire au tombeau. Elle s’éteignit en quelques mois, sans souffrances apparentes, au milieu de ses vassaux et dans les bras de son époux.

— Eh bien ! elle tomba malade ? voulez-vous dire, s’écria Franz, en levant vivement son visage sur lequel se peignaient l’étonnement et la terreur.

— Madame Isobel était morte, répondit Sturff avec calme.

Franz frissonna.

— Allons, mon enfant ! encore un gobelet de ce bon vin des Côtes-du-Rhône, pour couper la veillée et réchauffer ton courage !

— Merci, dit Franz, je n’ai pas soif. — Achevez-moi l’histoire de la châtelaine de Linkenberg, — lsobel n’était pas morte ?

— Si bien morte, mon enfant, que le baron, qui était au désespoir, lui prépara les funérailles les plus magnifiques, et voulut qu’elle fût exposée sept jours et sept nuits sur un lit de parade.

Ou dressa ce lit, dans la grande salie du château, et Isobel y fut couchée, revêtue de ses plus riches habits.

Toute la contrée vint prier à son chevet ; d’abord la noble châtelaine avait été bonne et charitable de son vivant, et les pauvres gens s’en souvenaient ; ensuite, il n’était bruit à dix lieues à la ronde que des splendeurs déployées à cette occasion par le baron de Saul.

Moi-même, quoique je fusse bien jeune alors, je me souviens d’avoir été conduit par ma mère à Linkenberg, et d’être entré dans la chambre ardente de la noble Isobel.

Les impressions de l’enfance sont bien les plus vives, et les seules qui ne s’effacent jamais !… J’ai vu depuis lors bien des choses étranges, j’ai eu l’âme remuée par bien des émotions… Eh bien ! je puis t’assurer, mon cher Franz, que rien ne m’a autant frappé que cette visite au château de Linkenberg ! C’était la première fois que je voyais la mort face à face ; car, tu croiras sans peine, que je ne voulus pas rester à la porte, et qu’il me fallut regarder de près la trépassée !…

Je reconnus, malgré les ravages de la mort, ce visage pâle et régulier, que j’avais parfois remarqué à l’église de Sainte-Ursule.

La châtelaine était encore belle ; mais ses traits amaigris et tirés, ses lèvres bleuies, ses yeux, ses yeux surtout, qu’on n’avait pu parvenir à fermer, et dont les prunelles ternes et immobiles semblaient fixer l’infini, offraient la plus saisissante image de la mort qui pût frapper une jeune imagination… Je la vois encore !…

Le baron fit durer les cérémonies des funérailles le plus longtemps qu’il put, car elles occupaient sa douleur. Mais enfin, quand toutes les prières de l’église eurent été dites, que le cercueil eut été refermé et descendu dans la tombe devant toute la population de Cologne et des environs, il lui fallut bien rentrer à son château et reprendre son train de vie ordinaire.

Il consacra la plus grande partie de son temps à surveiller les premiers pas et la première éducation de son cher enfant ; mais, soit qu’il se reprochât d’avoir involontairement abrégé la vie de sa chère Isobel, en ne lui sacrifiant pas les habitudes grossières qui la faisaient souffrir, soit, qu’à rebours du commun usage, le souvenir de la défunte devînt plus vif à mesure que le temps s’écoulait, sa douleur augmentait chaque jour davantage.

Il finit par tomber dans une mélancolie noire, dont les joyeux ébats du jeune Conrad ne parvenaient même pas à le distraire. Ses gens en vinrent à craindre pour sa vie, car bientôt sa santé parut visiblement altérée.

— Mais pour Dieu ! prends un verre de vin, mon cher Franz, car tu as la fièvre, s’écria Sturff en interrompant son récit.

— Je n’ai soif que de la fin de votre histoire ou de votre conte… répondit Franz avec un tremblement dans la voix.

— Dis, histoire, mon cher enfant !

— Il y avait à peu près un an qu’Isobel était morte, quand le baron tomba sérieusement malade. Sa force prodigieuse diminuait peu à peu, sa vivacité s’éteignait ; un ennui vague, mais immense et sans remède, s’était emparé de son âme.

Les longs corridors du château ne retentissaient plus de ses cris de chasse ou de guerre. Ses armes restaient suspendues dans les salles basses, et, sans les soins des valets, ses cottes de mailles, ses cuirasses et ses gantelets se seraient rouillés.

Dévoré par une fièvre lente, mais inexorable, Ulrich n’avait plus même le courage de monter se promener sur les plates-formes de Linkenberg. Il ne quittait plus les appartements qu’Isobel avait habités. Sans cesse il était à la recherche de ses traces. Cet homme si terrible était plus faible qu’un enfant sous les étreintes de la passion.

Un jour, son valet de confiance le trouva évanoui dans la chambre où madame Isobel était morte. À genoux devant le lit de cette épouse adorée, il avait pleuré longtemps, le front caché dans les tentures de soie ; puis les douleurs physiques et morales l’avaient terrassé et il avait perdu connaissance.

On le coucha dans ce lit abandonné depuis la mort de la châtelaine, et il y resta, car le mal augmentait au lieu de diminuer.

Cependant, quelquefois le chagrin faisait place à la colère, dans cette âme habituée jadis à voir tout fléchir sous ses commandements. Il lui semblait, qu’en raidissant sa volonté distendue, il tirerait Isobel du fond même de la tombe ; ou plutôt, sans raisonner ni formuler ses désirs, le sauvage baron adjurait le ciel et l’enfer de lui rendre sa femme, comme un enfant mutin qui voudrait ressusciter par des cris, le passereau qu’il a tué.

Vers ce temps, beaucoup de gens vinrent au château mandés par monsieur le baron. Outre les visiteurs habituels, on y vit de bons prêtres réputés pour faire des miracles, et aussi quelques autres personnes également puissantes, mais de moins bonne renommée. Mon excellent maître Corneille Agrippa de Nettesheim (Dieu ait son âme !) y alla, dit-on ; mais, de cela, je ne suis pas bien sûr, et je ne voudrais pas charger sa mémoire de ce qui advint depuis au manoir de Linkenberg.

Kraupt, le vieux domestique qui est aujourd’hui le factotum d’Isobel, était alors le valet de confiance du baron. C’était lui qui veillait son maître, passait la nuit à son chevet, et lui présentait les potions calmantes qui devaient adoucir son mal.

Il avait là une triste charge, car le sire Ulrich, au dernier degré de la consomption, avait été abandonné par tous les médecins d’alentour et sa mort paraissait imminente. En attendant sa fin, le baron ne sortait de ses accès de larmes que pour entrer dans des colères terribles, redemandant toujours cette Isobel qu’il ne pouvait obtenir.

Une nuit, Kraupt, tristement assis dans un grand fauteuil, tisonnait au coin de l’âtre, en écoutant les heures qui sonnaient lentement. Il rêvait à l’avenir de la maison de Saul, maintenant réduite à un seul rejeton encore au maillot. Il se souvenait que cette famille était autrefois nombreuse et puissante, et se disait que, dans quelques heures peut-être, le dernier châtelain aurait vécu.

Tout à coup, il fut tiré de sa rêverie par le baron qui l’appela d’une voix faible. Il se leva, entr’ouvrit les rideaux de l’alcôve et trouva son maître fort agité.

— Kraupt, lui demanda-t-il, l’as-tu vue comme moi ?

— Qui cela, monseigneur ?

— Madame Isobel, qui est enfin revenue.

Kraupt frissonna. Il crut que la dernière heure avait sonné, et qu’il venait d’entendre les premières divagations du délire.

— Dieu conserve en son paradis madame Isobel ! reprit-il en se signant.

— Dieu !… Dieu !… Laisse Dieu tranquille et souhaite plutôt la bienvenue à mon cousin le prince d’enfer qui me l’a rendue !

— Dieu garde, monseigneur ! continua imperturbablement le valet, — Madame la baronne est morte et a été enterrée…

Kraupt se dirigea vers la porte pour aller éveiller le chapelain et faire sonner les cloches d’agonie ; mais, à peine avait-il laissé retomber les rideaux du lit, qu’il les entendit courir doucement sur leurs tringles et qu’il les vit s’agiter dans la ruelle de gauche.

— Qui peut être là ? se demanda-t-il. — Mon seigneur n’a pas la force de tirer ses rideaux lui-même.

Il secoua par un effort de volonté un commencement de terreur et rappela toute sa présence d’esprit pour regarder autour de lui.

La chambre haute et vaste où habitaient depuis des siècles les châtelaines de Linkenberg était bien toujours la même ; seulement une porte qui donnait dans l’oratoire de la défunte châtelaine était entr’ouverte, et sur les dressoirs les objets avaient changé de place comme si une main étrangère était venue rétablir l’harmonie entre les gobelets et les aiguières.

Kraupt revint sur ses pas, entra dans l’alcôve par le côté droit, souleva les bonnes-grâces, et ne put retenir un cri de terreur.

En face de lui, une femme enveloppée dans ses peignoirs de nuit, était debout et tenait dans deux mains pâles et blanches la main brûlante du sire Ulrich, comme pour bien sentir les battements du sang dans l’artère.

Cette femme c’était, à ne s’y point tromper, madame Isobel ; madame Isobel, telle que l’avait vue tant de fois jadis le vieux serviteur !

Kraupt épouvanté voulut fuir ; mais ses jambes se dérobaient sous lui. Tout ce qu’il put faire, ce fut de saisir un rameau de buis au chevet de son maître et de le tremper dans l’eau bénite, pour en asperger l’alcôve et les rideaux.

Une goutte vint tomber sur le front d’Isobel. Elle frissonna, et s’essuya par un mouvement si naturel et si vivant, que le pauvre valet se prit la tête à deux mains, en se demandant à lui-même s’il n’était pas fou, s’il ne rêvait point à l’heure présente, ou s’il n’avait pas rêvé jadis lorsqu’il lui avait semblé voir mourir sa maîtresse.

Elle était là !… Elle quittait et reprenait tour à tour les mains du baron… elle le regardait… elle agissait comme une créature vivante…

Mais elle était plus pâle encore que par le passé ; le feu de ses yeux noirs contrastait plus étrangement avec ses cheveux ardents que les reflets de la lumière, sans doute, semblaient semer de jets de flamme, et ses lèvres, ses lèvres d’un rouge éclatant, faisaient ressortir plus encore la blancheur de ses dents acérées.

— Tu peux aller dormir, mon pauvre Kraupt, lui dit-elle d’une voix claire et douce comme celle d’autrefois, je veillerai pour toi cette nuit.

Le domestique s’élança d’un bond hors de la chambre et ferma les portes derrière lui, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Quand il fut couché dans sa chambre et dans son lit, quand il eut bien tiré les verrous, il fit comme les enfants, il cacha sa tête sous ses draps et invoqua Dieu et les anges, tandis qu’un tremblement convulsif agitait ses membres.

— Allons donc, de par Dieu ! Franz, mon bel ami, quitte cette figure sinistre, s’écria maître Sturff, en interrompant son récit par un éclat de rire. Eh mais ! comment est-il possible que tu entendes pour la première fois l’histoire d’Isobel dans un pays où on la conte à toutes les veillées ?

— Je n’ai pas veillé assez souvent avec les bourgeois de Cologne, mon maître, pour savoir leurs contes bleus. Mais, grâce à vous, je n’ai rien perdu, car je doute qu’aucun d’eux sache ainsi manier J’épouvante ou torturer un cœur. Vous avez, pardieu ! bien choisi votre moment, et vous me faites passer ici une veillée des morts dont je me souviendrai !… — Ne touchez point trop fort à celle que je saurais défendre cependant ; car, vous le savez… j’aime Isobel de toutes les forces de mon âme.

— Je t’ai dit, Franz, que j’étais ton ami ; — et, quant à l’histoire d’Isobel, d’autres que moi te la diront. — Nous en étions, je crois, au moment de sa résurrection…

Kraupt ne s’éveilla qu’au grand jour. Quand il vit le soleil emplissant sa chambre d’une lumière dorée, il secoua ses souvenirs comme un mauvais rêve. Ramené par tout ce qui l’entourait au sentiment de la réalité, il se persuada peu a peu qu’il avait été le jouet d’une hallucination et que la châtelaine défunte lui était apparue en songe.

Plus il s’éveilla, plus les petits événements de la vie journalière chassèrent les souvenirs de la nuit et estompèrent les couleurs trop vives de la vision. Cependant, il s’étonnait d’avoir, ce jour-là, dormi dans sa chambre au lieu de veiller son maître moribond…

Pour essayer de vaincre ses dernières préoccupations, et de dominer sa faiblesse, il se promena sur les terrasses du château au grand air du matin ; puis il causa avec les hommes d’armes et il éveilla le vieil intendant Thomas Münt, auquel il a succédé depuis quelques années.

Après beaucoup d’hésitation, comme il ne pouvait se résoudre à retourner seul dans la chambre du baron, il lui raconta ses illusions de la nuit.

Le vieillard récita ses patenôtres, en avouant à Kraupt que depuis quelque temps monseigneur et les gens qu’il avait fait venir, s’étaient livrés à de biens damnables pratiques…

Puis, il se leva et accompagna Kraupt à la chambre du sire de Linkenberg.

Tous deux s’avancèrent soucieux et inquiets ; Kraupt, parce que son esprit flottait encore dans l’incertitude, malgré la clarté rassurante du soleil et les exhortations de son compagnon : le vieil intendant, parce que, la coïncidence de la vision de Kraupt, avec l’état désespéré du baron, lui faisait craindre un accident prévu et redouté en même temps.

Arrivés à la chambre qu’habitait leur mettre, ils ouvrirent doucement la porte pour ne point l’éveiller, s’il dormait. Au moment où Kraupt allait soulever la tapisserie qui formait une seconde porte, il sentit crier quelque chose sous ses pieds. Il se baissa et ramassa machinalement l’objet qu’il avait heurté.

C’était le rameau de buis bénit avec lequel il avait aspergé le spectre de la châtelaine !

Saisi par une invincible terreur, il arrêta d’un geste Thomas Münt, et resta cloué sur ses jambes sans oser faire un mouvement ni en avant, ni en arrière. En vain invoquait-il toute sa raison, tout son courage ; en vain se signait-il en recommandant son âme à Notre-Dame et à tous les saints : rien maintenant ne pouvait plus lui faire croire que son apparition de la nuit précédente était un rêve.

Immobiles de terreur, incertains de ce qu’ils avaient à faire, tous deux restèrent entre la porte et la tapisserie en prêtant l’oreille.

Alors, ils entendirent des pas légers dans la chambre, puis, un choc d’étincelles, comme si quelqu’un, eut frappé les tisons avec les pincettes, puis, le tintement des cuillers remuant les tisanes et les potions dans les gobelets.

L’extrême terreur donne un courage extrême. Ils firent trois pas en avant et écartèrent la tapisserie.

Madame Isobel était assise dans son grand fauteuil, et elle mêlait avec soin le miel et le sirop aux boissons rafraîchissantes de son époux.

Du reste, toutes les choses étaient aussi en ordre qu’il est possible, dans une chambre de malade ; le feu pétillait dans l’âtre, la veilleuse était mourante dans sa lampe de cristal, et, çà et là, sur les dressoirs et sur les tables, les médicaments étaient épars.

Ces détails si étonnants et si simples, cette vision en plein soleil et si complétement dépourvue des prestiges, des hideurs et des épouvantements, dont l’imagination accompagne d’ordinaire les apparitions des morts, glacèrent les deux hommes d’une terreur froide, aiguë et intense qui les changea pour un instant en statues de pierre.

Au bruit de leurs pas, la châtelaine s’était retournée et les regardait de ses yeux clairs et profonds.

Puis, elle se leva et s’avança vers eux.

Elle était si calme, si belle, si semblable à elle-même, que les deux domestiques saluèrent.

— Mes bons amis, leur dit elle, il fait beau temps aujourd’hui malgré la saison avancée, et, quoique les feuilles jaunies tombent sur les remparts, le soleil garde encore de la chaleur vers le milieu du jour ; faites donc dresser une table sur la terrasse du château. Le baron, mon noble époux, a repris un peu de courage. Après une si longue maladie il sera heureux de revoir le ciel en ma compagnie, et il aura cœur à prendre un dernier repas au soleil avant les gelées

— Que te dirai-je ?… Vers une heure la table était servie sur la plate-forme du château, à l’ombre d’une tonnelle à demi dépouillée de ses feuilles, d’où l’on apercevait, par une échappée, un magnifique point de vue des bords du Rhin, tout baigné de vapeur et de soleil.

Le baron, assis dans son grand fauteuil de cuir de Cordoue, découpait un quartier de venaison.

La baronne, un peu pâle et langoureuse, étendait au soleil ses membres délicats.

Autour d’eux, tout le personnel du château contemplait ce spectacle avec une stupéfaction où la surprise était plus forte que l’effroi.

C’était bien aussi la plus ravissante journée qu’on pût voir ! Le soleil brillait de cet éclat radieux qui éclaire certaines journées d’automne d’une lumière si splendide, que la face de notre monde semble en être transfigurée. L’air était attiédi et chargé d’exhalaisons balsamiques et enivrantes ; les oiseaux chantaient pour célébrer le regain de leurs belles amours, et les dernières feuilles, emportées par la brise venaient une à une voltiger sur les terrasses du manoir en faisant miroiter au soleil les chauds reflets de leurs teintes jaunes ou purpurines.

Une petite brise âpre et piquante, qui arrivait du Rhin, réveillait l’appétit du sire Ulrich. Quant à madame Isobel, elle était plus belle que jamais. Sa beauté même avait pris un caractère étrangement vivace. Tour à tour empressée ou indolente, tantôt elle entourait le baron de ses soins et attirait son intérêt sur mille points ; tantôt molle et sans courage, elle restait tapie au fond de son fauteuil comme une couleuvre sur son nid.

Au dessert une belle et forte nourrice apporta le jeune héritier d’Ulrich de Saul. L’enfant alla jouer sur les genoux de son père, avec une spontanéité qui indiquait une habitude prise ; mais, lorsque le baron, après s’être laissé complaisamment tirer la barbe et les cheveux, voulut le poser sur les genoux d’Isobel, soit que le marmot ne reconnût plus sa mère, soit qu’il eût pour elle un éloignement invincible, il se mit à crier comme un petit diable et à tendre les bras à sa nourrice. — Une chose fort étrange, et que l’on a bien remarquée, c’est que cette aversion ou cette terreur, comme tu voudras, ne fut pas passagère, et que, depuis, jamais le jeune Conrad ne voulut recevoir aucune caresse de sa mère. Ce qui ne l’empêcha point, pauvre innocent ! de mourir bientôt en cette compagnie !

— Depuis ? interrompit Franz, en jetant avec impatience sur les tisons enflammés le reste d’un verre de vin chaud que maître Sturff l’avait forcé d’entamer. — Êtes-vous fou, mon maître, et croyez-vous à tout ce que vous me contez ? — Depuis !… — Mais vraiment ! cette apparition, cette fantasmagorie n’a-t-elle pas duré assez longtemps ?

— Le dimanche suivant, reprit tranquillement Sturff sans prendre garde à l’interruption de son hôte, toute la ville de Cologne put voir à l’église des onze mille Vierges, derrière le tombeau de sainte Ursule, dans la chapelle latérale que tu sais, madame Isobel qui suivait l’office dans son livre d’Heures, à côté de son époux.

Franz bondit.

— Maître, s’écria-t-il en saisissant Sturff par son pourpoint de velours, ne vous jouez pas de moi ! de par Dieu !…

— J’ai dit vrai, répondit avec calme l’élève d Agrippa en se dégageant de l’étreinte de l’étudiant.

Le pauvre Franz retomba inerte sur son siège et resta comme foudroyé. Sturff prit les pincettes et rapprocha les tisons disjoints en faisant jaillir une pluie d’étincelles ; puis, il posa son aiguière d’argent sur les cendres et y versa lentement une dernière bouteille de vin de France.

Quand tout fut disposé suivant son gré, il enfonça sa tête dans le dossier de son grand fauteuil à oreilles, croisa ses mains dans ses longues manches et cligna des yeux vers la fenêtre.

— Les nuits sont longues à la Toussaint, dit-il.

Franz ne répondit pas.

Après une grande demi-heure de silence, Sturff leva les yeux sur son hôte. Deux grosses larmes roulaient sur les joues enflammées du pauvre étudiant, et on entendait presque, à travers le calme de la nuit, les pulsations de son cœur.

— Allons ! allons ! du courage ! mon enfant, mon ami, dit en lui serrant la main l’héritier d’Agrippa ; si je n’avais pas eu la prudence de te conter cela, d’autres l’eussent fait un jour… trop tard peut-être…

— Après ? demanda machinalement l’étudiant sans sortir de sa torpeur.

— Après quoi ?

— Achevez-moi l’histoire d’Isobel !

— En bien ! Isobel et Ulrich vécurent comme mari et femme, châtelain et châtelaine. On s’étonna bien d’abord dans le pays de cette résurrection, et, sans les disputes de religion qui commençaient alors à occuper tous les esprits, messieurs les docteurs se seraient mêlés de cette histoire. Mais la noble dame faisait de larges aumônes, envoyait aux couvents de belles châsses. En sorte qu’on la tolérait, moitié par crainte, moitié par reconnaissance.

Peu â peu, d’ailleurs, en s’accoutumant à la voir, on cherchait à expliquer sa réapparition par des moyens naturels.

Les uns, ceux qui n’avaient pas vu le corps de madame Isobel exposé en chapelle ardente, disaient qu’elle n’était point morte réellement, mais qu’elle s’était absentée pendant quelques temps, à la suite d’une querelle avec le sire de Linkenberg.

Les autres soutenaient qu’elle était bien morte, en effet, mais que le baron avait épousé en secondes noces une sœur jumelle qu’elle avait et qui lui ressemblait.

Nonobstant ces explications, nobles et vilains fuyaient de tout leur cœur le manoir de Linkenberg. Nul ne se souciait, d’entrer en relations avec la châtelaine. En vain Ulrich déployait-il un luxe royal ; en vain faisait-il venir ses cuisiniers de France et ses vins de tous les pays du monde ; quelques jeunes seigneurs aventureux osaient seuls franchir le pont-levis du château pour voir Isobel la ressuscitée.

Elle était bien belle pourtant madame Isobel ! Certes, il n’était point dans tout le pays une femme digne de lui être comparée, ni parmi les nobles dames ni parmi les bourgeoises.

Et comme elle savait faire de son château un féerique palais ! Et comme elle arrangeait dans ses cheveux tressés les perles de Golconde et les diamants de Visapour ! Et comme sur ses robes brillaient les plus riches couleurs ! Et comme dans ses voiles se jouaient des paillettes d’or !

Quand un hôte arrivait, le château tout entier se parait de fleurs le jour et s’illuminait le soir. Partout, sur les créneaux et les tourelles, sur les terrasses et le long des portes à ogives, couraient des flammes rouges et bleues, ou bien des guirlandes diaprées.

D’aussi loin que l’œil pouvait voir, on distinguait le donjon hautain sur son rocher abrupte, comme une escarboucle dans la nuit. D’aussi loin que l’oreille pouvait entendre, la musique entraînante invitait à la valse.

Les notes joyeuses éveillaient l’écho et les lumières jetaient dans le Rhin leurs mille reflets. Du haut de son balcon, madame Isobel faisait largesse aux pauvres gens.

Dans les vastes salles du manoir, les tables de festin étaient tendues, et les convives dansaient en longues sarabandes.

C’est que, lorsqu’on avait vu une fois madame Isobel au milieu de ses fêtes, on voulait la revoir encore. Peu à peu, le nombre de ses chevaliers augmentait. Chacun amenait son compagnon d’armes, et tous, autour d’elle, formaient une cour.

On aimait sa beauté, si puissante dans un corps si frêle, sa grâce suprême qui ta faisait reine partout et toujours.

On aimait la voir commandant la danse, les bras arrondis. les cheveux flottants ; ou versant le vin avec ses mains blanches dans les hanaps ciselés, et l’ivresse folle avec ses regards dans les jeunes cœurs.

Ils venaient de loin, et toujours plus nombreux les Allemands rêveurs. Remontant le Rhin ou le descendant pour arriver tous à ce manoir de Linkenberg d’abord si désert. Et madame Isobel faisait ses fêtes plus brillantes chaque jour. Des femmes inconnues arrivaient parfois avec les chevaliers : mais, le plus souvent, la Ressuscitée contraignait ses vassales à venir danser avec les seigneurs ; car les prudes femmes ou les châtelaines fuyaient Linkenberg, et même se signaient en voyant de loin ses créneaux brodés de feu.

On dansait, on dansait. Et les jeunes fous toujours plus enivrés, revenaient sans cesse brûler leur cœur près d’Isobel, comme les papillons aux lumières. C’était tantôt des courses, tantôt des carrousels, tantôt des fêtes brillantes. La contrée tout entière retentissait de fanfares et de cris joyeux.

Cependant le sire de Linkenberg, d’abord ranimé par le retour d’Isobel, d’abord si fier et si heureux de présider les festins et les danses, vieillissait avant l’âge.

Ce terrible châtelain, plus amoureux à chaque nouveau sourire de la fée séduisante qui lui faisait mener si grande vie, ne touchait plus que par jeu mie épée ou une masse d’armes. Toujours aux pieds d’Isobel, il baisait cent fois le jour ses mains longues et blanches, il étendait sur les dévidoirs les laines et les soies dont elle tissait de merveilleuses tapisseries, et s’endormait dans les délices de cette molle existence.

Mais, deux années à peine avaient fait de cet homme si fort et si renommé un débile vieillard. À le voir chevaucher, le dos voûté et le visage incliné sur le pommeau, de sa selle, on eût dit le père de cette vive et pimpante dame aux brillants atours, au bruyant cortége, qui dévorait l’espace sur son cheval fougueux.

Bientôt, même, il ne put qu’à peine suivre les cavalcades dans les campagnes, les rochers et les forêts. Mais, il serait mort en chemin, plutôt que de laisser Isobel une heure, plutôt que de renoncer aux plaisirs de sa jeune cour.

En vain, sur son passage entendait-il les plaintes de ses vassaux qui le voyaient dépérir. En vain, les médecins lui ordonnaient-ils le repos. Chaque jour, plus avide des jouissances qui semblaient le fuir, il demandait lui-même des fêtes lorsqu’Isobel n’en donnait pas. Quand les jeunes chevaliers étaient ivres, il tendait encore son verre vide. Quand ils tombaient de lassitude après les danses échevelées, Ulrich, entourant Isobel de ses bras amaigris, réclamait une nuitée d’amour.

Mais, un lendemain d’orgie le château se tendit de noir. Les fleurs, arrachées des tourelles et des fenêtres, furent lancées à la dérive sur le Rhin que traversait un bateau de deuil ; les convives s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux, le glas sonna dans toutes les églises environnantes. C’était le convoi du sire de Linkenberg, mort caduc dans toute la force de l’âge tandis qu’Isobel la ressuscitée, plus jeune et plus belle que jamais, récitait des psaumes et menait le deuil.

Maître Sturff s’interrompit un instant pour regarder Franz, qui, la respiration entrecoupée et les yeux fixes, ne semblait plus écouter son récit. Il s’inquiétait de l’étrange extase de l’étudiant.

— Eh bien ! Franz, lui dit-il, tu m’as entendu ? Ulrich de Saul était mort sous les baisers dévorants de cette fille d’enfer.

— Qu’elle était belle ! s’écria le jeune homme, les lèvres frémissantes et les yeux humides ; quelle ivresse et quelle joie ! Ah ! je veux, mon maître, suivre les cavalcades et les chasses bruyantes et les danses folles ! je veux l’aimer aussi, courir sur ses traces, boire le vin versé par ses mains si blanches, et tenir ses soies pendant qu’elle brode, et, fou de bonheur, valser avec elle les yeux dans ses yeux !

— Insensé ! mille fois insensé ! N’as-tu pas compris que cette créature est une willie dévorante, fille de la mort et de Satan, qui boirait ta jeunesse et ta vie ? — Franz, mon fils, réveille-toi !…

— Que m’importe la mort ! que m’importe l’enfer ! Je l’aime avec transport…

— Franz, mon ami, Ulrich est mort.

— Je veux son amour, j’ai soif des joies qu’elle donne !

— Mais écoute donc encore, malheureux ! Il y a vingt ans qu’Ulrich, est mort, et depuis….

— Depuis ?…

— Mon cher enfant, il n’y a plus de fêtes au manoir de Linkenberg. Ni seigneurs ni dames n’en approchent plus, tu le sais bien. Les tourelles sont noires, les giroflées jaunes poussent dans les murs. Madame Isobel est seule, toujours seule !… C’est que sa beauté est l’amorce trompeuse, qui cache un poison mortel, et que deux cercueils ont déjà suivi celui du baron !

Quand elle fut veuve, la peur prit la troupe empressée de ses chevaliers ; et puis les docteurs en robes noires vinrent dire des messes au château. D’ailleurs, des colères sourdes agitaient le pays. On parlait de possessions infernales et d’exorcismes. Et moitié de gré, moitié de force, madame Isobel s’enferma le temps de son deuil.

Un an après la mort d’Ulrich, quand tous les bruits furent apaisés, elle sortit peu à peu de sa retraite. Non plus cette fois avec une suite, car on n’eût pas souffert dans le pays son vacarme et ses orgies, maintenant que le sire de Saul n’était plus là pour protéger la Ressuscitée. Mais, elle remonta son cheval ardent et courut la campagne comme une possédée. Ou bien, dans une barque étroite et longue, elle erra sur le Rhin, en chantant la nuit et le jour.

Alors, ce ne fut plus la willie emportée qui, folle de plaisir, enivrait sa suite de vin et d’amour sans trêve ni repos. Ce fut une fée aux fantasques allures. On la voyait passer, comme le génie des ballades, sur la crête des montagnes et dans les bois sombres, ou conduire sa barque le long des écueils.

Toujours belle comme nulle n’était belle, toujours séduisante comme l’idéal des rêves de jeunesse, elle semblait planer au-dessus des abîmes, ou d’un vol sublime raser les montagnes.

Quand on la voyait dans ses robes blanches apparaître derrière les donjons tapissés de lierre comme un génie des vieux temps, ou traverser les chemins ses voiles au vent, on l’accompagnait des yeux avec le regret de ne pouvoir la suivre, et l’esprit rêveur courait après elle.

Il y avait au château d’Irrenfels un jeune comte, grand chasseur, qui, plus souvent que tout autre, descendait le Rhin pour voir madame Isobel se promener sur le fleuve au gré du courant. Il l’aima bientôt…

— Comme toi, pauvre enfant, comme tous les autres … avec folie !

Il voulut même en faire son épouse, malgré tes conseils de tous ses parents… Mais, madame Isobel refusa longtemps d’accepter sa main. Elle se plut à le rendre fou d’amour par ses damnables coquetteries, l’entraînant sans cesse sur ses traces, s’amusant à l’enivrer par ses prestiges pour décevoir toujours ses ardents désirs.

Tantôt, elle fuyait sous les chênes épais du Niederwald, où se donnaient rendez-vous tous les esprits fantastiques de l’Allemagne ; et le comte Henri rencontrait, dans les sentiers tortueux des sylphes taquins, qui s’amusaient à lui jeter les branches d’arbre au visage ; au milieu des clairières, des fées menteuses qui en agitant leurs écharpes bleu-de-ciel lui faisaient croire qu’il atteignait la lisière de la forêt.

Tantôt, elle lançait sa barque sur le Rhin à l’heure où le soleil perce les nuages et les brode de reflets dorés, tandis que le fleuve, tout couvert de brume, ne laisse pas encore distinguer ses rives ; et, quand son amant était prêt à la joindre, elle gagnait deux ou trois longueurs et disparaissait dans des nuées en jetant au ciel des jets d’eau qui retombaient égrenés par la brise en mille girandoles de perles.

— C’est la Loreley, disaient les bateliers en se signant ; elle cause le soir avec le roi des Aulnes et chante la nuit dans la tour des Rats. — Fuyez, monseigneur !

Mais le comte Henri n’écoutait personne. Et madame Isobel célébra ses secondes noces.

Six mois après, Franz, six mois à peine, les cloches d’alentour se renvoyaient encore un glas funèbre. Ce comte Henri était mort comme le baron Ulrich.

— Pauvre femme ! murmura Franz les yeux pleins de larmes…

— Pauvre femme ! dis-tu ? — Vampire altéré de sang ; plutôt… sangsue qui boit la vie humaine pour soutenir son règne infernal.

— Que j’aimerais à la suivre à travers les espaces… à oublier près d’elle le monde grossier… à vivre au milieu des génies qui peuplent le pays des songes… Isobel ! Isobel ! fleur de poésie, reine de plaisir, idéal d’amour !…

— Oui, c’est ce que pensait Conrad de Hütten, le savant docteur !… il vint à Linkenberg après la mort du comte Henri pour éclaircir l’histoire d’Isobel la ressuscitée, et il y resta. D’abord, parce qu’il voulut se bien renseigner ; ensuite, parce que la châtelaine savait tant de choses ! et causait si bien !… puis, parce qu’il l’aima comme Ulrich et Henri l’avaient aimée… à damner son âme !

C’était une bacchante, c’était une fée, c’était un docteur… c’était tout enfin !

Cette fois, la noce célébrée sans faste dans la chapelle de Linkenberg, ne précéda que de quelques jours les funérailles du docteur Conrad. Mais, on sonna peu de cloches, on n’étala point de faste, et madame Isobel n’osa plus franchir le pont-levis de son château, car les paysans l’auraient lapidée.

Plusieurs années s’écoulèrent avant qu’elle reparût. Quelques-uns, même, la croyaient retournée pour toujours d’où elle était venue, et l’on commençait à ne plus la craindre, quand par une belle fête, il va deux ans, je crois, on la vit récitant des prières à l’église de Sainte-Ursule, comme elle le faisait avant qu’elle fût morte et ressuscitée.

Les gens sages tremblent et s’éloignent… les jeunes fous la regardent et la suivent de loin… Toi, triste insensé, tu l’aimes !

Franz ne répondait plus ; il semblait à peine avoir entendu la dernière partie de la narration et restait absorbé dans ses rêves.

Mais il releva tout à coup la tête aux dernières paroles de maître Sturff, et le regardant en face :

— Dites-moi, maître, s’écria-t-il, sur votre honneur, tout ce que vous venez de me dire est-il vrai ?

— Sur l’honneur !

— Vous ne vous êtes pas joué de moi ? vous ne vous êtes pas plu à me créer des fantômes et des terreurs ?…

— Non !

— Eh bien ! tant mieux ! reprit l’étudiant en bondissant de son siége. Tant mieux ! car je puis alors obtenir d’elle un regard, une pensée ! — Qui sait même ? si, comme vous le dites, elle est abandonnée de tous, si les nobles seigneurs s’éloignent d’elle avec effroi, peut-être aimera-t-elle l’humble étudiant qui lui donnera son sang, son cœur et sa vie…

— Franz, Franz ; mon fils, tu es fou ! — Assieds-toi et reste là.

— Adieu, maître ; adieu, reprit le jeune homme en s’élançant vers la porte sans rien vouloir entendre… — Je cours à Linkenberg me jeter à ses pieds, obtenir son amour et mourir.

Mais, avant que Franz ait pu atteindre la porte, Sturff l’avait saisi d’une main puissante et forcé à se rasseoir.

— Tais-toi ! reprit-il avec énergie. S’il faut user de force pour te retenir, j’en userai : mais je ne te laisserai point échapper pour courir à une mort certaine… Tu es mon enfant d’élection, j’ai attaché mon cœur et mon esprit à toi, et, je ne souffrirai pas que tu te jettes en pâture à ce monstre, qui vit de sang humain !

— Si tu me retiens aujourd’hui, j’échapperai demain ; si tu me retiens demain encore, j’échapperai dans deux jours, dans trois jours, à un moment quelconque enfin, et dès que je pourrai !

— Mais, mon ami, ne vois-tu donc pas que cette créature n’est pas une femme ? quelle appartient à une autre race que la tienne ?… Ne sens-tu pas que tu ne peux la posséder sans mourir ?

— Eh ! qui te parle de la posséder ? — Tu ne songes qu’à de grossiers et charnels désirs, et tu ne conçois pas l’amour qui m’enivre. Qu’elle me regarde seulement, qu’elle m’aime et me le dise, c’est tout ce que je veux d’elle, tout ce qu’il me faut de cette immatérielle créature…

— Pauvre fou ! murmura affectueusement le maître, pauvre fou !… Vous en êtes tous là, jeunes rêveurs de vingt ans !… Cette femme pâle, à l’œil noir et aux cheveux d’or, que tu aimes et dont tu ne veux qu’une parole et un regard, n’est-ce pas l’illusion qui vous dévore et vous tue, tous tant que vous êtes ?… Ah ! beaucoup l’ont aimée, beaucoup l’aimeront peut-être encor cette beauté fantastique qui les a tués ou les tuera !…

Et, pourtant, il est en Allemagne des jeunes filles chastes et charmantes faites pour les rendre heureux et pour être de bonnes femmes !… Des jeunes filles comme ta sœur, Franz !…

— J’aime Isobel et je veux son amour, te dis-je ! — Tes remontrances m’excitent et voilà tout ! — Eh pardieu ! toi magicien, toi l’élève et l’ami du grand Corneille Agrippa, que ne me la livres-tu, plutôt, en conjurant le mauvais sort ?…

— Hélas ! mon ami, ne crois donc pas avec le vulgaire que nous autres savants nous faisons l’impossible ! Je sais distiller Veau ardente d’Arnaud de Villeneuve, cette eau limpide, qui s’allume en touchant le feu, et donne avec sa petite flamme bleue, sans lumière, une chaleur plus vive que les brasiers intenses[3] ; je sais, par la combinaison d’acides inconnus, fondre, dissoudre et transformer les métaux ; je sais… — Mais qu’importe ?… Nulle puissance humaine ne pourrait empêcher les regards d’Isobel de verser le poison dans ton âme, ses caresses de dévorer ta vie, ses baisers de te frapper de mort !

— Oh ! trêve de mensonges ! savant ou sorcier, tu peux faire quelque chose pour moi… Sinon, que serais-tu donc, toi, qui as guetté mes démarches et interrogé mon cœur ?… toi, qui viens de me conter cette horrible histoire… toi… qui t’es plu, qui te plais encore à remplir mon âme de terreur et d’espoir ?… — Allons donc ! tu peux me la donner !… et tu ne le fais pas, et tu ne veux pas le faire ?

— Enfant ! pauvre enfant ! pauvre fou !

— Oh ! mais je vais te tuer, sais-tu ? s’écria Franz en saisissant Sturff à la gorge avec l’énergie de la colère : oh ! mais tu vas mourir si tu ne parles à l’instant ! — Hérite tes paroles magiques, mon maître, envoie vite tes messagers infernaux, ou ton heure a sonné !

D’un bond, maître Sturff se dégagea de l’étreinte du jeune homme, et avec un seule ! fort de poignet, il le rassit sur l’escabelle de chêne.

— Je suis plus tort que toi, ami, reprit-il. — Il faut prendre, pour me convaincre, d’autres moyens que ceux de la foire brutale, car tu es ici prisonnier, et s’il me plaisait de t’y tenir de longues heures et de longs jours, j’y parviendrais sans peine, de par Dieu ou le diable !

Alors, Franz éclata en sanglots et se roula aux pieds de son vainqueur.

— Oh ! je t’en prie, disait-il d’une voix suppliante, que je la voie seulement ! qu’elle me parle ! qu’elle connaisse mon amour et me donne un regard !

En cet instant, un coup de marteau retentit à la porte extérieure de la maison. Il faisait grand jour, mais une visite était chose si rare chez maître Sturff, que ses sourcils se froncèrent pendant qu’il prêtait l’oreille.

La porte s’ouvrit, et le valet du magicien monta précipitamment l’escalier et arriva tout bouleversée chez son maître :

— Monseigneur, dit-il, c’est madame Isobel, la châtelaine de Linkenberg !

Pour la première fois, depuis le récit de son hôte. Franz éprouva une sensation de terreur à cette apparition inattendue. — Qui l’avait appelée ? — Que venait-elle faire ?

Ce fut rapide connue la pensée, car à peine le valet l’avait-il annoncée, que madame Isobel entra majestueusement. suivie de son page.

Ses yeux noirs lançaient des lueurs dévorantes dont l’attrait était invincible. Ses mains blanches et diaphanes semblaient promettre d’enivrantes caresses. Ses cheveux. qui semblaient des nuées lumineuses, entouraient son front d’une radieuse auréole.

Elle promena autour de la chambre ce regard fixe et tout-puissant qui lui soumettait à jamais ceux qui l’avaient une fois reçu.

— Maître Sturff, dit-elle, vous êtes un savant élève de Corneille Agrippa de Nettesheim, l’astrologue illustre de madame Louise de Savoie. Vous avez la science de l’avenir comme celle du passé. Moi, Isobel de Verghten, veuve des sires de Saul et d’irrenfels, je vous demande de chercher ma destinée dans le livre divin dont les caractères sont des étoiles, et d’y voir si je dois attendre un nouvel époux.

Sturff, à son tour, regarda fixement la Ressuscitée comme pour lui prouver qu’il bravait ses fascinations.

— Je ferai ce que demande la noble châtelaine dès le retour de la nuit, répondit-il ; mais qu’elle daigne me promettre, en échange, de n’accueillir jamais comme amant, ou époux, mon ami Franz Mullingen, que voici, et que j’aime comme mon enfant ; car, alors, tout ce que je possède d’énergie et de pouvoir serait employé à le défendre par tous les moyens.

Isobel tourna lentement les yeux vers Franz, qui, tremblant, aveugle, demi-mort, s’était jeté à ses pieds.

— Êtes-vous assez fou pour m’aimer ? dit-elle en le couvrant d’un regard ardent.

— Que Votre Altesse me pardonne… et me le rende !… s’écria Franz qui crut mourir après tant d’audace.

Isobel ne répondit pas à son amant, mais elle dit à Sturff :

— Apportez-moi votre réponse à Linkenberg, dès ce soir, mon maître : je vous attendrai !

Puis, elle sortit comme si elle avait eu hâte de s’éloigner de la maison du mage, maintenant qu’elle y avait entendu l’aveu de l’étudiant.

Franz, immobile d’étonnement et ne sachant plus s’il était la proie d’un songe, n’essaya même pas de la suivre.

Dès qu’il eut un peu recouvré ses esprits, il se jeta dans les bras de Sturff et pleura de joie.

— Est-ce vrai, mon maître ? m’a-t-elle parlé ? l’ai-je donc bien vue ? sait-elle que je l’aime ?… s’écria-t-il d’une voix entrecoupée… Oh ! c’est le bonheur !… Elle m’aimera !

— Franz, ce monstre a deviné ton amour, t’a fait suivre hier, et est venu te chercher ce matin. Tu es mon prisonnier et tu ne sortiras d’ici qu’après m’avoir fait un serment.

— De ne plus l’aimer, peut-être ?… Mon maître, je vous le ferais que je ne le tiendrais pas !

À peine Franz eut-il laissé échapper cette parole imprudente, qu’il se repentit de sa franchise en voyant les fenêtres bien closes et les portes à fortes serrures qui le séparaient du dehors.

— Non, Franz, pas celui-là, mais un antre… que tu peux tenir… le serment de ne pas sortir de Cologne avant vingt-quatre heures, de ne point la revoir enfin avant que moi, je lui aie parlé.

— Maître…

— Jure ! ou tu ne sortiras pas ! laisse-moi au moins le temps de te défendre ! laisse-moi trouver le moyen qui te préservera… Va chez ta mère, enfant, et donne-moi ta foi que tu n’en sortiras pas avant demain.

— Eh bien je jure !… oui ! pour jusqu’à demain !


Ce fut avec une sensation de bien-être infini, que l’étudiant sentit l’air du matin rafraîchir son front, et les influences extérieures agir peu à peu sur l’effervescence de son esprit.

D’abord il ne pouvait pas se rendre compte de son état, à lui-même. Sortait-il d’un songe commencé la veille, ou bien avait-il vraiment passé sa nuit éveillé, dans la maison de Sturff ? avait-il entendu raconter les choses étranges qui se confondaient dans ses vagues souvenirs… Et Isobel ? était-il vrai qu’il l’avait vue, qu’il lui avait parlé ?

Ces mille idées confuses le jetaient dans une incertitude douloureuse. Ses tempes étaient en feu. Son cœur battait avec une violence effrayante. Il parcourait la ville comme un insensé, heurtant les murailles et les passants, et ne songeant guère ni à sa mère et à sa sœur uni l’attendaient, ni à la promesse qu’il avait laite à Sturff de ne point quitter Cologne de tout un jour.

Ses passions surexcitées bouillonnaient en lui avec une ardeur inconnue jusqu’alors. Il avait entrevu la possibilité d’arriver à Isobel, devenue cent fois plus désirable encore, depuis que les récits de Sturff l’avaient entourée de prestiges, et, pour être aimé d’elle, il aurait traversé l’enfer.

La veille encore, son amour si grand qu’il fût, restait a l’état latent comme tout ce qui est sans espoir. Mais, alors, des horizons infinis s’ouvraient à son orgueil et à ses désirs. À travers les fantastiques souvenirs évoqués par l’élève d’Agrippa, il ne lui restait que la perception d’un être sublime, d’une création idéale satisfaisant à toutes les aspirations du rêveur, à tous les appétits du monstre humain qu’on appelle poète.

Et il se sentait à la fois une soif inextinguible de poésie et un besoin impérieux de jouissance. Il lui fallait l’infini, en un mot, et l’infini c’était Isobel.

Tout à coup, il sentit sa marche incohérente arrêtée par un obstacle qui lui barrait le chemin. Il leva la tête et reconnut le page de la châtelaine qui le saluait avec respect.

— Monseigneur, lui disait le page, ma haute et puissante maîtresse vous convie à la venir visiter ce soir en son château de Lînkenberg…

L’exaltation de Franz devint du délire. Il s’enfuit à travers la ville et la campagne en poussant des cris de joie, en dansant des danses insensées.

— Isobel ! Isobel ! maîtresse de mon âme, source de toute joie ! Isobel ! Isobel !

Et les cloches lancées à toute volée sonnaient la messe des morts.

— L’éternité s’absorbe dans une heure d’amour !… Isobel ! Isobel ! reine de l’espace, reine du temps, reine du plaisir !…

— Mon frère, mais que fais-tu donc ?… Notre mère est inquiète. Où donc as-tu passé la nuit ? — C’est aujourd’hui le jour des trépassés. Viens prier avec nous pour les âmes du purgatoire.

Pour la seconde fois. Franz éveillé en sursaut au milieu de ses rêves regarda devant lui.

Sa sœur, pieuse et douce fille de seize ans à peine, l’avait pris par le bras pour attirer sou attention. Elle avait des cornettes de deuil et portait à la main des couronnes d’immortelles et son chapelet.

— Souffres-tu, mon frère ? tu as une figure étrange. — Veux-tu rentrer au logis avant la prière ? reprit la candide Allemande en levant sur le visage bouleversé de l’étudiant ses limpides regards.

— Laisse-moi, de par Dieu ! Qu’ai-je à faire des morts ?

— Franz, notre père et notre mère prient pour eux. Ne te souvient-il plus de nos parents, de nos amis qui ne sont plus de ce monde ?

— Hé ! laisse les morts, te dis-je !… et vive la vie, vive le bonheur, vive l’ivresse !… Va-t’en !

Et Franz s’échappa, en repoussant sa sœur, qui les yeux mouillés se signa et pria pour lui :

— Dieu te garde ! mon frère, dit-elle.

Franz fit un signe d’indifférence. — Eh ! que lui importaient les avis ou les bénédictions de la pauvre petite !

Quand il eut mis entre elle et lui quelque distance, il se retourna pour la voir s’éloigner en pleurant. Comme elle lui parut simple, et, vulgaire alors !

Isobel ! Isobel !

Tout le jour, Franz erra comme un insensé ; et, quand vint le soir, il sortit de la ville pour s’approcher peu à peu du manoir.

Alors, dans sa tête affolée tournoyaient mille images fantastiques. Isobel, transformée en ombre décevante, lui apparaissait dans les nuages avec des regards à damner les anges, tandis qu’à son oreille une voix amoureuse murmurait des paroles enivrantes.

Et, il n’écoutait ni le glas qui semblait faire à tous les chants d’amour comme un accompagnement funèbre, ni les cris des orfraies, qui voltigeaient au-dessus des terrasses de Linkenberg.

Le temps lui semblait long… bien long !… À travers les vitraux coloriés, il voyait resplendir les lumières, comme si, à l’ombre de ses murailles, la fière châtelaine eût préparé une de ses fêtes d’autrefois. Dans le lointain il lui semblait ouïr une délicieuse musique.

Quand il fut l’heure, il se présenta à la poterne du château.

Aussitôt un archer donna du cor et le pont-levis s’abaissa. Sur le seuil du manoir il trouva le page d’Isobel en habits de fête.

Le page ouvrit les portes en saluant jusqu’à terre. Franz le suivit et traversa des salles éblouissantes de lumière, mais toutes solitaires.

Des valets silencieux étaient échelonnés de distance en distance et le saluaient par un mouvement quasi automatique. Devant lui les portes s’ouvraient toutes grandes et à deux battants comme s’il eût été le maître longtemps attendu de ce château désert. Mais aucun bruit ne frappait son oreille. Seulement, une musique douce passait dans l’air, par instants, et lançait une volée d’accords, tandis que des parfums enivrants saturaient l’atmosphère.

Le page s’arrêta enfin, et montrai» Franz la chapelle du manoir toute resplendissante d’or et de fleurs. L’autel était paré comme aux jours de grandes fêtes, et la lampe du sanctuaire lançait sa plus large flamme. Au pied de l’autel deux trônes étaient dressés. Deux prie-Dieu supportaient des missels dorés et un anneau nuptial.

— Voilà, dit le page, les préparatifs du mariage de Monseigneur ! Un chapelain est venu de loin, et madame Isobel attend Votre Vitesse dans la salle d’honneur pour marcher à l’autel.

Franz ébloui, presque fou d’étonnement, de terreur et d’amour, ne put ni réunir en une seule idée ses impressions éparses, ni proférer une parole. Machinalement et en proie à une extase inconnue, U subit le page dans les mille détours de ce manoir immense.

À travers les perceptions confuses de son esprit il essaya de retrouver une lueur de raison, pour se persuader, qu’il s’était endormi la veille dans l’église de Sainte-Ursule, et qu’il continuait de mêler à un affreux cauchemar, les folles ivresses d’un rêve d’amour.

Alors, il se laissa conduire, fasciné par de séduisantes images : et, chassant loin de lui, toutes les inquiétudes delà réalité, il ne craignit plus que le réveil.

Mais, loin de disparaître au moment suprême, la fantasmagorie continua, car, tout à coup, dans une salle plus splendide encore que toutes les autres, Franz se trouva devant Isobel éblouissante de diamants et d’or.

Jamais le pauvre étudiant ne l’avait rêvée si belle, même en écoutant les récits de Sturff. Jamais son imagination lancée à toutes brides n’avait entrevu dans ses visions les plus folles tant de séductions. Il tomba, étourdi et sans conscience de lui-même, aux pieds d’Isobel, qui venait au devant de lui.

— C’est donc vous, mon cher époux, lui disait-elle, c’est donc vous qui arrivez enfin ! Venez me donner l’anneau nuptial, mon bien-aimé ! Venez bien vite, car j’ai attendu de longs jours ! — Les cierges brûlent sur l’autel, le vin pétille dans les coupes, et le lit nuptial est tendu sons des courtines de velours.

Soutenu par le page, Franz se laissa conduire à la chapelle où le prêtre inconnu attendait en grand costume.

Quand les futurs époux furent placés sur les trônes qui les attendaient, le prêtre commença l’office dans une langue étrangère. Le cérémonial était plein de pompe et de magnificence. Mais l’orgue ne faisait point entendre la musique sacrée que Franz aimait ; c’était toujours la même harmonie lointaine, aux accords étranges. La voix du prêtre résonnait seule distinctement sous les voûtes gothiques, dont les nervures illuminées, paraissaient sur les vitraux sombres, comme les réseaux d’une dentelle de lumière.

Enfin, l’officiant quitta l’autel, et, se retournant vers les époux, il prononça une bénédiction que Frantz n’entendit point. Puis, il lui donna l’anneau pour le passer au doigt de madame Isobel.

L’étudiant obéit, toujours sous l’empire d une irrésistible fascination ; mais, à peine eut-il entré l’anneau jusqu’à la seconde phalange de cette main transparente et fine, qu’il sentit ses reins serrés comme par un ressort d’acier.

— Venez, mon époux ! venez avec votre bien-aimée ! Venez avec cette Isobel qui attirait invinciblement votre cœur, qui occupait toutes les pensées de votre esprit, et qui veut boire tout l’amour de votre âme, disait la châtelaine, en entraînant son époux vers la chambre nuptiale.

— Viens, mon Frantz ! venez, sire châtelain 1 voici voire manoir ! voici vos domaines ! voici vos vassaux ! voici votre épouse ! voici votre chambre à riches tentures ! voici votre lit à rideaux de pourpre, à colonnes de cristal, à moelleux coussins !

Mais tandis qu’Isobel emmenait Franz en suivant ta haie des serviteurs muets, on entendit les sentinelles du pont-levis donner du cor à pleins poumons, et le page se précipita sur les pas des époux.

— Que Votre Altesse m’excuse, dit-il à madame Isobel, mais le magicien de Cologne est à la poterne du château. C’est en vain que les gardes lui ont dit de s’éloigner, comme Votre Altesse l’a mandé, il veut être introduit.

— Qu’il entre, le sorcier ! qu’il entre ! maître Sturff de Cologne et qu’il voie mes belles noces ! — Allez le chercher, et conduisez-le devant cette haute fenêtre, solidement détendue par un fin grillage d’acier, qui de la plate-terme, plonge jusqu’à notre alcôve ! Qu’on l’amène, et vite ! et que, pour escorte, quatre archers le tiennent et raccompagnent jusqu’à mon balcon !

Et, l’on fit de Sturff comme avait dit la châtelaine. Quatre hommes d’armes le portèrent jusqu’au balcon, dont la fenêtre s’ouvrait sur cette chambre éblouissante de lumière et d’or. À travers le grillage, il put voir son ami, son entent presque, ivre d’amour aux bras d’Isobel.

Il poussa un cri déchirant et voulut s’élancer pour le défendre et i enlever à la Ressuscitée. Mais les mailles serrées de l’acier se raidissaient contre ses efforts, et les archers i entouraient comme d’une muraille vivante.

Isobel regardait avec mépris les convulsions de son ennemi vaincu, qui épuisait ses forces dans une lutte inutile, et d’une voix enivrée elle appelait son nouvel époux.

— Viens, ô mon doux ami, disait-elle ; pose ta tête sur mon cœur… écoute-le t’aimer !

Et, Isobel prit la tête du jeune homme dans ses belles mains, pour la poser sur sa poitrine.

Mais, aussitôt, le front de Franz se flétrit comme une fleur séchée par les ardeurs du soleil, et ses cheveux, ses beaux cheveux blond-cendré, blanchirent comme le lin roui sous la rosée du ciel.

— Plonge tes regards dans les miens, doux ami !

Isobel la ressuscitée fixa la flamme de ses yeux sur les yeux limpides de l’étudiant.

Et les yeux de Franz s’enfoncèrent dans leurs orbites, ses prunelles s’arrêtèrent fixes dans l’iris, et se couvrirent d’un nuage, comme celles des trépassés !

— Échangeons un premier baiser, doux ami !

La femme pâle, à l’œil de feu, à la chevelure brillante comme la lumière, entoura Franz de ses bras et le baisa de ses lèvres avides…

Et, tandis que Sturff s’échappait par un effort suprême, le fol étudiant roulait à terre en exhalant son dernier soupir !…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, l’archevêque de Cologne s’en vint avec son clergé pour quérir madame Isobel, qui faisait tendre son manoir de deuil pour les funérailles de son quatrième époux. Sturff avait appelé tous les docteurs d’Allemagne pour faire justice de la willie. « Et fut la dite Isobel si malmenée par les docteurs, dit la légende, que jamais plus on ne la revit. »

Cependant, bien longtemps encore les mystiques l’ont cherchée sur le Rhin, dans les bois touffus, ou derrière les murs ruinés de son château… puis ailleurs encore… puis partout !… Partout !… hors de ce qui est réel !

En vain, des jeunes filles simples et pures comme la sœur de Franz les appellent, en vain les gens sages leur crient de ne pas jeter leur cœur en pâture au monstre qui dévore… Ils courent, ils courent encore, après la fée décevante… après Isobel !… après l’IDÉAL.




LE REFLET DE LA CONSCIENCE.




— Car, monsieur Hannequin, ce pauvre Manoquet est fou, bien fou… et alors…

— Alors, mon cher Vanvré, que voulez-vous faire à cela ?

— Ce que j’y veux faire ?… Mais enfin, c’est d’un voisinage très-désagréable !

— Possible ! mais tant que Manoquet ne se livrera pas à des actes de folie extérieure et patente, il n’y a au monde que madame Manoquet…

— Madame Manoquet n’est pas déjà si rassurée et si elle osait… Après cela, vous me direz qu’elle pense à sa Fille… — Ha ! ha ! voilà le double six, monsieur Hannequin, du six ou du six, vous avez le choix !

C’était vers la fin d’août 1840, et dans le principal café d’une petite ville du midi de la France, que MM. Vanvré et Hannequin échangeaient cette conversation, en jouant aux dominos la consommation de leurs demi-tasses.

M. Mannequin était adjoint au maire d’A***.

M. Vanvré était avocat, et avait acquis une certaine importance dans le département, par son habileté, sa faconde et ses opinions libérales.

Quant au café, éclairé au gaz et tapissé de glaces à l’instar de Paris, c’était un des plus brillants de la province, et l’une des gloires municipales de la ville d’A***. C’était le Café de la Mairie.

En ce moment, Vanvré désirait sans doute obtenir les bonnes grâces de son partenaire, car il calculait son jeu de façon à le laisser gagner.

Évidemment, l’adjoint faisait la sourde oreille et semblait peu disposé à l’hostilité envers Manoquet, jadis son maire, et actuellement la fleur des éligibles et la perle des électeurs.

Mais, il n’était que huit heures et demie, et Vanvré devait le posséder jusqu’à dix heures au café. Puis, Mannequin demeurait à une bonne portée de fusil de la Place de la Mairie, et il pouvait le reconduire ; c’était encore un quart-d’heure de plus.

Ce fut donc avec une sage lenteur que Vanvré savoura son café après la première partie de dominos. À chaque gorgée il faisait claquer sa langue avec la douce satisfaction de l’homme qui digère en caressant son dada favori, et sûr de son effet.

L’adjoint, non moins enfoncé dans les jouissances de la gastronomie, jetait un coup d’œil circulaire autour de lui et contemplait les consommateurs du Café de la Mairie ; c’étaient tous des gens bien famés dans le canton, ayant des rentes ou de beaux biens au soleil, comme il convenait aux clients de cet établissement modèle dont les opinions juste-milieu, étaient bien connues.

Il supputait, sur le visage de chaque habitué, le présent et l’avenir de sa fortune, songeait aux alliances possibles ou probables des familles, aux dots des filles, aux héritages des fils, et dressait pour la centième fois le bilan du canton.

— Jolie fortune, en vérité ! murmura Vanvré d’un ton distrait.

Cette exclamation, au milieu du silence de ses pensées, fit sur Mannequin f effet d’une fusée.

— Hein ?… laquelle ?…

— Celle de Manoquet.

— Ah ! oui… surtout depuis qu’il a acheté les Barbettes… Et une fille unique… Ce sera un joli parti !…

— Il faudra voir… car si la tête du père déménageait, comme on le dit… ma foi !… adieu la députation, et alors…

— Bah ! ce sont des cancans de petite ville… ce n’est pas une tête fêlée celle qui a si bien su gouverner ses affaires.

— Le fait est, qu’il est parti de peu…

— Oui ; — une vingtaine de mille francs, la dot de madame Manoquet.

— Mais comment diable, avec vingt mille francs, a-t-il pu acheter Nangeac, une terre noble, un château, après tout, les trois métairies de Marnes, et enfin les Barbettes, qui en valent cent mille ?

— D’abord, il a hérité de son oncle Patureau…

— Bon ! — Vingt mille francs ! cela ne fait que quarante, en tout.

— Et ses économies ?… Il rogne joliment ses sous, le père Manoquet, soit dit sans reproches.

— Mettons qu’en vingt ans, qu’il a de ménage, Manoquet ait économisé les deux tiers de son revenu, cela ne fait jamais qu’une dizaine de mille francs ; encore…

— Et ses vins, ses eaux-de-vie ?

— Oui, oui, il y a des profits. Oh ! je suis loin de prétendre que Manoquet ne vend pas bien ses vins ! il me les fait assez cher payer ; mais enfin…

— Eh bien ! quoi ?… A-t-il assez bien su faire valoir son argent aussi, depuis vingt ans ?

— Pas mal… pas mal. On sait que les jaunets ont fait des petits ; dame ! en prêtant à quinze ou vingt aux petits cultivateurs dans la gêne.

— Allons donc ! mon cher monsieur Vanvré, ne soyons pas mauvaise langue, que diable !… Et puis, ajouta plus bas l’adjoint, en lançant un regard autour de la salle, et puis, les murs ont des oreilles, monsieur Vanvré !…

— Je n’ai pas dit trente.

— Chut. — Allons, je sais bien que ces diables de Barbettes vous tiennent au cœur… car, si le père Mornaix, les eût achetées. Manoquet n’aurait pas payé le cens pour les prochaines élections et doublé la dot de sa fille. Alors vous auriez pu prétendre à la couronne. Voilà le nœud de la question ; n’est-ce pas ?

— Oh !… moi, je n’ai pas d’ambition… Certes, si je voulais épouser une héritière, j’en trouverais d’autres que mademoiselle Manoquet, et si, plus tard, je tenais à devenir député, ce ne serait pas ce bonhomme qui me gênerait… il est vrai, qu’aujourd’hui ce n’est pas des hommes de talent qu’il faut… mais des gens prêts à tout… des vendus… qui seraient, en toute occasion, les humbles valets des ministres… Allons ! je m’oublie, monsieur Hannequin, reprit le candidat puritain en observant chez l’adjoint un froncement de sourcils significatif. — Un petit verre de Chartreuse, n’est-ce pas ? avant de recommencer la partie. Vous m’avez battu tout à l’heure !

— Comme vous voudrez, monsieur Vanvré… ce sera tantôt votre tour de faire domino !

— Vous me gagnez toujours ; c’est qu’aussi vous êtes d’une force !… — Garçon !

Le petit verre de liqueur fut dégusté en silence ; et la partie recommencée, avec cette gravité dans les petits détails de la vie, qui fait le fond des mœurs de la province.

Tout souvenir des conversations précédentes disparut, au moins chez l’adjoint, entre les émotions de la perte ou du gain. Ses yeux se reportaient avec inquiétude du zig-zag formé par les dominos étalés sur la table, aux mystères de son jeu, soigneusement dissimulés aux regards de son adversaire.

— Du cinq ou du blanc… — Blanc partout… — Du trois ou du blanc… — Vous n’avez rien ?… — Domino !

Ce cri de victoire, poussé encore par l’adjoint, fit faire un soubresaut à Vanvré, qui restait à son tour plongé dans des réflexions profondes.

— Il y a des gens heureux tout de même, murmura-t-il.

— Comme vous dites cela d’un ton tragique, à propos de la perte d’une simple partie de dominos ! reprit l’adjoint, en déguisant mal la satisfaction réelle que lui causait son gain.

— Tout leur réussit… même les malheurs… même les crimes… articula Vanvré sans répondre.

— Mais qui cela ? bon Dieu ! exclama l’officier municipal hors de lui, en ouvrant des yeux gros comme des boules de loto.

— Manoquet !…

— Manoquet ! — Mais enfin voulez-vous finir par me dire, monsieur Vanvré, ce que vous avez contre mon ami Manoquet, notre ancien maire, et où vous voulez en venir !…

— Oh ! à rien, pauvre homme !

Monsieur Hannequin rejeta avec fureur les dominos dans leur boîte, et posa ses deux coudes sur la table dans l’attitude d’un homme décidé, coûte que coûte, à écouter ce qu’il ne voudrait pas entendre.

— Que voulez-vous dire, enfin ?

— Comme vous vous montez, monsieur Hannequin ! C’est bien simple pourtant ; Je dis, ce que nous disions tout à l’heure, que monsieur Manoquet a été heureux toute sa vie dans ses affaires, et je fais même la réflexion, que l’assassinat de ce pauvre père Mornaix, la veille de l’adjudication des Barbettes, a été pour lui une vraie chance !… Mais le voilà fou, maintenant !

— En vérité, mon cher Vanvré, c’est vous qui êtes fou !

— À propos, où en est l’affaire ? l’assassin est-il enfin découvert ? Tous devez avoir reçu des nouvelles de la préfecture ? — Le jardinier arrêté est-il coupable ?…

— L’ordonnance de non-lieu a été rendue hier… l’alibi est clair et net… c’est incompréhensible ! — Mais voilà dix heures qui sonnent ; — allons-nous-en.

Comme ils se levaient pour sortir, leur attention fut attirée par un échange d invitations et de refus qui avait lieu à la porte du café. Us allaient traverser les deux interlocuteurs quand quatre exclamations simultanées attestèrent une reconnaissance réciproque.

— Quand on parle du loup… — C’est vraiment le cas de citer le proverbe, cher monsieur Manoquet, dit Vanvré, en tendant le premier la main aux nouveaux venus, par cette grimace sociale qui fait commettre tant, de lâchetés au nom de la politesse. — Bonjour, monsieur Gaujac.

L’adjoint salua d’abord M. Gaujac, qui était son maire actuel ; puis il s’adressa à Manoquet.

— C’est vrai, dit-il, nous parlions de vous, — Comment cela va-t-il ? — Entrez donc !

— Merci, merci, monsieur Mannequin, répondit avec volubilité un petit homme gros, court et chauve, qui, tout en taisant trois pas en arrière, échangeait force coups de chapeau et poignées de main avec les deux joueurs de dominos, — Merci, il est dix heures, et madame Manoquet n’aime pas à ce que je rentre tard… J’ai été malade ces temps derniers. — Bonsoir !

— Ah ! par exemple ! nous vous ramènerons !

— Vous demeurez à deux pas !…

— Une simple partie…

— Non, non… bonsoir !

— Allons donc ! Est-ce que le Café de la Mairie vous fait peur ? demanda Vanvré, en riant des efforts sincères de Manoquet pour s’en aller.

— Peur ! repartit le petit homme, avec un haut-le-corps étrange en si mince circonstance. — Oh ! rien ne me fait peur, monsieur Vanvré. — Je n’ai pas de raisons pour avoir peur !

Et, Manoquet entra d’un pas terme et les yeux fermés, comme un homme qui va au feu pour la première fois. Il salua à peine et sans détourner la tête, la daine du comptoir, et alla se blottir dans l’angle le plus obscur de la salle.

Ses trois compagnons l’y suivirent et s’attablèrent.

Vanvré jeta les dominos sur la table : le maire commanda du punch et l’adjoint fit le jeu.

Quant à Manoquet, il regardait les veines du marbre gris de la table avec une attention soutenue.

— À vous, lui cria tout à coup le maire pour le tirer de sa contemplation.

Manoquet tira vivement un domino de son jeu et le posa au hasard.

— Ce n’est pas cela, mon cher voisin, dit Vanvré en repoussant le domino. On demande du cinq partout et vous mettez du deux…. Mais seriez-vous malade ?

Comme vous êtes rouge ! Regardez-vous donc dans la glace !

— La glace, la glace…, laissez donc les glaces tranquilles, reprit le propriétaire avec une physionomie réellement bouleversée… Je vais bien jouer.

— Ce pauvre Manoquet ! Vous savez qu’il a la tête à l’envers depuis l’assassinat Mornaix ? dit à demi-voix Vanvré au maire.

Hannequin fronça les sourcils, car la phrase avait été dite assez haut pour que tout le monde l’eût entendue. En effet, Manoquet avait enfin brusquement levé la tête et regardé son voisin en face. Comme la plupart des natures méridionales, il allait au devant du danger : par peur peut-être.

— Pourquoi donc aurais-je la tête à l’envers, monsieur Vanvré ? demanda-t-il.

Oh !… Et à l’envers… ai-je dit cela… Vous aurez mal entendu… Mais, quelquefois on peut être frappé d’un événement comme celui-là ; et il y aurait bien de quoi !… Car c’est chose horrible à penser, messieurs, que dans notre pays, avec la gendarmerie, le ministère public et toutes les garanties de la civilisation, on puisse venir assassiner un bourgeois tranquille dans sa maison, lui prendre son argent et s’en retourner chez soi ou ailleurs, les mains dans ses poches, sans que personne ne vous voie, sans qu’aucun indice ne vous désigne, sans que toutes les justices du royaume trouvent autre chose à rendre, à la société lésée, qu’un arrêt de non-lieu !

L’œil fixe, les lèvres tremblantes, rouge à croire qu’il allait tomber d’apoplexie, Manoquet murmura :

— Eh bien ?

— C’est désolant, en vérité, reprit le maire, mais que voulez-vous ? — on a fait toutes les recherches possibles et l’on n’a rien découvert. — Savez-vous quelque chose ? — Non, n’est-ce pas ? — Eh bien ! alors, ne parlons plus de cela, car ce n’est pas gai. Quant à moi, j’avoue que je ne rentre plus chez moi sans une certaine terreur.

— C’est naturel… — Voyez-vous, il y a une chose certaine : c’est que l’assassin est du pays, c’est qu’il connaissait le père Mornaix et ses habitudes, car pour être allé déterrer l’argent derrière la glace du salon, il fallait bien qu’il fût sûr de son fait.

— Vanvré ! mon cher ami, votre voisin est vraiment malade, s’écria l’adjoint en désignant Manoquet du regard.

En effet, les yeux du propriétaire lui sortaient de la tête, sa respiration était arrêtée sur ses lèvres, ses mains tremblantes laissaient tomber les dominos.

On venait d’apporter le punch, Hannequin lui en offrit un verre ; mais le malheureux essaya vainement de le porter jusqu’à ses lèvres ; ses bras refusaient leur service. Tout à coup il jeta le verre dans la glace qui était en face de lui et la fit voler en éclats.

Les consommateurs attardés qui restaient dans le café levèrent la tête avec une exclamation d’étonnement ; la dame du comptoir se précipita vers la table des quatre joueurs, et les trois partenaires s’élancèrent au devant de Manoquet devenu furieux.

Mais, avant qu’ils aient pu l’arrêter, leurs verres saisis par Manoquet avaient cassé trois autre glaces.

Et un instant le tumulte fut à son comble. Les passants entraient dans le café, les garçons enlevaient tous les projectiles, carafes, demi-tasses, queues de billard ; le maire revêtait son écharpe, V adjoint s’efforçait à la fois de contenir le furieux et d’apaiser la foule : la dame du comptoir pleurait.

À travers le bouleversement, Manoquet hors de lui, cherchait une issue pour la fuite, mais la sollicitude d’Hannequin, lui enleva toute possibilité de s’échapper.

Après le premier émoi, quatre bras vigoureux le saisirent et l’assirent de vive force sur une banquette. On lui fit avaler des verres d’eau sucrée à l’éther, on lui posa des compresses d’eau froide, on lui frappa dans les mains ; mais tout fut inutile. Chaque morceau de glace répétant son image lui causait un nouvel accès de fureur ; il traitait ses amis de bourreaux et réclamait mille fois la guillotine en échange d’un semblable supplice.

Enfin, à bout d’efforts, ses trois compagnons le lâchèrent.

Il s’élança d’un bond hors du café et se mit à courir dans la direction de sa demeure.

Vanvré, le maire et l’adjoint, sortirent quelques minutes après lui, et le suivirent à distance.

On pense bien que cet étrange accès donna lieu à mille commentaires. Hannequin avoua que M. Vanvré avait raison, et que l’esprit de son respectable ami Manou net était peut-être dérangé. Le maire se contenta d’affirmer l’aliénation et de reconnaître qu’il allait se trouver bientôt, sans doute, dans la fâcheuse nécessité de faire renfermer son plus considérable administré. Quant à Vanvré, fidèle au système qui des effets le faisait remonter aux causes, il répétait une fois de plus, que l’assassinat mystérieux du père Mornaix était un événement inouï et bien capable de déranger la cervelle d’un honnête homme.

Après vingt minutes de marche et de conversation, les trois acteurs de l’étrange scène du Café de la Mairie s’arrêtèrent à une petite distance du logis de Manoquet

C’était une belle maison carrée, sise à l’extrémité d’un faubourg et dont la façade précédée d’une cour-jardin plantée d’arbres et entourée d’une grille, donnait à l’ensemble de la propriété l’aspect majestueux auquel on reconnaît, dans toutes les bourgades de France et du monde, l’habitation du maître.

Aussi, devant ce bâtiment si évidemment au-dessus de tout son entourage, le maire et l’adjoint cessèrent ils de parler de l’événement pour renfermer leurs réflexions en eux-mêmes.

La blancheur de ces murs intacts, la verte pelouse bordée de fleurs qui semblait un tapis au milieu de la cour, les hauts peupliers qui se tenaient en sentinelle de chaque côté de la porte, la grille enfin, cette grille tant envier dans le canton, disaient si bien aux deux officiers municipaux : Respectez Manoquet !

Manoquet ! qui possède ce bel immeuble et sept ou huit métairies ; Manoquet ! qui paie mille francs d’impôts et qui, partant, pourrait devenir un jour ou l’autre votre député. Manoquet ! qui dîne deux fois l’an chez le préfet du département ; Manoquet ! qui pourrait, s’il le voulait bien, bouleverser le canton à ce point, que Gaujac cesserait d’être maire et Mannequin d’être adjoint !

Or cependant, ce demi-Dieu dont la déchéance mise en question était une si grosse affaire, arriva en courant au seuil de la grille. Elle s’ouvrit comme par enchantement devant lui, et une exclamation étouffée se fit entendre.

Vanvré fit observer que, sans nul doute, madame Manoquet inquiète de l’absence et de la folie de son mari guettait son retour dans le jardin. On entendit la porte de la maison se refermer et tout fut dit ; il fallut rentrer dans la ville.

Le retour fut plus silencieux que la venue. Il se faisait tard d’ailleurs, et chacun commençait à penser à son logis, où l’attendait une ménagère d’autant plus impatiente que, malgré l’heure avancée, l’affaire du café n’avait pu manquer de se répandre. D’ailleurs, le maire et l’adjoint avaient déjà pensé que les choses devenaient assez graves pour exiger de la réserve.

On se sépara, mais pas avant que l’impitoyable Vanvré ait eu le temps de dire au maire :

— C’est égal, moi, si j’étais juge d’instruction, et qu’il se commît un crime si étrange dans mon arrondissement, je n’oublierais point cet axiome du droit romain qui recommande, avant toute chose, de rechercher à qui le crime profite !

Manoquet, ce bourgeois si respecté de la petite ville d’A***, était un de ces propriétaires carrément posés sur un millier d’arpents qui ont tant d’importance en province.

Dans certains départements du Midi, rien n’est plus inattaquable que les gens qui possèdent de beaux biens au soleil comme on dit. On a la plus haute considération pour la richesse territoriale, et, surtout, pour celui qui a su l’acquérir lui-même.

Et puis, ces fortunes et ces positions qui nous paraissent infimes à Paris, ont en province une valeur énorme : et, si l’on cherchait bien, on serait étonné de voir l’influence qu’elles exercent même en dehors de leur cercle.

Deux mois environ avant l’époque où nous commençons ce récit, le département avait été mis en émoi par un de ces crimes comme il s’en commet, bon an, mal an, trois ou quatre en France. Un vieil avare, soupçonné dans le pays de cacher un trésor, avait été assassiné avec sa servante, dans une maison isolée des environs d’A***.

Un vulgaire eustache connu pour appartenir à la victime, une glace brisée, derrière laquelle un trou dans le mur contenait encore deux ou trois louis oubliés par le voleur, deux cadavres et une fenêtre ouverte, ce fut tout ce que la justice put recueillir ou constater, quand elle arriva sur le lieu du crime.

Depuis, c’était en vain qu’elle avait recherché l’auteur par tous les moyens possibles. Le temps était sec et par conséquent les traces de pas n’avaient pu servir d’indice. Aucun vêtement taché de sang n’avait été vu à personne dans tout le pays.

On avait arrêté, pour la forme, un vieux jardinier sourd qui habitait une cabane à l’extrémité du jardin du bonhomme Mornaix. Mais, comme nous l’avons vu plus haut, faute de renseignements et d’aucune preuve quelconque, on avait dû le mettre en liberté.

Peut-être, le lecteur aura-t-il déjà entrevu l’horrible drame qui avait laissé deux cadavres dans cette maison solitaire ; peut-être aura-t-il, à travers l’obscurité d’une nuit sans lune, reconnu Manoquet s’échappant avec la fièvre de sa belle maison à la grille orgueilleuse ; errant à travers la campagne, sans projet arrêté, s’approchant par hasard de la maison Mornaix — écoutant une à une ses pensées incohérentes…

Peut-être, même, aura-t-il suivi la marche de ces pensées ; depuis la première, qui était l’envie folle et maladive d’acquérir les Barbettes, ce beau bien qui faisait son propriétaire maître de deux communes, jusqu’aux dernières qui arrivèrent pressées et sombres comme une volée de corbeaux.

« L’adjudication a lieu demain… au comptant…

« Tout le monde croit dans le pays que c’est moi qui vais acheter.

« J’ai déjà reçu bien des coups de chapeau de plus, parce que l’on me croit le futur propriétaire des Barbettes… J’ai dîné avec le sous-préfet qui m’a présenté au député d’un arrondissement voisin, en lui disant : — Monsieur Manoquet, un des plus riches propriétaires du pays… bientôt peut-être votre collègue…

« Que dira-t-on, quand on verra que je n’achète pas ?…

« — Manoquet n’est pas si riche qu’il paraît… Manoquet est ruiné. Aussi pourquoi s’est-il fait bâtir un palais ?… avec une grille ?… Pourquoi madame Manoquet a-t-elle un cachemire de l’Inde ? et mademoiselle Manoquet des robes de cent francs ?

« — Ma foi ! dira Vanvré, je ne suis pas fâché de ne pas être devenu son gendre… Eh ! eh ! la dot ne paiera que la toilette de madame…

« — Faut-il qu’il soit à court pour ne pas avoir acheté les Barbettes ! Un bien qui jouxte toutes ses propriétés, qui lui met continuellement des étrangers chez lui, qui lui vaudra tous les ans trois ou quatre procès…

« — Il y a des gens qui font moins d’étalage et qui sont plus solides… Le petit père Mornaix, par exemple ! en voilà un, qui a bien sûr dans sa cachette de quoi acheter les Barbettes !… et les payer au comptant… en bel or…»

Le petit père Mornaix !…

Une fois ce nom logé dans la cervelle de Manoquet, ses idées prirent une direction fatale, unique et fixe, que rien ne pouvait changer.

« Que diable fait-il de son argent ?… Il doit avoir plus de cent mille francs cachés depuis qu’il thésaurise…

« Si cet argent avait été placé depuis vingt ans… en bonnes terres !…

« Pourvu qu’il n’ait pas l’idée d’acheter les Barbettes ?… Mais non !… les avares aiment l’or pour l’or…..

« Ce que c’est que le sort pourtant !… pourquoi tant d’argent entre les mains de ce bonhomme ?… Il a soixante-dix ans, il va bientôt mourir !

« Mourir !… Si le père Mornaix mourait, en effet, qui diable serait lésé au monde ? — Il n’a point de femme, point d’enfants, point de belle maison, qui serait dépecée après sa mort pour licitation entre majeurs et mineurs…

« Mais où serre t-il son trésor ? »

Et, insensiblement, mû par une attraction indéfinissable, Manoquet resserrait son cercle autour de la maison isolée. On n’entendait point de bruit, les jalousies étaient closes. À travers l’une d’elles, filtrait un rayon de lumière. Manoquet s’approcha… machinalement…

Dans la pièce qui servait de salon, Mornaix se promenait à grands pas.

Il était seul, et semblait en proie à un combat violent.

De temps en temps il s’arrêtait devant la glace de la cheminée et y restait immobile.

Cependant il était évident qu’il ne s’y mirait point.

Ses yeux erraient avec inquiétude autour de lui ; il semblait craindre d’être vu devant cette glace et brider de s’en approcher.

— L’argent est là, se dit Manoquet.

« Pourtant, si tout autre que moi, monsieur Manoquet ancien maire et bourgeois considéré de la ville d’A***. si quelqu’ambitieux dans la misère, voyait là ce vieil Mornaix, si chétif, si grêle, si jaune… et cette glace qui défend un trésor ?…

« Car il doit y avoir bien de l’argent là-dedans… des doubles louis ! — Le vieil harpagon n’a jamais changé d’or !… »

Après un dernier regard, plus effaré que les autres, Mornaix tira de sa poche son vieux couteau à manche noir, bien connu dans le pays pour avoir subi autant de métamorphoses que celui de Jeannot ; il glissa la lame, amincie et creusée par l’usage, dans la rainure de la glace et appuya.

La glace s’ouvrit comme le vantail d’une armoire, et laissa voir à l’œil fiévreux de Manoquet un trou assez grossièrement fait dans la muraille, et dans ce trou une cassette cerclée de fer.

Mornaix ouvrit la cassette, et en tira des piles d’or qu’il rangea devant lui.

Manoquet fit un soubresaut en arrière de la fenêtre :

Des doubles louis ! ce sont des doubles !

Et il revint tremblant à son poste d’observation.

Les piles sortaient une à une, doucement soupesées par l’avare, et s’alignaient sur deux files.

— Cordieu ! je crois bien qu’il pourrait acheter les Barbettes, les payer rubis sur l’ongle et garder encore de bons sacs d’argent comptant…

Les Barbettes……

Comme si ce nom, qui n’avait pas franchi la pensée de Manoquet, eût éveillé un écho, le petit vieillard cessa d’aligner les piles d’or et prit sur une table voisine un papier jaune qu’il déroula. Sur ce papier Manoquet lut en lettres de deux pouces qui lui parurent flamboyantes :


Demain 23 Juin 1840,

ADJUDICATION DEFINITIVE

DE LA PROPRIÉTÉ DITE DES BARBETTES,

Canton de… commune de… etc…

Bois, prés, terres labourables, étang, bâtiments d’habitation, deux métairies, etc.

À cette vue, quel démon, quel vertige saisirent Manoquet de leurs griffes aiguës ?…

Soulever la jalousie, enfoncer la fenêtre d’un violent coup de poing, sauter sur le vieillard, étreindre son cou grêle entre deux mains crispées fut l’affaire d’une seconde.

Un râle sourd fut la seule plainte de l’avare qui réunit ses dernières forces pour repousser la glace sur son trésor.

La glace, trop rudement lancée, frappa le mur avec violence et retomba en éclats.

Mais, avant que la servante éveillée par le bruit ait eu le temps de se lever, Mornaix, jeté à terre, étouffé par deux mains nerveuses et meurtri par les coups redoublés son assassin dont les genoux lui enfonçaient la poitrine, avait rendu le dernier soupir sans pousser un cri.

Alors, Manoquet saisit le couteau allongé de sa victime et s’élança dans l’ombre au-devant de la servante, tUne lutte de quelques minutes, des cris bientôt expirants dans la gorge percée d’outre en outre de la malheureuse fille, puis des soupirs étouffés et la chute d’un corps lourd sur le carreau annoncèrent que le premier crime n’aurait pas de témoin.

L’assassin retourna au salon, perça de quelques coups de couteau le corps déjà sans vie du malheureux Mornaix, remit précipitamment dans la cassette les rouleaux d’or épars, saisit le trésor, renversa la lampe, et s’enfuit à travers les ténèbres.

Qui aurait eu l’idée de se promener à cette heure-là par les chemins ? qui aurait pu voir Manoquet rentrer chez lui sans bruit par une porte dérobée ?…

En arrivant à pas de loup dans sa chambre, son premier soin fut de cacher la cassette sous les matelas de son lit ; puis il tomba épuisé sur un fauteuil.

Il prit sa tête dans ses mains sanglantes comme pour contenir sa cervelle prête à éclater.

Puis, il bondit sous les premières atteintes de la terreur, et songea à examiner ses habits, qui devaient être tachés de sang, et à faire disparaître toute trace de son crime.

Mais, chaque mouvement était pour lui l’occasion d’un nouvel effroi : le frémissement des rideaux de son alcôve quand il les effleurait, le bruit de ses pas sur le parquet, le grincement rapide de l’allumette chimique sur le papier de verre, tous ces petits chocs, si légers qu’ils fussent, le faisaient tressaillir.

Il lui semblait qu’ils éveillaient des échos lugubres et que sa femme allait se lever et venir dans sa chambre ; sa fille, même, peut-être !………

Alors, il se hâtait, et les bruits devenaient plus fréquents et plus sonores, et les allumettes s’éteignaient l’une après l’autre en jetant un éclair bleuâtre.

Enfin, cependant, la bougie fut allumée ; sa première lueur causa à Manoquet une nouvelle émotion. Néanmoins, par un effort de volonté, il secoua ces puériles inquiétudes, et regarda ses mains, d’abord, qui étaient tachées de sang déjà sec.

Son premier soin fut de se déshabiller à la hâte et de revêtir son costume de nuit ; puis il lava ces mains sanglantes, les essuya avec soin, et vint devant sa glace pour voir s’il n’avait pas de sang au visage.

Mais alors il pâlit, chancela, et se retourna vivement en étouffant un cri d’effroi.

Dans cette glace, dans la glace de sa chambre et de sa cheminée, ce n’était pas lui qu’il rencontrait ; c’était le vieux Mornaix, tel qu’il l’avait vu deux heures auparavant, l’œil fixe, arrêté devant une autre glace qui cachait son trésor.

D’abord, il se précipita en arrière, regarda partout dans les rideaux, sous les meubles, dans les encoignures : puis il rappela ses souvenirs. Mornaix était mort, bien mort, étouffé et percé de coups de couteau… Ce n’était donc pas lui : il n’avait pu le suivre… Mais c’était son ombre, peut-être.

Cette idée rendit à Manoquet le courage de la bravade : avoir peur d’un spectre, lui, Manoquet !

— Allons donc ! se dit-il, suis-je un enfant ?

Et il se rapprocha de la glace.

Le petit vieillard était encore là, avec son pantalon de nankin, sa veste usée, sa queue et ses ailes de pigeon, et ce regard, cet insupportable regard fixe qui semblait plonger dans les yeux de Manoquet ses deux rayons connue deux jets de flammes.

Cette fois, l’assassin resta rivé au parquet devant cette vision qui devenait horrible. Il voulait fuir et ne le pouvait plus ; au contraire, une puissance inexorable l’attirait plus près encore du miroir et du reflet.

Cependant, il entendit sonner trois heures, et la peur de la justice humaine, qui allait s’éveiller avec le jour, lui rendit des forces. Il s’arracha de devant cette glace, saisit les habits qu’il venait de quitter, et les emporta dans le coin le plus reculé de la chambre pour les visiter.

Mais il fallait retourner à la cheminée pour prendre la bougie, et il ne pouvait s’y résoudre. Ses dents claquaient, et beffroi glaçait jusqu’à la moelle de ses os.

Il prit ses habits un à un et essaya de distinguer les taches de sang dans la pénombre ; mais c’était en vain que ses doigts palpaient l’étoffe et que ses yeux perçaient les ténèbres : les habits étaient de couleur sombre, il ne pouvait rien distinguer.

Le jour allait venir pourtant !

Alors, par un suprême effort de volonté, il marcha en avant, ferma les yeux, saisit la bougie et revint en courant.

Par un hasard extraordinaire, ses habits étaient peu ou point tachés. Il les retourna précipitamment dans tous les sens, lava avec soin toutes les traces sanglantes, les essuya, les essora, se lava le visage et les cheveux, et, par surcroît de précaution, frotta avec du papier, qu’il brûla ensuite, les gouttes d’eau rougeâtre qui étaient tombées sur le parquet ; puis il souffla sa bougie.

L’obscurité lui rendit du courage. Il osa traverser sa chambre à pas de loup, ouvrir avec mille précautions une fenêtre, sortir enveloppé d’une robe de chambre, et écarter la superficie de la terre fraîchement remuée d’une plate-bande, pour enterrer l’eau sanglante de ses ablutions. Enfin il se coucha.

Quatre heures sonnaient et le jour commençait à poindre ; Manoquet, roulé dans ses draps, cachait sa tête dans ses oreillers et appelait en vain le sommeil. Son imagination, lancée à toutes brides, s’égarait à travers ses souvenirs et ses terreurs. Il était couché sur la cassette du père Mornaix, et la place de sa couche où l’épaisseur de la boite faisait bosse, lui semblait brûlante, — Comment la cacher cette cassette dénonciatrice ? où la mettre ? — Sous son lit ? — On la trouverait. — Dans son armoire ? — Mais si sa femme en demandait la clef ? — L’enterrer ? — Il faisait trop jour !

Le soir seulement… la nuit suivante, c’est-à-dire, il pouvait l’enfouir… alors elle serait vide ! les Barbettes seraient achetées… — Peut-être ?…

Peut-être ! car d’ici-là, combien d’événements pouvaient surgir… Avec ce jour, ce jour pâle encore, mais qui grandissait de minute en minute, le crime allait se découvrir… On allait trouver ces deux cadavres. — Et si l’un des deux respirait encore ? Si Mornaix était vivant ? S’il allait se trouver présent à l’adjudication des barbettes et dire en le montrant au doigt : — Voilà mon assassin !

Alors, se dressait dans le souvenir de Manoquet le fantôme de sa victime, tel qu’il l’avait vu deux fois dans la glace. Et il fermait les veux, en cachant sa tête sous ses couvertures, dans la crainte de le revoir encore.

Puis, mille peurs contradictoires se disputaient son esprit. Peur de la justice humaine, qui, peut-être, allait suivre pas à pas ses démarches pendant cette nuit fatale ; peur des premiers visages qu’il allait voir à son réveil : du regard de sa femme, du baiser matinal de sa fille ; peur surtout des récits des domestiques, qui allaient savoir, dès le matin, l’horrible événement, et de la mine qu’il ferait en les écoutant ; peur d’avoir peur, surtout, en approchant d’une glace !

En vain, essayait-il de se prouver à lui-même, que sa vision était née d’un instant de fièvre ; en vain, s’assurait-il, par les raisonnements les plus convaincants, qu’une hallucination seule avait pu lui montrer l’ombre de sa victime au lieu et place de son propre reflet ; en vain, tâtait-il son crâne chauve et sa barbe piquante du matin pour se prouver qu’il était bien lui-même, et que la glace ne pourrait lui renvoyer que son image à lui, Manoquet, Un tremblement nerveux irrésistible, agitait tous ses membres. Chaque gradation de la lumière augmentait son angoisse au lieu de la chasser, car il avait peur comme ont peur ceux qui ne croient pas aux fantômes et qui se moquent des remords.

Enfin l’heure du lever arriva ; il fallait sortir du lit, s’habiller !

C’est-à-dire, qu’il fallait revoir ses habits sanglants il y a quelques heures, affronter le regard des siens, se mêler à la vie sociale… et passer devant des glaces ! il fallait faire sa barbe ! rester vingt minutes devant un miroir !…

Et Manoquet s’enfonçait plus avant encore dans ses oreillers. — Si je ne me levais pas ? se disait-il.

— Oui ! mais ce serait un indice… on dirait : Manoquet se lève habituellement à six heures… à sept il est habillé, rasé, coiffé… Manoquet s’est levé plus tard… il avait donc mal dormi ?

— Allons !

— Suis-je fou, d’ailleurs, de craindre en plein jour une hallucination de ténèbres ? Ces morts sont morts…

— Eh ! ne suis-je plus un homme ? Ne suis-je pas Manoquet, après tout, ce matin comme hier, et ce soir ne serai-je pas propriétaire des Barbettes ?

J’achète, je paie en beaux écus d’or… pardieu ! n’est-ce pas tout ce qu’il faut ? et qui oserait ne pas me respecter ?… me soupçonner ? moi ?… quelle folie !…

Et d’un saut, cette fois, Manoquet fut à bas de son lit. Il se vêtit à la hâte, en étant au grand jour un dernier renard d’examen à ses habits, et traversa résolument sa chambre pour aller à la fenêtre faire sa barbe.

Il passa raide sans tourner la tête du côté de la cheminée. Mais quelle force inconnue obligea son regard à devenir oblique pour interroger furtivement le miroir ?

Quel peintre magique y esquissa en moins d’une demi-seconde le profil busqué du père Mornaix, et son aile de pigeon poudrée à blanc ?

La vision était donc réelle ? elle était donc constante ?

Une idée horrible traversa l’esprit de Manoquet et vint réunir toutes ses terreurs en une seule ; mais intense, mais poignante à lui faire oublier tout le reste, et ses richesses futures et ses craintes présentes : à lui faire chercher du regard à quel clou ou à quelle patère il pourrait se pendre, en faisant un nœud coulant à sa cravate…

Il se demanda, si cette apparition implacable et vengeresse serait visible pour lui seul ?… si les autres, en cherchant Manoquet du regard, ne verraient pas Mornaix se dresser à ses côtés, ou derrière lui, ou en son lieu et place, enfin comme lui le voyait dans les miroirs.

Il entendait dans sa maison le bruit du réveil ; les pas dans les corridors, les portes s’ouvrir et se fermer, la sonnette de la grille annoncer les fournisseurs ; il sentait approcher de minute en minute le moment où ses domestiques allaient lui apporter son déjeuner, où sa femme allait entrer chez, lui, où un premier regard allait croiser le sien et voir… quoi ?… Lui, ou un spectre accusateur ? lui, ou le fantôme de cet avare maigre, chétif et vieux, qui gisait étendu dans son sang en face de la cachette de son trésor pillé ?

Cette angoisse croissante devint insupportable devant cette crainte odieuse, tous les châtiments de la justice humaine lui semblèrent des jeux d’enfant, et il se souvint à peine de retirer la cassette volée de dessous ses matelas pour la cacher provisoirement dans une armoire. Que lui importait cette preuve si l’ombre du propriétaire était là, réclamant devant tous son bien volé ?

Enfin la clef tourna dans la serrure et la porte s’ouvrit. Ce fut une seconde, mais une de ces secondes pendant lesquelles les cheveux blanchissent.

Madame Manoquet entra.

— Eh bien ! Manoquet, dit-elle, tu sais la nouvelle ?

— Non. reprit le malheureux d’une voix étouffée.

— On dit que c’est ce vieux grippe-sou de Mornaix qui achètera les Barbettes !

— Ah !… Mais comment voudrais-tu que je le sache ?… Pourquoi me demandes-tu cela ? balbutia-t-il.

— Mais, comme tu es sorti tard hier au soir, tu aurais pu voir des gens qui te l’auraient dit : on est bien venu me le dire à moi !

— Je suis sorti tard ?… mais non… mais non… tu as des visions… — Ne va pas répéter cela, au moins !

— Bon ! que tu es sorti hier ? Si c’est un secret je ne le dirai pas : c’est bien !

Manoquet respira : le crime n’était pas connu encore, et le spectre n’était point visible à tous les yeux.

— Bah ! dit-il, il ne les tient pas encore les Barbettes, le vieil avare… et il lui faudra monter haut l’enchère s’il veut me les arracher !…

— Tu achètes donc ? s’écria madame Manoquet au comble de la joie, en sautant sur les genoux de son mari. — Mais comment as-tu fait pour trouver l’argent ?

— Bon, bon, ne t’inquiète pas ; on payera !

— Mais alors c’est donc que tu avais de l’argent caché… quelque magot que tu me dissimulais ? — Allons, avoue, avoue.

— Peut-être bien, répondit Manoquet, que la perspective d’être propriétaire de cette terre tant désirée, grisait au point de lui faire tout oublier.

— Quel bonheur ! quelle joie ! quelle surprise ! Pour le coup nous allons être les premiers partout… Tu seras député, Manoquet. — Moi je veux aller six mois à Paris l’hiver. — Et ce Vanvré, ce petit avocat sans causes qui fait toujours sa cour à Élisa ! comme je vais le mettre à la porte. — Je veux marier notre fille à Paris et non pas dans ce trou de province. — Qu’en penses-tu ?

— Oui vraiment !

— Manoquet, je veux une voiture pour aller à nos maisons de campagne et pour me promener dans la ville.

— On verra, on verra, madame Manoquet, répondit le bourgeois flatté dans les plus secrètes tendances de sa vanité départementale.

— J’étais fou, pensa-t-il. Le spectre n’a jamais existé que dans mon cerveau. Eh ! vogue la galère ! qui diable pourrait me soupçonner ?

— Ah ! tu me faisais des cachotteries ?… Et, où donc, cachais-tu ton argent ? reprit madame Manoquet par un manège assez ordinaire aux femmes, manège qui consiste à tourner autour d’un secret, jusqu’à ce qu’elles le sachent de gré ou de lassitude.

— Tu es trop curieuse.

— Oui, oui, c’est pour cela que monsieur a couru le garou toute la nuit…

— Veux-tu te taire ! s’écria Manoquet en bondissant sur son siège… D’abord, il n’y a rien de vrai dans tout cela. Je n’avais pas le moindre argent caché ailleurs que dans mon secrétaire ; j’ai joint à mes économies quelques emprunts adroitement contractés hors de l’arrondissement, et je vais bravement acheter la propriété ! Il me manquera une dixaine de mille francs pour le paiement, mais ma foi ! quand une fois l’acte sera fait, ton oncle Bajac les prêtera. J’ai une combinaison en vue qui fera de l’argent… et il faudrait du malheur pour que tout ne soit pas remboursé dans l’année. — Voilà mon affaire, ma biche ! fit Manoquet enchanté de son arrangement. Maintenant, ne cause pas !

Madame Manoquet était trop sincèrement ravie pour ne pas se contenter de cette explication. Elle se leva et lâcha la tête de son mari qu’elle n’avait point cessé de caresser, bichonner, flatter et embrasser.

— Allons, maintenant il faut s’habiller, déjeuner et courir à cette adjudication vite et tôt ! — Moi j’irai ce soir sur le Cours. — Fais ta barbe !

Cette proposition fit tressaillir Manoquet de la tête aux pieds.

— Bah ! ce sera pour demain, dit-il.

— Pour demain ? es-tu fou ? Depuis quand ne fais-tu plus ta barbe tous les jours ?

— Pour une fois !…

— Oui, et on le remarquerait. On dirait : Manoquet était tellement troublé aujourd’hui qu’il avait oublié de faire sa barbe ! Allons donc ! du courage !

— Laisse moi tranquille.

— Tiens, voilà ton savon préparé ; regarde comme il mousse ! voilà tes rasoirs, voilà ton miroir. — Allons, houp ! Et d’un mouvement rapide elle badigeonna de savon le menton de son mari.

Celui-ci avait réuni tout son courage pour une dernière épreuve. Il jeta un regard sur la glace et retomba vaincu sur le dossier de son fauteuil.

C’était encore Mornaix qu’il venait de revoir dans ce miroir que lui tendait sa femme. Mais Mornaix en col de chemise, et le visage barbouillé de savon.

Oh ! s’écria-t-il en couvrant le miroir de ses deux mains.

— Eh bien ! quoi ! qu’y a-t-il ? As-tu peur de ton ombre à présent ?

— De… mon… ombre… balbutia le malheureux avec des yeux égarés… ce n est pas mon ombre cela…

— Allons donc, mon ami, qu’as-tu ? demanda madame Manoquet, effrayée cette fois du visage bouleversé de son mari.

Manoquet resta un instant sans répondre. Il paraissait prendre une résolution difficile et repoussait toujours la glace de ses deux mains. Enfin il regarda madame Manoquet avec une expression d’angoisse et de prière….

— Ma femme, dit-il, est-ce que… j’ai les cheveux blancs ?

— Tu sais bien que tu es chauve et que les cheveux qui te restent sont noirs !

— Ainsi je n’ai pas soixante-dix ans ? je ne suis pas poudré, je ne suis pas maigre et jaune comme…

— Tu es fou ! mon ami,

— Mais… j’ai bien de la mousse de savon sur la figure, reprit le malheureux, hésitant entre l’espérance et la terreur.

— Sans doute.

— Voyons donc ! s’écria-t-il avec une énergie nouvelle, en retirant brusquement ses mains pour regarder dans la glace. Est-ce que c’est moi ?…

Il n’acheva pas sa phrase, car il venait de retrouver la même tête en face de lui ; la même tête couverte de mousse savonneuse comme la sienne et avec le regard fixe qu’il devait avoir, et derrière cette tête, la figure étonnée, mais calme, de madame Manoquet.

Ses yeux s’injectèrent de sang, il brisa la glace en mille morceaux et n’eut que le temps d’ouvrir une fenêtre pour ne par suffoquer.

Madame Manoquet restait immobile et consternée, sans rien comprendre à cette scène étrange.

Tout à coup Manoquet, à qui l’impression de l’air avait rendu de l’empire sur lui-même, se retourna et regarda sa femme avec un froncement de sourcils qui annonçait une résolution énergiquement prise.

— Ma bonne amie, lui dit-il, je ne veux plus voir une glace dans ma maison, et cela, à l’instant, sur l’heure ! commence par me couvrir celle de cette cheminée avec une serviette, ton châle, ton tablier, ce que tu voudras.

— Mais ?…

— Fais-le immédiatement ! sans retard ! reprit-il d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Madame Manoquet se mit en devoir d’obéir, fort inquiète du dérangement d’esprit de son mari, mais sans essayer aucune autre observation.

Quand la glace fut couverte, Manoquet respira et se mit à arpenter sa chambre de long en large comme un prisonnier qui s’habitue à la liberté ; puis, il acheva de s’habiller, après s’être essuyé la figure et brossé les cheveux.

— Tu as bien compris ce que je t’ai dit, n’est-ce pas ? demanda-t-il à sa femme. Il faut que ce soir, quand je rentrerai, toutes les glaces de la maison soient citées ; celles qui servent à toi et à ta fille devront être ou dissimulées sous un rideau ou mises dans une armoire dès que vous aurez fini votre toilette.

— Oui, mon ami.

— À compter de demain tu feras en sorte d’avoir un barbier qui vienne me raser tous les matins.

— Bien.

— Et surtout pas un mot sur tout ceci… tu chercheras un prétexte… une histoire… tu prendras tout sur toi… C’est pour moi une question de vie ou de mort, tu entends ?

— Sois tranquille, reprit la pauvre femme toute tremblante.

— Maintenant laisse-moi à mes affaires… Les Barbettes seront achetées ce soir !

Quelques heures plus tard, en effet, la ville d’À*** apprenait en même temps l’acquisition de la propriété tant enviée des Barbettes par monsieur Manoquet, ex-maire, futur député, et l’horrible assassinat du vieux Mornaix et de sa servante. On pensera sans peine que malgré l’importance exagérée qu’attachaient les principaux personnages de la ville à 1 adjudication, un crime si audacieux fit l’effet d’une révolution.

L’inquiétude et l’effroi furent unanimes.

Aucune preuve, aucun indice ne mettait sur les traces des coupables, et plus le mystère qui enveloppait ce drame sanglant paraissait impossible à percer, plus la terreur augmentait. Les uns, croyaient à une bande d’assassins organisés pour le vol et le pillage ; les autres, plus clairvoyants, reconnaissaient les caractères d’un crime isolé, mais n’avaient que plus de frayeur de l’assassin qui savait si bien cacher ses traces, et se soustraire aux investigations de la justice.

Le crime avait été découvert à midi environ, par le jardinier qui, ne voyant pas sortir son maître à l’heure habituelle, était entré dans la maison pour lui demander ses ordres. À une heure, toute la population masculine qui n’assistait pas à l’adjudication des Barbettes, avait été de tous les côtés aux informations, et, à quatre heures, le juge d’instruction, le sous-préfet et le procureur du roi faisaient leur enquête.

On pense quelle était sur le Cours l’agitation générale, quand, dans l’après-dîner, chacun en s’abordant se transmettait ses renseignements, ses impressions et les termes du procès-verbal. Toutes les suppositions, toutes les conjectures les plus improbables étaient mises en avant tour à tour. Mais au milieu du concert de félicitations que recevaient monsieur, madame et mademoiselle Manoquet, sur leur nouvelle acquisition, à travers les prestiges qui environnaient cette fortune désormais rangée parmi les plus considérables du département, quel oseur eût laissé faire, seulement en imagination, un rapprochement quelconque entre l’achat des Barbettes et le meurtre du père Mornaix ?

Et pourtant !… il y avait déjà sur ce Cours, si bruyant et si animé, une personne qui ne se laissait aller ni à la curiosité banale, ni à l’orgueil de la richesse. Tandis que la fumée de l’encens grise, pour une heure, l’assassin lui même, un ver rongeur s’est installé au cœur de sa femme. Ce pressentiment, cette crainte qu’elle n’ose encore appeler d’aucun nom, qu’elle repousse, qu’elle étouffe sous les raisonnements, creuse un sillon et y laisse sa trace noire. Elle a peur.

Aussi, malgré la fortune, la vie devint-elle douloureuse à la belle maison de Manoquet. Des incidents bizarres s’y succédèrent, et furent comme les coups de cloche, qui rappelaient la crainte au cœur de la pauvre femme, dès qu’elle se laissait aller à la vie facile en chassant les chimères.

Manoquet devint taciturne et sombre ; mille choses indifférentes lui déplurent ou l’offensèrent. Après les glaces irrévocablement proscrites, au grand étonnement des gens et des visiteurs, ce fut le tour de toutes les surfaces brillantes, des marbres polis, des meubles luisants, des cristaux et de la vaisselle.

En vain, madame Manoquet cherchait-elle à tout des prétextes et nies excuses ; en vain, déployait-elle, vis-à-vis de tous, cette adresse qui est le génie de la femme, même vulgaire, quand ses grands intérêts de cœur sont en danger. Rien ne pouvait entièrement dérober aux yeux de sa fille, de ses domestiques et de ses amis intimes, les excentricités croissantes de son mari ; rien ne pouvait chasser de sa propre pensée l’inquiétude et le soupçon.

Et puis, Manoquet sortait ! il allait à ses affaires. Si peu que ce fût, il allait voir les gens dont il ne pouvait s’éloigner tout à coup sans éveiller l’attention. Et partout il trouvait des glaces ! et partout, en dépit de ses précautions, il se trouvait, au moins un instant, en présence de l’apparition maudite. Alors il rentrait en proie à la fièvre, au délire. Cette vie devint horrible.

Tantôt, le malheureux, perdant toute espérance, prenait la résolution de jeter au suicide cette existence empoisonnée ; tantôt, il se rattachait par l’ambition à cet espoir qui l’abandonnait sans cesse. Un instant, il croyait entrevoir la fin de son supplice ; il se persuadait qu’à force de volonté, il vaincrait le spectre et dompterait le remords.

Un jour, quelques semaines après l’acquisition des Barbettes, mademoiselle Élisa exprima te désir de voir cette belle propriété et d’y pendre la crémaillère. Manoquet accueillit avec joie cette demande, qui le rattachait à la vie par son orgueil de propriétaire, et sa femme fut heureuse d’un projet qui semblait promettre au malade une distraction… salutaire peut-être !

On partit donc en famille, et l’on admira d’abord ces beaux mouchoirs à bœufs, comme disent les propriétaires campagnards, qui entouraient les fermes et la maison d’habitation. Ou supputa le produit des récoltes ; on goûta, pour ainsi dire, la qualité de la terre ; on admira la beauté des arbres, le bon entretien des bois, la sage distribution des semailles, avec l’enthousiasme de connaisseurs habitués à la comparaison.

En approchant de la maison, tout devint une joie nouvelle : les vergers Étaient riches, les arbres fruitiers d’un l)on rapport ; l’étang paraissait bien empoissonné. Et puis, il y avait des fleurs, des jets d’eau, des bancs de gazon, des kiosques de verdure, ces mille gloires de propriétaire, enfin, qui font d’une maison de campagne la première d’un arrondissement, et de son heureux possesseur l’objet de l’envie générale.

On entra d’abord dans un élégant vestibule que précédait un perron de quelques marches ; ensuite, dans une vaste salle à manger où les fermiers préparaient un repas fourni par le poisson des étangs, la volaille des basses-cours et les fruits des jardins ; puis Manoquet ouvrit la porte qui communiquait au salon et fit quelques pas dans l’ombre, car on avait fermé les volets et les rideaux à cause de la chaleur du soleil.

Mais, à peine ses yeux avaient-ils percé les ténèbres, qu’un cri rauque s’échappa de sa poitrine et qu’il tomba raide sur le parquet.

Madame Manoquet et sa fille se précipitèrent à son secours. Les fermiers accoururent : on transporta le malheureux à l’air et à la lumière ; sa face était violette, sa bouche écumante, ses dents serrées.

Madame Manoquet coupa la cravate de son mari, lui jeta de l’eau à la figure, lui fit respirer des sels, tandis que la jeune fille commandait un bain de pieds et frappait en pleurant dans les mains du moribond.

Enfin, Manoquet respira et promena autour de lui des yeux égarés.

— C’est juste… c’est juste, murmura-t-il d’une voix entrecoupée… nous sommes chez lui !…

— Chez qui donc, mon ami ? fit madame Manoquet tremblante, en éloignant d’un geste tout le monde, même sa fille.

— Tu ne l’as donc pas vu, venir au-devant de moi à travers la glace du salon, comme pour me faire les honneurs de sa maison ?

— Au nom du ciel, mon ami, qui donc ? Qui vois-tu dans toutes les glaces, dans tous les verres, partout ?…

— Lui !…

— Mais qui ? mais qui donc, encore une fois ? Tu nous tues avec tes terreurs… perds-tu la raison ?… Qui ?…

— Mais lui !… Mornaix ! répondit le malheureux avec un regard fou.

Madame Manoquet se jeta sur son mari pour étouffer ses paroles.

— Tais-toi, tais-toi, malheureux, s’écria-t-elle, pour ta fille, pour ta vie, pour nous tous.

— Quoi donc ? Qu’ai-je dit ? reprit tout à coup Manoquet, ramené par l’épouvante de sa femme au sentiment de la réalité.

— Bien, mon ami, répondit la pauvre créature.

Depuis ce jour, jusqu’à celui de la scène que nous avons décrite au Café de la Mairie, la vie de ces deux êtres fut infernale. Manoquet sentait la folie lui étreindre le crâne malgré ses combats, malgré l’énergie d une volonté devenue terrible. Sa femme attendait, le cœur tordu par l’angoisse, chaque péripétie de l’instruction criminelle en conjurant le scandale par des efforts suprêmes.

À tout prix, elle voulait détourner l’attention jusqu’à l’hiver, pour emmener Manoquet à Paris sans causer trop d’étonnement. Mais, chaque jour, de nouvelles scènes rendaient la feinte impossible ; chaque jour la catastrophe devenait plus imminente. L’épouse et lanière, la voyait inévitable, terrible, menaçante, et prête à faire crouler l’édifice de tant de comédies et de mensonges.

Il y a des dévouements inconnus et des expiations imméritées qui doivent avoir la puissance de racheter des crimes. Pendant les deux mois qui s’étaient écoulés depuis l’assassinat, madame Manoquet avait souffert un horrible martyre. Aussi, semblait-elle avoir pris dix années de plus. Ses cheveux blanchirent, son visage pâlit et se déforma ; mais, elle ne voulait pas que l’on remarquât ces changements, qui auraient encore attiré l’attention sur son intérieur. Mourante presque, elle se teignit les cheveux et mit du rouge.

Elle tâchait de retenir sou mari au logis sous mille prétextes : un jour c’était un rhume, un autre une courbature, indispositions qui empêchent un patient de s’exposer aux intempéries de l’atmosphère, et n’exigent point les soins assidus d’un médecin.

Manoquet sentait trop bien lui-même le dérangement de ses facultés, il avait trop peur d’avoir ses visions au-dehors, pour ne pas seconder les précautions de sa femme. Mais s’il fallait éviter, par dessus toutes choses, de laisser voir les angoisses et les terreurs du criminel, il fallait également ne pas étonner i esprit inquiet de la petite ville, par une retraite absolue. Les tyrannies de la vie de province venaient à chaque instant faire subir à cette lutte de nouvelles épreuves. Tantôt c’étaient des réflexions cruelles qui circulaient ; tantôt des visites indiscrètes qui venaient interroger le foyer domestique. Et. si le riche propriétaire s’exemptait d’un dîner ou d’une fête, toute la ville venait le lendemain, prendre des nouvelles de ce pauvre monsieur Manoquet.

Madame Manoquet fut obligée d’intimer aux domestiques l’ordre de garder le silence sur le dérangement d’esprit de leur maître. La position devint intolérable. C’était donc dans une angoise impossible à décrire, que la pauvre femme attendait son mari le soir où il était sorti avec le maire. Mais, quand elle vit les heures s’écouler sans que Manoquet reparût, son inquiétude ne connut plus de bornes. Elle fit coucher sa fille et tous ses domestiques et attendit, en se promenant dans la cour, le moment d’ouvrir la porte au criminel poursuivi par les furies. L’honneur de sa fille et de sa maison en danger, la vie et la fortune de son mari menacées par la loi, avaient fait une héroïne de cette bourgeoise, futile et faible devant la fortune et le succès.

Elle avait à peine eu le temps de refermer la grille, que Manoquet, fou, tremblant, les yeux hagards s’élançait dans sa chambre et se jetait sur son lit.

— Qu’y a-t-il ? mon Dieu ! s’écria-t-elle.

— Tout est perdu ! murmura le malheureux avec un râle qui semblait celui de l’agonie.

— Expliquez-vous, expliquez-vous… qu’avez-vous fait, qu’avez-vous dit ?

— Je meurs…

— Au nom du ciel !

— Ils m’ont mené au Café… au Café de la Mairie, tout tapissé de glaces, comprends-tu ?… Je l’ai vu… partout… dans tous les coins… sous toutes les faces… jouant quand je jouais… parlant quand je parlais, buvant quand je buvais… Je l’ai vu hors de lui, furieux, terrible comme un échappé de l’enfer et se multipliant mille fois, quand je me débattais en brisant les glaces… j’ai poussé des cris horribles… Vanvré est sur la voie, Vanvré soupçonne et jette partout le soupçon…

Madame Manoquet arrosa d’eau fraîche les tempes de son mari, l’aida à se déshabiller, lui fit prendre une potion calmante et s’assit près de son lit, en proie à d’indicibles terreurs. Chaque pas qu’elle entendait frapper les pavés de la rue lui semblait annoncer l’arrivée de la justice désabusée. Elle passa la nuit à poser des sinapismes aux pieds et des compresses glacées sur la tête du malade.

Enfin, vers le matin, il parut plus tranquille.

— Écoutez, lui dit-elle ; il faut nous sauver tous et nous sommes au bord de l’abime… — Vous ne pouvez plus cacher votre état ; il faut laisser croire à la folie mais en cacher atout prix la cause.

Maintenant, il n’y a plus à hésiter, il faut donner notre fille à Vanvré avec les Barbettes pour dot. Voici pour lui un invitation à dîner ; il faut qu’il l’ait ce matin même pour arrêter sa langue maudite.

— Mais…

— C’est notre seul espoir de salut. Si l’on vous interroge sur votre fureur d’hier, — et l’on vous interrogera, mon Dieu ! rien ne peut empêcher cela ! — avouez que les glaces vous font horreur parce que depuis quelque temps vous y voyez un spectre… celui de… votre père, par exemple ! L’explication de vos terreurs est devenue nécessaire… d’ailleurs il faut enfin vous faire soigner ; vous êtes très-malade.

Le malheureux ne répondit pas, car il souffrait horriblement en effet. L’excitation de la fièvre diminuait, mais l’atonie qui suivait la crise était horrible. Il lui semblait sentir sa cervelle se fondre sous son crâne en feu, ses idées se disperser et devenir incohérentes, tandis que sa vision prenait un corps véritable et se faisait vivante. Les sons n’arrivaient plus que confus à son oreille, les paroles perdaient leur sens dans son esprit, les objets vacillaient devant ses yeux en prenant des formes bizarres. Il sentait sa volonté se dissoudre et sa raison lui échapper.

Contrairement à son attente, madame Manoquet n’eut point à subir le supplice des visites curieuses qui venaient d’ordinaire interroger chacun de ses froncements de sourcils pour en faire un texte à commentaires. Personne Il e vint demander l’explication de la crise de la veille, personne, pas même les amis intimes.

Ce silence de mort, cet abandon général doublèrent les terreurs de la pauvre femme ; plus la journée s’avançait, plus elle attendait avec anxiété un visage étranger sur lequel elle pût lire les impressions venues du dehors. Ces questions tant redoutées le matin, elle les souhaitait maintenant avec une violence qui devenait à chaque instant plus intense.

Le dîner, auquel elle avait invité Vanvré, était fixé au dimanche suivant. Elle fit de nouvelles invitations et les envoya porter par ses domestiques, en leur recommandant de rapporter les réponses.

Mais aucune réponse ne fut affirmative. Les uns étaient à la campagne, les autres absents ou malades.

Elle sentit gronder un formidable orage.

Vers midi, la femme du maire, qui avait engagé mademoiselle Manoquet à venir lui donner son goût sur quelques nouveaux achats, la fit prier de l’excuser ce jour-là.

À trois heures, l’attente était devenue cet horrible supplice que comprennent seuls ceux qui ont été un instant dans leur vie entre le salut et la mort.

— Ma mère, disait Élisa, qu’avez-vous donc ? — Vous êtes bien pâle. — L’indisposition de mon père serait-elle dangereuse ?

— Madame, demandaient les domestiques, faut-il aller chercher le médecin pour Monsieur ?

Et la pauvre créature essayait de cacher ses tortures et commandait des préparatifs de fête.

Enfin, la sonnette de la grille retentit.

Madame Manoquet se précipita à la fenêtre et vit à travers les feuilles une silhouette noire.

Elle porta la main à son cœur pour en comprimer les battements.

Était-ce le juge d’instruction ?…

— Madame, dit un domestique, c’est M. Garraudot.

M. Garraudot était le médecin d’A***, qui venait sans avoir été appelé.

Il avait appris, disait-il, l’indisposition subite de monsieur Manoquet, et il venait offrir ses soins habituels.

Cette visite fut, en même temps, pour madame Manoquet un soulagement et une inquiétude ; elle tremblait de mettre son mari à l’épreuve des questions du docteur. Cependant, elle ne pouvait pas refuser de l’introduire sans qu’un tel relus parût suspect. Chaque incident pouvait acquérir un sens décisif, dans cette lutte où tout était piège et écueil.

— Mon mari est dans sa chambre et dans son lit, docteur, dit-elle ; soyez le bien venu, j’allais vous envoyer chercher ; car, ajouta-t-elle à voix basse, j’ai bien peur que le pauvre homme n’ait la tête malade.

Le médecin traversa le salon pour aller à la chambre de son client. Madame Manoquet entra avec lui et entrouvrit les rideaux du lit.

— Mon ami, dit-elle à son mari, en le regardant de ce regard fixe qui dompte les fous, voici le docteur Garraudot qui vient vous voir.

Manoquet se souleva sur son séant avec un mouvement d’effroi. — Pourquoi faire ? demanda-t-il d’une voix entrecoupée ; qu’il s’en aille… je… je n’ai pas besoin de médecin.

— Allons, mon ami, laissez-vous soigner, reprit-elle en appuyant sa main sur l’épaule du malade, pour lui faire sentir l’autorité sous la prière. — Docteur, c’est la tête !…

Garraudot s’approcha, palpa la tête brûlante de Manoquet et lui tâta le pouls.

— Quelle fièvre ! dit-il. Il y a lieu de craindre le transport au cerveau ou l’apoplexie… Que lui faites-vous, madame ?

— Eh ! sais-je que faire, docteur ?

Le médecin s’assit. — Monsieur Manoquet, reprit-il, vous êtes très-malade ; un médecin est un confesseur, vous le savez. Or, à votre maladie il y a une cause morale… quelle quelle soit, il faut me la faire connaitre.

Cette interrogation directe, positive, brutale même, lit bondir le moribond, qui poussa un cri en se cachant la tête sous ses couvertures.

Il lui semblait que l’œil perçant du praticien allait voir son crime au fond de sa conscience, ou même, distinguer sous son visage, comme sous un masque, la tête terrible et accusatrice de sa victime.

Madame Manoquet rassembla tout son courage.

— Docteur, dit-elle, mon mari est poursuivi par une vision. — Depuis quelques semaines, dans toutes les glaces, dans toutes les surfaces qui reflètent son image, il voit le spectre de son père.

Et elle se pencha vers le moribond, lui posa les mains sur le front, fixa encore une fois ses yeux sur les yeux hagards et fous de cet homme, dont elle voulait retenir par un magnétisme suprême la dernière lueur de raison. — N’est-ce pas mon ami ? ajouta-t-elle.

Mais, Manoquet se tordit comme un ver sous ce regard ; ses mains tremblèrent, ses dents claquèrent, ses lèvres s’agitèrent pour murmurer des paroles qui mouraient dans sa gorge.

Et, plus le vertige le gagnait, plus sa femme dardait son regard et appuyait ses mains, comme si en serrant cette tête égarée, elle pouvait la défendre de la folie.

Un cri strident sortit enfin de la poitrine de Manoquet.

— Va-t’en… va-t’en… fit-il ;… tes yeux… tes yeux aussi sont des miroirs !!…

Et il retomba inerte et raide comme un cadavre.

Elle se releva et laissa retomber les rideaux sur le visage décomposé de son mari.

Des larmes de désespoir roulaient sur ses joues. Elle était vaincue.

— Eh bien, docteur ? dit-elle.

Le docteur se promenait à grands pas dans la chambre, le front pensif, les sourcils froncés.

— Eh bien ! madame, je viendrai le saigner demain.

Il prit son chapeau et fit quelques pas pour sortir.

Puis il revint :

— Madame, reprit-il à demi-voix, mais assez haut pour être entendu du malade, on parle beaucoup dans la ville des visions de M. Manoquet, Et, dois-je vous le dire ? quelques-uns, — des visionnaires aussi, sans doute. — en regardant son visage bouleversé, songent à une autre tête… Adieu, madame.

Quand M. Garraudot fut parti, la pauvre femme, à bout de force et de courage, laissa éclater ses sanglots, en comprenant toute son impuissance contre la mort et le déshonneur. Elle courut chez Élisa et se jeta dans ses bras.

— Mon enfant, s’écria-t-elle, prions pour ton père et que Dieu nous sauve !

Que se passa-t-il dans le cerveau du criminel depuis les dernières paroles du docteur jusqu’à la nuit ? Quels ressorts achevèrent de se détendre, quelles cordes de se rompre ? — Nul ne le sut jamais, car personne ne l’observait, à l’instant précis, où la folie s’y installa victorieuse du bon sens perdu.

Il était seul, il faisait nuit, et il v avait deux mois, jour pour jour, heure pour heure, qu’il avait quitté sa maison par une porte dérobée pour aller porter ses mauvaises pensées dans la campagne.

Sans bruit, mais machinalement et comme mu par un ressort, il s’habilla, sortit par une fenêtre, gagna le jardin, la porte, puis la rue.

Au moment où dix heures sonnaient il entrait au Café de la Mairie.

Toute la ville semblait s’être donné rendez-vous au milieu des débris de la veille. Chaque société, réunie en groupe, oubliait l’heure, entraînée par la chaleur de la discussion. Gaujac le maire, Hannequin, Vanvré et le médecin, formaient le plus animé de ces groupes.

À la vue de Manoquet, tous poussèrent un cri d’étonnement et se reculèrent.

Celui-ci s’avança en regardant de tous les côtés dans les glaces et les débris, sans étonnement et sans terreur, mais avec des yeux égarés.

— Oui, oui, messieurs, s’écria-t-il, vous avez raison de me reconnaître. Je suis Mornaix ! et il est naturel que ma vue vous étonne. Mais, ne craignez rien, cependant, je ne vous veux pas de mal.

C’est Manoquet que je cherche !

Car Manoquet est un assassin, messieurs ! Il est entré chez moi comme un voleur, comme un meurtrier… Il m’a surpris comptant mon or, mon bien, ma vie… La lutte a été terrible… et comme il était le plus fort, et qu’il m’avait terrassé, il a cru qu’il m’avait tué… Et comme il emportait ma cassette, il a cru qu’il m’avait volé. — Mais non !… mais non ! C’était moi, moi Mornaix, qui l’avais tué, car je lui avais arraché sa conscience ! — C’était moi, moi Mornaix ! qui l’avais volé, car je lui avais pris son âme, car je l’avais enfermée dans mon corps… dans mon petit corps misérable et vieux !

Vous n’aviez pas vu cela encore, parce que j’ai voulu le faire souffrir longtemps… Mais lui, lui qui se sentait double, voyait mon reflet à la place du sien dans tous les miroirs… Aujourd’hui, vous me reconnaissez tous… parce que l’heure de la vengeance est venue… — Allez chercher Manoquet dans sa belle maison neuve ! Allez l’arracher à son opulence et traînez-le à la prison d’abord, à la guillotine ensuite ! Allez ! allez !

Vous avez peur, messieurs ? les fantômes vous effraient… Vengez-moi donc, alors ! Vengez-moi donc, et vite, si vous ne voulez pas aussi me voir partout demandant vengeance… si vous ne voulez pas me reconnaître, avec terreur, dans chaque miroir, et retrouver ma hideuse figure dans chaque image que les surfaces brillantes vous renvoient. Tuez ce qui reste de mon assassin ! le sang appelle le sang !… Tuez-le ! car il a mon reflet pour sceau indélébile, et, tant qu’il vivra, vous verrez mon fantôme… tuez ! tuez !… Au bourreau, Manoquet !

Et il tomba, les membres raidis, les lèvres écumantes, les yeux injectés de sang. Quand, après un moment de stupeur, on osa s’approcher de lui pour le relever, ce n’était plus qu’un cadavre.

— De quoi est-il mort ? demandèrent les curieux.

— D’une attaque d’apoplexie foudroyante ! répondirent les médecins.


LA DALLE.


I

Le soir du 20 décembre 183… il y avait fête dans un vieil hôtel de la rue Saint-Louis, au Marais. Une file de voitures stationnaient à la porte. Comme le temps était brumeux et le pavé humide, des tapis étaient tendus dans la cour, et des marquises de coutil s’avançaient jusqu’à l’extrémité des perrons pour protéger les toilettes de bal. Toutes les fenêtres étaient illuminées ; on entendait de la rue, la musique des valses et des contredanses. Les marches des escaliers et les grilles des balcons étaient garnies de fleurs. Des valets en livrée, ouvraient les portières des voitures et introduisaient les invités.

On célébrait le mariage de madame de Marneroy, veuve du général comte de Marneroy, avec M. Adolphe Rouvières.

L’assemblée était nombreuse. Du côté de l’épouse, était venue une société aristocratique, ou choisie dans les rangs élevés de l’administration, de la magistrature et de l’armée. Du côté du mari, quelques députés du centre gauche, comme on disait alors, beaucoup de candidats à toutes les positions sociales enviées de ceux qui ne les ont pas ; quelques artistes, des gens célèbres à n’importe quel titre dans cette zône parisienne, qui s’étend entre l’Odéon, les faubourgs Montmartre et Poissonnière, la porte Saint-Denis et la Madeleine.

La mariée était une jeune et gracieuse personne de vingt-six ans à peine ; plus agréable que jolie, plus élégante que bien faite ; une vraie Parisienne, médiocrement pourvue par la nature, mais dont le monde et l’éducation avaient fait une délicieuse femme. Elle paraissait souverainement heureuse de la nouvelle union qu’elle venait de contracter, et, parvenait à peine à voiler la franchise de son bonheur, sous le masque souriant et tranquille d’une maîtresse de maison qui reçoit.

Monsieur Rouvières allait et venait dans les salons, se mêlait à tous les groupes et parlait à tout le momie comme un homme qui prend possession de sa maison, de sa société, et d’une position longtemps désirée peut-être. Il pouvait avoir de trente à trente-cinq ans. Il n’était ni plus beau, ni plus laid que les conventions sociales ne permettent à un homme de l’être ; sa figure était intelligente et ses manières distinguées. Demi-avocat, demi-littérateur, poëte à l’occasion, philosophe quelquefois et causeur spirituel toujours, on concevait facilement qu’il pût plaire et que madame de Marneroy renonçât pour lui à sa liberté de veuve.

Au milieu des danseurs et sur les genoux des douairières circulait un troisième personnage, qui semblait être le roi de la fête, à voir sa joie communicative et bruyante. C’était une adorable petite fille de cinq ou six ans qui courait de l’un à l’autre, embrassant et félicitant tout le monde, recevant un bonbon par-ci, et un baiser par-là.

Marguerite de Marneroy sautait de plaisir d’être au bal comme une grande demoiselle, de voir sa mère en toilette et d’avoir un papa. C’était une nature heureuse, la plus charmante des natures d’enfants. Elle faisait mille caresses à son beau-père et souriait à la vie nouvelle que lui faisait le mariage de sa mère, comme elle eût souri à tous les changements, parce qu’elle ne concevait pas l’idée du malheur.

La jolie Marguerite avait des cheveux bouclés, d’un blond-cendré admirable, la peau extrêmement blanche, les lèvres rouges comme des cerises mères et les yeux et les sourcils noirs. Cette opposition de cheveux et de sourcils donnait à sa beauté enfantine, une animation singulière et un cachet étrange qui fixait dans la mémoire le souvenir de sa petite tête mutine.

On l’appelait Pâquerette, en attendant qu’elle grandit et que l’âge ait fait une fleur reine de la petite étoile printanière ; et, certes, disaient les vieilles gens, elle est bien nommée, car son jeune sourire et le franc regard de ses yeux, réjouissent comme les fleurs d’avril.

Pendant que le bal était dans sa plus grande animation, l’insouciante enfant était le sujet de toutes les conversations des douairières et des femmes qui, pour une raison ou pour une autre, faisaient tapisserie.

— Voilà une petite fille, disait-on, qui accueille bien gaiment son malheur !

— Et qui fait ses plus jolis sourires à l’homme que la force même des choses fera son ennemi.

— Oh ! son ennemi, pourquoi ?

— Eh ! mon Dieu ! toute cause a ses conséquences ! M. Rouvières est heureux, aujourd’hui, d’épouser une femme dont la position lui permet d’aspirer à tout, et dont la fortune présente peut soutenir bien des prétentions. Mais, quand il faudra rendre à Pâquerette des comptes de tutelle, sa situation changera beaucoup. Et, croyez-vous, qu’en voyant grandir l’enfant, il ne songera pas fatalement au jour où elle lui prendra cet hôtel d’abord, le château de Marneroy ensuite, et puis encore quelque trente mille livres de rente……

— Mais il ne restera donc rien à madame Rouvières ?

— Quinze mille livres de rente à peu prés… — car, en se remariant, elle perd nécessairement sa pension de veuve de général — et, quand on est habituée à mener une si glande existence, c’est bien peu de chose… C’est le budget d’une veuve qui peut faire figure dans le monde sans conserver de maison montée, et non plus celui qu’il faut à Rouvières, qui veut devenir et rester un personnage.

— Mademoiselle de Meillac n’avait pas de dot. Elle était bien apparentée, jolie, élevée de façon à faire une femme du monde accomplie ; M. de Marneroy n’était plus jeune ; possesseur d’une belle fortune, il l’épousa, parce qu’elle réunissait tous les avantages qu’il recherchait. Au contrat, il lui assigna un douaire de quinze mille livres s’il laissait des enfants, et Pâquerette est née… — Voilà pourquoi M. Rouvières n’a guère plus de douze ans à être riche !

— Bah ! il profitera de ces douze ans-là pour devenir député, conseiller d’Etat, ou même pair de France…

— Oui, c’est ce qu’il aura de mieux à faire ; — mais, entre nous, je ne crois pas qu’il soit bien fort. On lui trouve souvent plus de bagou que de portée, plus d’ambition que de talent… Et puis, aux pairs de France et aux conseillers d’État, il faut encore de la fortune !

— Il fera des spéculations à la Bourse…

— Enfin il s’arrangera, cela va sans dire… mais il faudra toujours renoncer à l’usufruit de la fortune de mademoiselle de Marneroy !

— Comme elle sera jolie, Pâquerette ! quels beaux yeux noirs et quelle vivacité de mouvements ; comme elle est bien portante et fraîche !

— Sa grand’mère en est folle. — Voyez donc madame de Meillac dans sa bergère au coin de la cheminée. Elle la mange des yeux.

En effet, c’était chose curieuse à observer que la tendresse exaltée, qui se peignait dans tous les mouvements de la vieille femme, pour la petite créature qui se roulait à ses pieds, lui grimpait sur les genoux, ajoutait une fleur à son bonnet ou une boucle à ses cheveux blancs.

— Tu vas avoir une charmante petite fille, disait à Rouvières un peintre de ses amis.

— Oui… répondit-il d’un ton distrait. — Mais bien bruyante, bien gâtée…

Un moment après, il passa près de la cheminée pour présenter à sa belle-mère un député influent. Pâquerette lui prit les jambes en l’appelant papa, et en riant aux éclats. »

Madame de Meillac leva les yeux sur son gendre et aperçut un léger signe d’impatience, comprimé sous le masque agréable qu’il fut obligé de prendre pour embrasser la petite fille.

Elle soupira, lança un regard défiant sur cet homme qui allait devenir le maître sévère de l’enfant adorée, et embrassa Pâquerette une fois de plus.

— Pourvu qui ne la rende pas malheureuse ! pensa-t-elle.

— Voilà une petite espiègle, que notre ami va faire mettre en pension avant six mois, dit le peintre au député.

— Le croyez-vous ?… Au fait, on dit que toute la fortune de madame Bouvières retournera à mademoiselle de Marneroy, et, sans se l’avouer peut-être, Rouvières hait déjà l’enfant qui lui reprendra un jour cette aisance tant enviée…, — Car, entre nous, il a mangé de la vache enragée, comme on dit vulgairement ; il n’avait pas des causes tous les jours, et plaidait souvent pour la gloire… Quant à moi, je sais pertinemment que depuis dix ans il cherche à vendre son âme au diable et…

— Et que le diable n’en veut pas ? — Mauvais signe, mon cher, pour un ambitieux comme Rouvières ! Et c’est cette pauvre madame de Marneroy qui fait le marché ?

— C’est-à-dire qui paiera les frais. — Soyez tranquille, à présent que le voilà monté sur cinquante mille livres de rente, de belles propriétés foncières et un salon influent, il se trouvera quelque acquéreur.

— Et puis, l’enfant peut mourir !… ajouta le peintre.

Le bal finit brillant et joyeux comme il avait commencé. Peu à peu, les invités se retirèrent, et, vers deux heures du matin, il ne restait plus au salon que les quatre commensaux de l’hôtel : monsieur et madame Rouvières, madame de Meillac et Pâquerette qui s’était endormie sur les genoux de sa grand’mère.


II


Deux ans après, il y avait une autre réjouissance à l’hôtel de la rue Saint-Louis ; mais, moins bruyante cette fois. Il n’y avait pas de voitures à la porte, pas de musique dans les salons. C’était une fête intime et dont les éclats ne dépassaient pas le cercle de la famille.

Il s’agissait d’un baptême.

Dix jours auparavant, madame Rouvières était accouchée. Elle se levait pour la première fois, et, à demi étendue sur une causeuse, elle assistait au dîner de famille, servi dans son boudoir.

Elle posait sur des coussins sa tête allanguie ; les domestiques, dont les pas étaient assourdis par les tapis, évitaient avec soin le choc des verres et de l’argenterie. M. Rouvières parlait bas pour ne point la fatiguer, et madame de Meillac lui prodiguait mille soins.

Les convives étrangers à la maison étaient : monsieur de Meillac, oncle paternel de madame Rouvières et madame d’Aydie, sa tante maternelle, qui venaient de tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux.

Pâquerette n’était plus là.

L’avait-on mise en pension comme le prévoyaient les amis de Rouvières ? ou bien, l’avait-on seulement éloignée momentanément pour que son babil n’assourdît pas sa mère ? ou bien…

— Vous ne sauriez croire, mon bon oncle et ma chère tante, combien je suis heureuse de vous voir parrain et marraine de ma seconde fille, comme vous l’avez été de la première, disait, d’une voix encore faible et à demi plaintive, madame Rouvières. En ce moment, quand je ferme les yeux, il me semble retourner de huit années en arrière : je me crois encore au jour du baptême de ma pauvre Pâquerette… j’essaie d’oublier le passé… Ah ! si je pouvais parvenir à croire que j’ai fait un long rêve, que l’adorable enfant que j’ai vue pendant six ans si vivante, si gaie, si jolie, vient seulement au monde aujourd’hui ?…

Quelques larmes ruisselèrent sur les joues pâles de l’accouchée.

Madame de Meillac sonna pour demander qu’on apportât l’enfant.

Elle pensait que cette vue consolerait la pauvre mère dont le cœur était déchiré de poignants souvenirs ; et puis, elle-même, avait besoin d’arrêter ses pleurs prêts à couler.

Une belle nourrice entra, donnant le sein à un baby enveloppé de langes brodés et de béguins de dentelle. Elle présenta successivement à chaque membre de la famille, mademoiselle Pauline-Marguerite-Henriette Rouvières.

Madame Rouvières se souleva sur son lit de repos, prit son enfant, et l’examina pour la vingtième fois au moins depuis huit jours.

— Regardez donc, maman, dit-elle à madame de Meillac, comme elle a de petits sourcils noirs ? Et ses yeux qu’elle ouvre déjà tous grands… Je trouve étrangement de ressemblance avec… l’aînée… — Nous l’appellerons Marguerite, comme elle, et Pâquerette, aussi, tant qu’elle sera petite…

— Je vous en prie, ma chère, ne vous renfermez pas ainsi dans votre douleur, s’écria M. Rouvières, qui parut contrarié de cette idée. Et surtout, de grâce, ne cherchez pas à la rendre perpétuelle, en vous faisant toujours présent un triste souvenir. — Appelons notre fille Pauline ou Henriette, mais non pas Marguerite !

— Qu’importe ? si au contraire, ce nom trompe les regrets de votre femme comme la ressemblance qui est déjà visible pour tout le monde ! dit madame de Meillac.

M. Bouvières fronça violemment les sourcils.

— Allons donc ! chère maman, dit-il à demi-voix en se penchant vers madame de Meillac, n’encouragez pas ces folies !

— Pâquerette, Pâquerette ! murmurait madame Rouvières qui souriait et pleurait en berçant son baby.

M. Rouvières se leva de table et se promena de long en large dans le boudoir pour contenir un malaise évident.

— Mais, ma chère amie, dit-il après quelques instants de silence, Pâquerette, notre chère enfant n’est pas morte sans doute… ou du moins nous n’avons pas la preuve de sa mort. Elle a disparu, mais nous la retrouverons. La police tout entière mise à sa recherche, et ne peut manquer d’en avoir un jour des nouvelles. Ce n’est pas dans un pays civilisé comme le nôtre que les enfants sont enlevés ainsi pour ne plus reparaître.

— Pâquerette, Pâquerette ! répétait sans l’entendre madame Rouvières qui semblait avoir oublié le monde réel pour se réfugier dans un monde imaginaire.

— Oui, reprit-elle comme en songe, c’est ainsi qu’elle était quand elle vint au monde… Je la vois, dans ses langes… dans sa longue robe de baptême que j’avais brodée pour la faire belle… Puis elle grandit… Je me souviens du jour où ses premières dents ont percé !… de mes inquiétudes… de ma joie quand elle a marché toute seule et dit « Maman » pour la première fois… Puis encore du jour où je la vouai au blanc…

M. Rouvières avait repris sa promenade en retenant à grand’peine les éclats d’une émotion qui semblait participer en même temps de l’angoisse et de la colère. Madame de Meillac étouffait ses sanglots avec son mouchoir. M. de Meillac et madame d’Aydie pleuraient aussi.

— Elle avait deux ans, continua la malade toujours en proie à une sorte de somnambulisme. Je lui fis une petite robe blanche en mousseline… une petite robe courte et bouffante… décolletée… — Maman ? vous souvenez-vous que vous lui mîtes alors au cou ce collier de corail qui la faisait si bien ressembler aux pâquerettes des prés ? Je me fâchai, parce que d’après mon vœu elle ne devait pas porter de rouge !…

Cette fois madame de Meillac ne put retenir un cri. et la pauvre mère tressaillit comme si on l’eût éveillée en sursaut.

— Non ! non ! s’écria-t-elle en embrassant le nouveau-né, tout cela n’est pas vrai ! — Voici Pâquerette qui vient au monde, qui n’a pas encore de dents, qui ne parle pas, qui ne sourit pas, mais qui grandira !

M. Rouvières prit l’enfant des bras de sa femme et le rendit à la nourrice.

— Emportez la petite, dit-il d’un ton d’autorité contenue. — Ma chère, ajouta-t-il en prenant le bras de sa femme, ma chère, vous souffrez, et dans votre état une pareille exaltation ne peut être que dangereuse. Retirez-vous dans votre chambre et reposez-vous. — Allons, venez avec moi.

Madame Bouvières se leva et suivit son mari. Quand tous deux furent sortis et que la nourrice eut quitté le boudoir, les trois vieilles gens se regardèrent en pleurant.

— Ma pauvre fille ne se consolera jamais, dit madame de Meillac.

— Mais, s’écria son beau-frère, cette enfant se retrouvera morte ou vive, après tout ! Toute la police du royaume ne restera pas impuissante devant ce rapt inouï

— Une enfant de six ans qui sait son nom et son adresse, ne disparait pas ainsi, ajouta madame d’Aydie.

— Il y a là-dessous quelque horrible catastrophe, murmura la grand’mère en secouant la tête. Ma pauvre enfant est morte !

— Morte ! Réfléchissez à ce que vous dites, ma sœur. Il y aurait donc eu un assassinat alors ? Et, quelle personne au monde pouvait avoir intérêt à la mort de Pâquerette ?

— Oh ! un assassinat… — Non, c’est impossible !… C’était le jour de notre retour de Marneroy. Nous emménagions ici pour l’hiver ; toutes les portes étaient ouvertes et l’enfant se sera échappée…

— Mais alors quelqu un l’aurait ramenée ; — quand bien même elle serait sortie de l’hôtel, de la rue, du quartier… À moins de croire aux saltimbanques qui volent les enfants ?

— Eh ! cela se voit encore !

La pauvre petite aura été jouer dans les cours, la margelle du puits était écroulée… elle y sera tombée pendant qu’on ne la surveillait pas.

— On a fait fouiller le puits pendant huit jours !

— Un enfant qui s’est perdu dans Paris, le soir, peut tomber dans un égout, dans un soupirail de cave, dans les fondations d’une maison en construction…

— On retrouve le cadavre !

Les vieillards se turent n’osant porter plus avant des investigations cent fois renouvelées.

Monsieur Rouvières rentra au salon, encore sombre et agité.

— Madame, dit-il à sa belle-mère, veillez, je vous en prie, à ce que ma femme ne conserve pas de folles idées. Ne la laissez pas donner à notre enfant un nom de si triste mémoire.

— Pourquoi contraindrais-je ma fille à renoncer à une illusion qui la console ? répondit madame de Meillac.

Monsieur Rouvières n’ajouta rien. Il paraissait extrêmement mécontent et redoutait de laisser voir son mécontentement. Après un instant de silence embarrassé il sortit.

Madame Rouvières nomma sa fille Pâquerette, en dépit de l’opposition sourde de son mari, et les grands-parents firent comme elle.

Ce n’était point bravade, car personne n’aurait résisté à une volonté franchement exprimée. Mais plus l’enfant se développait, plus il semblait, en effet, que la ressemblance avec sa sœur aînée devînt frappante.

Ses grands yeux, et ses sourcils noirs déjà bien arqués, lui donnaient surtout cette expression singulière qui faisait remarquer Marguerite de Marneroy. Et puis, si petite qu’elle fût encore, madame Rouvières et madame de Meillac prétendaient trouver une analogie de gestes extraordinaire. Il n’y avait pas jusqu’à ses souffrances enfantines qui ne fussent comparées à celles de la première née. On faisait observer cet étrange phénomène de ressemblance à tous les amis de la maison.

— C’est ma Pâquerette, disait la mère. L’aînée est morte, mais Dieu a eu pitié de ma tristesse, et voilà qu’il me la renvoie. L’âme de mon enfant chérie a passé dans ce petit corps, je reconnais ses regards, ses sourires…

Chaque fois que la conversation prenait ce cours, M. Rouvières quittait le salon avec un léger mouvement d’épaules.

— Vous haïssez donc bien la fille de monsieur de Marneroy ? lui dit un jour madame de Meillac, en plongeant un regard clair jusqu’au fond de ses yeux.

Rouvières tressaillit.

— Moi, je haïssais Marguerite ? une enfant qui était devenue la mienne ? Que j’ai pleurée autant que vous. Ah ! madame !

— Mais alors pourquoi avez-vous donc si peur que votre fille ne lui ressemble ?

— Peur ? — En vérité, madame, je ne vous comprends plus, s’écria Rouvières devenu pâle.

— Si cette ressemblance et l’illusion qu’elle procure à votre femme ne vous étaient pas si odieuses, vous accueilleriez avec autant de joie que nous cette seconde Pâquerette qui refleurit sur la tige brisée de la première.

— Madame, cette poésie semi-mystique ne m’est guère accessible, je l’avoue ; et, si madame Rouvières trouve une consolation singulière à s’halluciner elle-même, à propos d’une ressemblance fort contestable encore, moi, je n’ai pas vu sans déplaisir imposer à ma fille un nom que je n’avais pas choisi… Je regrette surtout de ne la voir aimée que par souvenir.

L’enfant atteignit deux ans.

Tant que monsieur Rouvières put se persuader que sa femme et sa belle-mère se trompaient, il secoua ses impressions pénibles, et parvint à dissimuler la terreur qui l’agitait par instants. Mais quand la petite fille marcha et parla, il n’y eut plus moyen de se refuser à l’évidence.

C’était Pâquerette à s’y méprendre ; c’était Pâquerette telle que l’avaient connue tous les commensaux de la maison, tous les amis, tous les domestiques, qui se récriaient à chacun de ses gestes.

Alors Rouvières devint sombre. Depuis son mariage, il n’avait pas cessé de recevoir avec luxe et d’ouvrir sa maison aux gens puissants ou célèbres ; peu à peu, il abandonna son intérieur. Il sortit plus tôt et rentra plus tard. Souvent même, il se dispensa d’aller chez sa femme et d’embrasser sa fille.

On eût dit que cette enfant tant désirée par lui et accueillie avec tant de joie d’abord, lui était devenue douloureuse à voir.

Quand ce nom de Pâquerette retentissait dans les escaliers et les corridors, il tressaillait comme sous un choc électrique.

Quand la force des choses le mettait en présence de sa petite fille, il était obligé de se contraindre pour subir ses caresses et les lui rendre.

Au dehors il menait une vie bruyante pour s’étourdir. Il fréquentait les théâtres, les cercles, les cafés, les sociétés folles où l’on oublie par instants les souffrances de la vie intime.

Cependant plus le temps s’écoulait, plus son angoisse mystérieuse augmentait. C’était en vain que sa femme essayait de le calmer, de resserrer les liens du ménage précisément par la présence de cette enfant qui aurait dû faire la joie de la famille ; il avait des accès de mélancolie noire, des brusqueries étranges.

Une fois madame Rouvières lui demanda si ce nom de Pâquerette donné à sa fille lui était vraiment pénible à entendre, et s’il fallait le changer.

— Non, non ! s’écria-t-il précipitamment ; et il détourna la conversation.

Néanmoins on essaya d’appeler l’enfant Pauline, et madame Rouvières évita devant lui les comparaisons et les souvenirs.

Mais alors ce n’étaient plus les visions d’autrui qui le torturaient : c’étaient les siennes propres. Que la petite fille portât un nom ou l’autre, pour lui elle était toujours la même, et, quand les habitants de l’hôtel criaient : « Pauline ! Pauline ! le témoignage de ses oreilles et de ses yeux répondait : Pâquerette ! Pâquerette ! »

Avec les mois et les années elle devint encore plus semblable à l’enfant disparue. On avait conservé un portrait de Marguerite de Marneroy, fait un mois avant la catastrophe inconnue qui l’avait enlevée à sa famille, et, pas un étranger n’entrait au salon, sans reconnaître l’enfant qu’il voyait se rouler sur les meubles ou courir dans les corridors. Parmi les anciens amis du général de Marneroy, on s’extasiait sur cette similitude incomparable, et, bientôt le bruit de ce phénomène de ressemblance se répandit. On le cita dans les salons ; Rouvières ne put aller nulle part où il n’en fût question.

Soit que cela le fit réellement souffrir, soit qu’il fût en proie à une sorte de superstition maladive, il s’assombrit encore, prit un caractère irritable à l’excès et ne put contenir, par instants, des mouvements de haine et de terreur à la vue de sa fille. Il avait pour certains de ses costumes, pour quelques-uns de ses gestes, pour des inflexions de voix particulières, une répulsion inexplicable.

Maintenant, c’était lui qui découvrait chaque jour des analogies de plus. C’était lui qui l’appelait Pâquerette sans pouvoir résister à la force de l’évidence.

— Mon ami, lui disait sa femme, je ne comprends pas pourquoi cette ressemblance semble vous rendre si malheureux. Puisque la Providence a voulu nous prendre notre première enfant, n’est-ce pas au contraire une consolation de la revoir en celle-ci, comme si le ciel, touché de nos regrets, avait voulu nous la rendre ?… — Moi, j’essaie d’oublier…, j’y parviens quelquefois… Et je voudrais croire que Pâquerette n’a fait que changer de nom comme sa mère.

— Oui, vous avez raison, répondait Rouvières avec embarras. Mais je ne suis pas malheureux… vous vous trompez.

Et cependant chaque jour son visage s’altérait, ses yeux se creusaient dans leurs orbites : il ne tenait plus à rien : ni à la fortune, ni aux honneurs. À tout prix il aurait voulu fuir la maison conjugale ou éloigner l’enfant. Mais il n’osait pas. Enfin sa maladie prit tous les caractères de l’hypocondrie.

Il y avait, dans les appartements de madame Rouvières, une pièce, jadis peu habitée, où la petite fille aimait surtout à rester, parce qu’on la lui avait donnée pour y mettre ses joujoux. On la nomma la chambre de Pâquerette, et sa mère et sa grand’mère s’accoutumèrent à y apporter leur ouvrage pour ne pas quitter l’enfant chérie. Elles y passèrent plusieurs heures de la matinée et de la soirée. Quand madame Rouvières faisait fermer sa porte, elle y restait quelquefois des journées entières et lorsqu’elle n’attendait pas son mari, elle y prenait ses repas.

Cette chambre était particulièrement déplaisante à Rouvières, et il évitait d’y entrer toutes les fois qu’il le pouvait sans affectation. Évidemment, s’il avait prié sa femme de se tenir ailleurs, elle se serait hâtée de retourner à son boudoir habituel. Mais il craignait surtout de laisser voir son horreur pour cette partie de son hôtel, et si, au seuil de la porte, un frémissement lui échappait, il trouvait aussitôt moyen de l’expliquer par le froid, le vent, ou une disposition fiévreuse.

Devant la cheminée il y avait une grande dalle de pierre blanche ; et au milieu de cette dalle, une incrustation noire qui ressemblait à une croix grecque.

Quand madame de Meillac et madame Rouvières étaient chacune assises à l’un des coins de la cheminée, Pâquerette, car ce nom avait enfin prévalu pour tout le monde. Pâquerette allait et venait continuellement sur cette pierre pour sauter des genoux de sa mère sur ceux de madame de Meillac.

Ces jeux étaient insupportables à Rouvières, qui cherchait à attirer sa fille dans d’autres coins de la chambre, ou même qui l’enlevait brusquement dans ses bras sous les prétextes les plus inattendus.

Un soir, madame d’Aydie était venue passer la soirée avec ses parents, et elle occupait le milieu du foyer. Il y avait peu de feu, car on était à peine en automne. Dans l’espace compris entre ces trois dames, Pâquerette accroupie sur les dalles, essayait de dessiner une marguerite avec de la craie blanche sur les pierres noires.

En entrant, Rouvières ne la vit pas d’abord.

— Où est Pâquerette ? demanda-t-il après les saluts d’usage.

— Ici, dit la mère en désignant le foyer du regard.

Il n’y avait qu’une seule lampe d’allumée, et, comme on l’avait coiffée d’un abat-jour, elle renvoyait un cercle de vive lumière sur la table à ouvrage, et laissait le reste dans l’obscurité. Sans cela, on aurait pu voir les yeux de Rouvières devenir fixes et ses cheveux se dresser sur sa tête.

Mais au même instant, la petite fille se releva et courut à son père en riant de ce bon et franc rire que tout le monde reconnaissait si bien.

— Papa, papa, s’écria-t-elle, viens donc voir comme je sais faire mon portrait.

Et elle entraîna le malheureux de gré ou de force jusqu’en face de la cheminée ; puis elle se remit à genoux sur la pierre, et toucha son dessin du doigt, tandis que sa tête blonde penchée vers son œuvre, semblait le cœur d’or de la fleur printanière.

— Mc voilà ! me voilà ! criait-elle avec des éclats de joie enfantine.

Cette fois Rouvières s’affaissa sur lui-même et perdit connaissance.

On le releva, on lui il respirer des sels, et on le transporta dans son lit.

— Décidément, dit madame Rouvières, mon mari a une maladie inconnue dont je dois m’occuper. Il faudra le mettre entre les mains du docteur ***.

Le lendemain en effet, Rouvières avait une fièvre ardente et il délirait.

Le docteur ***, célèbre dans le monde médical pour son aptitude à traiter les maladies mentales, fut appelé.

Après avoir examiné le malade pendant plusieurs jours et ordonné des potions calmantes, il dit à la famille que les facultés intellectuelles de M. Rouvières étaient ébranlées et qu’il fallait lui éviter les émotions.

Puis, il s’informa avec une adresse et un tact, bien connus de ses clients, des causes qui avaient pu produire ce dérangement ou l’influencer.

Mais, plusieurs inductions devenues claires depuis, étaient alors fort confuses dans la tête des commensaux de l’hôtel. On n’avait pas encore groupé les faits et remarqué mille petits détails. C’est pourquoi, l’illustre praticien n’apprît que vaguement l’histoire de la disparition de Marguerite de Marneroy et la ressemblance étrange des deux Pâquerette.

Tout en conservant avec soin tous les indices qu’il put recueillir, il ne parut pas y attacher une grande importance, de peur d’éveiller des idées que lui-même repoussait encore.

Cependant, plus il étudiait l’égarement de son malade et plus ses soupçons prenaient une direction fatale. Évidemment, c’était la terreur qui portait le ravage dans cette intelligence malade. — Maintenant quelle terreur ? Était-ce celle d’un esprit faible que la superstition domine ? ou celle d’un coupable que le remords poursuit ?

Depuis la scène que nous avons décrite, le délire n’avait pas cessé. Comme le docteur avait observé que le malade s’exaspérait surtout à la vue de sa femme et de sa fille, il avait ordonné qu’elles entrassent peu dans sa chambre.

Il restait donc souvent seul près de Rouvières, et, dans les moments où il ne craignait nulle oreille indiscrète, il essayait de l’amener à une confidence ou à un aveu.

Mais il n’obtenait que des phrases sans suite et sans portée précise.

— C’est un spectre, disait Rouvières avec des yeux égarés, ce n’est pas ma fille… Docteur, c’est une apparence décevante… Ne croyez pas que cette enfant aux sourcils noirs et aux cheveux blonds soit une créature vivante… Non… non ! ne le croyez pas…

Un jour cependant, le fou parut entrer dans une période plus calme ; il se pencha vers son médecin et parut disposé à la confiance.

— Voyez-vous, dit-il, autrefois elle était si mal élevée !… elle faisait tant de bruit ! Docteur, vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle étais insupportable !… Ce jour-là, elle jouait sur un escalier et elle criait !… elle criait à me percer la cervelle !… Je la poussai… Elle roula en bas… J’entendis un bruit sourd… Je cours vite… vite…

Le fou s’arrêta tout à coup, en regardant autour de lui avec épouvante.

Le docteur écoutait la bouche entr’ouverte, les mains tremblantes. Mais il ne voulait pas faire une question de peur d’interrompre le récit commencé.

Pour surmonter l’hésitation du malade, il répéta mécaniquement ses dernières paroles :

— J’entendis un bruit sourd… je courus vite… vite…

— Oui ! dit Rouvières. Elle s’était fendu la tête et elle râlait… horriblement… Je l’emportai… — pour la soigner… — Elle râlait toujours… Tout le monde allait venir… je la pris par le cou pour la faire taire… et machinalement je serrai… Elle ne cria plus. Mais je vis des marques bleues que mes mains avaient faites… Alors que devenir ?… J’eus peur, docteur, j’eus peur, et je la cachai………… comment a-t-elle pu revenir ?

Le docteur frémit sous le poids de cet horrible secret. Et il sentit au cœur une douleur aiguë en songeant aux mystères de sang et d’infamie qu’il avait déjà recueillis, et qu’il devait garder là, comme dans une tombe !

Le cœur d’un médecin, celui d’un notaire et celui d’un confesseur, quels abîmes !

Le docteur *** chercha à calmer l’effervescence de la folie, mais il n’osait la combattre dans son principe. Cependant les réfrigérants agirent assez pour éteindre la fièvre et amener le malade à une sorte d’atonie. Alors, il proposa à madame Rouvières d’emmener son mari dans une maison de santé pour opérer une cure complète.

Mais la jeune femme ne pouvait croire à un danger si grave. Elle se persuada que le calme apparent de son mari était un commencement de guérison et refusa de le laisser partir.

— Son état n’était connu que de la famille ; et, l’envoyer chez le docteur ***, n’était-ce pas avouer à tout le monde qu’il avait perdu la raison ?

Au contraire, dès que Rouvières fut convalescent, elle s’installa dans sa chambre et essaya de rappeler en lui le souvenir.

Cependant le docteur obtint l’éloignement momentané de Pâquerette qui fut emmenée à la campagne par sa grand’mère.

Madame Rouvières était incapable de soupçonner d’un crime le mari qu’elle aimait. Elle s’accusait, même, d’avoir aidé à son égarement par ses allusions continuelles à la ressemblance de ses deux filles dont elle se plaisait à ne faire qu’une. Aussi, entourait-elle le malade de soins et de tendresse, et ne songeait-elle qu’à le rappeler peu à peu au sentiment de la vie réelle.

Rouvières n’entendant plus parler de Pâquerette et ne la voyant plus s’agiter autour de lui, s’apaisa de jour en jour davantage. Enfin il put soutenir la conversation et recevoir quelques amis.

Sa femme le crut sauvé et cessa de lui faire garder la chambre.

Bientôt, il fut assez remis pour reprendre sa vie habituelle. Il sortit. Il alla dans le monde. Il reçut chez lui.

Par une de ces habitudes irréfléchies, qui nous gouvernent souvent à notre insu, madame Rouvières continuait d’habiter la chambre de Pâquerette, car le médecin ne lui avait fait aucune prescription à cet égard.

La première fois que Rouvières entra dans cette chambre, ses yeux se fixèrent avec égarement sur la dalle de la cheminée. Puis, il regarda avec inquiétude autour de lui. Ne voyant que sa femme, qui brodait les yeux baissés sur son ouvrage, il parvint à vaincre son émotion ou au moins à ne la point manifester. Madame Rouvières ne s’aperçut de rien.

Au bout de quelques mois les dernières traces de la folie étaient disparues, et la santé de Rouvières redevenait excellente. Sa femme le crut absolument guéri.

Alors elle voulut revoir Pâquerette, et elle écrivit à sa mère de la lui ramener.

Jamais Rouvières n’avait parlé de l’enfant depuis son rétablissement. Mais il avait souvent demandé des nouvelles de sa belle mère qu’il s’étonnait de ne plus voir.

Quand Pâquerette fut rentrée à l’hôtel avec madame de Meillac, madame Rouvières voulut préparer, avec précaution, le convalescent à la revoir.

Elle était assise près du feu dans cette terrible chambre, et son mari lisait en face d’elle.

— Mon ami, lui dit-elle, ne trouvez-vous pas que nous sommes bien seuls, et qu’il serait temps de rappeler notre famille ?

— Oui. répondit-il avec indifférence. La solitude ne m’effraie pas avec vous, reprit-il en essayant un sourire ; mais je serais bien aise de revoir votre mère. Est-ce qu’elle est encore à Marneroy ?

— Elle va revenir avec notre fille.

— Vous savez bien, ma chère âme, que nous n’avons plus de fille, dit Rouvières avec un froncement de sourcils sinistre.

Madame Rouvières leva les yeux sur lui avec épouvante. Elle craignit le retour de la folie et se jeta dans ses bras.

— Mon ami, je vous en prie, je vous en conjure, s’écria-t-elle en pleurant, ne me privez pas plus longtemps de Pâquerette, de notre enfant… revenez à vous.

Mais tout à coup Rouvières avait repris son regard fixe et sombre.

— Pâquerette est morte ! dit-il.

En cet instant, la petite fille qui avait échappé à sa grand’mère, parut dans la chambre et s’élança sur la dalle entre les jambes de son père.

À cette vue, Rouvières se renversa dans son fauteuil en proie à une violente attaque nerveuse. Il poussa des cris inarticulés ; une écume blanche lui vint aux lèvres.

Sa femme se pendit à la sonnette. Tout le monde accourut. On s’empressa autour du fou, on lui jeta de l’eau fraîche au visage tandis qu’un domestique courait en toute hâte chercher le docteur ***.

— Ôtez-moi ce spectre ! murmura-t-il dès qu’il eut recouvré la parole, je ne veux plus voir les morts !

— Mais c’est votre fille, mon ami, elle est bien réelle, bien vivante. — Pâquerette, embrasse ton père, dis-lui donc que tu l’aimes et que tu ne veux pas mourir.

Pâquerette monta sur les genoux de Rouvières en ouvrant de grands yeux étonnés.

Il bondit, jeta l’enfant par terre au risque de la blesser et poussa un cri sauvage.

— Pâquerette est morte… je l’ai tuée… Elle est là !… cria-t-il en tombant sur la pierre comme une masse inerte.

. . . . . . . . . . . . . . .

On ne releva plus qu’un cadavre. Quelques mois après on ôta la dalle de la cheminée, tandis qu’un prêtre récitait l’office des morts ; et une famille en deuil conduisit au cimetière un squelette d’enfant.

FIN.


TABLE DES MATIÈRES.




 
Pages.
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fin de la table



Coulommiers. — Imprimerie de A. MOUSSIN.
PARIS. AMYOT, 8, RUE DE LA PAIX.


ANDERSEN, L’Improvisatore, ou la Vie en Italie ; traduit du Danois 2 vol. in-12 …… 7 fr.

ARBOUVILLE (Mme de). Œuvres. 3 vol. gr. in-8 18 fr.

ARMANDI. Hist. militaire des Eléphants, in-8°. 8 fr.

BAZANCOURT. Histoire de la Sicile sous la domination des Normands. 2 vol. in-8 …… 15 fr. — Cinq mois au camp devant Sébastopol. 2e édition, in-12 …… 3 fr. 50 c. — L’Expédition de Crimée. 2 vol in-8 …… 12 fr.

BEAUMOMT-VASSY, Histoire des États Européens depuis le Congres de Vienne. 6 vol. in-8°…… 45 fr, — Les Suédois depuis Charles xii jusqu’à Oscar Ier, 3e édition, In-12 ………3 fr. 50 c.

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JUSTINE. Romuald ou la vocation. 4v. in-8° 20 fr - La Russie en 1839. 3e édition. 4 vol* in-12. fr.

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  1. dernièrement M. Amédée Achard a ressuscité par deux spirituels feuilletons publiés dans l’Assemblée nationale le nom et les doctrines de Sylvain Maréchal.
  2. Sorte de sirène qui, suivant les légendes rhénanes, attirait les voyageurs par des chants pour les dévorer.
  3. C’est Arnaud de Villeneuve qui, le premier, a fait de l’alcool.