Minuit !!/Introduction

Amyot, éditeur (p. i--).


INTRODUCTION.




Il existe dans le cœur humain, une corde toujours prête à vibrer aux récits fantastiques et mystérieux. L’âme semble se précipiter avec empressement dans le monde surnaturel, comme si elle y cherchait une révélation des existences à venir, ou si elle y retrouvait un souvenir des existences antérieures.

Un lien imperceptible attacherait-il notre vie terrestre à la vie incomprise des génies transmondains ? Ou bien, notre imagination capricieuse aime-t-elle à suivre celle du poëte dans des régions inconnues, uniquement pour s’élancer hors du cercle habituel de ses rêveries, et se passionner, en frémissant, pour les types splendides, effrayants ou impossibles d’une création en dehors de notre réalité ?

Quoi qu’il en soit des causes premières de notre entraînement vers les récits merveilleux, il n’en est pas moins vrai que cet entraînement existe. Au coin du feu, l’hiver, pendant les veillées de Noël ou de la Chandeleur, on se presse sous le manteau du foyer, l’œil fixé sur le magicien qui entraîne votre pensée vers les régions fantastiques, et l’oreille tendue au moindre craquement des boiseries, aux plus légers sifflements du vent dans les combles ou dans les couloirs.

Et il n’est pas à dire ici, que les esprits simples et naïfs soient les seuls à trembler et à se serrer près de l’âtre ; tous sont égaux devant une même émotion ; les intelligences supérieures, en présence de faits inexplicables, se sentent, comme les autres, plus que les autres même, atteintes par la terreur.

Elles éprouvent toutes les sensations du vulgaire, et c’est justement parmi ces organisations d’élite, que l’on trouve le moins d’incrédules aux faits surnaturels. Cette vérité reconnue s’explique aisément, du reste, car au fond de ces histoires poétiques, gracieuses ou terribles, il y a autre chose que des superstitions de nourrice ou des contes bleus de grand’mère : il y a l’Inconnu.

L’Inconnu !…… De notre part, cette parole n’exprime ni la superstition ni l’incrédulité, car elle réserve tous les droits de la raison confondue, et répond à toutes les aspirations de la foi, vers le monde des choses éternelles.

Que savons-nous, en effet, de nos existences primitives et de nos existences finales ? Félicité ou malheur, suivant notre conduite ici-bas, voilà ce que nous enseignent tous les dogmes religieux. Mais, par quels degrés s’élève-t-on sur l’échelle sainte ou descend-on vers la porte de la cité maudite  ?

Se souvient-on, au-delà de la vie, de ceux que l’on a aimés ou haïs sur la terre ?… Les sentiments innés de l’âme rendent le doute presque impossible. D’ailleurs, les religions s’accordent pour honorer les morts, et la religion catholique particulièrement, nous apprend que nous avons sur eux, et qu’ils ont sur nous, une influence directe et toute-puissante.

Si l’on se souvient, peut-on revoir encore ceux dont on a gardé le souvenir ?

Peut-on correspondre d’un monde à l’autre par des signes sensibles comme on correspond par la prière ?

Est-il plus facile aux bienheureux ou aux réprouvés de se manifester encore à ceux qui les pleurent ou qui ont cessé de les craindre ?

Est-ce Dieu ou le génie du mal, qui laisse les âmes revenir sur la terre ?

Existe-t-il des apparitions ailleurs que dans les imaginations blessées, et le merveilleux est-il la révélation obscure d’un monde surnaturel ou bien seulement la poésie des sentiments exaltés ?

À toutes ces questions, la philosophie vulgaire sourit, sans pouvoir jusqu’à présent justifier la témérité de son sourire, et la foi nous répond par de nombreux passages des Saintes-Écritures et de l’histoire de l’Église.

L’Évangile nous dit, qu’à la mort du Sauveur, des cadavres ressuscités étaient sortis de leurs tombeaux et s’étaient montrés dans la ville sainte ; et le christianisme, par sa doctrine de la résurrection, vulgarisa en quelque sorte de pareils prodiges. On vit, l’évêque Spiridion consulter jusque dans la tombe, sa fille Irène, sur un dépôt qui lui avait été confié, et recevoir une réponse du sein même de la mort ; les possessions d’esprits malins, les plaintes des âmes en peine ; les visions de l’autre monde remplissent les pages toujours poétiques des légendaires.

Mais l’histoire profane elle-même, n’est-elle pas toute remplie de faits surnaturels et merveilleux ?

La Grèce d’Homère et la Rome des Césars ont leurs traditions inexpliquées. Le démon de Socrate et le génie de Brutus ont eu des apologistes et des adversaires. L’école d’Alexandrie opposait aux miracles du christianisme les prodiges de la théurgie ; Julien évoquait les formes visibles de ses dieux, et les voyait apparaître vieux et décrépits, pendant que des voix dans le ciel, annonçaient la fin prochaine de l’Apostat. On avait entendu sur la mer des lamentations étranges déplorer la mort du panthéisme, lorsque le christianisme était apparu dans le monde. — « Sortons d’ici !… » avaient crié des voix incorporelles, dans le temple de Jérusalem abandonné par ses anges à la fureur des dieux de Rome.

Ce commencement de toutes les histoires est plein de merveilles. Il est même peu de familles anciennes qui n’aient conservé leurs souvenirs singuliers et leurs traditions fantastiques, dont les récits font à la fois peur et plaisir, quand on les écoute, le soir, au bruit du vent et de la pluie.

Mais les apparitions effrayantes des fantômes ou des génies transmondains, n’ont pas seules le privilége d’éveiller en nous l’étonnement et la terreur ; certains sentiments de l’âme, certains drames intimes des passions humaines, produisent souvent un effet plus profond et une impression plus ineffaçable que les visions lugubres ou surnaturelles.

Comme nous le disions plus haut, c’est l’Inconnu, surtout, qui attire les imaginations amoureuses du merveilleux et les esprits observateurs ; un fait inexpliqué, ou même un sentiment qui ne rentre pas dans la classe des sentiments généralement compris, appelle l’étude des hautes intelligences, comme un problème de géométrie réputé insoluble, appelle les recherches des mathématiciens.

Quoi de plus saisissant qu’une tentation ?

Quoi de plus effroyable qu’un remords ?

Quoi de plus terrible qu’une maladie mentale ?

D’ailleurs, dans toutes les branches du savoir humain, le cercle de nos connaissances est bien vite parcouru ; et les secrets de la nature se posent si rudement comme des bornes à tous les points de notre horizon, que c’est un besoin pour l’esprit, de franchir ces colonnes d’Hercule et d’effacer l’inscription de l’ignorance : Rien au-delà !

Ces réflexions nous nous les sommes faites souvent, et devant les faits extraordinaires et certaines traditions universelles de l’humanité, toujours le redoutable « que sais-je ? » de Montaigne, est venu les arrêter court.

Chaque récit fantastique nouveau les évoque, chaque événement surnaturel leur donne une pâture.

Il y a peu de temps encore, par une longue veillée de la Chandeleur, elles nous sont revenues plus tenaces que jamais à l’occasion d’une anecdote curieuse et presque contemporaine.


Nous étions cinq ou six, assis autour d’un modeste foyer, buvant le thé, grignotant des gâteaux et causant de cette bonne causerie française qui se rencontre surtout dans l’intimité.

Notre amphitryon, ou plutôt notre amphitryone, car nous étions chez une dame, appartenait à cette race bientôt perdue, dont les femmes savaient être aimables à soixante ans comme à vingt-cinq, et trouvaient encore moyen de retenir près d’elles une cour empressée, quand depuis longtemps la beauté et la jeunesse avaient disparu.

Mme J. L. est la fille d’un ancien conventionnel influent. La position de son père, et la réputation littéraire de sa mère, qui comptait parmi les femmes d’esprit, au temps du Directoire, lui ont fourni l’occasion de connaître, dans son enfance, la plupart des individualités illustres ou excentriques de la fin du dix-huitième siècle, et du commencement de celui-ci.

En héritant du talent de sa mère, elle a continué aussi de vivre dans le monde littéraire de l’Empire et de la Restauration, et elle doit à cette existence, plus remplie encore qu’elle n’est longue, d’être aujourd’hui une de ces femmes rares que les jeunes gens intelligents aiment à fréquenter et à bien connaître.

Ces femmes-là sont comme le répertoire vivant des anecdotes inédites qui forment le revers et la doublure de l’histoire contemporaine.

Elles connaissent, comme on dit vulgairement, le dessous des cartes, et savent vous indiquer les fils, qui font agir les grands pantins de la politique transcendante, et les intrigues de coulisses qui tantôt les élèvent sur un pavois et les montent au Capitole, tantôt les précipitent de la roche Tarpéienne. Elles savent la vie, en un mot, et bienheureux ceux qui consentent à l’apprendre d’elles, pour profiter à vingt ans d’une expérience de soixante ; ceux-là deviennent des hommes forts.

On causait donc, on causait de choses et d’autres, mêlant au hasard la critique des modes et celle des systèmes philosophiques, de la politique étrangère et du dernier roman paru.

Chemin faisant, et quand l’aiguille de la pendule fut aux environs de minuit, on mit sur le tapis ce thème éternel des longues veillées : on parla de revenants.

Comme toujours, les uns nièrent, les autres affirmèrent, les uns embrouillèrent la question, les autres voulurent l’expliquer, et nous tombions en plein chaos, quand Mme J. L. vint se mêler à la conversation.

— Oh ! oh ! dit-elle, si vous entamez le chapitre des apparitions, ne comptez pas sur moi pour soutenir une thèse quelconque. Nous ne sommes guère d’un temps, nous autres fils du dix-huitième siècle, où les histoires merveilleuses avaient beaucoup de crédit. Les traditions romantiques remontent plus haut que cela, et il n’y a pas un bon conte, sans un sombre manoir, un donjon ruiné et une légende où les preux chevaliers soient mêlés au sinistre dénomment des amours d’Imogine et d’Alonzo, ou de tout autre couple macabre.

Pour moi, continua-t-elle avec un fin sourire, je n’ai jamais hanté au clair de la lune, les gothiques ruines de la blonde Allemagne, les antres ténébreux de la verte Erin, ni même les landes poétiques de notre Bretagne. En somme, je ne suis point superstitieuse, et je ne crois bien positivement qu’aux revenants politiques, et pour cause.

Je tiens pourtant de ma mère, l’histoire la plus inexplicable qui, jamais peut-être, ait été contée ; si je n’ai point été témoin oculaire, j’ai du moins été témoin auriculaire, car cette histoire est aujourd’hui le souvenir le plus frappant de mon enfance.

— Qu’est-ce ?

Cette question, pas une bouche ne la fit, mais tous les regards l’exprimèrent à la fois avec une véhémence qui ne permettait pas de faux fuyants.

— Bon ! dit-elle, voilà les enfants qui demandent à avoir peur du loup ou de M. Croquemitaine. — Eh bien ! vous serez fort désappointés, car, ce dont je parle, n’est ni un conte, ni un drame, ni même une légende ; c’est tout simplement et tout brutalement un fait.

— Raison de plus pour le constater, m’écriai-je.

— Eh bien ! donc, reprit Mme J. L., sachez d’abord que Mme P*** ma mère, fuyant les tracas de la célébrité à Paris, était alors venue s’installer avec moi, dans une jolie petite maison à Montrouge. Ce premier point n’est peut-être pas fort intéressant pour vous, mais il sert de base à mon histoire.

Dans une maison mitoyenne vivait tranquillement M. Sylvain Maréchal avec sa femme, sa belle-sœur Agathe Desprez, et madame Cacon-Dufour, parente du fameux marquis de Brunois et femme de lettres. — Constatons, pour ne pas trop me vieillir, que je n’avais guère alors que cinq ou six ans.

— Vous connaissez tous le rôle et les doctrines de Sylvain Maréchal ?

Faut-il l’avouer à notre honte, la jeunesse aujourd’hui est si ignorante des événements, des choses et des hommes d’autrefois, que deux ou trois répondirent par un regard incertain, et à peu près autant par un hochement de tête négatif !…[1].

— Sylvain Maréchal faisait partie de cette école de philosophes athées, qui fut comme la queue de la première école encyclopédiste. Ami de Chaumette et partisan enthousiaste de la déesse Raison, il avait pris une part active aux hauts faits de la Révolution.

Bon homme, toutefois, et fort serviable, pendant la Terreur il sauva, malgré ses principes outrés, plusieurs amis du trône et de la religion. Dans la vie privée il se montra toujours simple, confiant, laborieux et modeste. Bon homme donc, mais se croyant consciencieusement obligé, pour contribuer aux progrès de son siècle et au bien-être de ses contemporains, de professer l’athéisme et de publier de temps à autre de petits opuscules comme : le Dictionnaire des Athées, le Code d’une société d’hommes sans Dieu, etc., etc.

Il s’établit, peu à peu, entre ma mère et madame Maréchal, des relations de voisinage, qui débutèrent par des saints à la fenêtre, et finirent par des échanges de renseignements, sur les terrains les plus propres à la croissance du réséda et la manière de faire des confitures. Bientôt ces relations insignifiantes atteignirent jusqu’à Sylvain Maréchal.

On causa, on se trouva du même monde et de la même zone sociale. Si les opinions étaient différentes, au moins appartenaient-elles au même courant intellectuel. Bref, en causant, on se lia plus intimement, et bientôt ou fit presque ménage commun.

Petit, d’un extérieur peu avantageux et bégayant, M. Maréchal n’était point, tant s’en faut, un beau cavalier ; mais lorsqu’il ne tombait pas dans sa manie d’athéisme, c’était un esprit juste, facile, bienveillant et presque enjoué. Il était, du reste, excessivement laborieux, travaillant quelquefois jusqu’à quinze heures par jour ; et il ne prenait guère d’autre récréation que ses voyages à Paris, pour remplir ses fonctions de bibliothécaire au collége Mazarin.

Le soir on se réunissait. L’été on allait se promener dans la verte vallée d’Arcueil, dans les prés de Cachan, ou bien on montait vers le parc de Sceaux et les bois d’Aulnay. L’hiver on jouait et on causait.

On s’occupait d’abord des affaires du jour et des nouvelles que M. Maréchal rapportait de Paris ; puis on parlait poésie, art, littérature, philosophie, religion. Oh ! alors la discussion s’échauffait ; on défendait avec une égale ardeur des thèses pour et contre l’immortalité de l’âme ; on s’accablait de raisonnements comme de projectiles, et l’on finissait par ne pas s’entendre. Puis, on se donnait une poignée de main et l’on se disait cordialement bonsoir, en se traitant mutuellement de sophiste, de bigot ou d’impie, et en se maudissant pour l’éternité.

— Allons donc ! mon cher voisin, laissez donc le bon Dieu tranquille, s’écriait ma mère. Tous les traits que vous lui décochez ont sans doute leur mérite au point de vue de l’esprit ; mais il y a longtemps que tous les cœurs purs admettent sans réplique comme le meilleur des arguments le plus beau des beaux vers de Voltaire :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer !

— S’il existait encore, il faudrait l’oublier !

— Ah ! vraiment, belle dame, je crois que ma poésie répond à celle de M. de Voltaire, et je demande grâce pour la rime.

— En faveur de la raison ?

— Non ; en faveur de l’improvisation.

— Eh bien ! votre improvisation n’a ni rime ni raison, voilà tout !

— Belle dame, digne fille des Muses, votre réflexion n’est pas assez aimable pour sortir d’une jolie bouche, et pas assez charitable pour une âme chrétienne, — car vous êtes chrétienne, et vous avez une âme, vous !… une âme immortelle, encore ! bien du plaisir ! Quant à moi, une chose me console de vos sermons, c’est que je ne suis pas doué des mêmes avantages ; lorsque le mal qui me tourmente m’aura emporté, je dormirai au moins tranquille, et n’aurai plus de discussions, à soutenir contre les dévots.

La colère commençait à gagner les deux champions.

— Pour moi, répliquait madame P***, je subis les injures des athées dans l’espoir qu’elles me compteront comme autant d’années de purgatoire…

— Oui, oui, c’est cela, chère voisine ; dites tout de suite que pour avoir fait votre partie avec moi vous irez au paradis tout droit. Je ne sais si vous avez lu Rabelais, mais il me semble que vous feriez mieux de me dire franchement comme Panurge à frère Jean :

     Aussi seras-tu teste immonde,
     Damné comme une male serpe ;
     Et moi serai comme une herpe,
     Saulvé au paradis gaillard.
     Etc.

Mais comme dit mon illustre ami M. de Lalande.

— Ne me parlez pas de cet homme-là, s’écria violemment ma mère, en posant ses cartes sur la table avec un geste plein de décision ; — je ne serai jamais de l’avis d’un homme qui mange des araignées à la croque-au-sel.

Et pour cette fois, une inclination de tête de madame Maréchal sembla indiquer qu’elle se rangeait complètement à cet avis, au mépris de l’autorité maritale. L’attitude formidable des deux darnes annonçait la clôture de la discussion.

— Lalande mangeait des araignées ? nous écriâmes-nous, tous à la fois, en interpellant notre bonne conteuse.

— Oui, vraiment, et il en était très-friand, répondit madame J. L. Je tiens le fait de plusieurs de ses contemporains.

— Ah ! pouah !

— Quel diable de goût cela peut-il avoir, des araignées ? demanda le plus curieux d’entre nous.

— Je ne saurais vous le dire en connaissance de cause, n’y ayant jamais goûté ; mais lorsqu’on faisait pareille question à M. de Lalande, il avait coutume de répondre par cette appréciation qui, vous avez dû le remarquer, convient aux goûts fadasses les plus divers :

— Un goût de noisette.

Quoique jeune encore, Sylvain Maréchal était cruellement atteint par une maladie de foie, et ses amis n’ignoraient plus qu’il fallait prévoir sa fin prochaine. Elle fut cependant plus prompte qu’on ne devait l’attendre, car il mourut Le 18 janvier 1809, au milieu de la discussion sans cesse renouvelée sur l’immortalité de l’âme.

La douceur de son caractère ne se démentait que dans ces occasions. Mais pour cette fois, elle ne l’abandonna pas un instant. Il sentit la mort arriver et se borna à répondre :

— Mes amis, bataillez tant qu’ii vous plaira, pour moi, je m’en vais. La nuit est venue pour moi.

Il avait pris l’habitude par une sorte de jeu d’esprit, de faire avec ses amis des conversations en vers blancs :

En ce moment, il ajouta après une période :

     Dormons jusqu’au bon temps,
     Nous dormirons longtemps !…

Puis il voulut, avant d’expirer, donner à sa femme des renseignements sur l’état de leur modique fortune. Il lui rappela quelques sommes prêtées à des amis ou déposées en diverses maisons, et lui indiqua la place où elle pourrait trouver les titres de ces prêts et de ces dépôts. Ensuite, il se pencha vers mesdames P*** et Gacon-Dufour, qui étaient près de lui, comme pour leur parler en particulier. Mais tout à coup le hoquet l’interrompit pour ne plus le quitter, au milieu de cette phrase :

— N’oubliez pas surtout qu’il y a quinze.

Sylvain Maréchal fut pleuré quelques heures par ses amis intimes. Sa femme, sa belle-sœur, madame Dufour et ma mère prirent soin de son ensevelissement, puis tout fut dit. Dès qu’il fut déposé dans la tombe, ses disciples durent l’oublier, puisque, suivant eux, il ne restait plus rien du célèbre athée.

Ma mère consola de son mieux la pauvre veuve, dont la douleur prouvait mieux le besoin d’immortalité que tous les raisonnements possibles. Elle tâcha surtout de faire renaître dans son cœur l’espoir que les doctrines de son mari en avaient chassé, et pour rendre ses soins et ses consolations plus efficaces, comme aussi pour éviter à madame Maréchal l’effroyable brisement de cœur que l’on éprouve en se retrouvant seul, sous le toit où l’on était deux, elle l’emmena provisoirement avec sa sœur et son amie, demeurer chez elle.

Ces dames reçurent pendant la journée les visiteurs importuns, qui tiennent apporter aux vraies douleurs des condoléances banales, plus cruelles que bienfaisantes.

Restées seules le soir, elles s’occupèrent de quelqu’ouvrage de femme, et se communiquèrent, en les entrecoupant de soupirs, leurs réflexions mélancoliques sur la brièveté de la vie et l’éternelle séparation qui disjoint tout à coup les existences les plus unies, Ma mère hasardait alors quelques doutes sur les désolantes maximes du défunt, et madame Maréchal se laissait aller à l’espoir. Vers dix heures, ces dames terminèrent leur veillée et se retirèrent chacune dans leur appartement

Madame P*** avait gardé la chambre à coucher du premier étage et avait mis madame Maréchal dans un cabinet à côté d’elle. Madame Dufour avait été logée au second avec mademoiselle Desprez ; madame Dufour occupait la chambre qui se trouvait directement au-dessus de celle de ma mère.

Ces dames se couchèrent dès qu’elles furent chez elles, et, abattues par les secousses douloureuses, elles ne tardèrent pas à s’endormir.

Pour ma mère, elle se mit également au lit, mais suivant son habitude, elle prit un roman et en commença la lecture.

L’ouvrage était probablement intéressant, car minuit sonnait, qu’elle continuait à en tourner les feuillets sans songer à dormir.

Ma mère était romanesque : aussi, malgré la part qu’elle prenait intérieurement au malheur de son amie, son imagination courait-elle alors bien loin de la maison de l’athée, sur la piste des héros avec lesquels elle venait de s’identifier.

Le silence le plus absolu régnait autour d’elle ; on se couche de bonne heure à Montrouge, et les voitures n’ont pas l’habitude de faire résonner le pavé passé neuf heures.

Tout à coup elle entendit distinctement tourner la clef dans la serrure de sa porte. Elle pensa d’abord qu’une de ces dames, ne pouvant dormir, et ayant vu de la lumière dans sa chambre, venait passer quelques instants près d’elle, et elle entrouvrit son rideau.

La porte venait de s’ouvrir lentement, et Sylvain Maréchal en personne s’avançait vers elle.

Il était vêtu de son costume habituel, et sa pose et sa démarche étaient si vraies, si naturelles, et tellement semblables à sa pose et à sa démarche ordinaires, que madame P*** eut besoin de fermer son livre et de bien coordonner ses souvenirs, pour être persuadée qu’elle ne voyait pas son voisin bien vivant.

L’athée s’approcha de l’alcôve et salua ma mère avec courtoisie.

— Je vous prie, belle dame, lui dit-il, de vouloir bien vous rappeler ce que je n’ai pu achever de vous dire avant-hier ; c’est-à-dire qu’il y a quinze cents francs en or cachés dans un secret, derrière mon bureau à la bibliothèque. Je les avais économisés pour surprendre agréablement ma femme en faisant élever notre maison d’un étage, selon ses intentions. Il y a aussi des lettres de femme, vous savez de qui… vous les brûlerez.

Madame P***, qui n’était ni visionnaire, ni peureuse, reprit bien vite son sang-froid.

— Eh bien ! mon voisin, s’écria-t-elle, je suis heureuse de voir que vous devez maintenant croire à l’immortalité de l’âme.

L’athée la regarda sans répondre, comme si, le but de son apparition rempli, il n’avait plus rien à dire à des oreilles mortelles ; puis il reprit le chemin de la porte et disparut.

Au moment où ma mère s’élançait de son lit pour suivre le fantôme et se bien convaincre de sa vision, elle entendit des pas précipités dans le corridor.

La porte s’ouvrit, et madame Dufour, éperdue, se jeta dans ses bras.

— Ah ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante et entrecoupée, ma chère amie, je viens de voir M. Maréchal…

Ma mère recula d’un pas et resta stupéfaite.

— Vous l’avez vu ?

— Oui !

— L’avez-vous aussi entendu ?

— Je l’ai vu et entendu comme je vous vois et vous entend.

— Comment était-il ?

— Exactement comme nous l’avons vu quelques jours avant sa mort.

— Que vous a-t-il dit ?

— Il m’a dit. Ah ! mais, ma chère amie, c’est incroyable, c’est impossible… Il m’a dit qu’il avait caché quinze cents francs en or dans un secret, derrière son bureau au collège Mazarin… dans l’intention de faire élever sa maison d’un étage… et que, dans la même cachette, étaient des lettres de femme qu’il fallait brûler.

— Eh bien ! chère… reprit ma mère, saisie par le vertige, j’ai vu aussi M. Maréchal, et il m’a dit exactement la même chose.

Les deux femmes restèrent épouvantées ; elles se regardèrent interdites, sans oser se faire part du tumulte de pensées qui bouleversaient leur âme.

La nuit se passa en prières ; le lendemain, elles allèrent à Paris et demandèrent à visiter le bureau de M. Sylvain Maréchal.

Les quinze cents francs en or étaient dans la cachette, ainsi que les lettres. Elles prirent For et brûlèrent les lettres.

Ces lettres… je ne dirai pas de qui elles étaient… Il est des caractères que F histoire a consacrés et qu’il faut laisser sans tache… À quoi bon d’ailleurs flétrir aujourd’hui une femme qui, dans nos jours d’orage, fut jeune, fut belle et fut malheureuse ?… Madame J. L. venait de terminer son histoire. Quant à nous, nous restions tous plongés dans des réflexions sans fin. L’inconnu redoutable et solennel se dressait devant nous un doigt sur les lèvres, comme la statue d’Hermès ; — nous sentions les problèmes insolubles mettre à la torture tous les replis de notre pensée, tous les ressorts de notre intelligence…



  1. dernièrement M. Amédée Achard a ressuscité par deux spirituels feuilletons publiés dans l’Assemblée nationale le nom et les doctrines de Sylvain Maréchal.