Minuit !!/Le Convive des Trépassés

Amyot, éditeur (p. 1-40).


LE CONVIVE DES TRÉPASSÉS.


Légende.




L’empereur Frédéric Barberousse dûment chapitré par le grand conseil de Venise, venait, après bien des refus, de rendre hommage à sa sainteté le pape Alexandre III, lequel pour pénitence de sa rébellion et d’une foule d’autres très-détestables péchés, l’avait envoyé en Terre-Sainte combattre les infidèles.

Or donc, quand il fut décidé à partir, Frédéric envoya dans tout son empire une grande foule de hérauts d’armes pour appeler et convoquer près de lui, tout d’abord, le ban et l’arrière-ban de ses hauts barons et de ses hommes-liges ; puis tous les bons bourgeois de ses bonnes villes, et finalement tous ses loyaux et fidèles sujets, nobles et roturiers, bourgeois et vilains.

Beaucoup arrivèrent au premier appel et prirent la croix de grand cœur pour suivre leur empereur en Palestine ; mais beaucoup aussi firent répéter la convocation deux fois, parce qu’ils préféraient ensemencer leurs terres et garder leur foyer à chevaucher par monts et par vaux dans des pays inconnus, et mieux aimaient gagner des indulgences à dire des Ave Maria sous le porche de leur église, que pourfendre les Sarrazins vers Damas ou Saint-Jean-d’Acre.

Cependant, peu à peu, et bon gré malgré, tous les bons Allemands en état de porter les armes furent amenés sous la bannière orange et noire de Barberousse et prirent la route de l’Asie pour aller se faire décimer par la famine, la peste et le feu grégeois. Et, pendant ce temps-là, pendant de longues années que l’Allemagne attendit ses enfants et son empereur qui ne devaient jamais revenir, tout alla vraiment au plus mal dans l’empire.

D’abord dans les campagnes les bras forts manquaient pour travailler la terre, et les moissons cultivées par les vieillards et les enfants ne venaient point à bien ; dans les villes et dans les châteaux-forts les seigneurs toujours en guerre les uns contre les autres détruisaient les édifices et ruinaient le commerce ; sur le Rhin, partout les communications étaient coupées et la navigation interrompue. Pour comble de malheur il semblait que tous les esprits malfaisants qui hantaient alors les contrées germaniques, sans nul égard pour le pieux dévouement des croisés, eussent redoublé de rage et d’adresse pour tourmenter les vieillards infirmes et les pauvres veuves.

Jamais peut-être les gnômes et les lutins des forêts de Hartz et du Niederwald ne se montrèrent plus remuants, et ne firent de plus méchants tours aux ménagères qui gardaient seules leurs chaumières, ou aux voyageurs attardés dans les chemins ; jamais les fées de la Loreley ne furent plus cruelles et plus décevantes aux pécheurs et aux bateliers ; jamais enfin les fantômes, les stryges et les vampires des bords du Danube ne dormirent moins tranquillement dans leurs tombeaux : enfin c’était une véritable désolation !

Heureuses encore, étaient celles des ménagères délaissées par leurs époux, qui voyaient grandir auprès d’elles quelque beau garçon, déjà fort, et bientôt capable d’être le chef de la famille ! Celles-là prenaient bon courage, dans l’espoir que bientôt les affaires mieux gérées, ou la charrue plus fermement conduite, ramèneraient l’aisance en leur maison.

Mais quelle douleur aussi, si ces fils, derniers espoirs d’une famille entière, montraient de mauvais sentiments ou s’adonnaient au vice et à la paresse, faute d’une main puissante pour les maintenir ou les châtier !

Et voilà pourquoi pleuraient et se lamentaient deux pauvres femmes du village d’Arnsberg, situé sur les confins de la forêt Noire.

— Ah ! Barbel, ma commère, disait l’une en s’essuyant les yeux, qu’ai-je fait au ciel pour avoir dans ma famille un killecroff ! car, Dieu me le pardonne ! ajouta-t-elle en se signant, n’est-il pas évident que Fritz est un killecroff, à voir la manière dont il mange, dont il boit, et dont il bat ses frères et tous les enfants du village !

— Margareth ! ma bonne Margareth, répondait l’autre avec des sanglots, ne blasphémez pas Dieu et ne maudissez pas votre fils ! Hélas ! si Fritz était un killecroff, Hermann mon fils en serait donc un, lui aussi, car dans toute la contrée, il est seul capable de tenir tête à Fritz sous Ile rapport de la brutalité et de la gloutonnerie ! Mais chacun sait que ces killecroffs, ou enfants changés, sont des rejetons du diable, nés des filles possédées, et introduits par ses suppôts dans les familles, à la place des enfants véritables. — Or, dites-moi, qu’avons-nous fait, vous et moi, pauvres veuves dont les maris sont en Terre-Sainte à combattre les infidèles, pour voir nos fils changés par le diable ou les siens ?

Margareth soupira.

— Ah ! ma chère Barbel, jamais peut-être il n’y a eu tant de killecroffs en Allemagne qu’à présent ! — Souvenez-vous de celui de D*** qui mangeait autant que deux manouvriers, criait et battait les voisins tout le jour, et ne savait rire que s’il arrivait un malheur dans la maison !

— Et de celui de K*** près d’Halberstadt, Margareth, qui dès sa naissance ne laissait pas une goutte de lait à sa mère pour son jumeau et tarissait encore cinq nourrices ! Mais, grâce à Dieu, de celui-ci on en fut bientôt débarrassé, car son père ayant pris les bons conseils de ses amis et de ses parents, l’emporta à Halberstadt pour le vouer à la benoîte vierge Marie. Et, comme il passait sur un pont, les diables se mirent à danser sur l’eau et à appeler l’enfant : « Killecroff ! Killecroff ! » L’enfant qui était dans un panier et qui jusqu’alors n’avait ni bougé ni proféré un mot, ayant six mois à peine, se mit à s’agiter et à crier : « Oh, oh, oh ! » — Killecroff, Killecroff, ou vas-tu ? lui crièrent les diables. — Je vais à Halberstadt pour m’y faire bercer, répondît l’infernal nourrisson. Ce que voyant, son père qui était bon chrétien, reconnut bien la généalogie du marmot, et se signant dévotement, il jeta vite à l’eau le panier, l’enfant et tout. Puis il s’en retourna faire pénitence.

Les deux dévotes commères se signèrent à leur tour et levèrent les yeux au ciel.

— Ah ! Seigneur Dieu ! murmura Margareth en reprenant son fuseau qu’elle avait laissé tomber ; — non !… ma chère Barbel, il faut l’espérer, nos enfants ne sont pas des killecroffs !…

Certes, si quelque sage recteur eût trouvé d’abord bien sévère le jugement des deux prudes femmes sur leurs enfants, il aurait fini par penser comme elles, rien qu’à voir le visage renfrogné et farouche des deux garçons, en ce moment occupés à s’administrer force taloches et coups de poings.

C’étaient bien les deux plus affreux drôles qu’on put voir et les deux plus diaboliques sacripants de toute la contrée. Ils se disputaient alors le cadavre d’un vautour, que chacun d’eux prétendait avoir tué, et les horions pouvaient dru comme grêle, accompagnés d’injures et de blasphèmes.

L’aîné avait seize ans, et le plus jeune quinze ; mais ils étaient singulièrement forts pour leur âge : — ce qui, guère mieux ne valait I disaient les deux pauvres mères, car ils n’employaient leur force et leur adresse qu’à tordre le cou aux volailles des voisins pour en faire ripaille, à voler des cruchons de bière, et à jouer à jeux de vilains.

Fritz était un grand gaillard à charpente forte et osseuse, à tête déprimée, à jambes torses et presque cagneuses. Une épaisse chevelure rousse lui tombait sur le front et se mêlait aux poils touffus de ses sourcils qui laissaient voir tout juste la prunelle fauve de deux yeux vairons et égarés. Au-dessous de ces yeux un nez en bec d’oiseau de proie surmontait une bouche tordue, à dents entrecroisées, qui achevait de donner au fils de la pauvre Margareth une horrible physionomie.

Hermann, le plus jeune des deux chenapans, était un gros garçon carré par le faîte et par la base, dont la figure était plutôt bestiale que farouche. Sa lourde tête supportée par une forte encolure, était éclairée par deux yeux bleu-faïence et ombragée par une perruque d’étoupes magnifiquement emmêlées. Il avait les joues rebondies et hautes en couleur, les cils et les sourcils blond fade, et les lèvres épaisses. La gourmandise et l’ivrognerie étaient ses vices principaux, et pour un pot de bière et une tranche de lard, il se vendait corps et âme à Fritz le bandit.

À jeun quand il voyait pleurer sa mère et sa petite voisine Ketha, la sœur de Fritz et sa promise à lui, il jurait bien de s’amender : mais bast ! le repentir ne durait pas longtemps, car ce mécréant de Fritz, qui jamais n’avait pu sans jurer toucher d’eau bénite, lui apprenait à profiter d’un moment de confiance pour voler les écus et les vivres, et noyer le repentir dans quelque franche lippée.

Quand les deux mères, à bout de sermons et lasses de larmes, eurent reconnu toute leur impuissance à mettre leurs fils dans le droit chemin, quand Ketha eut supplié sa mère de l’envoyer se faire sœur converse au couvent, plutôt que de la donner en mariage à Hermann, les curés du voisinage s’en mêlèrent, et adjurèrent à grand renfort d’eau bénite, le diable, d’abandonner les killecroffs.

Mais mons Satan tenait à son bien, car ni les prières ni les exorcismes ne changèrent les mécréants. Ils semblaient chaque année devenir plus ivrognes, plus voleurs et plus malfaisants.

Souvent on avait entendu dans les taudis dont ils faisaient leurs repaires, des bruits étranges et mal sonnants pour un chrétien fils de bonne mère. Aussi chacun dans le village désirait-il vivement être délivré des killecroffs.

Ils braconnaient, pillaient et incendiaient. Ils poursuivaient les jeunes filles, jetaient du fumier dans l’eau bénite, et profanaient les cimetières.

Mais la justice seigneuriale s’émut enfin de tant de forfaits. Fritz fut saisi par les hommes d’armes du baron d’Halberstadt, comme il venait de tuer un garde-chasse : et peu après, son corps pendu haut et court, flottait au gibet pour servir d’exemple à son bon compagnon.

Après l’exécution, Hermann jugea prudent de déguerpir et de donner quelques preuves de repentance. Ce fut pourquoi il s’en fut à la ville apprendre l’état de son père qui était tisserand avant de partir pour la Terre-Sainte.

On laissa pendant longtemps le cadavre de Fritz suspendu au gibet, comme témoignage de la puissance du seigneur d’Halberstadt ; puis enfin le bourreau le dépendit et l’enterra, sans bénédiction ni prières, dans un vieux cimetière abandonné.

Quand Hermann revint avec sa maîtrise de tisserand, le souvenir de l’exécution était encore vivant dans toutes les mémoires ; il comprit qu’il ne fallait point s’attaquer aux gens ni aux propriétés, s’il ne voulait rejoindre Fritz.

Il avait d’ailleurs dépassé sa dix-neuvième année, et savait que les docteurs assurent « que les killecroffs ou suppositii n’atteignent jamais vingt ans. »

À son retour donc, il se fit passer autant qu’il put, pour un bon tisserand, tranquille, adroit, et faisant vite son aune de toile.

Il semblait avoir oublié à la ville ses habitudes de violence et de rapine ; mais il était incapable de se contenir en face d’un cruchon de bière, et de voir l’enseigne d’une taverne sans y entrer pour déguster le vin du Rhin ; et il n’en sortait guère avant que sa tête troublée et ses jambes titubantes eussent perdu la puissance, l’une de le conduire et les autres de le porter.

Malgré ces apparences de conversion, Ketha ne se décida pas facilement à épouser son fiancé. Elle pleura beaucoup, mais il fallait bien donner un appui à sa mère ; c’était œuvre pie, d’ailleurs, que d’achever la conversion de cette âme égarée.

Le mariage se fit sans éclat, et les jeunes époux allèrent s’établir dans la vieille maison de maître Hermann, le père, qui était mort en Terre-Sainte.

Cette maison située à quelque distance du village était construite sur pilotis et ne renfermait au rez-de-chaussée qu’une entrée fort étroite qui formait la cage de l’escalier et une sorte de cellier sombre où l’on serrait les provisions. En haut de l’escalier se trouvait l’unique chambre d’habitation de ce pauvre logis. Un grand lit à colonnes, un bahut, une large cheminée à manteau au-dessus de laquelle étaient accrochées quelques armes rouillées, et enfin un métier de tisserand, formaient tout le mobilier. C’est là, qu’avaient vécu de père en fils les aïeux d’Hermann, tous tisserands de leur état ; et c’est là que devaient vivre en travaillant comme d’humbles manouvriers, Ketha et son mari.

Tout alla bien pendant quelque temps. Les mères avaient enrichi le jeune ménage de tout ce qui leur restait, et le tisserand gagna quelques écus à faire de la toile ; mais une si belle conduite ne pouvait durer de la part de l’ancien compère de Fritz le pendu.

Bientôt Ketha remarqua que le métier restait immobile des journées entières ; son mari en allant à la ville prendre du fil ou porter de la toile, dépensait plus en un jour, à boire, qu’il n’avait gagné dans une semaine. Peu à peu la gêne remplaça l’aisance ; car les remontrances exaspérèrent le tisserand au lieu de le convertir.

Vers le même temps, Margareth, la mère de Ketha, mourut, et Barbel vint prendre place au foyer.

Alors Hermann voyant au logis une bouche de plus à nourrir, prit sa maison et sa famille en horreur ; il n’y vint que pour y boire et y manger quand il n’avait plus d’argent, et emporter tout ce qu’il pouvait vendre pour payer de nouvelles orgies.

Les pauvres femmes priaient et pleuraient.

Quand Hermann rentrait, ivre, chancelant, abruti, après des semaines entières d’absence, c’était pour passer comme un fléau dans son ménage, battre Ketha qui n’avait point d’argent à lui donner, injurier sa mère, et se faire maudire du village tout entier, à cause de ses débauches et de ses déprédations.

Un soir Barbel vieillie et courbée, moins par l’âge que par les chagrins, comptait en gémissant les dernières ressources de la famille :

— Ah ! ma chère enfant, disait-elle à Ketha, le Seigneur nous a réservées à de rudes épreuves, et sa main a été bien pesante sur nous ! Voici ta bonne mère Margareth, qui vient de mourir de chagrin pour avoir vu six mois durant le corps de son killecroff de fils suspendu à la potence. Et moi, grand Dieu ! suis-je donc destinée à mourir aussi de honte et de douleur ? — Car si Hermann continue à vivre en mécréant, certainement verrai-je aussi, son cadavre, balancé par le vent à la pointe du gibet !

— Chère mère, ne désespérez point ainsi, reprenait Ketha : Dieu touchera encore une fois le cœur d’Hermann. — Voici, Dieu le garde ! sept jours et sept nuits que je ne l’ai vu… mais quand il reviendra, croyez-vous qu’il pourra sans repentir, entendre nos plaintes et voir notre douleur ?

En cet instant, une voix rauque et avinée se fit entendre dans le lointain ; cette voix à peine distincte, avait pourtant été bientôt reconnue par les deux femmes. Elle psalmodiait en nazillant, une vieille chanson bachique, sorte de drame à deux personnages où un pénitent et un ivrogne qui se rencontrent, entreprennent mutuellement de se convertir, l’un, à la vertu des anachorètes, et l’autre, à la libre expansion des pourceaux d’Épicure.

— Qui es-tu, toi qui va chantant ?…
— Qui es-tu, toi qui t’ennuie ?
— Je suis un pénitent,
    Qui va pleurant sa vie.

— Je la pleure sans fin !
— Tes motifs sont pieux ?
— J’entends lorsque le vin
    Me ressort par les yeux !…

Barbel et Ketha se signèrent en pleurant ; on sentait que cette voix rauque, traînante, heurtée, appartenait au dernier degré de l’ivresse ; que les jambes amollies du tisserand suivaient une route incertaine, et que l’ignoble chanson était souvent interrompue par des hoquets.

Mais peu à peu, la voix se rapprochait, et les paroles devenaient plus distinctes :

— Sais-tu qu’il faut mourir ?
— Je veux mourir… à table !
— Crains un triste avenir,
Ce n’est pas une fable !
— Je ne crains que la soif !
— Tu dois craindre la mort !
— Je bois tant que j’ai soif,
Et quand j’ai bu… je dors !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Songe donc à mourir !
— J’y songe quand j’y pense !
— Tu dois t’en souvenir
Et faire pénitence.
— Je la fais très-souvent…
— Tu ne la fais jamais !
— Quand je n’ai pas d’argent
     Pénitence je fais !…

Bientôt les pauvres femmes, toutes tremblantes, entendirent des pas lourds et inégaux frapper le pavé de

la cour, et la porte crier sur ses gonds.

— Je jeûne tous les jours.
— C’est ce qui te rend blême !
— Ne doit-on pas toujours
   Jeûner dans le carême ?
— … Je ne fais qu’un festin !
— Tu fais donc ton devoir ?
— Je commence au matin…
   Et je finis le soir !

Hermann montait l’escalier ; il poussa rudement la porte et fit son entrée en chancelant ; puis sans voir sa femme et sans saluer sa mère, il alla tomber comme une masse inerte sur un escabeau. Ses vêtements étaient débraillés et souillés de vin et de boue : ses yeux larmoyants jetaient autour de lui un regard vague.

— Ohé ! la femme ! cria-t-il en jurant, où est mon souper ?… Je veux mon souper, moi !… N’avez-vous point eu le temps de dresser la table, madame la paresseuse ?…

Ketha essuya ses larmes, et chercha vainement la force de répondre.

— Hé ! la belle prêcheuse ! avez-vous la pépie ? ou mons le diable m’aurait-il fait la grâce de vous tordre la langue, que vous ne sonnez mot ?

— Mon fils, dit enfin Barbel après un effort, taisez-vous, et laissez votre femme tranquille !… Vous n’avez que trop soupé, et loin du logis, où peu vous inquiète ce qui garnit la huche au pain !…

— Hum !… Qu’est ceci ? grommela Hermann sans trop se rendre compte encore du sens de l’admonition maternelle ; — suis-je donc, ou non, le maître céans ?… pas de caquets, les femmes !… et qu’on me serve à boire, dà !

— Taisez-vous, vous-même, mon fils ! s’écria Bar bel indignée ; votre femme et votre mère ruinent leur santé à filer tout le jour et ne parviennent point à gagner le pain quotidien ; — le temps est venu enfin de reprendre le métier et de faire quelques bonnes aunes de toile ! ce n’est point ici lieu de beuverie, et n’avons point de cause de réjouissance, puisque, loin de devenir un bon chrétien, vous persistez à rester un sale ivrogne sans pitié ni respect pour nous !

— Au diable soit la mère et la femme ! vociféra l’ivrogne furieux, en faisant trembler la maison tout entière d’un formidable coup de poing sur la table massive qui occupait le milieu de la chambre. — Or çà ! laquelle des deux va aller me quérir à boire, les commères ?

Cette exclamation fut suivie d’un instant de silence, et ce silence avait quelque chose de solennel : la vieille tournait son fuseau au coin de l’être sans feu avec un mouvement fébrile ; Ketha tremblait et pleurait, incertaine entre l’obéissance et la révolte.

— M’obéirez-vous, enfin ! suppôts d’enfer ! cria Hermann avec un rugissement ; — m’obéirez-vous ? ou je cogne !…

La vieille Barbel leva au ciel deux yeux glauques l’on aurait pu voir perler deux larmes sanglantes.

— Ne bougez, ma fille ! dit-elle d’une voix tremblante à Ketha qui se levait.

Hermann bondit comme une bête féroce, s’élança sur sa mère, la saisit par les épaules et la jeta sur les dalles de l’escalier.

— Tonnerre ! c’est donc vous, vieille fée, vieille sorcière, qui enseignez l’insubordination à ma femme ! Dehors ! dehors ! et vite ! courez au sabbat, et puisse Satan vous rôtir, vous et votre manche à balai !

Et comme la pauvre mère se soulevait à grand’peine, il l’enleva de nouveau, la traîna à demi-morte sur les degrés, la poussa dehors en jurant, et malgré le froid, malgré la nuit, il ferma rudement la porte.

— Au diable ! dit-il.

Il remonta dans la chambre.

— À vous, maintenant ! la belle mijaurée, reprit-il en cherchant Ketha du regard ; obéissez, et vite trouvez-moi le chemin de la cave ! — Mais, du diable ! serait-elle jà partie ? ce que c’est que de faire sentir le mors à ces diseuses de patenôtres !… — Je ne la vois point !

En cet instant, l’ivrogne heurta du pied un corps inerte ; c’était Ketha qui était tombée évanouie d’horreur, sur le carreau.

Alors Hermann seul en face de sa femme inanimée se sentit marqué du signe de Caïn ; la peur se fit jour à travers les fumées de l’ivresse, et il s’enfuit comme un maudit.

À quelque distance de son logis il rencontra sa mère brisée, meurtrie, sanglante, qui s’accrochait aux ronces du chemin pour aller mourir chez le pasteur du village. La pauvre vieille leva une main au ciel en apercevant Hermann, et d’une voix pleine de prières :

— Dieu vous pardonne, mon fils, murmura-t-elle.

L’ivrogne erra longtemps dans la campagne, en proie à une sorte de délire où se mêlaient les images de la réalité et les fantômes enfantés parles vapeurs de l’ivresse.

Tantôt, il lui semblait que mille démons le poursuivaient de cris discordants et de grimaces hideuses ; tantôt c’étaient sa mère et sa femme, pâles victimes qui imploraient sa pitié, ou, lasses de prier en vain, demandaient à Dieu le châtiment de leur bourreau ; tantôt enfin, c’était le gibet d’Halberstadt qui se dressait menaçant devant lui, et le cadavre de Fritz qui se débattait au sommet, comme dans les angoisses d’une éternelle agonie.

Bientôt cette dernière hallucination prit sur son esprit un empire étrange.

Il lui sembla que le fatal gibet l’attirait invinciblement, et qu’en dépit de sa volonté et de ses efforts, chaque pas l’en rapprochait davantage.

Puis, lorsqu’il en fut tout proche, il vit Fritz s’en détacher tout à coup, à force de gesticuler, et il sentit la main qui avait frappé sa mère, serrée par la main sèche et froide du pendu, comme par un étau.

Alors il fut entraîné dans une ronde immense où dansaient avec fureur des milliers de figures fantastiques et effrayantes.

C’était comme si les morts que le gibet avait portés s’étaient donné rendez-vous pour une orgie infernale, à la clarté douteuse de la lune prête à disparaître.

Il y avait là, tous les bandits qui jadis avaient désolé la contrée, et dont les squelettes s’entrechoquaient au bruit grinçant d’un horrible rire.

Puis, les assassins dont les corps étaient tout décharnés, tandis que leurs bras et leurs mains gardaient l’apparence de la vie et restaient souillés d’un sang ineffaçable.

Puis des filles infanticides qui semblaient condamnées éternellement à donner leur sein vivant à des enfants morts.

Tous ces spectres vomis par l’enfer, dansaient avec rage une danse irrégulière, folle, saccadée et comme convulsive.

Hermann était entraîné par le killecroff, et sans force de résistance, sans volonté, sans énergie, il suivait en criant la ronde vertigineuse qui s’enroulait en spirale au pied du gibet.

Brisé, meurtri, hors d’haleine, il tomba enfin. Alors il lui sembla que c’était autour de lui que les spectres dansaient en ricanant. Il crut voir leurs doigts osseux et livides le désigner comme une victime ou une proie, et le cercle se resserrer pour l’envelopper de toutes parts.

Ils tournaient sans s’arrêter, sans ralentir leur course et comme mus par un mécanisme. Hermann sentit bientôt que l’espace et l’air lui manquaient, car les membres froids des spectres le pressaient et l’étouffaient. C’était comme un cercle de glace autour de sa tête, comme un poids horrible sur sa poitrine. Il s’évanouit.

La fraîcheur matinale calma les angoisses du tisserand. Il ouvrit péniblement les yeux et se retrouva avec horreur couché sous le gibet d’Halberstadt.

Son premier mouvement fut de s’enfuir loin de ce lieu sinistre, sans choisir sa direction, sans regarder devant lui.

Peu à peu cependant, ses sens s’apaisèrent, et il dégagea des visions de la nuit l’affreuse réalité. Mais, bien loin de se sentir saisi par le repentir et le besoin d’expiation, il n’éprouva qu’une brutale horreur pour tout ce qui lui rappelait son crime. De la place où il était, il pouvait encore apercevoir dans le lointain sa maison et son village. Cette vue lui fut odieuse, et n’écoutant que son instinct bestial, il s’éloigna rapidement du pays.

Cette fois, comme il était à jeun, il suivit un chemin direct et ne s’égara point autour des justices seigneuriales.

Malgré sa hâte d’arriver au but de son voyage, et la précipitation de sa marche, maître Hermann n’atteignit que vers le milieu du jour la lisière de la forêt Noire.

Il s’engagea dans un chemin sombre et vigoureusement creusé par les eaux pluviales, où l’ombre était si épaisse, même en plein jour, qu’à peine y voyait-on suffisamment pour reconnaître à dix pas un compagnon de route.

Après quelques instants d’une marche rapide, il s’arrêta devant une misérable chaumière de bûcherons et frappa trois coups vigoureux à la porte,

Une petite vieille décrépite, à l’œil louche et vitreux, avança la tête par un trou garni de paille qui servait de fenêtre.

— Allons çà ! dépêchons, ma mie, cria-t-il dès qu’il l’aperçut ; — ouvrez-moi ; et vite ! s’il plaît au diable, votre cousin !

La vieille descendit aussi lestement que pouvaient le permettre son âge et ses infirmités, les quelques marches qui la séparaient du sol ; puis elle souleva le loquet de bois qui barricadait intérieurement la porte, et maître Hermann se précipita dans la chambre.

Son premier mouvement fut de s’asseoir à une grande table souillée devin et bordée de bancs ; et comme il trouva que la vieille ne s’empressait pas assez à le servir, il frappa dessus un vigoureux coup de poing.

— Tonnerre ! dérouillez un peu votre carcasse, tison d’enfer ! et me servez un bon repas ! J’ai marché vite et je suis à jeun.

— Seigneur ! maître Hermann, fit la vieille avec terreur, comme vous êtes agité ! — Mais ne vous colérez pas toutefois, car voici la soupe de mes hommes qui bout, le lard est cuit, la bière est dans les pots, et j’entends mon Antoine qui fait son cri à l’entrée du chemin creux. Il est votre bon compagnon, et pouvez bien l’attendre le temps d’un Ave Maria !

Et tout en tenant ce discours, la vieille tira d’un bahut grossier quelques pots d’étain et quelques écuelles de bois, et les disposa sur la table pour faire prendre patience à son convive.

Pendant ces préliminaires, trois hommes arrivèrent, et après s’être débarrassés avec empressement de leurs armes et de leurs manteaux, ils s’assirent aux côtés d’Hermann en jurant contre l’ingratitude des temps.

Ces trois hommes étaient maître Antoine et ses deux fils.

Peut-être craignaient-ils Dieu et disaient-ils leurs patenôtres, maître Antoine et ses fils ; mais on leur faisait une étrange réputation dans la contrée.

D’abord, pour des charbonniers, on les voyait plus souvent en chasse et en maraude qu’à faire du bois, et leur maison tenue par une vieille à moitié sorcière, était devenue un cabaret assez mal famé où s’enivraient à la journée les mauvais gars du voisinage.

On contait à voix basse que plusieurs voyageurs étrangers, qui s’étaient égarés dans ces parages, n’avaient jamais revu leur pays, et que leurs manteaux avaient parfois été reconnus sur les épaules des charbonniers.

Quoi qu’il en fût, les marchands forains et les colporteurs n’aimaient point à s’arrêter, nuit close, à l’auberge de maître Antoine ; mais on n’accusait point tout haut les charbonniers, car le père et les fils passaient pour être redoutables à leurs ennemis et faire payer cher les propos mal sonnants.

Hermann entretenait ses habitudes de fainéantise et de débauche dans la maison de maître Antoine. Pour continuer cette vie, le tisserand était capable de tout et Antoine l’avait bien compris. Aussi l’aidait-il, de la bonne façon, à faire sauter les derniers écus, qui lui restaient, sachant bien qu’une fois à jeun, et sans un frédéric, l’ivrogne lui appartiendrait tout entier.

Quand donc, après de copieuses rasades, Hermann osa se vanter de ses exploits de la veille, et raconter comment il avait mis l’ordre en son logis, Antoine applaudit de grand cœur à ce trait d’énergie.

— La peste soit, dit-il, des femmes pleurardes et geignardes qui point ne savent faire autre chose que se plaindre et réciter des patenôtres !… Vous auriez bien fait, mon maître, tandis qu’étiez en train, de nettoyer tout bellement la place, en mettant dehors la femme avec la mère ! C’eût été bon débarras !

— Et j’ose dire, reprit Hans, l’aîné des fils, qu’avec une jolie servante bien douce et bien obéissante, laquelle je vous tiens en réserve, c’eût été plaisir de faire de votre bicoque une gentille auberge, comme celle-ci, où, en hébergeant vos hôtes, eussiez pu vous héberger vous-même, et gratis boire et faire ripaille tout le reste de vos jours !

— Tudieu ! le conseil a son prix ! et le proverbe a raison qui dit : ne ment point fils de bonne mère ! interrompit Antoine. — Holà ! la vieille ! à boire, et du meilleur !

— Çà, maître Hermann, mon compère, buvez bien et tâchez d’oublier que n’avez pas soupé chez vous hier !

Hermann avala d’un trait un plein gobelet d’eau-de-vie. — Du diable ! s’écria-t-il, vous avez raison, mes compères ! dehors la femme ! et bientôt nous pendrons la crémaillère sur un feu clair, car il flambera bien, je vous jure ! mon vieux métier de tisserand !

C’était de bon cœur que les charbonniers prodiguaient à leur hôte le vin et l’eau-de-vie, car ils avaient rêvé, dès longtemps, de faire avec lui une association de rapine ; en effet sa maison transformée en auberge devait faire une excellente succursale de la leur ; Hermann d’ailleurs avait les épaules carrées et les poings solides : on pourrait donc se prêter mutuellement main-forte dans l’occasion.

La vieille semblait avoir deviné les intentions de ses maîtres, car tout en distribuant autour de la table le vin du Rhin et l’eau-de-vie de cerises, elle ne négligeait point de remplir le gobelet d’Hermann plutôt deux fois qu’une.

À mesure que l’ivresse du tisserand augmentait, sa tête s’exaltait davantage contre la pauvre Ketha. Ses ignobles passions surexcitées par la boisson et l’encouragement des charbonniers l’entraînaient à de nouveaux crimes, et cette maison qu’il avait fuie avec tant d’horreur, il brûlait maintenant d’y retourner pour en chasser sa femme.

Les fils d’Antoine continuaient à dessein, d’exciter ses instincts brutaux ; tout à coup il se leva, et renversa en jurant son gobelet encore plein.

— Eh pardieu ! s’écria-t-il, point n’est besoin d’attendre davantage, pour être maitre en ma maison ! Il fera jour encore une heure ; d’ailleurs, je sais mon chemin, et s’il vous plaît, mes bons compères, nous souperons demain ensemble en mon logis !

Sur quoi, la vieille lui ayant apporté une bonne gourde d’eau-de-vie — car, disait-il, c’était lanterne pour éclairer sa route — il prit un bâton ferré, et tout en chancelant sortit de la cabane et s’avança dans la campagne.

Il suivit d’abord la route tracée d’une marche avinée, mais rapide, comme si une volonté arrêtée eût, pour un instant, dominé les fumées de l’ivresse.

Quoiqu’il fût déjà tard, comme la journée avait été belle, les derniers rayons du soleil brillaient d’un splendide éclat, et la campagne était encore éclairée de cette lumière fugitive qui dore l’atmosphère quelques instants avant le coucher du soleil. Des nuages empourprés mêlés de teintes fauves et de teintes plombées, en enveloppant, à l’horizon, l’astre prêt à disparaître, semblaient bien présager un orage prochain, mais jusqu’alors ils faisaient seulement ressortir l’or de ses rayons par leurs ombres foncées.

Peu à peu, l’action de l’air complétait l’Ivresse du tisserand ; ses idées se troublaient et il trébuchait aux pierres du chemin.

C’était en vain qu’il essayait de se remémorer sa route et de la suivre d’un pas ferme ; ses jambes flageolantes semblaient ne lui prêter qu’à regret leur service, et son esprit n’avait plus qu’une vague perception des objets extérieurs.

Pendant ce temps-là, le crépuscule enveloppait lentement la terre de ses voiles gris ; les montagnes bleues de l’horizon n’étaient plus séparées du ciel que par une ligne de feu ; et les nuages amoncelés se coloraient de reflets enivrés, tandis que le roulement lointain du tonnerre annonçait l’orage.

Hermann essayait de presser le pas ; mais tous ses efforts n’aboutissaient qu’à le faire tourner sur lui-même au milieu d’un chemin qu’il ne reconnaissait plus. À la lueur fugitive des éclairs, il apercevait dans le lointain les tours d’Halberstadt et le clocher de son village : mais s’il essayait de s’orienter et d’avancer dans cette direction, les tours et le clocher faisaient volte-face, et apparaissaient aussitôt du côté opposé comme pour se jouer de ses efforts. Tout le pays environnant dont il connaissait, depuis son enfonce, chaque site, chaque point de vue, chaque champ et chaque toit, semblait tourner autour de lui pour multiplier ses incertitudes et ses étonnements.

C’était comme un vaste cercle ébranlé par un inexorable mouvement de rotation, et à mesure que la nuit descendait plus épaisse sur la terre, le cercle allait se rétrécissant, les objets les plus éloignés ou les moins saillants s’effaçaient dans l’ombre, et il ne restait plus debout autour du tisserand, que les silhouettes fantastiques des clochers pointus, des donjons hautains ou des chênes gigantesques.

L’orage approchait avec une rapidité désespérante : les nuages se pressaient les uns sur les autres, et les éclairs de feu jaillissaient toujours plus fréquents de leurs lianes déchirés. Le vent chassait les feuilles sèches par les chemins avec des bruissements étranges, et tourbillonnait en sifflant dans les hautes ramures.

À tous les détours, à tous les coins des haies, apparaissaient à l’ivrogne mille formes fantasques qui s’agitaient en tous sens pour lui barrer la route tracée, l’égarer dans les hautes herbes et se rire de ses efforts.

Hermann s’irritait contre les obstacles et avalait de minute eu minute de nouvelles gorgées d’eau-de-vie pour soutenir sa lutte inutile. Il frappait avec rage, de son bâton ferré, toutes tes barrières réelles ou imaginaires, qui embarrassaient son chemin.

— Par la mort Dieu 1 s’écria-t-il avec fureur, les diables ont fait un pacte contre moi ! Ne retrouverai-je pas enfin mon logis ?

Et tout en trébuchant, il s’égarait parmi les troncs rabougris de quelques vieux saules, qui bordaient un ruisseau, et dont les têtes noueuses semblaient de moment en moment, montrer derrière les buissons du sureau et du troène, de hideux visages de gnômes. À chaque pas, il lançait vers le ciel un juron plus horrible et tentait un effort plus désespéré, jusqu’à ce qu’enfin, las de la bataille, il se retournât vers une autre issue pour chercher sa route.

Et c’était pitié de le voir, chancelant, marchant au hasard, et tournant péniblement sur lui-même dans un cercle déjà vingt fois exploré.

Tantôt, se raidissant par un reste de volonté lucide, il s’élançait à la course et franchissait d’un bond un long espace ; tantôt, il tombait épuisé et abasourdi au pied d’un arbre ou dans la vase d’un fossé. Il restait alors un moment immobile, abruti, stupéfié par les vapeurs de plus en plus épaisses de l’ivresse, car à chaque repos il avait recours à sa gourde d’eau-de-vie ; puis il se relevait pour chercher de nouveau son chemin à travers les sentiers qui partageaient la campagne et semblaient pour lui se multiplier à l’infini et s’entrecroiser dans un enchevêtrement inextricable, comme les fils d’un écheveau de soie embrouillé.

Tout à coup, il se trouva, sans savoir comment, les jambes empêtrées par des hautes herbes, et frappées de temps en temps, comme par des barrières, cachées sous les lianes du lierre terrestre et des plantes grimpantes.

L’orage était imminent. Les nuages interceptaient complétement la clarté de la lune. Le tonnerre de plus en plus rapproché, faisait entendre le roulement sourd qui précède un éclat. Le vent tourbillonnait avec fureur dans les arbres et les courbait comme des roseaux ; et la terre exhalait cette âcre senteur qui annonce la pluie.

Hermann, par un dernier effort de volonté, essayait de hâter le pas, et de débarrasser ses jambes des herbes touffues et entrelacées.

Mais à chacun de ses mouvements, il lui semblait recevoir un violent coup de bâton dans les jambes : et plus il s’agitait, plus les coups se multipliaient.

— Que Satan me soit en aide ! s’écria-t-il enfin, au paroxisme de la fureur ! Eh ! de par Fritz mon vieil ami, qui, si bien me fit danser hier, mons Lucifer n’aurait-il pas dans son domaine une pauvre petite flamme à mon service pour éclairer ma route ?

En cet instant, de larges gouttes de pluie commençaient à tomber. Tout à coup, une petite flamme bleuâtre, qui ne jetait pas de lumière, s’élança de terre et décrivit sur la terre humide des formes inconnues.

Elle dansait avec une rapidité magique, tournoyait autour du tisserand, léchait ses vêtements sans les brûler et touchait ses pieds sans leur faire sentir la chaleur.

Hermann répétait cent fois des jurons horribles ; il se débattait comme un furieux ; mais bientôt embarrassé dans les Lianes, il tomba la face contre terre.

En tombant il arracha avec violence un des bâtons qui frappaient ses jambes à coups redoublés.

Il l’éleva vivement jusqu’à ses yeux et poussa un cri de malédiction.

C’était une croix noire vermoulue et rongée de vers. Il était égaré au milieu d’un cimetière abandonné.

— Tonnerre ! s’écria-t-il, vous êtes bien mal plaisants, messires les trépassés ! — De par le diable ! Puisque les feux de l’enfer n’éclairent pas, n’y a-t-il donc point une de vos vieilles carcasses qui se veuillent lever pour m’indiquer mon chemin ?

La pluie tombait à torrents.

Hermann frappa du pied une tombe encore fraîchement remuée.

— Holà ! vous autres ! n’est-il donc point céans quelque gentil compagnon qui me veuille aider ? — Vienne avec moi quelque bon fils de Satan et je le garde à souper ! — Je désaltère son gosier de damné avec mes dernières bouteilles de vin du Rhin, et je le reconduis ensuite civilement jusqu’en son logis pour qu’il lui plaise de m’en offrir autant !…

Et l’ivrogne accompagnait ces paroles de blasphèmes et de cyniques éclats de rire. Mais tout à coup la malédiction expira sur ses lèvres et le rire s’arrêta dans sa gorge.

Il venait de se sentir étreindre par une main glacée.

Cette main sèche, osseuse et crochue, s’enfonçait dans sa chair par une pression horrible, et le secouait avec une violence surhumaine.

Sa tête se débarrassa comme par magie, et tout le sang lui reflua vers le cœur.

Au milieu des horreurs de la nature bouleversée, de la furie des orages, des éclats du tonnerre, des clartés sinistres des éclairs qui brodaient les nuages de festons de feu, se dressait un spectre immobile et terrible.

Hermann leva vivement les veux et les referma soudain.

Un éclair qui venait d’illuminer le ciel de l’orient à l’occident, avait frappé la tête hideuse du spectre : c’était l’ancien compagnon du tisserand, c’était le killecroff maudit de toute la contrée, c’était Fritz le pendu !…

Hermann tomba à genoux, glacé par l’horreur, paralysé par l’épouvante.

La flamme bleue un moment évanouie venait de reparaître ; elle s’élançait hardie et incompressible au devant du spectre et l’enveloppait comme d’un cercle infernal. Sa faible lumière projetait sur lui seulement des reflets phosphorescents, et Fritz se dessinait sur l’ombre épaisse comme une silhouette pâle et bleuâtre.

Il était bien là, tel que l’avaient vu longtemps les habitants du pays attaché au gibet d’Halberstadt. Son corps sec, long et verdâtre, était disloqué aux articulations. Ses traits horriblement contractés mimaient la grimace de la potence ; ses cheveux roux étaient dressés sur son front comme par une suprême angoisse, et ses yeux ronds et sanglants sortaient de leur orbite.

Mais tant de hideurs, jadis atténuées par le reflet terne de la mort, recelaient maintenant la flamme d’une vie surnaturelle et diabolique. Ses membres s’agitaient comme mis eu œuvre par un ressort, et se pliaient lentement aux jointures avec un mouvement automatique. La couleur ardente de ses cheveux était rehaussée par des lueurs qui paraissaient des jets de feu, et ses yeux voilés par ses sourcils épais comme par une ombre nécessaire, semblaient des escarboucles et lançaient des éclairs.

Il était immobile et plongeait ces terribles yeux jusqu’au fond de l’âme du tisserand. Celui-ci demeurait fasciné comme sous une puissance invincible ; un râle sourd s’exhalait de sa poitrine, ses dents claquaient, il restait cloué à terre par une terreur suprême !

C’est que ce n’était plus le cauchemar de la veille, mais une épouvantable réalité !

Par un mouvement lent, le fantôme leva son bras droit et l’étendit vers l’horizon. Bien loin, en droite ligne au bout de ce bras brillait une lumière comme une étoile dans la nuit. Aux reflets intermittents de l’orage, Hermann reconnut sa maison où veillait encore Ketha.

Complètement dégrisé par la terreur, il bondit hors du cimetière et prit une course désespérée à travers la campagne.

Il marchait avec une rapidité prodigieuse. Ni la pluie battante qui lui fouettait le visage, ni les rafales du vent d’ouest qui l’enlevaient presque de terre, n’arrêtaient sa course échevelée. Lancé en avant par la force toute puissante de la terreur, il traversait malgré l’obscurité, les bois et les précipices, sans se heurter, sans reprendre haleine, sans regarder derrière lui.

Et plus il allait, plus sa fuite paraissait rapide. On eût dit, non pas un homme marchant sur la terre, mais un démon volant au sabbat sur les nuées du ciel.

Enfin la pluie cessa un instant, et les nuages déchirés laissèrent échapper quelques rayons de lune. Harassé, hors d’haleine, brisé, n’en pouvant plus, Hermann se laissa tomber comme une masse au pied d’un arbre.

Il s’accouda sur le gazon mouillé et leva les yeux pour reconnaître le pays. Grand Dieu ! il était au pied du gibet d’Halberstadt, et Fritz, le hideux spectre aux membres verdis, à la bouche tordue, aux yeux flamboyants, était devant lui, droit et impassible, le bras tendu vers l’horizon.

L’horreur rendit au tisserand une nouvelle énergie ; il reprit sa fuite désespérée.

Les champs, les prés, les montagnes et les vallées disparaissaient tour à tour derrière lui, muets témoins des distances franchies.

De temps eu temps il se retournait, vaincu par la fatigue : alors il voyait Fritz qui le suivait toujours à une égale distance, toujours d’un même pas mesuré et automatique.

En vain prenait-il un élan plus puissant, en vain franchissait-il d’un bond des espaces inouïs ; en vain dans sa course surhumaine rasait-il à peine la terre. … Le spectre, malgré la lenteur de sa marche, ne perdait pas un pouce de terrain.

Parfois même Hermann croyait se voir sur le point d’être atteint, et saisi de nouveau par la main terrible du pendu.

Alors l’effroi lui rendait des ailes. Il courait sans se retourner pendant des instants qui lui semblaient des heures ; et quand les forces lui manquaient et l’obligeaient à reprendre haleine, il retrouvait encore le fantôme derrière lui, et il n’y avait entre eux ni un pas de plus, ni un pas de moins.

La nuit était avancée ; la pluie devenue plus fine continuait froide et perçante ; un silence de mort régnait dans la campagne.

Mais le voyage infernal poursuivait son cours sans se ralentir. Le tisserand franchissait toujours des bois et des champs, et cependant il n’atteignait jamais le but de sa course. Il semblait que les distances prissent tout à coup des proportions fantastiques et s’allongeassent outre mesure.

L’infortuné, en vue des maisons du village, criait et appelait au secours : mais sa voix expirait dans sa gorge, étouffée par la peur, et ses dents claquaient avec une violence qui ne lui permettait pas de formuler une prière.

Enfin, épuisé, mourant, à bout de force et de courage, Hermann arriva au seuil de sa maison, saisit le marteau de la porte, et le secoua avec frénésie en poussant des hurlements de frayeur.

Ketha reconnut la voix de son mari et descendit les degrés en recommandant son âme à Dieu.

Hermann frappait à coups redoublés : il entendait la marche inexorable du spectre derrière lui, et les secondes lui paraissaient des siècles d’angoisses.

Enfin les verrous sortirent de leurs gâches et la porte s’ouvrit.

Hermann se précipita dans la maison, la tête perdue, les yeux hagards, comme un insensé. Il repoussa les verrous avec toute la force qu’il put trouver encore et regarda autour de lui.

Mais le spectre n’était pas entré dans la maison.

— Femme, s’écria-t-il, vite, vite !… apporte ici tout…, tout ce que nous avons… vite… vite… les meubles, les tonneaux… tout, tout !…

Et chancelant, il s’appuyait à la muraille.

Ketha restait immobile sans comprendre. Hermann entr’ouvrit le judas de la porte et lui montra Fritz qui s’avançait toujours.

La pauvre femme poussa un cri d’horreur :

— Mon frère !

Puis, comprenant par une intuition rapide l’idée de son mari, elle s’élança dans le cellier.

En un instant, les échelles, les cuves, les tonneaux, furent arrachés de leur place et amoncelés devant la porte en une formidable barricade.

Dans la chambre commune, en haut des degrés, ils fermèrent la porte, la verrouillèrent encore et en défendirent l’accès par une pyramide de meubles qu’ils se préparèrent à soutenir de leur corps.

Quand la dernière fortification fut achevée, le tisserand tomba épuisé ; Ketha se jeta à genoux près de lui et implora Dieu.

Mais les pas du killecroff maudit s’approchaient de minute en minute… bientôt on les entendit faire retentir le pavé de la cour sous leur choc sonore.

Ketha saisit Hermann dans ses bras et fit une prière suprême. Elle avait pardonné et priait Dieu de pardonner aussi.

Tout à coup les pas s’arrêtèrent ; il y eut un moment de silence et, le marteau de la porte lentement soulevé retomba avec un bruit sourd.

Tous deux s’élancèrent vers la porte intérieure et se raidirent, en soutenant les meubles qui la défendaient, de toute la force de leurs membres crispés.

Puis immobiles, la respiration arrêtée sur les lèvres, ils attendirent.

An bout de quelques secondes un second coup fut lugubrement répété par l’écho.

Un silence solennel régnait dans la nature.

Un troisième coup plus fort que les deux premiers fit trembler les barricades extérieures.

Ketha se sentit défaillir.

— Que veut-il, mon Dieu ! demanda-t-elle à son mari d’une voix si éteinte, qu’au mouvement de ses lèvres seulement, il devina ce qu’il n’entendait pas.

— J’ai blasphémé… j’ai invoqué Satan… j’ai défié les trépassés de me montrer ma route, de m’envoyer un guide… j’ai invité un damné à venir souper céans… j’ai promis de le suivre après… Et Fritz est venu…

La voix du tisserand expira dans sa gorge, car le marteau frappa trois fois la porte à temps égaux ; et au troisième coup, la première barricade s’ébranla, tandis que deux tonneaux roulaient à terre.

Ce fut une angoisse inexprimable : les patients sentirent leurs cheveux se hérisser sur leur tête et tout leur sang se glacer dans leurs veines.

Les coups retentissaient toujours, et à chaque coup un meuble tombait et déblayait l’entrée de la maison. Enfin bientôt les verrous eux-mêmes s’ouvrirent sans résistance.

Puis les pas lents du spectre frappèrent à intervalles réguliers les marches de l’escalier.

Quand il eut atteint la dernière, ses doigts osseux frappèrent un coup sec sur le panneau de la porte, et la muraille trembla.

Comme à la première barrière, chaque coup renversait un obstacle ; comme à la première barrière quand le dernier obstacle fut tombé, la porte s’ouvrit d’elle-même, et Fritz le pendu apparut sur le seuil.

À cette horrible vue, Ketha tomba évanouie ; Hermann s’enfuit dans le coin le plus sombre de la chambre, et se serra contre la muraille, comme s’il eût espéré y trouver un refuge.

Mais l’impitoyable spectre marcha droit à lui, l’étreignit de ses doigts d’acier, l’enleva de terre et l’assit en face de lui devant la table à manger.

Et quand ils furent assis tous deux, il darda ses yeux flamboyants sur son ancien compagnon, et frappa un coup sec sur la table pour réclamer le souper promis.

Hermann poussa un cri de désespoir et fit de la tête un signe de refus.

— Au nom de Dieu, va-t’en ! murmura-t-il faiblement en essayant un signe de croix impossible.

Mais le killecroff restait immobile, gardant son rictus funèbre et fixant toujours sur le tisserand ses yeux de damné.

Il frappa une seconde fois la table d’un coup plus impératif.

Alors, d’une voix étouffée, le tisserand appela sa femme :

— Ketha !…

La pauvre créature se souleva péniblement et entrouvrit les yeux.

À l’aspect de son mari et du spectre de son frère, elle laissa échapper un cri aigu, et retomba brisée comme quelqu’un qui sort d’un horrible rêve, pour entrer dans une réalité plus effroyable encore.

Le killecroff frappa une troisième fois.

— Ketha, va nous chercher à boire, murmura Hermann.

Mue par une force surnaturelle, fascinée par le terrible regard du pendu, elle se leva, tira du bahut quelques fruits secs et un morceau de jambon, et les posa sur la table entre les deux convives ; ensuite, elle rinça machinalement deux gobelets d’étain et les mit à côté ; puis toujours suivie par ces deux yeux qui semblaient des torches allumées par le feu de l’enfer, elle descendit à la cave pour y prendre les dernières bouteilles qu’Hermann y avait laissées.

Quand les bouteilles eurent été déposées devant lui, Fritz prit son gobelet et l’éleva en l’air.

Hermann le remplit jusqu’au bord et reposa la bouteille sur la table.

Mais le bras du spectre resta immobile et tendu, jusqu’à ce qu’Hermann se fût aussi versé à boire, et eût approché le vin de ses lèvres bleuies par la peur.

Alors la liqueur dorée sembla descendre par le gosier du killecroff comme par la bonde d’un tonneau vide. Et tout en buvant, il dirigeait encore vers le tisserand son regard fixe ; sons cette insupportable pression, l’infortuné fut forcé de boire aussi.

Quand Herman abaissa son gobelet, il retrouva, devant lui, le bras tendu de son hôte qui demandait encore du vin.

Il lui fallut remplir de nouveau son verre vide et renouveler la libation funèbre.

Et quand les deux premières bouteilles furent achevées, Fritz, toujours impitoyable, frappa pour en demander d’autres.

Toujours sous la domination infernale du killecroff, Ketha obéissait à ses signes sans conscience d’elle-même,

Fritz ne mangeait pas, mais il buvait toujours.

Le vin semblait circuler dans ses veines comme en des torrents avides et desséchés, sans animer son visage, sans échauffer ni assouplir ses membres rigides.

Enfin, quand la dernière bouteille eut versé sa dernière goutte de liqueur, quand le dernier gobelet fut vidé, le spectre se leva, et, d’un geste inflexible, fit signe au tisserand de le suivre à son tour.

D’un bond qui contenait une énergie suprême, le malheureux s’élança au fond de la chambre et s’accrocha de toute la force de sa plus puissante étreinte aux colonnes du lit. Puis, avec un cri déchirant, il invoqua une dernière fois Ketha comme un ange protecteur.

Par un mouvement plus prompt que la pensée, la pauvre femme s’était jetée sur son mari pour essayer de le couvrir de son corps.

Mais le killecroff grinça son sinistre rire et plongea ses doigts crochus dans l’épaisse chevelure du tisserand ; d’un seul effort, il l’enleva à cette faible égide et rejeta Ketha loin de lui.

Ce fut alors entre le mort et le vivant un combat horrible sans pitié ni merci.

Ketha s’accrochait en sanglotant aux vêtements de son mari ; elle invoquait Dieu et implorait même jusqu’au damné.

Hermann étreignait de toutes ses forces les meubles, les murailles, les marches de l’escalier.

Mais l’épouvantable spectre semblait ne pas entendre les prières, ne pas sentir la résistance.

Arrivé à la porte extérieure, Hermann saisit le chambranle et s’y accrocha des ongles et des dents ; Ketha se jeta en travers du chemin.

Fritz la poussa du pied et passa, entraînant sa proie sans se retourner.

Ketha resta évanouie sur le seuil de sa demeure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle reprit ses sens, la nuit laissait entrevoir les premières lueurs du matin, et une cloche funèbre sonnait le glas des trépassés, car Barbel venait d’expirer chez le recteur d’Arnsberg.

Alors elle monta dans la chambre haute et s’agenouilla pour prier, près de la fenêtre entr’ouverte.

La pluie avait cessé, les nuages se dispersaient dans le ciel, et, à l’horizon, les teintes blafardes qui annoncent le jour, faisaient ressortir en noir les silhouettes des clochers et des donjons.

Bien loin, bien loin dans la campagne, Ketha reconnut encore le fantôme du killecroff qui traînait parmi les ronces et les pierres le corps inanimé de son mari.

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Et, dit la légende, jamais plus Hermann le tisserand ne reparut ici-bas.