Minuit !!/Les Morts se vengent

Amyot, éditeur (p. 41-60).

LES MORTS SE VENGENT.


Une société nombreuse était réunie chez madame de M*** ? qui habite pendant six mois son château, situé dans une des plus belles contrées d’outre-Loire.

C’était le jour de la Toussaint, il faisait froid déjà, et les feuilles jaunies tombaient poussées par la bise sur les allées du jardin. On ne songeait plus aux longues promenades sous les charmilles ; les vendanges étaient faites et les fruits cueillis. Aussi dans la grande cheminée, pétillait un feu clair autour duquel se pressaient de bon cœur jeunes gens et vieillards ; et comme c’était le soir, des tables de jeu portant chacune leur lampe, coiffée d’un abat-jour vert, avaient été dressées aux quatre coins du salon.

Mais le boston et le whist n’amusent guère que les grands parents, et le mistis lui-même n’a qu’un pouvoir borné sur les jeunes esprits. Près du feu, se serrait donc un groupe boudeur ou morose, que la maîtresse de la maison devait chercher à distraire. Malheureusement c’est souvent lorsqu’on cherche une idée que l’on n’en trouve pas. Elle était donc fort embarrassée, quand son partenaire, devinant sa perplexité, s’écria :

— Nous sommes de grands égoïstes, nous autres vieilles gens, avec nos cartes ! Les enfants s’ennuient ; et, je vois d’ici ma jeune amie Pauline, regardant la table de boston avec une physionomie qui dit assez, combien elle s’intéresse peu à une indépendance en cœur. — Allons, madame de M***, il faut des jeux de tous les âges. Rangeons-nous un peu dans les coins, et faisons-leur une belle place au milieu du salon pour jouer aux jeux innocents.

La proposition fit lever les têtes penchées et les paupières alourdies.

— Docteur, jouerez-vous avec nous ? demanda la jeune fille désignée tout à l’heure par le nom de Pauline.

— Oh ! moi, chère enfant, je vous regarderai, et ce sera mon meilleur plaisir. — Je n’ai plus l’esprit assez vif pour répondre à mon corbillon, qu’y met-on ? ou à monsieur le curé n’aime pas les os ; ni les mouvements assez agiles pour me défendre au colin-maillard et à la main-chaude.

— Ah ! que si ! docteur, reprit la maîtresse de la maison. Puisque les jeunes gens jouent, il faut jouer avec eux et faire leur partie, si nous voulons qu’ils fassent ensuite la nôtre. Aussi bien, quel âge avez-vous donc, mon cher contemporain, pour faire le vieillard ? — Cinquante ans peut-être ?

— Eh ! mais, n’est-ce point l’âge des idées graves ? — Vous pouvez, chère madame, jouer avec votre fille ; cela vous va toujours bien ; vous êtes jeune et gaie, et Pauline semble votre sœur. Moi, j’ai toujours été d’humeur sévère, vous le savez. Je berçais Pauline sur mes genoux quand elle était enfant, mais je n’ai jamais pris part aux folles joies de la jeune fille. — Jouez donc tous, et laissez-moi dans mon coin, comme c’est la coutume, ronger la pomme de ma canne, me souvenir du passé ou songer à l’avenir. Dix ans plus tôt, dix ans plus tard, ne faut-il pas toujours apprendre ce rôle ?

Le personnage qui parlait ainsi, tout en allant s’installer au coin du feu dans une vieille bergère, était un homme grand et maigre, jadis blond, mais maintenant gris, dont les tempes creusées, les cheveux rares et la taille courbée, faisaient un vieillard, bien qu’il n’eût guère que la cinquantaine, comme l’avait dit madame de M***. Il avait le front haut et intelligent, l’œil vif et doux en même temps. Sur sa joue gauche on remarquait une cicatrice profonde qui ressemblait à la marque d’une morsure.

Depuis vingt-cinq ans, le docteur Maynaud exerçait la médecine dans le bourg voisin du château de madame de M*** ; et, quoiqu’il fût un tout jeune homme lors de son installation dans le pays, personne ne se souvenait de l’avoir vu sans cheveux blancs et sans rides, tant son front avait toujours été sévère, tant sa vie était restée calme et retirée.

Néanmoins il était devenu l’ami de toutes les familles des environs, et dans le salon de madame de M***, mi-partie composé de visiteurs parisiens et de voisins de campagne, il n’y avait pas un seul personnage qui ne s’honorât de l’avoir pour commensal.

Ce soir-là son front était plus pensif encore que de coutume. Tandis que les jeux s’organisaient autour de lui, et à mesure qu’ils devenaient plus bruyants, il semblait s’isoler en lui-même pour donner audience à des rêveries ou à des souvenirs graves, presque douloureux. Peut-être les cloches qui tintaient pour annoncer la fête des morts, conduisaient-elles ses pensées vers un autre monde, ou le faisaient-elles songer à des tombes aimées. Peut-être cherchait-il la solution d’un problème scientifique ou moral. Quoi qu’il en fût, il était certes à cent lieues du salon de madame de M***, quand, après une partie, H fut question de racheter les gages.

L’air absorbé du docteur frappa tout le monde. Comme Pauline de M*** était passible d’une pénitence pour une paire de gants qu’elle avait laissée en otage, on trouva plaisant de l’envoyer réveiller le morose vieillard par un baiser.

Pauline regarda malicieusement son vieil ami et s’avança sur la pointe du pied. Puis, quand elle fut devant lui, et qu’elle eut montré en riant aux joueurs l’impassibilité du docteur, qui ne sourcillait point, elle lui prit brusquement le cou entre ses deux mains, et lui appliqua sur la joue gauche un bruyant baiser.

Le docteur Maynaud poussa un cri terrible, bondit comme sous la détonation d’une arme à feu, lança autour de lui des regards fous, et au milieu de l’étonnement général, s’élança hors du salon.

Madame de M*** courut à la poursuite du malheureux docteur, appela ses domestiques et ordonna qu’on eût à le rejoindre, à le conduire dans sa chambre, à lui porter tous les secours possibles, à s’informer d’où provenait cette attaque subite. Tout le monde se mit en campagne et battit les cours, les jardins, les corridors. Mais ce fut en vain et nul ne put le retrouver.

La consternation générale suspendit tous les jeux. On se demanda avec effroi quelle douleur avait pu saisir tout à coup le docteur Maynaud et lui donner cet accès de folie. Une inquiétude réelle remplaça bientôt l’étonnement, car le caractère et le tempérament du docteur étaient également opposés à ces scènes violentes. Enfin les domestiques lancés dans toutes les directions, revinrent sans avoir pu s’emparer du fugitif.

Le lendemain matin, cette scène fut naturellement le sujet de toutes les conversations. On envoya savoir des nouvelles jusqu’au village voisin, chez le docteur lui-même. Mais ou ne put recueillir aucun renseignement de sa vieille gouvernante, et ce fut inutile ment que dans l’après-midi chacun des hôtes de madame de M*** essaya de parvenir jusqu’à lui.

Le soir, quand après avoir fait traîner le dîner en longueur, quand après avoir savouré lentement toutes les jouissances d’un dessert aussi opulent que peut l’être un dessert d automne en province, et plus lentement encore dégusté le café, on passa au salon, toutes les explications possibles et impossibles de la fuite du docteur furent discutées de nouveau. Chacun donna son avis et défendit son opinion, et le résultat final fut que la chose restait incompréhensible.

La conversation tomba enfin faute d’aliment ; on devint triste parce qu’il pleuvait, parce qu’il faisait froid, parce que c’était le jour des morts et que l’on n’avait plus rien à dire : enfin, parce que l’on ne savait à quel travail se vouer pour passer le temps.

Les vieillards commençaient à s’endormir dans leurs bergères et les jeunes gens à savoir exactement le compte des feuilles du parquet. Pour la centième fois, les habitués du salon de madame de M***, engageaient, in petto, de longues conversations avec les amours bouffis des dessus de portes, en suivant les épisodes de l’éternelle chasse qui courait sur la tapisserie des murs.

Combien on eût béni, ce soir-là, la Mélusine qui aurait enfin fait bondir le cerf, aboyer les chiens et courir les chasseurs ! — Que n’eût-on pas donné pour voir les escarpolettes de fleurs se rompre sous le poids des amours potelés et joyeux !

Vers dix heures, quand chacun songeait à se couler discrètement hors du salon pour aller retrouver sa chambre à coucher, la porte s’ouvrit et le docteur parut.

C’était bien le même homme que la veille, et cependant, on hésita un instant à le reconnaître. Dix années de douleur ne l’eussent pas changé davantage que ces vingt-quatre heures. Son front s’était plissé de rides nouvelles, ses yeux avaient creusé leurs orbites, ses cheveux de gris étaient devenus blancs.

— J’ai des excuses à vous faire, mon excellente amie, dit-il d’une voix encore émue, en s’avançant vers madame de M*** ; j en ai à faire surtout à notre chère Pauline, pour la désagréable scène que je lui ai rendue en échange de sa bonne caresse d’enfant. Je vous ai paru fou, sans doute, et peut-être le suis-je. Mais vous avez senti sous mes cris une horrible douleur, n’est-ce pas ?

— Docteur, nous sommes ici, tous vos amis, tous incapables d éprouver autre chose qu’une peine sincère à la vue de vos souffrances. Nous ignorions…

— Vous ignoriez que je fusse sujet à de semblables accès ? — Rassurez-vous, chère amie, reprit le docteur Maynaud en s’efforçant de sourire… c’est la première fois… et sans doute aussi la dernière… — car, ajouta-t-il, vous voyez à mon visage, ma chère Pauline, qu’un second baiser semblable ne laisserait plus qu’un cadavre.

— Docteur ! au nom du ciel, qu’avez-vous ? s’écria la jeune fille effrayée des regards du docteur plus encore que de ses paroles.

— Je vous dois l’explication de cette étrange scène, ma chère enfant, ainsi qu’à votre mère et à tous nos amis. Vous êtes bien bonne de vous intéresser si vivement à la santé d’un pauvre vieillard qui l’année prochaine à pareille époque, sans doute, ne vous attristera plus de sa présence…

— Mon ami !

— Docteur !

Ce fut un cri de sympathie générale ; et pourtant, personne n’osa contredire M. Maynaud, tant depuis la veille son visage avait changé.

— Je suis vieux, mes amis, car en 1806 j’avais vingt ans et j’étais étudiant en médecine près la Faculté de Montpellier.

Or, le jour de la Toussaint de cette année-là, le temps était magnifique pour une journée de l’extrême automne. Un dernier soleil dorait les feuilles qui restaient aux branches des arbres, et revêtait d’un manteau joyeux les murailles les plus grises de Montpellier. Nous étions en vacances, car naturellement ou ne faisait point de cours aux fêtes carillonnées ; c’est pourquoi je partis avec trois de mes amis, — trois étudiants qui aimaient comme moi le grand air et la liberté, — pour aller explorer les environs.

Vers le soir, après avoir passé notre journée en courses à travers la campagne, nous nous rapprochâmes de la ville pour trouver dans l’un des faubourgs un petit cabaret apprécié des étudiants. Nous y reconnûmes quelques-uns des nôtres, la conversation s’engagea, et un copieux souper fut commandé à l’hôte.

Le vin était bon, les liqueurs exquises ; nous causions de cette vive causerie que la verve soutient, que la discussion fouette, et qui jette l’esprit surexcité dans un monde d’idées un peu incohérentes, parce que l’on a tour à tour effleuré tous les sujets, creusé toutes les questions et soutenu toutes les thèses. Moitié vin, moitié causerie peut-être, vers onze heures du soir, quand nous voulûmes nous lever pour regagner nos logis, nous trébuchions et battions les murailles. Les uns étaient ivres, les autres étaient gris.

Ceux qui étaient ivres restèrent au cabaret sur leurs bancs ou sous la table. Ceux qui n’étaient que gris, et j’étais de ceux-là, s’assurèrent tant bien que mal sur leurs jambes, et rentrèrent en groupe dans Montpellier.

La route fut faite en commun d’abord, et la conversation continua semée de propos interrompus. Mais de distance en distance il y eut des défections : quelques-uns reconnurent leur chemin et rentrèrent chez eux ; quelques autres restèrent en arrière, s’appuyant aux murs et interrogeant les passants attardés.

Moi, je n’étais ni de ceux qui à travers les fumées de l’ivresse gardaient assez leur raison pour se conduire, ni de ceux qui l’avaient entièrement perdue. Bientôt je me trouvai seul au milieu de la ville, et fort incertain de la route que je devais suivre.

J’allai d’abord devant moi, sans plus m’inquiéter de mon but ; il faisait, beau et j’avais comme un moulin dans la tête. Mais peu à peu la turbulence de mes pensées se calma, et j’essayai de reconnaître les rues et les places.

Ce n’était pas chose facile, car la lune ne paraissait encore point, et la ville de Montpellier ne soupçonnait guère, alors, qu’elle serait un jour éclairée au gaz. Les réverbères eux-mêmes étaient inconnus partout ailleurs que devant la mairie, la préfecture et les écoles.

Je marchais donc à tâtons, essayant de percer à la fois les ténèbres de l’ivresse et celles de la nuit.

Enfin, je crus reconnaître un quartier que je fréquentais ordinairement. Je m’orientai, et l’esprit flottant entre la veille et le rêve, j’enfilai une petite rue tortueuse que j’avais l’habitude de prendre souvent.

Machinalement je tâtai toutes les portes de cette rue, car il me semblait que j’allais enfin trouver la mienne, et découvrir la serrure dans laquelle j’avais le droit d’engager mon passe-partout. Et plus je cherchais, plus je traversais de fois la rue de droite à gauche, plus l’idée que j’étais vraiment dans le voisinage de ma maison s’enracinait dans mon esprit.

Je heurtai une porte bien connue cette fois, et sans remarquer le drapeau qui flottait au-dessus pour désigner un établissement public, je mis ma clef dans la serrure. Le passe-partout tourna difficilement d’abord, mais quelques secousses aidant, la porte finit par s’ouvrir.

J’entrai, en avançant comme les aveugles, les mains devant moi, et je fis quelques pas en divers sens pour trouver l’escalier. Au bout d’un instant, je sentis une porte intérieure qui cédait sous la simple pression de ma main. Je la poussai, et à peine l’avais-je franchie, qu’elle retomba lourdement en frappant la muraille.

Mon premier mouvement fut de regarder autour de moi, mais l’obscurité m’empêchait de rien distinguer. Je sentais seulement que je n’étais pas dans ma chambre. Une impression de froid me faisait penser que ce lieu n était point habité, et au bruit sonore de mes pas sur les dalles je comprenais que l’enceinte était vaste et peu meublée.

Un instant, je me crus dans une église ; mais dans les églises brûle nuit et jour la lampe du sanctuaire, et rien n’éclairait ce lieu silencieux et glacé.

Je voulus sortir et je retournai sur mes pas dans la direction de la porte. Mais, soit que l’ivresse rendit encore mes démarches incertaines, soit que la porte n’eût point en dedans d’apparences sensibles je ne pus la retrouver.

Alors je voulus définitivement savoir dans quel lieu je m’étais égaré, et comme, à travers l’ombre, je distinguais à l’extrémité de la salle un grand vitrage couvert d’un rideau, je m’avançai de ce côté pour me donner quelque clarté.

À peine avais-je fait une dizaine de pas, que je me heurtai violemment à l’angle d’un meuble ou d’une corniche. Je me détournai un peu et poursuivis mon chemin avec plus de précautions, mais je ne tardai pas à être arrêté par un second choc.

J’étendis les mains et sentis le froid du marbre ; puis à un second mouvement, que je fis, un autre froid plus intense, plus pénétrant, plus répulsif à ma chair, me glaça lé sang dans les veines. Celui-là je le reconnus, moi, étudiant eu médecine et en chirurgie : c’était le froid de la mort !

Soudain les fumées de l’ivresse s’envolèrent, et toute ma présence d’esprit me revint. J’étais dans l’amphithéâtre, où l’on déposait sur des tables de marbre, les morts de l’hospice, pour être livrés à l’étude et disséqués.

J’avais pourtant bien ! habitude de me trouver dans ce lieu sinistre ; je n’étais point un débutant que la vue d’un cadavre effraie. Mais la surprise, l’obscurité, l’époque de l’année, peut-être, car j’entendais sonner le glas des morts, tout contribua à me causer un sentiment d’invincible effroi.

Je me reculai avec horreur et cherchai une seconde fois la porte, sans réussir à la trouver, puisque l’amphithéâtre était circulaire et que la porte, à contre-poids comme celles des églises, rentrait dans la muraille.

La peur me prit à la gorge et agita mes membres d’un tremblement convulsif. Je tournais autour de ces murs inflexibles comme un prisonnier autour de son cachot ; j’appuyais mes mains sur chaque panneau, espérant enfin trouver la porte, et la faire céder sous ma pression. Mais tous mes efforts étaient vains. Les lambris semblaient me repousser. Peut-être la peur m’avait-elle rendu impuissant, même à soulever une porte.

Les cloches tintaient toujours lentes et inexorables.

Mes dents claquaient ; une sueur froide me perlait au front. La lune qui se levait, tamisait sa lumière pâle à travers le rideau rouge de la fenêtre. Peu à peu les objets commençaient à sortir de l’ombre. Je distinguais les instruments de chirurgie, qui allongeaient sur les murs leurs ombres bizarres ; puis, les tables de marbre noir, dont les arêtes retenaient un rayon de lumière ; puis, les scalpels dispersés ; puis, les cadavres……

Ils étaient deux — deux seulement.

L’un celui d’un vieillard déjà travaillé par nos mains — je le reconnaissais ; — l’autre celui d’une jeune fille morte la veille et tout frais encore.

Le vieillard sanglant, dépecé, les membres à moitié détachés du corps, était horrible à voir.

La jeune fille, belle de cette beauté fascinatrice de la mort, que la pulmonie laisse à ses victimes, attirait invinciblement mes regards.

Minuit sonnait, et chaque coup mêlait son timbre solennel au chant funèbre des cloches. Le jour des morts commençait. Ma terreur devint plus intense encore. Il me semblait, que ces cadavres allaient me demander compte de ma profanation, car le deux novembre, dans toutes les Facultés de médecine, l’amphithéâtre est fermé ; on respecte les morts, comme si. ce jour-là, leurs âmes veillaient autour de leurs corps.

Immobile, glacé j je restais accroupi au pied du mur d’enceinte, sans pouvoir détourner mes yeux, du cadavre de la jeune fille.

Tout à coup, je tressaillis. Il me sembla entendre un gémissement étouffé.

J’écoutai, l’oreille tendue avec cette terreur, qui fait acquérir aux sens une finesse inouïe ; un bruit plus prolongé troubla le silence.

Je regardai autour de moi, et je crus voir la tête du vieillard, se remuer lentement sur son chevet de marbre.

J’eus peur d’être fou, le sang me monta à la tête et me fouetta violemment les tempes.

Atout prix, je voulais m’enfuir, mais mes efforts insensés n’aboutissaient toujours qu’à me faire tourner dans le même cercle.

Les cloches, d’abord lentes comme les plaintes d’un malade, se mirent à sonner à toute volée, scandant leurs coups pressés, comme des hoquets d’agonie. Les vitres ébranlées, répétaient leur son avec des notes lamentables. Par moment, on eût dit, que les morts pleuraient en demandant grâce et pitié ; par moment, qu’ils s’éveillaient, qu’ils se levaient en cohortes épaisses, qu’ils emplissaient l’air d’un hurrah guerrier.

Je tombai à genoux sans force ni raison, l’œil troublé, la tête perdue.

Pour cette fois, j’avais bien entendu un soupir près de moi, pour cette fois j’avais bien vu les cadavres s’agiter !

Et, tandis que je me sentais mourir, le vieillard poussait des cris lugubres, car il ne pouvait réussir à remuer sa tête découronnée de son crâne, à mouvoir ses membres lacérés par le scalpel, ou tranchés par la scie.

Il faisait des efforts inouïs pour se soulever sur son marbre, et chaque mouvement ébranlait sa cervelle sanglante. Enfin, il parvint à s’asseoir, et ses yeux, à moitié chassés de leurs orbites, interrogèrent les ténèbres.

— « C’est aujourd’hui le jour des morts, — dit-il d’une voix qui retentit jusque dans mes entrailles ; — les morts s’éveillent et se vengent !

» Qui est là, avec moi, dans cet horrible charnier ?… Une jeune fille ! — Enfant, lève-toi !

» Lève-toi, car tu as tes membres encore, et tu reposes dans l’ignorance du supplice qui t’attend.

» C’est aujourd’hui le jour des morts !… les morts s’éveillent et se Vengent ! »

Lentement, à son tour, la jeune fille se leva en ouvrant ses yeux fixes.

“ « Pauvre fille ! Ah ! tu expires à peine, et tu ne penses pas aux tortures que nous réservent les odieux vivants !… les morts, disent-ils, qu’est cela ?… — de la chair inerte dont la terre va faire du fumier ! — une matière insensible bonne pour l’expérience du scalpel !

» Et pourtant, cette chair glacée qu’aucun frisson ne fait tressaillir, elle souffre, elle sent… jusqu’à l’heure de sa complète dissolution… Quand l’outil tranchant fend la peau, nous en sentons la pointe aiguë et cuisante ; quand nos entrailles se répandent hors de notre ventre, nous voudrions pouvoir les retenir malgré le sacrilège qui les vole ; quand notre cerveau crie sous le trépan, quand notre cœur saigne sous le bistouri, les douleurs les plus intenses nous déchirent : des douleurs dont les bourreaux n’ont pas l’idée, eux qui peuvent encore mourir !

» Ah ! mon crâne est ouvert ! je souffre horriblement ! — Que cherchent-ils dans ma tête ?… la pensée peut-être ?….

» C’est au nom de la science que les barbares nous hachent, nous dépècent et nous fouillent !…

» Ha ! ha ! mais ils seront des morts à leur tour ! ajouta-t-il, avec un ricanement qui fit résonner l’écho.

» C’est aujourd’hui le jour des morts… les morts s’éveillent et se vengent !

» Allons ! quitte ta couche de marbre et viens prés de la mienne… c’est cela ! — Approche-toi, puisque tu peux marcher… bien ! — assieds-toi maintenant, et regarde autour de nous les instruments de torture…

» Pauvre enfant ! Morte à peine, tu crois dormir, n’est-ce pas ? Eh bien ! ils viendront. Ils vont venir… Ils ouvriront ta poitrine pour y chercher la phthisie qui t’a tuée_ Ils écarteront tes os et tu ne pourras pas crier… Ils fouilleront ton cœur, et ton cœur sentira la lancette acérée, se replonger mille fois au bruit de leurs rires. — Car ils rient, les misérables, en nous déchirant !… ils parlent de leurs orgies !… ils parlent de leurs maîtresses !

» Et puis, quand tout sera fini, quand une partie de ton être aura été jetée à la voirie, quand tes mains ou tes pieds, si jolis maintenant, auront été coupés et emportés par eux pour s’en faire des jouets, on roulera les restes dans un drap grossier, — le drap de l’aumône ! — on les mettra dans une botte, aux ais à peine joints, et on les jettera dans une fosse, ignoble… au hasard ! — sur moi, sur les morts d’hier, sous ceux de demain, entre un vieux mendiant et quelque débris de honte ou de crime !

» Tu sentiras tout cela : et la terre lourde, et la pression d’un autre cercueil sur le tien, et le froid de la neige, et l’humidité de la pluie.

» Puis tes souffrances dureront longtemps… longtemps… jusqu’à ce que les vers aient rongé tes os ; jusqu’à ce que le sable aride ait bu le suc de ta chair, pour en faire de l’herbe et des fleurs…

» Voilà ce que souffrent les trépassés, sous la tyrannie des vivants qui règnent sur la terre. — Mais, c’est aujourd’hui le jour des morts… les morts s’éveillent et se vengent !… »

Et le cadavre, fier de sa royauté d’une heure, se redressa, terrible, en promenant autour de lui un regard fixe.

— « … Mais que vois-je ?… — Regarde !… — Qui se cache là-bas sous l’ombre d’une table ?… Un mort serait avec nous… Comme ces deux yeux brûlent !… — C’est un vivant, peut-être ?……

» Un vivant ?… un bourreau ?… — Oui ! oui ! c’est un vivant !… Vois comme il se replie sur lui-même… comme il semble demander un refuge aux murailles… Écoute dans sa gorge le râle de la peur… Ha ! ha ! c’est notre tour ! — Va, jeune fille ! va ! Je te le donne en proie !

» Mets ta main sur son cœur, tu sentiras s’il bat… — Bat-il ?… — Oh ! alors, venge-toi, trépassée !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 »

Le docteur chancela et ses lèvres devinrent blanches ; la parole expira dans sa gorge.

On s’empressa autour de lui ; on lui fit respirer des sels ; mais sa défaillance ne dura que quelques secondes. Ses yeux se rouvrirent, la parole lui revint, et il ajouta d’une voix étouffée :

— Alors je sentis les deux mains de la morte m’étreindre le cou d’un cercle glacé… et à la joue… — là où vous voyez cette cicatrice… où vous m’avez embrassé, Pauline, j’éprouvai une douleur si aiguë, que la pensée ne peut la concevoir. Ce fut d’abord une morsure, faite avec des dents qui semblaient des diamants de glace ; puis une succion horrible, qui aspirait ma vie…

Je perdis connaissance.

Quand j’ouvris tes yeux il faisait jour, et j’étais dans mon lit avec une fièvre ardente. Autour de moi se pressaient mes camarades et mes amis.

— Eh bien ! me dirent-ils, en riant, que diable vas-tu donc faire la nuit à l’amphithéâtre avec les sujets ? — Prends-tu les mortes pour des grisettes, quand tu as bu ?

C’est aujourd’hui le jour des morts, répétai-je machinalement… — Les morts s’éveillent et se vengent !

Allons doive ! — Es-tu devenu fou ? — Nous allons faire sur ton crâne quelques applications d’eau froide…

Je racontai l’horrible histoire ; mais les étudiants ne virent dans mon récit que l’écho d’une heure de délire.

— Vision ! dirent-ils. — Fumées d’ivresse, mêlées aux souvenirs des contes de nourrice !…

Puis, ils s’efforcèrent de me démontrer au nom de la raison, 1 impossibilité des faits. Ils me racontèrent toutes les histoires d’hallucinations, depuis l’antiquité la puis reculée ; et je fus un moment prêt à croire que j’avais eu un épouvantable cauchemar enfanté par le vin et la peur.

Comme j’hésitais entre leurs raisonnements et ma mémoire, quelque chose dérangea un appareil que j’avais sur la tête, et je sentis une vive cuisson à la joue.

Toutes mes terreurs me revinrent ; je demandai une glace, eu jetant loin de moi les compresses et la charpie. À ma joue saignait une plaie béante où dix dents étaient marquées.

— Et ceci ? m’écriai-je, est-ce un rêve aussi ? Si ma tête en délire a entendu parler les morts, si la puissance de mon imagination surexcitée m’a seule montré ce drame funèbre, me suis-je aussi mordu moi-même ?

Il n’y avait rien à répondre à cette preuve terrible. Mes amis doutèrent et se turent.

On me soigna. Je guéris. Mais depuis cette époque je ne suis jamais entré dans un amphithéâtre, et j’ai défendu tous mes morts contre l’autopsie. Les jeunes filles aussi, quand elles sont pâles et grandes comme Pauline, me font un effet étrange.

Vous comprenez maintenant, ce que le baiser imprévu de cette chère enfant m’a fait éprouver hier, à une date et à une heure, où, depuis trente ans, je n’ai jamais pu m’affranchir de mes terreurs. Elle m’a fait illusion une seconde… — Pauline, je n’en reviendrai pas !…

Madame de M*** et ses amis, s’empressèrent autour du docteur Maynaud pour le rassurer. Mille protestations de sympathie lui arrivèrent de toutes parts. On parla de guérison, d’oubli, d’avenir…

Mais l’année suivante, la veillée de la Toussaint se passa tristement au château de madame de M***. À la réunion ordinaire des amis et des voisins, le docteur manquait, et l’on ne pouvait se défendre d’un serrement de cœur à son souvenir.