Minuit !!/Les dix mille francs du Diable

Amyot, éditeur (p. 61-151).


LES DIX MILLE FRANCS DU DIABLE.


Lecteur, vous connaissez trop bien votre Balzac, et par conséquent la maison Vauquer, pour que nous entreprenions une pâle copie du tableau. Cependant, c’est là qu’il nous faut vous conduire, pour y chercher le début de notre histoire. Ma foi, tant pis ! c’est dans une pension bourgeoise que loge notre héros, et la pension bourgeoise, c’est toujours la maison Vauquer !

Reportez-vous donc un instant, par le souvenir, au puant cloaque de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Représentez-vous, une fois de plus, la salle à manger humide qui conserve à perpétuité une odeur fétide formée des arômes sans cesse présents du miroton et des pruneaux cuits : les meubles vieillis, la vaisselle écornée, les serviettes tachées ; puis l’escalier aux marches usées, les chambres froides et sans meubles. Évoquez le personnel de l’établissement surtout ! Vieillards sans famille, qui traînent péniblement les derniers jours d’une vie de misère, ou cachent un dénûment imprévu ; créatures déclassées qui vivent là comme les mollusques, parce qu’elles ne sont pas mortes, et qu’on ne les a pas tuées ; jeunes gens de province, que la parcimonie ou la pauvreté de leur famille, force à résoudre ce problème : Vivre à Paris, et y faire leurs études, à raison de douze cents francs par an !

Bien. Maintenant, descendez tout cela d’un étage. Faites la maison plus ignoble, et la misère plus repoussante encore. Transformez maman Vauquer en un vieux bonhomme crasseux qui vit avec sa cuisinière. Placez rétablissement rue Copeau, au fond d’une cour, et figurez-vous Poiret plus abruti, la Michonneau plus vieille et plus racornie, Rastignac plus déshérité. — Vous avez la pension bourgeoise, pour les deux sexes et autres, tenue en 1840 par M. Buneaud.

On y paie six cents francs de pension. — Jugez !

La table est servie, et tout autour sont rangés, dans les attitudes diverses qui révèlent leurs habitudes, leur caractère ou leurs infirmités, nos personnages connus.

Cependant parmi eux se trouve une ligure nouvelle, une tête moins flétrie que les autres, mais triste et sans expression.

On sent, que cet être est frère de ses compagnons par la destinée. — Même passé sans doute. — Même avenir pour sûr.

C’est Poiret encore, mais Poiret plus jeune, Poiret à l’instant précis où s’opère la transformation de l’homme en mécanique.

Monsieur Naigeot a cinquante ans seulement. Il est petit, plutôt gras que maigre, et chauve. Ces cheveux, qui lui restent, ne sont pas blancs encore, mais d’une couleur indécise, qui participe du blond, du châtain et du gris, sans doute à cause des mélanges. Il a le bas du visage carré, les lèvres lippues et sensuelles, le nez gros et déformé, les veux petits et ternes. Son front bombé, sillonné de plis épais, est un de ces fronts malheureux qu> expriment Y entêtement et non la volonté, la fatigue et non le travail ; c’est le front dégradé du bœuf qui a porté longtemps le joug, le front, enfin, des êtres qui lisent au seuil de leur avenir, comme les damnés du Dante à la porte de leur enfer : Laissez ici toute espérance !

Au moment où nous l’apercevons au milieu des pensionnaires, on vient de desservir le potage, et Buneaud livre à la circulation, l’assiette où il vient de diviser en portions, les tranches filandreuses d’un éternel bouilli.

La première fureur de l’appétit est apaisée ; les pensionnaires, commencent à échanger entre eux, et avec le maître de la maison, les politesses d’usage. On se demande réciproquement de ses nouvelles. On s’informe du catarrhe de madame une telle, et de la promenade de son voisin.

— Les singes du Jardin-des-plantes sont-ils sortis aujourd’hui ?

— Non ; il ne faisait pas assez chaud. — On dit que la petite femelle du Ouistiti est morte. — Mais le Chimpanzé est arrivé.

— Pauvre bête ! — Et vous, monsieur Naigeot, avez-vous été voir le Chimpanzé ?

— Vous savez bien que je n’ai pas le temps, monsieur Buneaud ; je vais à mes affaires, moi ! Je n’ai pas mon pain tout cuit comme ces messieurs,

— C’est juste. — Ah ! faut de l’argent 1 il en faut, toujours. — À propos, pendant que vous n’y étiez pas, il est venu une lettre pour vous ! Une fameuse lettre, allez ! avec trente-six cachets et je ne sais combien d’adresses sur l’enveloppe, vu qu’elle court après vous depuis deux mois ! Ça venait d’Amérique. — Mais, soyez tranquille, au moins, je l’ai refusée ! — Trois francs de port ! — Merci !

— Vous avez refusé une lettre d’Amérique ! cria un étudiant, de l’extrémité de la table, tandis que Naigeot se bornait à lever sur Buneaud, un regard où se mêlaient l’étonnement et l’indifférence. — D’un pays où l’on peut toujours avoir un oncle ! — Eh bien ! vous n’auriez eu qu’à me refuser une lettre d’Amérique, à moi ! et je le dis à regret, papa Buneaud, ajouta-t-il avec une gravité comique, j’aurais immédiatement divorcé avec votre baraque !

— On peut toujours la réclamer au facteur ! Est-ce que vous avez des parents en Amérique, monsieur Naigeot ?

— Je crois que oui… répondit-il sans sortir de sa torpeur.

— Vous croyez ? Parbleu ! vous devez bien le savoir !

— Autrefois j’avais un frère.

— En Amérique ?

— Je ne sais pas… mais il pourrait être en Amérique tout de même, — Depuis trente ans, il a passé bien de l’eau sous les ponts !

— Un frère !… Depuis trente ans vous ne savez pas ce qu’il est devenu, et il vous arrive une lettre d’Amérique avec beaucoup de renvois sur l’adresse ! Quel drame, papa Naigeot ! reprit l’étudiant en frappant du poing sur la table. — Mais c’est un héritage qui vous tombe du ciel ! Vous allez devenir un Crésus ! — Papa Naigeot, vous nous régalerez !

— Bon ! s’écria un autre étudiant, ce n’est pas trop maladroit d’avoir refusé la lettre !… de cette affaire-là, Buneaud perdait un pensionnaire ! Cela ne ferait pas son compte, à lui, que ses nourrissons s’enrichissent ! Voyez-vous le Pactole traversant la cour ? — Crac ! aussitôt plus personne !

Les jeunes gens battirent des mains ; un sourire bête erra sur les lèvres des vieillards les moins abrutis. Quant aux autres, parfaitement en dehors du mouvement et indifférents à la conversation, ils déchiquetaient leur viande avec la même régularité automatique. À la pension Buneaud, il y avait des êtres auxquels le bruit du canon et du tocsin n’aurait pas même fait lever la tête.

— Finalement, monsieur Naigeot, faut-il faire réclamer cette lettre ? demanda Buneaud.

— Eh ! eh !…

— Comment ! vous hésitez ? Une fortune vous arrive. et vous refusez de l’accueillir ! Vous avez un frère en Amérique — un frère qui vous écrit ! — et votre cœur ne bat pas plus fort d’une pulsation à l’heure ! Papa Naigeot ! les huîtres ont plus de passion que ça !

— La fortune ! la fortune !… C’est peut-être, au contraire, pour m’emprunter de l’argent !… C’était un dissipateur autrefois que Dominique… tandis que moi j’ai toujours été un homme d’ordre et d’économie… et trois francs… c’est trois francs, après tout !

Les jeunes gens se regardèrent, de tous les bouts de la table, pour se faire signe d’exciter le bonhomme à retirer la fameuse missive. Alors ce fut un feu roulant d’apostrophes et de lazzis.

— Dites donc, Naigeot, cédez-moi vos droits ; et si le patron veut me faire crédit de trois francs, pour jusqu’au mois prochain, je me paye votre épitre et votre héritage, voulez-vous ?

— Tiens ! un oncle d’Amérique pour trois francs, ce ne serait pas cher ! — Je fais trente sous pour en avoir ma part ; — toujours à crédit, bien entendu.

— Moi vingt sous ! — à condition de partager la succession au prorata de ma mise, comme de juste !

— Eh bien ! cela fera quatre francs ! vingt sous de trop ! de quoi payer un grog, au papa Naigeot, notre bienfaiteur !

— filous donc, messieurs, pas de bêtises ! interrompit monsieur Buneaud d’un ton mêlé d’autorité et de bonhomie, d’un ton quasi paternel.

— Des bêtises ? mais c’est très-sérieux ! — nous la voulons, nous, cette lettre ; nous la payerons !

— C’est peut-être que monsieur Naigeot trouve nos prétentions trop élevées. — Réduisons-les. Contentons-nous d’un intérêt de mille pour cent de notre apport…

Naigeot restait impassible.

— Moi, je propose de nous cotiser tous, pour retirer la lettre demain matin, à condition que lecture en sera faite à haute et intelligible voix par le patron ! s’écria le plus irrité, par cette stupide indifférence.

— Et moi je souscris pour cinquinte centimes, fit un autre en jetant une pièce de dix sous sur un rond de carafe ; — un rond de carafe en fer-blanc jadis peint en rouge et maintenant tout écaillé. — Allons ! messieurs et mesdames, la main à la poche ! trois francs ! C’est trois francs ! il nous faut trois francs ! C’est encore deux francs cinquante centimes à faire !

L’étudiant se leva et tourna autour de la table, en faisant tinter sa pièce sur la sébille, comme les saltimbanques qui font le boniment devant les baraques des Champs-Élysées. — Les jeunes gens s’empressèrent d’y jeter chacun leur offrande. Les vieux pensionnaires eux-mêmes, sollicités à leur tour, donnèrent machinalement leur sou.

— Noël, messieurs ! nous les avons les bienheureux trois francs ! — Tenez, patron, je les dépose entre vos mains. — À mille pour cent, Naigeot, cela vous fera trente francs à payer demain sur votre succession.

— Parlez-moi des gens vertueux, des gens économes, pour entendre les affaires ! Voilà Naigeot, un caissier, un teneur de livres, un faiseur de chiffres, un maître, en fait de report et de règles d’escompte, qui hypothèque son bien pour vingt-quatre heures, à raison de trente mille pour cent par mois. À ce taux-là, mon bonhomme, je vous propose un an de crédit !

Les pensionnaires de la maison Buneaud écoutaient ces calculs d’un air hébété, et en riant de la facétie des étudiants. Jamais aucun d’eux n’aurait pu prendre au sérieux le calcul par lequel trois francs pourraient arriver à produire en un an de temps trois cent soixante-cinq fois, trente francs.

Quant à Naigeot, il avait suivi en amateur l’opération des étudiants, et il les avait récompensés d’un hochement de tête approbateur.

— À ce compte-là, messieurs, dit il, ce serait vous qui hériteriez ! — malheureusement ce sera trois francs de perdus et voilà tout ! Mais c’est bien vous qui l’aurez voulu au moins !

— Est-il assez désillusionné ce Naigeot ! reprit un tics étudiants en pliant sa serviette, car le dîner était Uni et chacun se levait pour aller à ses affaires ou à ses plaisirs. — Quel mollusque résigné à vivre et à mourir attaché sur la même roche ! Mais, papa, vous avez cinquante ans à peine ! il vous reste de l’avenir, après tout ! Et quand on a trois cents francs de rente, qu’on tient des livres depuis le matin jusqu’au soir pour s’en faire six cents autres, qu’on vit depuis le premier janvier jusqu’au trente-et-un décembre dans la confortable maison Buneaud, il faut se réfugier dans l’avenir pour résister au présent, et hypothéquer ses espérances sur le hasard si l’on n’a pas mieux !

— Peuh !… le hasard !… mauvais débiteur, messieurs !

Eh ! eh ! pas toujours, papa ! — Il n’y a que lui qui paye mille pour cent d’intérêt en vingt-quatre heures ! — À demain et bonne chance !

Les étudiants sortirent ; les vieilles gens remontèrent chez eux seuls ou par groupes. Les uns pour se coucher, les autres pour faire une partie de piquet ou de bésigue. Buneaud passa à la cuisine.

Le titulaire de la fameuse lettre prit son chapeau comme pour sortir ; car, après dîner, il retournait encore, faire la balance du doit et avoir, chez un petit commerçant du quartier. Mais, malgré lui, il était devenu rêveur, et tout en songeant, il arpentait la salle à manger devenue déserte.

Après tout, se disait-il, on a vu des choses plus extraordinaires !… si j allais devenir riche ? moi ! François Naigeot Qu’est-ce que je ferais ? se demanda-t-il mentalement, en jetant autour de lui un coup d’œil circulaire.

Comme il essayait de se répondre à lui-même, huit heures sonnèrent à l’hospice de la Pitié. — Bon ! s’écria-t-il en s’élançant dehors, ne vais-je pas me mettre en retard maintenant ! Ces jeunes gens sont tous fous !

Cette péroraison mit un terme aux velléités d’ambition, qui naissaient dans la cervelle de Naigeot. Il courut à son travail, termina sa besogne journalière, et revint se coucher avec la régularité machinale du cheval borgne, qui depuis dix ans tourne la même meule.

C’était en effet une misérable créature, que cet homme au crâne jauni, aux mornes regards, à la démarche pesante. Jamais peut-être, les êtres déshérités que la médiocrité de leur intelligence, l’étroitesse de leur cercle, la maie-chance et mille causes, ont condamnés à traîner une pénible existence à l’aide d’un labeur incessant et infructueux, n’avaient été personnifiés dans un type plus complet.

Pourtant, François Naigeot était doué au plus haut point, de toutes les vertus sociales qui acquièrent ou conservent la fortune : la patience, l’économie poussée presque jusqu’à l’avarice, l’ordre, l’absence complète de passions. Une seule chose avait agité sa vie ; un seul mobile l’avait fait agir : c’était la peur de manquer, c’était l’horreur de la misère.

Et, par une contradiction étrange, mais plus fréquente qu’on ne serait disposé à le croire, Naigeot s’était condamné toute sa vie aux plus dures privations, pour se tenir à l’abri du besoin. Jamais, même pendant les années de la jeunesse, il ne s’était donné la satisfaction d’un désir. Jamais, il n’avait oublié l’avenir dans l’entraînement du présent. À douze ans, il thésaurisait l’argent que son père lui donnait pour ses menus plaisirs. À vingt, quand après trois années de stage dans une maison de commerce, il commença à recevoir des appointements, en qualité de commis, il les plaça chez son patron en laissant s’accumuler les intérêts. C’était à peine s’il osait en distraire la somme indispensable pour son entretien, tant il voyait avec consternation le sort de son frère aîné, qui, après avoir fait des dettes et mangé son patrimoine, avait été réduit à s’embarquer pour chercher fortune.

La table frugale de la famille, et celle de M. Gobain, son patron, avaient borné le cercle de ses excès gastronomiques. Au jeu, il n’avait jamais perdu plus d’un écu en ses jours de folie ; encore se l’était-il toujours amèrement reproché. Quant aux femmes, il avait toujours considéré avec horreur, celles qui auraient pu être pour lui une occasion de dépense ; et il s’était interdit de songer au mariage, avant de posséder une certaine fortune.

Se marier, sans avoir une existence assurée, lui semblait la plus coupable des imprévoyances ; car avec de la famille on pouvait tomber dans la misère ! et tomber dans la misère, c’était à ses yeux le plus horrible des malheurs, la plus honteuse des taches ; — presque un crime !

Cependant, assis dans un comptoir, la plume derrière l’oreille, et les pages du grand livre ouvertes sur son pupitre, il considérait d’un œil d’admiration la femme de son patron, qui trônait en face de lui dans tous ses atours.

Avoir une semblable femme, l’habiller de dentelle et de soie, la mener au spectacle, et deux fois par an au bal de l’Hôtel-de-Ville, lui paraissait le dernier terme du bonheur. SI comptait ses économies, ajoutées au petit pécule que lui donnerait l’héritage paternel, et supputait le nombre d’années, qu’il avait à attendre, avant d’arriver à ces colonnes d’Hercule de la prospérité.

Malheureusement, en ajoutant toujours les intérêts au capital, la fortune était encore si longue à venir, qu’il désespérait d’atteindre, avant la vieillesse, cette joie réservée à de plus heureux que lui.

Alors, il reportait désespérément sur sa patronne les rêves de sa jeunesse. Il parait de mille grâces ce visage majestueusement encadré d’un bonnet à coques ; il admirait, à toute heure, cette taille mince enserrée dans un corsage bien busqué. Quoique la bonne femme ne fût rien moins que jolie, elle devint pour le malheureux caissier une Beatrix parée de toutes les beautés comme de toutes les vertus, un critérium, qui servait de terme de comparaison à Naigeot, toutes les fois qu’il voulait pour lui-même ou pour autrui, se former une opinion sur le compte d’une personne du sexe féminin. On était agréable ou laide, sotte ou spirituelle, c’est-à-dire, on ressemblait à madame Gobain, on on ne lui ressemblait pas : voilà tout !

Et les années passèrent pour le commis, entre la routine de son abrutissant travail, ses préoccupations constantes d’économie, et son admiration muette pour cette patronne, que le temps ne déflorait point à ses yeux. Un jour vint, où, Naigeot eut quarante ans, deux dents de moins, du ventre et des cheveux gris.

Alors, il aurait pu se marier, car il était devenu pour un cinquième l’associé de son patron. Mais il laissa s’écouler un grand laps de temps avant de prendre énergiquement un parti : puis, il attendit encore, pour choisir, entre toutes les femmes qu’on lui proposait, celle qui lui paraissait ressembler davantage à madame Gobain. Bref, il ne fut bien décidé, que le jour où un événement inouï, terrible, foudroyant, renversa l’édifice de ses espérances, en anéantissant d’un seul coup cette petite fortune si péniblement acquise.

M. Gobain, qui, sans doute, avait comme son commis un idéal de fortune, fit en dessous des spéculations hasardeuses et tomba en faillite. Le concordat signé, il resta au malheureux Naigeot, un dividende infime, qui placé en viager, lui donna trois cents francs de rentes !

Ainsi, après trente années de travail, après s’être refusé tous les bien-être et toutes les joies, il se trouva tout juste réduit à cette misère qu’il avait tant redoutée ! Désormais ses privations n’allaient plus être volontaires, mais forcées ! désormais il faudrait travailler, pour gagner sa vie de tous les jours, et non, pour amasser de quoi se faire plus tard une vie oisive et confortable !

Naigeot pensa mourir d’abord ; ensuite, il calcula qu’il n’avait plus les moyens d’entretenir longtemps son désespoir inactif, et il songea à gagner de quoi augmenter ses cent écus de revenu. Il s’arrangea donc, avec deux ou trois maisons de second ordre, qui n’ayant pas de commis spécial, lui donnèrent chacune, tant par mois, pour venir chaque jour mettre leurs écritures eu ordre. Il gagna de cette manière, six cents francs, qui payèrent sa pension chez Buneaud, tandis que les trois cents autres suffirent à son entretien, à son blanchissage et à ses menues dépenses. Encore, trouvait-il moyen d’en capitaliser une grande partie.

Et voilà les événements bien simples, la vie bien exempte d’excès et de secousses, qui avaient fait d’un homme, né avec tous ses membres et un cerveau bien organisé, la créature abrutie que nous avons rencontrée au commencement de ce récit.

Le lendemain mutin, quand la cloche du déjeuner eut réuni tous les pensionnaires dans la salle à manger de la maison Buneaud, la lettre d’Amérique fut solennellement apportée, sur une assiette, et placée au milieu de la table en guise de surtout : — ou, plutôt, comme la pièce de résistance, destinée à tromper l’appétit des étudiants les plus voraces.

— Qui la lira ? s’écrièrent-ils, tous en même temps.

Et chacun l’examina, la flaira, compta les timbres et les renvois.

— Dites-donc, Naigeot, si c’était une simple lettre de faire part du mariage de votre frère, hein ?

— Ah ! mon Dieu ! c’est bien possible, fit piteusement le teneur de livres. Pourvu que ce ne soit pas pour me demander de l’argent… j’ai bien peur qu’il ne soit dans la misère, ce pauvre Dominique !

— Allons houp ! nous allons le savoir, s’écria celui qui tenait l’épître en brisant le cachet. — Papa Buneaud, en votre qualité de président de l’assemblée, lisez-nous ça !

Buneaud mit ses lunettes, ouvrit l’enveloppe, et lut :


Mon cher frère,

« Tu dois me croire mort, depuis bientôt trente ans que tu n’as reçu de mes nouvelles ; et moi, en traçant ces lignes tardives, je crains de n’y pas recevoir de réponse. S’il m’en arrive une, je sais d’avance quelles pertes cruelles elle devra m’annoncer. Nos parents, sans doute, ne sont plus, et j’éprouve un véritable remords à penser, que je n’ai pas même adouci par correspondance, leurs derniers instants. Si, cependant, ils vivaient encore, si cette lettre te retrouve, sois mon interprète auprès d’eux, mon cher François, obtiens leur pardon pour un fils qui n’a pas démérité d’eux et qui n’a qu’un seul désir, celui de réparer ses torts. Mon ami, il ne faut pas croire que l’on ait le cœur oublieux et desséché parce que l’on n’écrit pas, quand on tente la fortune, comme moi, dans des pays lointains, et que mille intérêts vous arrachent à vos meilleures pensées. Enfin, grâce à Dieu ! j’ai réussi. J’ai fait fortune, comme on dit, et maintenant, je ne demande qu’à partager mon bien-être avec les miens. Je suis très-riche, François ; si riche même, qu’en France ma fortune paraîtrait exorbitante. Néanmoins, je ne veux pas confier à ma lettre une somme trop considérable, qui pourrait se trouver perdue si cette lettre ne t’arrivait pas. J’y mets donc seulement une traite de dix… mille… francs. »

Buneaud s’interrompit, la voix coupée par l’étonnement, et laissa tomber la lettre sur son assiette.

Alors, une feuille de papier moitié manuscrite, moitié gravée en caractères italiques, portant un timbre en marge, et, au milieu, un espace rayé horizontalement et couvert d’écriture, glissa lentement entre les deux pages de la lettre.

Naigeot saisit le bienheureux mandat aux cris de victoire des étudiants, et arracha la lettre des mains de Buneaud pour en achever la lecture lui-même.

…… « Ce n’est pas, mon cher frère, reprit-il, que je te croie dans le besoin, car je me souviens de ton économie et de ton assiduité au travail. Tu dois donc, de ton côté, avoir acquis au moins l’aisance, et si nos parents existent encore, ils ne sont certainement pas malheureux près de toi. Mais, en France, dix mille francs sont une somme, et, si contre toute attente tu n’étais pas favorisé de la fortune, je serais heureux que cet argent pût te venir en aide. Si tu es riche, au contraire, c’est de quoi payer une fantaisie à ta femme, ou allonger la dot d’une de tes filles (car je te suppose marié et père de famille) !… »

— Bon frère ! excellent frère, murmurait Naigeot en s’essuyant les yeux… dix mille francs à moi ! dix mille francs !

… « Dans le cas où aucun de mes rêves ne se serait réalisé, où tu serais resté vieux garçon et sans fortune, veux-tu entreprendre le voyage, venir ici m’aider dans mon vaste commerce et t’y associer pour une part ? Tu as cinquante ans, si je sais bien compter. À cet âge, on est jeune encore, et quelques mille lieues de mer ne doivent point effrayer. Ici, tu trouverais de bons parents et des amis, puisque j’en ai. Ma femme, qui est une Américaine instruite, intelligente, fort entendue au commerce, te mettrait rapidement au fait de nos affaires. Ma fille, — une enfant de dix-huit ans, mon cher François, — jolie, gracieuse, spirituelle, t’aimerait et te traiterait en oncle. L’Amérique est un beau pays, et le climat de la Nouvelle-Orléans n’est pas si mortel qu’on veut bien le dire. Enfin, dans mes magasins, où passent des denrées de tous les pays du monde, lu ferais ta fortune en cinq ou six ans. Réfléchis à ce parti, sien France tu n’es pas aussi heureux que tu le voudrais, si tu as envie de voyager, si enfin tu veux revoir ce frère, qui t’a quitté jeune homme, presque enfant, et que tu trouveras vieux barbon : qui est parti comme un soldat de fortune, avec trois chemises et la malédiction de ses créanciers, et qui est devenu un des personnages les plus considérables du Nouveau-Monde commercial.

» Adieu ou à revoir. — Écris-moi aussitôt que tu auras reçu cette lettre et son contenu. Avec quel plaisir je recevrai ta réponse ! avec quel plaisir j’y trouverai comme un écho du monde que j’ai quitté, et une bénédiction de ma première famille !

» Dominique NAIGEOT. »

Nouvelle-Orléans, le… mars 18…


— Bravo ! bravi ! bravai bravissimo ! crièrent en chœur les étudiants. — Voilà un frère ! Un frère qui devrait bien être mon oncle ! — Naigeot, partez vite pour l’Amérique et embarquez-nous tous comme vos enfants !

— Eh bien i mon cher monsieur, voilà comme la vie est semée de péripéties, dit flegmatiquement Buneaud, qui voyait au bout de l’enthousiasme général, la perte d’un pensionnaire. — Tout n’est qu’heur et malheur ! Volts êtes riche maintenant, et vous n’avez plus besoin d’aller faire des comptes en partie double pour payer votre mois…

— Monsieur n’aura sans doute plus de mois à vous payer, fit observer avec aigreur une vieille femme, qui s’était jusqu’alors tenue à l’écart, comme fort indifférente à la discussion. — Il est probable qu’à dater d’aujourd’hui, il cessera d’être notre commensal.

— Pourquoi donc, supposez-vous notre ami Naigeot si ladre, qu’il se dispense de nous faire un peu partager sa nouvelle fortune ? reprit-on dans le camp des étudiants. Il aura plaisir, au contraire, à nous inviter tous à dîner…

— Et à nous payer trente francs qu’il nous doit !

— Si mieux il n’aime prendre son temps et nous donner soixante francs demain, quatre-vingt-dix après- demain, cent vingt dans trois jours.

Stupéfait, abasourdi par la lecture de la lettre de son frère, ne sachant encore s’il devait en croire ses yeux et ses oreilles, François Naigeot tenait à la main la traite de dix mille francs, la retournait en tous les sens, la flairait pour ainsi dire, en la couvant d’un regard fixe, sans pouvoir encore se rendre compte de son existence.

Certes, s’il se fût tout à coup trouvé maître et possesseur de la toison d’or des jardins Hespérides, il n’aurait pas été plus étonné. Aussi les acclamations et les compliments de ses commensaux, n’arrivèrent-ils à lui d’abord, que comme un bourdonnement confus. Mais, quand des réflexions générales on passa aux applications particulières, quand il comprit qu’on lui réclamait les trois francs prêtés, avec les intérêts fabuleux de mille pour cent par jour, selon la plaisanterie de la veille, le teneur de livres releva instinctivement la tête, en signe de révolte, contre cette extorsion usuraire.

Il n’y avait pas de fortune inattendue qui lui fit comprendre, si vite, qu’on put, en un jour de folie, payer trente francs d’intérêts, pour trois francs prêtés pendant vingt-quatre heures.

— Ah çà ! Naigeot renierait-il sa dette ? refuserait-il de s’exécuter ? demanda un des étudiants d’un ton quasi-menaçant.

Tous se levèrent. Les vieux pensionnaires abrutis de la pension bourgeoise retrouvèrent un instant d’énergie pour se joindre aux jeunes gens, et Buneaud ébaucha un signe d’indignation.

— Un moment, messieurs et mesdames, balbutia le riche Naigeot, qui se vit sur le point d’être accablé par un tolle général, il est bien entendu que je paie des suppléments au dîner de ce soir… si toutefois cette traite est présentable aujourd’hui, reprit-il, en manière de correctif.

— C’est heureux ! dit Buneaud. — Alors je mettrai une oie rôtie, une crème au chocolat, du vin de Bordeaux.

— Voyons donc si la traite est bonne ? s’écria un des jeunes gens ; donnez-moi votre paperasse, Naigeot.

Il ne la donna pas, mais se la laissa prendre en retombant pâle, défait, presque évanoui, sur le dos de sa chaise. Tout à coup, une horrible crainte venait de lui mordre le cœur.

Si la traite allait être fausse… si les timbres de la poste étaient contrefaits… si la lettre, et tout, n’était qu’une infâme plaisanterie de ces damnés étudiants.

Cette sensation ne dura qu’une minute… une minute de poignante angoisse, pendant laquelle Naigeot, en restant suspendu sur l’abîme qui sépare la misère de la fortune, comprit tout à coup avec une lucidité inouïe, la différence de ces deux termes : être ou n’être pas !…

Le mandat, suspendu au-dessus de sa tête par une main impitoyable, redescendit en voltigeant sur ses genoux.

— Parfaitement en règle ! s’écrièrent dix voix en même temps.

Resté seul en face de son trésor, Naigeot se prit la tête à deux mains, comme pour contenir les idées incohérentes, qui bouillonnaient dans son cerveau.

Aussitôt, comme par un coup de baguette magique, cette lettre avait réveillé l’intelligence atrophiée du teneur de livres. Il sentait la vie s’agiter en lui, cet être sans passé, ce vieillard qui n’avait pas eu de jeunesse, et qui naissait, d’un seul coup, à mille émotions inconnues…

Naigeot ne se rendait pas compte du travail étrange qui se faisait en lui, mais déjà son esprit s’ouvrait, à de nouveaux désirs. Il relisait la lettre de son frère, et s’exagérait encore, cette fortune qui venait à lui.

— Ainsi, se disait-il, je suis riche ! — je suis vraiment riche ! car enfin, j’ai là dix mille francs, avec lesquels je puis satisfaire à tous mes désirs… et quand ils seront dépensés, si je veux partir pour l’Amérique, je trouverai, là-bas, une autre fortune toute faite !

Si au contraire j’aime mieux rester ici, je puis les placer en viager… j’en aurais facilement six ou huit cents francs de rente… toutes mes dépenses se trouveraient payées… je pourrais bien vivre, sans m’inquiéter de rien, et, si je travaillais, il me resterait encore du superflu.

Ce serait avoir une jolie petite existence toute faite… oui… — ce ne serait pas être riche !

Mais aussi, je ne serais pas obligé de m’embarquer !…

Ah bah ! j’ai le temps de réfléchir ! Pour aujourd’hui je suis riche !… dix mille francs ! dix mille francs devant soi ! c’est un joli denier ! et je veux dépenser sans compter !

— Buneaud !

Le maître de pension ne répondit pas, sans doute parce qu’il n’avait rien entendu.

Certes ! je leur donnerai à dîner !… et bien ! Je n’ai pas besoin de regarder à quelques bouteilles de vin de plus ou de moins, de lésiner sur le rôti… Je veux me payer un repas comme les gens riches, moi ! et ma foi ! pour aujourd’hui, il faut bien que ces bonnes gens en aient leur part !

— Buneaud !!

Que peuvent-ils bien manger de délicat, de fin, de rare, les gens riches ?

— Buneaud ! Buneaud !!! cria-t-il cette fois de toute la force de ses poumons.

Buneaud arriva enfin, tout étonné d’être dérangé à une heure qui n’était celle d’aucun repas, et tout prêt à s’offenser du ton d’autorité avec lequel on l’avait appelé.

Mais quand il reconnut le nouvel enrichi, son mécontentement se changea en un sourire obséquieux : — Qu’y a-t-il ? monsieur Naigeot, demanda-t-il.

— Que faites vous pour le dîner ? fit Naigeot d’un ton impérieux. — Voilà trois fois que je vous appelle !

— Oh !… comme nous parlons raide… — Je fais faire ce que je vous ai dit : une oie rôtie, une crème au chocolat… puis il y aura le pot-au feu, une salade…

— Pouah !

— Comment pouah ?…

— Oui… C’est commun tout cela, mon cher ! — j’en ai déjà mangé !…

— Ah ! dit Buneaud stupéfait ; mais alors commandez ce que vous voulez.

— Des choses chères… des choses extraordinaires…

— Des soles frites ?… des œufs à la neige ? hasarda timidement le maître de pension.

— Mieux que ça !

— Bon ! — un canard aux olives ? du punch ? un potage aux pâtes d’Italie ?

— C’est meilleur ; — mais il ne faut pas craindre de me donner tout ce qu’il y a de mieux. — Je puis payer !

— Dam ! à moins de commander votre dîner chez Chevet…

— Chez Chevet ? — mais pourquoi pas au fait ? — les gens riches commandent-ils leur dîner chez Chevet ?

— Les gens très-riches. — Mais je ne pense pas que vous…

— Précisément si, mon ami. En vérité ce que vous m’offrez ne me convient pas ! c’est vulgaire ! il n’y a pas besoin d’avoir dix mille francs dans sa poche pour mander de cela ! Toutes réflexions faites, j’irai chez Chevet en revenant de toucher mon argent… — faites en sorte, au moins, que le couvert soit mis proprement dans votre baraque !

Et Naigeot sortit sans saluer en faisant claquer les portes.

— Ne dirait-on pas qu’il est millionnaire, avec ses dix mille francs ! murmura Buneaud furieux.

Quand le teneur de livres eut franchi la porte de la pension bourgeoise, et qu’il se trouva sur le pavé de la rue Copeau, avec une traite de dix mille francs dans sa poche, il huma l’air avec une satisfaction jusqu’alors inconnue. Le soleil lui sembla de l’or fluide, l’horizon s’élargit, Paris lui apparut comme transfiguré.

Jamais, auparavant, il n’avait cherché le sens et l’usage des mille choses, que la misère avait placées hors de sa portée. Jamais, même, il n’avait joui de celles qui sont offertes à tout le monde. C’est que, l’appréciation de tous ces bien-être implique une oisiveté relative, ou au moins une certaine liberté, et que le malheureux Naigeot avait passé sa vie à la glèbe d’un travail ingrat et continuel.

Quelque temps qu’il fit, il allait à sa besogne journalière le front courbé et le regard vague, portant sa besace et tirant son licou sous l’incessant coup de fouet de la nécessité, comme le cheval de fiacre sous celui d’un cocher impitoyable. Aussi, n’avait-il même pas admiré les magnifiques ombrages du Jardin-des-PIantes, et les riches collections que l’Europe nous envie. Pour lui, Paris était contenu entre quatre points : la halle aux vins, le boulevard Saint-Denis, la rue Saint-Honoré, où il allait tenir des livres, et la rue Copeau, qui renfermait la pension Buneaud.

Mais ce jour-là, il pensait avoir conquis le monde, et sentait le besoin d’en connaître toutes les richesses. C’est pourquoi, il parcourait la rue Saint-Victor le nez au vent, les mains dans ses poches, le visage épanoui, regardant les boutiques, heurtant les passants de ci et de là, et virvouchant au hasard comme un homme ivre.

Au moment où il allait détourner la rue, qui descend au quai en suivant la halle aux vins, il se demanda, pour la première fois, où il allait, et tira de sa poche la traite de son frère pour regarder l’adresse du banquier. Il lut le nom de Rothschild ; et plus bas : rue Laffitte, n° 17.

— Bon ! dit-il, rue Laffitte ! mais c’est loin cela. C’est du côté du boulevard Italien, je crois… Après tout, qui m’empêche de prendre une voiture ? ajouta-t-il mentalement, en appelant du geste un coupé de remise, qui passait.

— Cocher ! chez Rothschild !

— À l’heure ou à la course, bourgeois ?

— À l’heure, bon Dieu ! je ne suis pas pressé.

— Tant mieux, bourgeois. — J’ai onze heures vingt minutes à ma montre.

Jamais de sa vie, Naigeot n’était monté dans un pareil équipage. Il avait été rarement en omnibus, et seule dans des cas de trajets extraordinaires ; et il n’était guère monté en fiacre que deux ou trois fois, à l’occasion de cérémonies importantes, comme des mariages, des baptêmes ou des enterrements. Par hasard, le coupé était propre et même élégant. L’intérieur était tapissé de velours vert, et garni de passementeries assorties ; les glaces étaient pures, et les banquettes confortables. Naigeot s’y installa de son mieux, s’enfonça dans un coin, et étendit ses jambes dans la fourrure à longues soies qui servait de tapis.

Alors, il laissa courir son imagination surexcitée à travers ses nouveaux rêves ; et, tandis qu’il traversait Paris, sans souci d’éviter la crotte ou d’être coudoyé par les passants, il faisait un retour sur les années écoulées et s’apercevait qu’il avait été horriblement malheureux. Il se voyait passer, la veille, avec son air morne, son habit râpé, son parapluie sous le bras, tout son piètre accoutrement de vieux gratte-papier ; et, pour la première fois, il en apercevait la puante hideur. Toute sa vie apparaissait à sa mémoire comme un désespérant mirage. Il demandait compte, à la justice éternelle, de cette constante misère et de cet abrutissant labeur qui avaient fait de lui le vieux cuistre d’hier, que, par instants, le richard d’aujourd’hui prenait plaisir à éclabousser en imagination… Alors, il lui passait parla tête des velléités de révolte et de vengeance. Puis, des rages folles de connaître toutes des joies humaines, qui, pouf lui, avaient été lettres-mortes ; de rattraper quelques jours de cette jeunesse qui avait passé inaperçue entre les quatre panneaux grillagés de sa cage de teneur de livres.

Le coupé s’arrêta rue Laffitte devant les bureaux du célèbre banquier juif.

Naigeot s’éveilla au milieu de ses rêves et attendit que le cocher lui eût ouvert la porte pour descendre. Quand il fut sur le trottoir, il le regarda d’un air incertain, comme pour lui demander ce qu’il devait payer. Mais celui-ci, qui avait mieux compris que sa pratique la convention d’être gardé à l’heure, remonta sur son siége en laissant tomber un regard de mépris sur ce bourgeois peu usagé.

— Eh bien ! je vas vous attendre, quoi ! fit-il, en se rangeant.

Le teneur de livres resta ébahi. — Bon ! pensa-t-il, on sait que je suis riche, sans doute ! Eh tant mieux ! je peux bien aller en voiture, au fait !

Il entra dans le temple de fortune, en demandant à tous les gens qu’il rencontrait, où était la caisse, et si, véritablement, il pourrait toucher dix mille francs.

À mesure qu’il approchait, il sentait sa poitrine brûlée par les chaudes effluves de l’espoir et de la crainte. En touchant à la réalisation de son rêve, une secrète terreur, de le voir s’évanouir, cloua Naigeot, immobile, sur le seuil de cette porte où, les six lettres majuscules qui formaient le mot caisse, lui apparurent flamboyantes.

Il porta la main à son cœur, pour en comprimer les battements tumultueux ; et, avant détourner le bouton, il eut le temps de reconnaître, avec stupeur, que jamais il n’avait senti une émotion aussi violente.

Enfin il ouvrit, s’approcha du grillage, et passa la traite par le guichet.

Le commis l’examina, pour s’assurer de la valeur et de la signature et, sans seulement lever les jeux sur celui qui la présentait, il compta silencieusement dix billets de mille francs.

Pendant ce compte, Naigeot eut comme un vertige.

— Le monde est-il renversé ? se demandait-il mentalement. Quoi ! ce n’est pas moi qui paie, c’est moi qu’on paye ! Quoi ! ce n’est plus moi qui suis derrière le grillage, c’est moi qui présente fièrement mes valeurs à la porte ?

Le commis passa les billets de banque avec indifférence. Naigeot les saisit, les recompta, et resta plante sur ses jambes devant le guichet, en regardant son sosie avec des yeux fixes.

— Eh bien ! s’écria celui-ci avec étonnement, n’avez-vous pas votre compte ? laissez la place aux autres, maintenant !

Naigeot s’aperçut alors que de nouveaux venus le poussaient, et se recula pour attacher solidement avec une épingle les billets dans son gousset. Puis il reprit le chemin de la porte, non sans avoir jeté un dernier regard sur les bureaux, et sur cette foule qui se pressait à la caisse ; non sans avoir prêté une dernière fois l’oreille, au son de l’or qui tintait dans les sébilles. Il rejoignit sa voiture en se demandant s’il s’agitait dans la vie réelle, ou bien dans une fantasmagorie passagère, que quelque coup de cloche allait faire disparaître.

— Où faut-il vous conduire, bourgeois ? demanda le cocher.

— Mais, dit machinalement Naigeot, chez moi… ou plutôt non… si… Attendez… Savez-vous où demeure monsieur Chevet ?

— Monsieur Chevet ?… dam !… Est-ce le marchand de comestibles ?

— Oui.

— Ah bon ! connu !… On y va !

Le cocher fouetta son cheval et le lança dans la direction du Palais-Royal.

Pendant le trajet, Naigeot eut le temps de se remettre et de rappeler ses souvenirs.

Il entra délibérément chez le célèbre fournisseur des meilleures tables du monde, et demanda si on pourrait lui apporter un dîner.

— Sans doute, répondit le chef de la maison. Polir combien de personnes ?

— Une vingtaine.

— Bien. Quel prix voulez-vous y mettre ? — Est-ce à forfait ?

— Comme vous voudrez ! je paierai le prix qu’il faudra. Je désire de bonnes choses.

— Monsieur veut-il faire sa carte.

— Quelle carte ?

— Celle du menu… Voulez-vous une dinde truffée pour rôti ?

— Oui, c’est cela ! s’écria vivement Naigeot, car il se souvenait d’avoir entendu parler d’une dinde truffée comme d’un mets exquis et réservé aux gens riches. — Oui, c’est cela ! une dinde truffée !

Et avec cela un turbot sauce homard, un potage à la bisque, des cailles en caisse, un salmis de faisan… dit avec volubilité le marchand de comestibles, qui vit tout de suite à qui il avait affaire.

— Oui… oui… oui… c’est cela ! répétait Naigeot, au comble de la joie de s’entendre proposer tant de bonnes choses, dont il n’avait jamais ouï parler.

— Avec les hors-d’œuvre, les entremets, les vins et le dessert qui conviennent ?

— Oui… oui… — Voici mon adresse : rue Copeau, pension Buneaud. — Vous demanderez M. François Naigeot, le frère de M. Dominique Naigeot qui…

— C’est bien, cela suffit, Monsieur. — À quelle heure ?

— À six heures.

— Je crois que je vais bien dîner, pensa Naigeot en remontant dans son coupé, et ces pauvres diables aussi ! — Le fait est qu’elle n’est point bonne, la cuisine du père Buneaud, pouah !

— Où faut-il aller maintenant, bourgeois ? demanda le cocher.

— Menez-moi où vous voudrez… où vont les gens riches.

— Aux Champs-Élysées ? au bois ?

— Oui !

Naigeot se laissa conduire, en s’abandonnant à ses rêves, bien enfoncé dans son coupé comme un chat dans sa fourrure quand il fait son rouet, selon l’expression des ménagères.

Mais après deux heures de promenade, il se prit à examiner les équipages qui croisaient son coupé en tous sens, et à comparer la mise des cavaliers qui faisaient caracoler leurs chevaux sur la chaussée, avec la sienne. Alors seulement, il s’aperçut que la fortune n’avait point encore changé sa tournure alourdie, et ses habits râpés aux coudes et luisants aux genoux.

— Cocher ! s’écria-t-il, je veux aller chez un tailleur !… Ramenez-moi au Palais-Royal !… — On doit trouver des tailleurs au Palais-Royal !

Quand le cocher, en le déposant Cour des Fontaines, lui demanda huit francs pour quatre heures, le premier mouvement du teneur de livres fut un soubresaut d’étonnement. Mais il se remit promptement.

— Ne suis-je pas riche ? se dit-il. — Tenez, mon brave homme.

— Et mon pour-boire ?

Naigeot fouilla à sa poche et en tira majestueusement cinq sous.

— Il paraît que les gens riches donnent un pourboire, pensa-t-il.

Et il s’éloigna sans entendre les malédictions du cocher qui l’appelait voleur.

Il s’engagea sous les arcades au milieu de la foule, heurtant les passants, marchant au hasard, ou plutôt, selon les fantaisies de cette ivresse de Paris qui commençait à le saisir. Chaque boutique, attirait à son tour les regards éblouis du teneur de livres enrichi. Mille fois il avait traversé le Palais-Royal en tous sens, mais jamais il ne s’était occupé des étalages qui offrent aux promeneurs toutes les créations du luxe. Comme ce moine interrogé sur la beauté d’une célèbre courtisane, il pouvait répondre, en parlant de Paris : — Je l’ai vu, mais je ne l’ai pas regardé !

Cette fois, au contraire, il dévorait tout des yeux : les riches étoffes et les fruits dorés, les diamants aux mille feux et les femmes qui les admiraient. Ici, il commandait un gilet dont les palmes soyeuses l’avaient séduit ; là, il achetait une montre d’or, une chaîne, des breloques, pour se venger d’avoir toute sa vie aspiré à ces choses sans avoir pu les conquérir : plus loin, une tabatière en écaille incrustée, une épingle à cravate, un lorgnon, un col élégant.

Peu à peu, il gagna les passages et la rue Vivienne, marchant toujours dans ce Paris comme dans le royaume des fées. Il était quatre heures, mais il faisait du brouillard, elle gaz s’allumait de toutes parts, mêlant, à travers la brume, ses lueurs rouges au jour expirant. Naigeot allait toujours devant lui, s’étonnant naïvement des splendeurs de cette grande ville, qu’il habitait depuis cinquante ans, comme s’il eût été un étudiant imberbe arrivé la veille de sa province ; s’égarant au milieu des groupes animés qui discutaient sur la place de la Bourse la hausse et la baisse, et jetant l’argent sans compter au-devant de toutes ses fantaisies.

Quand il atteignit le boulevard, il s’était déjà commandé un trousseau complet, qu’il augmentait à chaque pas d’un vêtement nouveau. Enfin il s’arrêta, las de voir briller l’or et chatoyer le velours, les poches pleines, les mains chargées. Il voulut voir les gens riches après avoir savouré les joies de la richesse. Il se mêla aux promeneurs oisifs, aux femmes élégantes, remarquant, d’une part, les toilettes gracieuses et la démarche hère de ceux qui abordaient ces reines de la mode ; de l’autre, saisissant au voiles paroles gelées, comme disait Rabelais.

— As-tu dix louis à me prêter ? demandait un jeune homme à un autre ; — je suis sorti sang argent, je dîne avec Lucie, et nous allons au théâtre après.

— Quel mantelet vous avez là, ma chère, et quelle dentelle ! disaient plus loin deux femmes entourées d’un groupe d’admirateurs.

— Oh ! rien ! du Chantilly bien simple, mais pas cher, par exemple ! — cinquante francs le mètre.

— J’ai perdu hier quinze cents francs au lansquenet.

— Diable !

— Bah ! j’en avais gagné deux mille le mois dernier !

Naigeot, abasourdi par le bruit des voitures, les lumières, le bourdonnement de la foule, recueillait avidement ces lambeaux de phrases, et, malgré son trouble, réunissait toutes ses facultés de teneur de livres, pour construire des fortunes fantastiques sur ces chiffres jetés au hasard.

Il calculait avec épouvante combien de mille livres de rente il fallait, pour dîner avec Lucie, pour donner à une femme des dentelles qui valaient au moins cinquante francs le mètre, pour jouer, pour avoir des voitures, etc., etc. Un voile se déchira dans l’intelligence assoupie du malheureux caissier, les abîmes du luxe ouvrirent devant lui leurs profondeurs infinies, le vertige le prit, et il allait tomber, peut-être, quand il fut rappelé à lui-même par le choc d un timon de voiture.

Il s’aperçut alors que la nuit était complètement tombée et que les restaurants s’emplissaient de consommateurs.

— Mon Dieu ! pensa-t-il, serais-je en retard ?

L’idée, que les gens riches pouvaient manquer d’exactitude, n’était pas encore entrée dans la tête du teneur de livres.

Il appela précipitamment une voiture, y monta, et

cria au cocher : Rue Copeau ! au moment où six heures sonnaient.

Rue Copeau !

Quelle distance de cette ruelle immonde, au boulevard de Candi des cercles illuminés, au réfectoire enfumé du père Buneaud ! du Naigeot crotté qui descendait hier la rue Saint-Martin en venant de supputer le non et avoir d’autrui, au Naigeot qui traverse Paris dans un coupé pour aller faire les honneurs d’un dîner servi par Chevet !

Naguère, il entrevoyait le chiffre de six cents livres de rente, comme le paradis de ses rêves ; maintenant, ses besoins et ses désirs ont progressé d’heure en heure. Il rêve des millions, il éprouve une soif inextinguible de richesses et de jouissances.

Quand il arriva à la pension bourgeoise, ii trouva la maison, si triste d’ordinaire, pleine de bruit et tout en liesse. Le potage était servi, les hors-d’œuvre délicats se rangeaient autour de la table, et des fumets inaccoutumés arrivaient de la cuisine, où fricotait un marmiton venu de chez Chevet. Buneaud courait comme un effaré de la cuisine à la cave et de la cave à la salle à manger. Les vieilles gens semblaient se regaillardir, et les jeunes votaient au bienfaiteur la plus bruyante des ovations. Quelques étudiants, en voyant si grande chère, avaient été chercher leurs maîtresses pour les faire participer à ce régal sous des prétextes plus ou moins bien trouvés, et ces dames entouraient le vieux teneur de livres de leurs plus séduisantes coquetteries.

Naigeot s’épanouissait au bonheur et se livrait tout entier aux délices de la table, à la joie communicative et bruyante, et aux caresses de ces folles enfants du plaisir qui lui faisaient enfin oublier les grâces majestueuses de madame Gobain. Il vivait comme jamais il n’avait vécu. Son sang courait chaud dans ses veines, et battait dans l’artère avec une rapidité de cent pulsations par minute. On eût dit, que son corps était de moitié dans le rajeunissement de son esprit, tant il semblait plus vert et plus puissant ; quelle eau de Jouvence que le bonheur et l’espoir !

Il quitta la table le dernier et monta se coucher, ivre de toutes les ivresses, fasciné, gorgé, fou, mais demandant encore du luxe et du plaisir. Enfin le sommeil mit un terme à toutes les révoltes de cette jeunesse en retard de trente ans ; Pïaigeot s’endormit et rêva des festins de Sardanapale et des houris de Mahomet.

Le lendemain matin, quand il s’éveilla dans cette chambre si nue, si froide, si peu propice à l’illusion, il crut d’abord rentrer dans la réalité après un songe décevant. Cependant, peu à peu il reprit ses sens et retrouva ses souvenirs sous la forme de mille objets nouveaux, épars çà et là. Il se jeta hors de son lit, saisit son gilet, oublié sur une chaise dans l’abandon de l’ivresse, et en tira fiévreusement les bienheureux billets de banque pour les recompter à son aise. Mais ce fut en vain qu’il recommença deux fois son compte, il n’en trouva plus que neuf ; le dîner, les emplettes et le reste en avaient pris un.

— Hum ! pensa le teneur de livres en faisant un retour sur lui-même, à ce compte-là j’en aurai pour neuf jours… huit, c’est-à-dire, en défalquant ce que j’aurai à payer pour mes commandes…

Naigeot resta un instant rêveur… Puis, tout à coup, il secoua ses préoccupations :

— Eh ! que m’importe ! après tout, se dit-il ; n’ai-je pas en Amérique une fortune toute faite !

Par un singulier phénomène, ses passions, contenues par une misère de cinquante années, s’étaient éveillées avec une violence inouïe. Il se sentait pris des folles et vertigineuses aspirations de la jeunesse, il rêvait l’amour, le luxe, les chevaux, les mille plaisirs que donne la fortune quand on a vingt ans. Bien de tout cela n’était peut-être bien formulé dans son esprit, mais il voyait passer comme une fantasmagorie devant son imagination toute la journée de la veille, il récapitulait toutes les jouissances qu’il avait entrevues, et il aurait voulu toutes les prendre.

— Oh oui ! oui ! se disait-il, vivre quoi qu’il en coûte !… savourer toutes les joies, boire le plaisir à toutes les coupes, à tout prix ressaisir quelques jours de la jeunesse envolée… et puis partir !

» Les riches ne sont-ils pas heureux partout ?… Et, d’ailleurs, je me hâterai de faire fortune, et je reviendrai… à Paris !

» Après tout !… je ne serai pas vieux encore !… s’écria, en se redressant d’un pied, le pauvre teneur de livres qui, vingt-quatre heures avant, n’avait pas le courage de placer trois francs sur son avenir ! »


II.

Trois mois se sont écoulés. Nous sommes à la Nouvelle-Orléans. Le port est en rumeur, car un navire français vient d’arriver. De tous côtés s’agitent sur le quai les Américains qui attendent des marchandises ou des voyageurs. Les pilotes côtiers et les lamineurs s’empressent avec leurs canots, autour du navire, pour débarquer les passagers.

Il fait une chaleur torride. Le ciel, d’un bleu foncé, n’a pas un nuage. La mer est bleue comme lui. Le soleil darde d’aplomb sur la foule, et découpe nettement les ombres portées, en silhouettes courtes et noires.

Cependant les Américains, en chapeaux de paille et en vestes blanches, entourent les arrivants pour savoir, les premiers, quelles nouvelles la vieille Europe leur envoie. On crie, on va, on vient, on se pousse. Sur le port on décharge les bagages, que des matelots, des nègres, des gens de toutes couleurs, empilent sur des voitures pour les transporter à leur adresse. C’est un branle-bas général, un bruit, un mouvement, dont ceux qui connaissent l’activité prodigieuse de ces grandes cités marchandes peuvent seuls se faire l’idée.

Au milieu des passagers qui débarquent, se démène un homme gras et chauve, qui semble soutenir une discussion avec le comptable du navire, et donne bruyamment ses ordres aux matelots d’un air d’importance.

C’est François Naigeot qui règle ses comptes et donne, pour prix de son passage, les derniers cens qui lui restent. Après avoir dépensé les dix mille francs envoyés par son frère, il a vendu à vil prix sa rente viagère pour payer ses frais de route. Il arrive, les poches vides d’argent, mais le cœur plein d’espérance, et c’est d’une voix assurée, qu’il donne l’ordre de conduire ses bagages à la maison Dominique Naigeot et Compagnie.

— Oh ! pour cela, monsieur, ce n’est pas mon affaire, répondit le matelot en s’éloignant du navire par un vigoureux coup de rame. Je vais vous déposer à terre ainsi que vos malles, et vous vous arrangerez, pourrons faire conduire dans la ville, avec ces gens de couleur que vous voyez là-bas sur le port.

À peine François eut-il posé le pied sur la terre, qu’il cria à un mulâtre :

— Je suis le frère de monsieur Dominique Naigeot, l’ami ; conduis-moi chez lui avec mes bagages, et vivement !

L’homme de peine leva les yeux sur son interlocuteur avec une expression d’étonnement et d’incertitude.

— Est-ce que tu ne connaîtrais pas la maison Naigeot, une des plus riches de la Nouvelle-Orléans ? reprit François avec un ton d’importance et de dédain qui glaça le mulâtre.

— La maison Naigeot !… Oh ! si fait, monsieur, balbutia-t-il en patois moitié français moitié anglais ; j’ai assez chargé de ballots de sucre et de coton pour la maison Naigeot dans ma vie… mais…

— Eh bien quoi ? mais… quel mais y a-t-il ?…

— Oh ! rien, Monsieur, rien… murmura le malheureux mulâtre, évidemment troublé, en tirant sa voiture plus fort pour ne pas continuer la conversation.

— On ne me connaît point ici, je vais évidemment faire sensation, se disait le teneur de livres, en suivant à grand’peine, ses bagages. Eh ! eh ! le nom de Naigeot fait de l’effet !… Je m’accoutumerai à ce pays où l’on s’enrichit vite… Et ma foi ! on dira avant peu : la maison Naigeot frères…

» Après tout, il me semble qu’on peut fort bien vivre ici, pendant quelques années ! Si ma belle-sœur est aimable, si ma nièce est aussi charmante que ce bon Dominique me le dit, ce sera vraiment plaisir de faire fortune en leur compagnie… Dans la journée on s’occupera des affaires ; le soir on sera tout au plaisir : visites données ou rendues, assemblées, bals, concerts, spectacles, promenades en mer… Je nageais pas mal autrefois… J’ai remonté la Seine du pont de Bercy au Pont-Royal. Je crois même que j’étais plus fort que ce cher Dominique… »

— C’est ici. Monsieur, fit le mulâtre en arrêtant sa voiture.

François Naigeot tressaillit comme un homme qu’on éveille en sursaut, leva la tête, et aperçut de vastes magasins encombrés de ballots et de gens affairés qui allaient et venaient.

Le cœur lui battit au moment de faire son entrée dans cette nouvelle famille et dans cette nouvelle vie. Cependant il poussa résolument la porte à claire-voie garnie d’une sonnette, qui séparait le sol assez mal pavé des magasins d’avec celui de la rue, et il s’avança entre deux rangs de caisses goudronnées.

— Monsieur Dominique Naigeot, s’il vous plaît ? demanda-t-il ; à haute voix, en s’approchant d’un groupe de gens, qui discutaient le cours des denrées coloniales.

À ce nom, tous les interlocuteurs s’interrompirent et regardèrent le nouveau venu avec stupéfaction. Une grande femme blonde, toute vêtue de noir et qui prenait à la discussion une part active, se retourna vivement vers lui :

— Nous avons eu la douleur de perdre M. Naigeot, Monsieur, dit-elle d’une voix brève et altérée par une émotion imprévue. — Mais je continue les affaires de mon mari et vous pouvez vous adresser à moi pour tout ce qui tient au commerce : commande ou recouvrement, réclamation, courtage ou toute autre chose. Veuillez passer au fond du magasin et, en m’attendant, vous expliquer avec ces messieurs qui sont à écrire, là-bas, dans ce bureau vitré. J’irai vous joindre tout à l’heure.

Assurément, la foudre en tombant aux pieds de François Naigeot ne l’eût pas terrassé comme cette nouvelle qui bouleversait, d’un seul coup, tous ses projets, toutes ses espérances, tout son avenir. Il regardait, sans la voir, cette femme au visage énergique, au geste prompt, au langage précis, qui devenait l’arbitre de son sort, et il tournait sur lui-même comme étourdi de sa chute.

Aux paroles si simples et si naturelles de sa belle-sœur, il avait senti le sol trembler sous ses pieds et tous ses châteaux en Espagne s’écrouler à la fois. Le Naigeot qui, tout à l’heure, foulait si fièrement la terre d’Amérique, faisait place, tout à coup, à l’ancien pensionnaire de la maison Buneaud. Il tremblait, il promenait autour de lui des regards incertains.

— Mon frère… est… mort ?… Vous êtes… ma sœur ? balbutia le malheureux en s’appuyant sur les ballots entassés.

— Votre frère ?… reprit la veuve avec étonnement.

— Eh quoi ? Mad,… ma chère sœur, ne vous avait-il pas parlé de moi ? ne vous avait-il pas annoncé mon arrivée ?… Oh ! Dominique, Dominique… mon cher Dominique, mon bon frère !… s’écria François qui pouvait enfin pleurer.

La veuve le regarda attentivement, et retrouva sans doute sur cette ligure étrangère quelques-uns des traits de son mari, car elle s’approcha et lui tendit la main.

— J’avoue que je ne vous attendais pas, mon frère, dit-elle, et que mon mari ne m’avait parlé de vous que vaguement, mais soyez le bienvenu cependant. — Ménard ! cria-t-elle à l’un des commis, qu’elle avait d’abord désignés à François, au fond du magasin ; — Ménard ! voulez-vous avoir la bonté de conduire Monsieur près de ma fille ?

François Naigeot s’apprêta à suivre le commis. Sa belle-sœur avait déjà repris la conversation commerciale interrompue par son arrivée. Cependant elle ajouta en le voyant s’éloigner :

— Plus tard, nous ferons connaissance ! — Mon bon Ménard, donnez toujours l’ordre de rentrer les barrages qui sont à la porte, n’est-ce pas ?

Naigeot suivait le commis à travers les magasins, les corridors et les escaliers, sans conscience de lui-même et comme fatalement entraîné. Il n’y voyait plus, et de temps en temps, il se heurtait aux murailles ou aux meubles. La fausseté de sa position, l’incertitude de son sort, la froideur de la réception de sa belle-sœur l’écrasaient. Aussi, pensait-il fort peu à cette nièce, qu’il allait voir, et dont son frère lui avait parlé avec tant d’éloges.

Ce fut à peine s’il remarqua le changement d aspect de la maison, quand il eut quitté les magasins pour entrer dans les appartements. Pourtant, rien ne contrastait davantage avec la simplicité des hangars et des bureaux, que ! élégance et le comfort des étages supérieurs.

S’il avait observé cette différence dès l’abord, il aurait compris qu’une femme jeune et charmante, amoureuse de toutes les délicatesses, devait vivre là, et se plaire à arranger les fleurs des jardinières, à faire babiller les oiseaux rares ; mais il n’avait rien vu, rien regardé, et quand le commis, en ouvrant une porte, le mit en présence d’une jeune Allé d’une beauté éclatante et d’une grâce exquise, il poussa un cri d’étonnement comme s’il se fût tout à coup trouvé transporté dans un autre monde.

— Mademoiselle, dit Ménard, voici Monsieur que madame votre mère vous envoie ; — et qui est, je crois, un de vos parents ? ajouta-t-il en interrogeant François Naigeot du regard.

— Ma chère nièce ! s’écria l’ex-teneur de livres vraiment ému, au milieu de ses douleurs, par cette ravissante apparition.

La jeune fille leva sur Francois de grands yeux étonnés et salua. Puis, elle chercha vainement la réception qu’elle devait faire à ce parent inattendu ; heureusement sa mère entra pour la tirer d’embarras.

— Louise, Monsieur est ton oncle, le frère de ton père, dit-elle. Il arrive de France, à bord du Vulcain dont je viens de voir le capitaine à l’instant. — Fais-lui bon accueil, car tu sais que je ne puis m’occuper de lui maintenant. — Après dîner nous causerons, mon frère !

— Asseyez-vous là, près de moi, que je vous voie, mon oncle, et que je vous reconnaisse ! — Car, vraiment, vos traits me rappellent tellement des traits chéris, que j’aurais dû vous sauter au cou au premier regard.

— Chère enfant…

— Mais il faut pardonnera l’étonnement, à la surprise, et puis aussi, ajouta-t-elle avec un accent de tristesse, au saisissement que cette ressemblance a dû me causer…

— Dominique m’avait bien écrit que vous étiez belle et que vous me recevriez bien, chère nièce ! ajouta Naigeot tout ému d’entendre enfin quelques paroles sympathiques, mais…

— Mais, quoi ? mon oncle, vous a-t-il trompé ?

— Vous êtes beaucoup plus belle que je ne croyais, répondit naïvement le teneur de livres.

C’était en effet une ravissante créature, que Louise Naigeot ; une de ces beautés exceptionnelles qui séduisent à première vue, parce qu’elles sont complètes, et qu’elles tirent un charme indéfinissable de l’harmonie générale des lignes, du geste et de la voix, qu’aucune dissonnance ne vient rompre. Louise pouvait avoir dix-huit ans tout au plus. Elle était blonde, mais d’une teinte chaude, comme les blondes que nous ont peintes les artistes vénitiens. Elle avait la taille souple et les extrémités fines et jolies des créoles, leurs mouvements arrondis et moelleux, sans leur paresse languissante. Vu contraire, elle alliait à cette grâce une vivacité d’allures et de réparties, qui ajoutait à toute sa personne un attrait de plus.

Jamais l’ex-caissier de madame Gobain, et le triste pensionnaire de la maison Buneaud, n’avait rien vu qui ressemblât, même de loin, à cette adorable jeune fille.

Il restait ébahi devant elle comme devant une figure idéale entrevue dans un songe, et il oubliait tous les événements qui mettaient en question son présent et son avenir.

Louise, qui n’avait pas quitté son père pendant les derniers mois de sa vie, n’ignorait point ses regrets au sujet de cette famille de France trop longtemps oubliée. Aussi quand sa mère lui eut présenté son oncle, essaya-t-elle, par la cordialité de son accueil, de payer la dette paternelle.

Elle se fit exprès pour le vieux teneur de livres gracieuse et séduisante. Elle s’assit près de lui, l’embrassa, lui dit mille choses bonnes et affectueuses ; puis elle le mena visiter la maison, où, François Naigeot admira, pour la première fois, cette entente du luxe et du bien-être qui ne s’improvise pas, mais qui vient lentement, avec les années et ! habitude de la fortune. Elle lui apprit les noms de ses oiseaux favoris, et ceux des commis de sa mère : deux vieillards, quelle se souvenait d’avoir toujours vus, à la même place et avec la même figure, depuis qu’elle était au monde. Elle lui parla de la ville, des habitudes américaines, de ses jeunes amies, de tout enfin ce qu’elle crut capable de l’intéresser.

François Naigeot écoutait comme une musique céleste tout ce babil enfantin encore : peu à peu, il se laissait aller au charme de cette causerie et de ces caresses, en se demandant si sa vie depuis trois mois était un songe ou une réalité ; si, vraiment, la fortune l’était venue chercher dans la maison Buneaud pour lui ouvrir des horizons nouveaux, régénérer tout son être, lui rendre sa jeunesse perdue et tout le bonheur qu’il avait oublié de prendre en son temps ; et il inclinait vers l’espoir, vers le calme, vers les idées heureuses. Il se disait, qu’après tout, la mort de son frère ne brisait pas son avenir ; que ces deux femmes restées seules pour gouverner une maison aussi importante auraient besoin d’un aide, et qu’il était leur appui naturel. Il souriait, à l’idée de vivre près de cette nièce si charmante, d’être son unique ami, et, déjà, il recommençait la série de ses châteaux en Espagne ; déjà il se voyait riche, heureux, ramenant Louise en France, pour la faire briller comme l’étoile polaire au milieu des constellations parisiennes, quand la cloche du dîner sonna.

C’était le moment, où il allait se retrouver en présence de sa belle-sœur, et faire connaissance avec tous les commensaux de la maison. Cependant il suivit sa nièce dans la salle à manger, presque rassuré, presque heureux.

Madame Dominique Naigeot l’avait annoncé comme son beau-frère. Quand il parut, elle lui présenta, l’un après l’autre, les deux vieux commis qui, depuis longues années, faisaient partie de la famille, et un jeune homme, qui entra le dernier, et vint faire ses compliments à Louise avec beaucoup d’empressement.

— M. Ménard, dit-elle d’abord, que vous avez déjà vu, mon frère, — non pas un commis, mais un vieil ami de la maison.

— M. Naudin, une haute intelligence commerciale, et mon meilleur conseil.

— M. Charles Moitessier, le fils de M. Guillaume Moitessier de Boston, et mon futur gendre.

Pourquoi, à cette dernière présentation, François Naigeot éprouva-t-il une secousse au cœur qui arrêta subitement ses pensées heureuses ? Nul, moins que lui, n’aurait pu le dire peut-être, mais, il sentit un mouvement de haine, contre ce jeune homme qui s’asseyait aux côtés de Louise, et qui lui parlait avec l’aisance du bonheur permis. Ce fut rapide, comme la pensée qui naît et meurt en un quart de seconde, mais, il en resta assez de traces, pour que l’oncle ne pût réussir à saluer amicalement son futur neveu.

Le dîner fut gai cependant, car Louise, qui était bien pour tout le monde la reine du logis, anima la conversation par les joyeux éclats de son bonheur. Il y avait, près de six mois déjà, que Dominique Naigeot était mort, et dans les jeunes esprits, la nature pleine de sève, chasse vite les tristes souvenirs. Entre son fiancé, qu’elle aimait, et son oncle, auquel elle voulait faire fête, elle fut facilement charmante. Les vieux commis, dont elle était l’idole, se faisaient les échos de sa joie, et Naigeot ne pouvait s’empêcher de l’écouter et de la regarder avec ravissement.

Madame Naigeot, seule, parut préoccupée. Au dessert, elle engagea sa fille, à aller se promener sur la jetée avec les commis et Charles. Après une demi-heure de conversation générale tout le monde sortit, et elle demeura avec son beau-frère.

— Eh bien ! lui dit-elle, mon frère, vous avez dû éprouver un cruel désappointement en arrivant ici ? Vous êtes venu y chercher une triste nouvelle.

— C’est vrai, ma sœur… quand on fait un si long voyage pour revoir un frère, il est affreux d’arriver trop tard… mais vous… votre fille… m’avez fait toutes deux si bon accueil que… je n’ose… et puis…

Naigeot s’arrêta, ne sachant comment finir sa phrase. Il sentait le moment des explications venu et il tremblait.

— Mon mari m’avait peu parlé de sa famille, reprit la veuve. Il ne faut donc pas vous étonner si votre arrivée m’a surprise. Je vous avouerai, même, que si le capitaine du Vulcain, qui se trouve justement de mes amis, ne m’avait assuré de votre identité, j’eusse hésité à vous recevoir dans ma maison, malgré une certaine ressemblance avec votre frère. — Que voulez vous ? j’ai une grande responsabilité, moi, et…

— Mais, ma sœur, voici une lettre que j’ai reçue de Dominique. Il m’engage à venir, il me parle de vous, de ma nièce, de ses affaires, etc. Je m’étonne que vous n’en ayez pas eu connaissance.

— Mon Dieu ! il y a neuf mois maintenant que cette lettre a été écrite, il en fut alors vaguement question… mais je ne fis par grande attention à une idée de malade et j’avoue que… je n’y pensais plus.

— Lisez, ma sœur, dit Naigeot en ouvrant lui-même la lettre de son frère pour poser enfin carrément les questions épineuses.

Pendant que sa belle-sœur lisait, le frère pauvre tremblait, l’angoisse au cœur, et suivait des yeux les nuages qui passaient sur ce front, à l’expression énergique et décidée.

Il éprouvait à la fois de l’impatience et de la colère en voyant, par un caprice de la destinée, son sort tout entier aux mains de cette femme, qui la veille soupçonnait à peine son existence, et que nul lien n’attachait plus à lui.

Quand elle eut achevé de lire, elle tourna plusieurs fois la lettre dans ses mains, avec un visible embarras. Enfin, elle rompit le silence.

— Alors, mon frère, dit-elle, vous venez ici dans l’intention d’entrer dans le commerce ?

— Mais oui… ma sœur, balbutia François la voix coupée par l’émotion.

— Mais savez-vous le commerce ?

— Sans doute, ma sœur, puisque j’ai été pendant trente ans caissier et teneur de livres.

— Ah !… eh bien ! cela pourra vous servir. Évidemment avant peu, vous trouverez une position sociable.

— Je trouverai ! s’écria-t-il, en bondissant de dessus son siège, comme si une machine électrique l’eût touché. — Je trouverai ! qu’entendez-vous par là ? — En venant dans la maison de mon frère, sur son invitation, je croyais n’avoir qu’à m’y établir !

— Sans doute ; et tant que je resterai moi-mème à la tête de cette maison vous y avez une place assurée. Mais, je marie ma fille à l’expiration de son deuil et je me retire du commerce. À ma recommandation, cependant, il est probable que mon successeur vous conservera… J’en puis même faire une condition si vous le désirez.

— Et… dit Naigeot, en croyant à peine ses oreilles, c’est une place de commis que vous m’offrez ?

— Mais que voulez-vous donc ? mon frère.

— Ainsi, reprit-il hors de lui et presque étouffé par la colère, ainsi Dominique laisse une fortune immense, arrive de France après avoir vendu pour venir mon dernier morceau de pain, et je trouve ici le grand livre et le maigre salaire que j’ai quitté à Paris ! et quand vous serez partie, emportant vos millions et emmenant ma nièce, il me restera un abri incertain dans une maison étrangère… loin de France ! — Oh ! non, madame ! Non, cela ne peut pas se passer ainsi !

— Et comment cela se passera-t-il donc, monsieur ? demanda la veuve en le regardant fixement.

— Après tout, madame, je suis François Naigeot, frère légitime de Dominique Naigeot, et je ne dois pas être ainsi, frustré de sa succession.

— Frustré ! allons donc, mon frère, reprit-elle avec calme, vous êtes fou ! Réfléchissez et ne vous emportez pas si vite. Ne commençons pas nos relations par une querelle et voyons ensemble la situation. Vous comprendrez que je fais pour vous tout ce que je puis.

— Ah !…

— Sans doute. Mon mari en mourant laisse naturellement sa fortune à sa fille, n’est-ce pas ? De quel droit en réclameriez-vous une partie ? Sur quelle loi vous appuieriez-vous ? Tant qu’il a vécu, il était parfaitement libre de vous donner ce qu’il voulait. Il aurait pu vous envoyer cent mille francs, au lieu de dix, et nous n’aurions eu rien à dire. — Croyez, même, que nous l’eussions vu avec plaisir, vous faire du bien. — Il pouvait aussi, vous supposer un apport fictif, et vous associer à ses affaires. Mais, aujourd’hui, puis-je, moi, ôter à ma fille une portion de la fortune de son père pour vous la donner ? Elle se marie, et apporte son héritage en dot. Moi-même, je compte lui abandonner une partie de mon bien. Vous le voyez, la position est fort claire, et malheureusement je ne puis ni la refaire ni la modifier.

Naigeot, abasourdi par cette logique qui tombait sur ses rêves de fortune comme une cascade d’eau glacée, pleurait de rage eu reconnaissant toute son impuissance. S’il s’était abandonné à la fureur de ses passions déchaînées, il aurait étranglé cette femme, qui, avec ses paroles tranquilles, venait d’anéantir toutes ses espérances, de poser une barrière infranchissable devant toutes ses aspirations, de le renfermer enfin, pour jamais, derrière ce grillage d’arrière-boutique où il avait vécu : gratte-papier encore comme jadis, mais avec son indifférence en moins et ses regrets en plus.

Il essaya de protester encore d’une voix entrecoupée, car, jusqu’au dernier moment, il refusait d’accepter son malheur ; mais la veuve se leva pour ne pas continuer, plus longtemps, une discussion pénible.

— Vous réfléchirez, mon frère, dit-elle en sortant, et vous comprendrez que j’ai raison. D’ailleurs, je vous ferai ici la position très-supportable, et vous vous trouverez, même après notre départ, plus heureux qu’en France.

Quand le pauvre teneur de livres fut seul. Il poussa des cris pour exhaler sa douleur, il se tordit, il se roula par terre, il maudit le ciel et implora l’enfer. Toutes les jouissances entrevues et rêvées, toutes les ivresses qu’il avait effleurées comme le prélude d’ivresses plus entières, reparaissaient soudain devant son imagination, comme une troupe de fantômes qui l’entouraient d’un cercle magique dansaient autour de lui une ronde folle et l’appelaient tour à tour avec leurs plus séduisants sourires ; puis, lorsque altéré de plaisir, il voulait s’élancer vers eux, ils s’éloignaient en riant de ses efforts ou s’évanouissaient en fumée, laissant devant lui un grand livre ouvert, un encrier, un pupitre de cuir usé, un bureau noir.

Certes, si en cet instant Satan lui était apparu comme il apparaissait jadis, sous une forme sensible, et s’il lui avait demandé son âme, Naigeot l’eût vendue sans hésitation et sans regret, pour saisir cette fortune dont l’avaient leurré des génies malfaisants, pour anéantir à jamais cet attirail de commis, qui avait enveloppé sa jeunesse dans un suaire de papier noirci…

— Mon oncle ! que faites-vous donc là tout seul ? lui demanda tout à coup une voix harmonieuse, tandis que deux petites mains fraîches se posaient sur ses yeux ; — dormez-vous ?

Naigeot leva la tête, saisit les petites mains mutines dans les siennes et regarda Louise, qui riait, en agitant autour de sa tête, les boucles de ses cheveux blonds.

Puis il la fit asseoir sur lui, joua avec les volants de sa robe blanche, avec ses doigts roses et fins, avec ses cheveux, avec les perles de son collier, l’embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, et s’enfuit comme un insensé.


Hélas ! la nécessité est une loi fatale à laquelle rien ne résiste. Ce fut donc en vain que Naigeot se révolta contre les propositions de sa belle-sœur, qu’il s’agita en tous les sens, qu’il forma successivement les projets les plus extrêmes. Peu de temps après son arrivée, il avait repris la plume, l’encre, le bureau noir, le pupitre usé, le grand livre de parchemin vert à coins de cuivre, le sable bleu et or, le canif, le grattoir et la sandaraque ; on lui avait donné la moitié de l’emploi de Naudin, qui ne conservait plus que la caisse. De huit heures du matin, à six heures du soir, il faisait des paraphes, tirait des raies d’encre et comptait le doit et avoir de la maison Dominique Naigeot.

La destinée, après l’avoir transporté un instant dans des régions supérieures, le rejetait sans pitié, derrière le grillage qu’il avait fui.

Seulement, elle était venue chercher un pauvre être abruti, oublié des autres, oublieux de lui-même, inoffensif et résigné, et elle rendait un homme enragé d’avoir manqué sa vie, maudissant sou passé, accusant Dieu, et le momie entier de son malheur : un homme altéré des jouissances qu’il a devinées et qu’il ne peut connaître, envieux du bien d’autrui, sans cesse dévoré de désirs insensés, tenté à toute heure… et sans espérance !

Oui ! cet homme chauve et flétri, ce quasi-vieillard, rêve à mille choses impossibles ou criminelles, en taillant sa plume entre les deux vieux commis de son frère. Il parle peu, mais son silence est gros de pensées orageuses, tandis qu’on le croit occupé d’une règle d’escompte, il calcule les chances de mort, ou autres, dont il pourrait attendre une partie de cette fortune immense, qui passe à côté de lui sans s’arrêter ; tandis qu’il fait la balance de la journée, ou qu’il dresse le bilan du mois, son cœur révolté bat de haine contre Charles Moitessier : cet inconnu, cet étranger, bientôt possesseur de la fortune inscrite sur le grand livre des prospérités humaines au nom de Naigeot, et de l’adorable créature qui a réveillé un cœur de vingt ans dans un corps de cinquante.

Car, il faut le dire, depuis que Naigeot a vu Louise si radieuse et si belle, une révolution nouvelle s’est opérée en lui. Toutes ses aspirations trompées se sont réunies en une seule passion ; mais violente, mais insensée, mais inexorable, comme sont, seulement, ces passions des vieillards qui veulent venger, par une dernière joie, leur jeunesse gaspillée : il est amoureux fou de sa nièce.

En vain se représente-t-il, à ses moments lucides, que nul événement probable ne viendra changer sa vie ; que son sort est à jamais fixé ; qu’il a pour avenir la solitude et la misère ; que la jeune fille enfin le traite en oncle et en ami, mais garde son amour pour son fiancé : il sent bouillonner en lui des désirs invincibles ; il sent courir dans ses veines un sang brûlant qui lui monte à la tête et l’enivre.

Ses nuits sont pleines de songes tentateurs et décevants ; tantôt, il voit ruisseler l’or comme un fleuve qui lui ouvre l’espace et renverse tous les obstacles sur ses rives ; tantôt, Louise lui apparaît plus belle que jamais et l’appelle avec des paroles d’amour.

— Et cependant, se dit-il au réveil, cette fortune et Louise pourraient être à moi !… Un oncle peut épouser sa nièce…

Qui m’empêche de saisir d’un même coup tous ces bonheurs ?… — M. Charles Moitessier ! un inconnu pour moi… un être insignifiant, inutile, qui pourrait disparaître demain, sans que… — Mais non ! je me trompe ! que me fait ce Moitessier ? C’est la mère, qui est là, veillant sans cesse autour de sa fille, défendant sa fortune, organisant l’avenir avec son activité infernale et sa volonté inflexible, c’est la mère qui m’interdit toute espérance !

Et, Naigeot songeur laisse rouler sur le grand livre sa plume inactive. Il n’entend pas la voix le sa belle-sœur qui lui annonce un débet ou une rentrée. Un des commis dit à l’oreille de l’autre :

— Le pauvre homme n’est pas fort, il faudra faire attention à ses comptes !

D’autres fois, au contraire, I s’enfonce fiévreusement dans des calculs infinis, pour supputer à peu près cette fortune, qu’il envie avec une rage toujours croissante, et il déploie une intelligence singulière.

Mais ce qui ne varie pas, c’est sa haine contre tout ce qui entoure Louise ; contre la veuve de son frère, contre Charles Moitessier, contre Ménard et Naudin qui secondent leur patronne de toutes leurs forces, font fête à Charles et parlent sans cesse du mariage de Louise.

D’ailleurs, ces commis intéressés depuis plus de vingt ans dans la maison, vont se retirer avec une jolie fortune, en même temps que madame Dominique Naigeot ; et, le teneur de livres frémit de colère, en songeant que lui seul, lui, qui porte cet opulent nom de Naigeot, va rester chez le successeur de son frère, attaché à la glèbe de son odieux métier de commis aux écritures !…

Mais, si elle m’aimait, se dit-il, que m’importerait tout cela ? Si je pouvais m’emparer de ce cœur, captiver cet esprit naïf qui ne sait encore rien de la vie ! Et après tout, pourquoi ne m’aimerait-elle pas ? L’ardeur de ma passion réchauffera son âme endormie ! Elle sentira, sous mes paroles, les battements de mon cœur… Ce Moitessier ne l’aime pas ainsi !

Et, il essayait de voler, par surprise, le cœur de sa nièce, de lui faire entrevoir une autre vie, que celle, qui l’attendait en Amérique avec son futur.

— N’aimerais-tu pas, lui disait-il, venir à Paris, où tes millions et ta beauté te feraient reine ? où tu verrais des fêtes dont tu ne peux pas même concevoir l’idée ? un luxe qui n’a pas de pareil au monde ? où tu vivrais sans cesse au milieu des splendeurs, où tes équipages éclipseraient ceux des princesses ?

— Oui ! s’écriait Louise, en embrassant toute joyeuse le front jauni de son oncle ; oui, certes ! j’ai envie d’être belle, de m’amuser, d’aller au bal, de vivre à Paris ! Mais Charles m’y mènera !

Naigeot, frappé au cœur, maudissait une fois de plus cet homme qui lui volait Louise et les millions de Dominique, et il tâchait de ravir à la jeune fille ignorante quelques fiévreux baisers.

— Être bien aimée, c’est un bonheur aussi, enfant ! Si chaque jour, à chaque heure, tu sentais près de toi un amour infini… une passion enivrante… folle… qui ferait de ton mari ton esclave… qui t’entourerait de tous les plaisirs…

— Charles m’aime bien ! disait-elle.

Tandis que le teneur de livres, dévoré de sa passion croissante, s’abandonnait aux rêves les plus fous, aux projets les plus absurdes, le temps s’écoulait. Chaque jour, l’époque tant redoutée du mariage de Louise, s’avançait. Déjà, même, les préparatifs des fêtes occupaient toute la maison. On eût dit, que la mère avait l’intuition des passions mauvaises qui agitaient son beau-frère, et qu’elle désirait hâter le mariage.

Naigeot souffrait le martyre. Il aurait voulu empêcher le temps de courir, l’avenir d’arriver, les événements de s’accomplir. Mais, il se cramponnait en vain à des lambeaux d’espérance ; sa raison lui montrait sans cesse son impuissance, comme pour l’accabler. Il sentait toutes ses résistances inutiles, et cependant !… Cependant, au prix de sa vie, au prix de son âme, il voulait triompher !

Tout à coup, un bruit sinistre se répand dans la ville ; les promenades deviennent désertes, les maisons se ferment. On annonce, qu’avec les chaleurs de la canicule, la fièvre jaune est arrivée faire sa moisson annuelle. Les cercueils circulent ; les habits de deuil apparaissent de tous côtés ; chacun craint pour les siens, pour lui-même. Le fléau est, dit-on, plus redoutable que jamais. Il n’est pas une maison sans exposition funèbre ; pas une famille qui ne pleure un de ses membres.

— S’ils allaient mourir ! se dit Naigeot, en écrivant un compte sous la dictée de sa belle-sœur… Si trois bières me délivraient de la mère et des deux commis !…

Et, des bouffées de sang chaud lui montèrent au cerveau. Il eut un étourdissement.

— Comme je liquiderais vite !… comme je l’emmènerais, moi, son tuteur naturel !… Comme je ferais, bon marché, des Moitessier !…. comme j’épouserais Louise… de gré ou de force, pardieu !

— Avez-vous bien peur, monsieur Naudin ? demanda-t-il à son voisin de gauche, la voix étranglée par l’émotion.

— Oh ! mon Dieu ! non ! — d’abord, puisqu’il faut bien mourir, qu’importe le mal qui m’emportera ? J’ai soixante ans, et ma foi ! la mort me prendra quand elle voudra. J’ai vécu !…

— Vous êtes bien heureux ! s’écria le teneur de livres.

— Et puis, voyez-vous, nous sommes de vieux routiers, nous autres ; nous avons déjà combattu la bête et nous l’avons vaincue. Or, il y a peu d’exemples, que la fièvre jaune revienne deux fois à ses victimes.

— Elle les emporte ou leur fait grâce, dit Ménard.

— Moi, je ne l’ai pas eue, mes amis, et je veux sauvegarder ma responsabilité, dit la veuve gravement ; aussi, dois-je arranger mes affaires à tout événement. Ce soir nous nous réunirons. J’ai fait prévenir ma sœur ; Moitessier viendra et je vous ferai part de mes dispositions.

Chère madame, ne vous effrayez pas ainsi ; vous êtes habituée au climat, vous êtes forte ; d’ailleurs au moindre symptôme, tous les médecins de la ville seraient ici.

— Ma sœur !…

— Oh ! soyez tranquilles, mes amis. Vous savez bien que mon esprit ne se frappe pas facilement. J’ai bon espoir de ne pas avoir la fièvre ; mais je fais mon devoir de négociant et mon devoir de mère, voilà tout !… — Allons donc ! mon frère, quittez cette figure sinistre et n’ayez pas peur.

— Oui, monsieur François, il ne faut pas croire, cependant, que la fièvre jaune emporte tout ce qui n’est pas Américain de naissance !

C’est qu’en effet François Naigeot était devenu horriblement pâle.

À l’idée que l’épidémie pouvait, en un jour, emporter tous les obstacles à son bonheur, et que cette mère dressée entre lui et Louise, comme une barrière inflexible, pouvait disparaître tout à coup, en avait succédé une autre, horrible, poignante, infernale.

— Mais, si j’allais mourir ? si la fièvre jaune me prenait, moi qui suis étranger ? Si je tombais ici, pauvre et inconnu, sans avoir possédé ni la fortune, ni l’amour, sans être sorti de mon arrière-boutique, sans avoir savouré aucune des joies de la vie… Oh ! non ! c’est impossible !… Et pourtant ?…


Le soir, il y eut au salon une sorte de conseil de famille. La sœur de madame Naigeot vint avec son mari. C’était aussi une femme intelligente et forte, qui avait conduit jadis d’importantes affaires et qui s’associait volontiers aux mesures courageuses. Moitessier se montra grave et affectueux pour tout le monde, Louise fut triste en voyant cette solennité presque funèbre, car les deux commis amenèrent le notaire de la maison.

— Mes amis, dit la veuve, je vais faire mon testament. Mais de grâce, ne vous persuadez pas que vous êtes à mon enterrement. Je ne me suis jamais mieux portée qu’aujourd’hui ; cependant par ce temps d’épidémie il faut tout prévoir. — Je veux, si un malheur m’arrivait, que mes affaires soient en ordre. Grâce à Dieu ! ajouta-t-elle en riant, les testaments n’ont jamais fait mourir personne.

Ces gens habitués à traiter sérieusement la vie, à manier leur fortune et celle des autres, se mirent promptement à l’unisson de madame Naigeot. Tout sentiment pénible disparut. On causa simplement de la liquidation de la maison Dominique Naigeot et de la manière de faire rentrer à Louise toute la fortune de son père et de sa mère. Naudin, Ménard et Charles Moitessier, s’entendirent sur les moyens d’exécution comme sur une affaire qui les regardait uniquement. Ensuite on passa aux arrangements de famille. Madame Naigeot exprima la volonté que sa fille épousât Charles Moitessier immédiatement, dans le cas où elle viendrait à mourir. Elle pria sa sœur de servir de mère à l’orpheline en cette occasion et de la recevoir chez elle jusqu’à la cérémonie du mariage. — Mon frère, ajouta-t-elle, M. François Naigeot, remplacera naturellement feu mon mari comme tuteur légal de sa nièce.

C’était la première fois qu’il était question du teneur de livres dans toutes les affaires qui venaient de se régler. Jamais peut-être il ne s’était senti aussi étranger qu’en ce moment à la famille de son frère.

Madame Naigeot remarqua sans doute sur son visage une contraction pénible, car elle reprit avec un accent amical, en se tournant vers les commis :

— Ces messieurs savent, mon frère, qu’en cédant la maison à MM. Stéphenson et Cie, de Londres, j’ai posé comme condition que vous garderiez ici votre position actuelle. Je ne parle pas de la petite rente viagère que je recommande à mes héritiers de vous servir quand vous vous retirerez du commerce. Cela va de soi.

Naigeot fit une inclination de tête sans pouvoir articuler une parole. Il lui fallait exprimer la reconnaissance, et la colère l’étouffait. Il aurait voulu tuer d’un coup d’œil tous les gens qui venaient de se tailler une part dans cette fortune, dans ce repos, dans cet avenir dont lui seul était exclu.

— Ainsi, pensait-il, voici mon sort ! Le travail odieux que je fais depuis trente ans, tant que j’aurai des mains pour écrire, des yeux pour distinguer les chiffres et la tête assez libre pour compter… et après le pain d’un invalide !… Je suis un pion dans un jeu d’échecs, ou un zéro qui n’a point d’autre fonction que de donner une valeur au chiffre qui le précède !… Tous ces gens s’en vont et emportent une fortune. Moitessier m’enlève Louise… On me laisse dans un coin… et, si par hasard, un jour on a besoin de moi, on viendra m’y chercher comme un meuble, comme un vieux portrait de famille, pour m’y renvoyer ensuite !… — Oh ! que je me vengerai ! murmurait-il les dents serrées et les yeux fixes.

Et il ne songeait pas que six mois auparavant cette vie lui aurait semblé le paradis !

Quand le notaire eut écrit tout ce qui lui fut dicté, on servit des rafraîchissements. La conversation continua, mais elle prit un teinte moins sérieuse. Louise vint offrir elle-même un sorbet à son oncle, en lui faisant mille caresses. Elle comprenait qu’entre tous les assistants, il était le moins bien partagé en bonheur. Et comme elle ne pouvait chasser de son visage le sombre reflet de ses pensées, elle ajouta tout bas :

— Nous vous aimerons bien, mon bon oncle ! si vous vous ennuyez ici, vous viendrez à Boston chez nous. — N’est-ce pas, Charles ?

Le jeune homme se joignit avec empressement à sa fiancée pour exprimer sa tendresse à l’oncle déshérité ; mais Naigeot se leva, toujours hors d’état de répondre et suffoqué par les passions les plus violentes. Après avoir arpenté le salon dans tous les sens il sortit. L’enfer tout entier lui passait dans le cœur.

En se séparant, la famille convint que Charles choisirait ce moment d’épidémie pour faire, avant le mariage, un dernier voyage à Boston. La sœur de madame Naigeot offrit d’emmener Louise à sa maison de campagne, dans une des îles des embouchures du Mississipi, où, disait-elle, la fièvre jaune était moins à craindre que dans la ville.

Malgré les instances de Charles Moitessier, on ne se rangea pas tout de suite à ce dernier parti. La mère hésitait à quitter sa fille, même un instant, et Louise ne voulait pas s’absenter, au moment où, l’épidémie dans toute sa violence, pouvait rendre éternelle une séparation de quelques jours.

On remit la décision au lendemain, et la famille se sépara.

Naigeot s’était enfermé dans sa chambre où il s’agitait poursuivi par les furies. Jamais l’idée que de pareilles luttes pussent déchirer le cœur de l’homme ne lui était venue. Il sentait, tour à tour, les résolutions les plus dissemblables se succéder dans son esprit et se détruire l’une l’autre. Il lui semblait qu’un ouragan, violent comme ceux des tropiques, déracinait jusqu’à ces principes innés qui coexistaient avec sa propre vie. Pour la première fois, Naigeot, le teneur de livres abruti ou le viveur effréné, se demandait ce que c’était que la conscience, cette puissance inconnue qui se dressait en lui pour combat re ses passions déchaînées.

Qui la lui avait donnée ? D’où venait ce tyran importun ? Fallait-il lui obéir et se vaincre au prix, même de la vie ? Ou bien, au contraire, fallait-il chasser au loin ces scrupules indignes et saisir le bonheur, dût-on pour cela traverser le crime ?

Il était minuit ; tout le monde dormait dans la maison, tout le monde, hormis le teneur de livres qui ne pouvait trouver le repos.

Il sortit de sa chambre, où il étouffait, et erra comme une âme en peine le long des corridors.

Les portes matelassées s’ouvraient et se fermaient sans bruit ; les pas étaient assourdis par les tapis. Naigeot n’entendait que sa respiration haletante et pressée. Mais cette respiration même l’effrayait ; il aurait voulu la retenir et tâcher de pénétrer son âme du calme qui régnait autour de lui.

C’était en vain. Au contraire, plus ses pensées se rapprochaient de la vie réelle en s’arrêtant sur Louise ou sur sa mère, sur les commis ou sur Charles Moitessier, plus elles devenaient orageuses. Il y eut un moment où il perdit presque le gouvernement de lui-même ; sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il leva doucement une portière qui cachait l’entrée de l’appartement de sa nièce. À travers une porte vitrée garnie d’un rideau de mousseline, il vit la lueur de la veilleuse comme un reflet d’opale dans le brouillard.

Insensiblement ses yeux se fixèrent sur cette lumière. Peu à peu, il distingua les objets dans ta pénombre. D’abord la table qui supportait la lampe ; ensuite le lit où dormait Louise, et le crucifix d’ébène qui tranchait en noir sur les rideaux blancs ; puis la jeune fille calme et souriante comme un enfant.

Combien de temps resta-t-il là, immobile, les pieds cloués au tapis ? Quelles idées folles, quelles tentations infâmes se succédèrent en lui ?

Nul ne peut le dire, car le temps ne s’évalue pas alors à la mesure banale des horloges.

Tout à coup une main se posa sur son épaule.

— Mon frère, qu’avez-vous ? lui demanda la mère en le regardant en face.

Il pâlit, chancela, se recula les yeux hagards comme devant un spectre…

— Je… je… la regardais dormir… balbutia-t-il.

— Vous avez donc des insomnies, mon frère ?

Le malheureux croyait être le jouet d’un cauchemar.

Il s’appuya à la muraille pour se soutenir et ne répondit que par des monosyllabes.

Madame Naigeot sonna. Deux domestiques descendirent.

— Ramenez Monsieur à son lit, dit-elle, et allez chercher un médecin. Il a la fièvre.

Le lendemain matin madame Naigeot conduisit Louise chez sa tante.

Les potions du médecin arrêtèrent sans doute les progrès du mal, car le teneur de livres descendit à son bureau à l’heure accoutumée. Naudin et Ménard remarquèrent, même, que jamais il n’avait paru avoir l’esprit aussi franchement occupé de son travail.

C’est que Naigeot voulait enfin se rendre compte de l’état des affaires, et savoir où en était la liquidation. Pendant plusieurs jours il fit des recherches dans les vieux livres, releva des comptes, fit des balances et des reports avec un acharnement étrange. Personne ne s’en inquiéta, et la veuve de son frère ne parut aucunement changée à son égard.

Le temps passait cependant. L’épidémie avait décimé la ville, et personne n’avait été atteint dans la maison Naigeot. La veuve, les deux commis et le teneur de livres avaient vécu en paix ; faisant leurs comptes et leurs commandes pendant le jour et passant les soirées à se promener sur le port.

Jamais intérieur n’avait été plus calme en apparence, et jamais passions plus violentes n’avaient tant menacé l’avenir.

À voir, d’une part, madame Naigeot aller, venir, dans les magasins, commander, décider toute chose avec ce calme et cette sûreté qui lui étaient ordinaires, ou venir s’asseoir dans son grand fauteuil de cuir auprès des commis, et, de l’autre, ce teneur de livres, courbé sur son bureau, feuilletant ses cahiers, recomptant ses additions ou taillant ses plumes, certes, pas un œil n’eût deviné lequel de ces deux êtres aurait voulu supprimer l’autre au prix de son éternité.

Enfin l’époque fixée pour le mariage de Louise arriva.

Deux jours avant celui où Charles devait revenir de Boston avec toute sa famille, madame Naigeot annonça que le soir même, on irait chercher Louise chez sa tante.

Il faisait beau temps, c’était une vraie promenade que d’aller en canot jusqu’à l’île de ***. Dès que les magasins furent fermés, madame Naigeot, son beau-frère et les commis descendirent sur le port.

Les bateaux et les mariniers ne manquaient point. On choisit une pirogue longue et coquette, qui traînait à la poupe un petit bachot vert et rose en guise de chaloupe de sauvetage, mais on refusa les rameurs qui s’offrirent. Naudin et Ménard étaient accoutumés à manier le rame, et Naigeot protesta qu’il reprendrait volontiers cet exercice de ses jeunes années : du temps heureux, disait-il, où j’étais un enfant encore, et où Dominique m’apprenait à nager le long des rives de la Seine.

On partit.

— Eh bien ! au moins vous savez nager vous, monsieur Naigeot, dit Naudin en saisissant le premier les avirons.

— On nage toujours, tant bien que mal.

— Moi, je ne sais vraiment pas comment je suis bâti, mais je n’ai jamais pu apprendre. Imaginez-vous que l’eau me cause une terreur maladive. Tant que je suis dans un bateau la rame à la main, cela va bien ! mais une fois qu’il me faut agiter les bras et les jambes, pour faire le métier des poissons, la force s’en va ! Je me trouve mal comme un enfant.

— C’est singulier : — pour l’habitant d’un port de mer surtout, car vous avez dû avoir bien des occasions d’apprendre à surmonter cette faiblesse.

— On a tout fait pour m’en corriger ; mes parents et mes amis se sont moqués de moi. Mais ç’a été inutile… — et ma foi ! maintenant il n’est plus temps de m’y mettre, ajouta-t-il en souriant.

— Pourquoi pas ? il vaut mieux tard que jamais.

— Parce que maintenant il n’a plus les mouvements assez agiles pour cela ! s’écria Ménard. — Croyez-vous, bonnement, qu’après avoir passé quarante ans assis derrière un comptoir, quand on a pris du ventre et des rhumatismes, on va se mettre à faire des pleine-eau comme un petit clerc ?

— Bon ! cela fait du bien !

— Merci !… — Eh bien ! moi qui nageais comme un poisson, moi qui ai tenu des paris et gardé deux heures la mer en nageant toujours, je crois que je ferais une triste figure dans l’eau depuis que j’ai la goutte !

— Allons ! je vois que si nous faisions naufrage, reprit Naigeot avec un sourire étrange, il faudrait compter sur ma sœur et sur moi, pour vous repêcher tous deux ?

— Et je crois même, mon frère, que vous pourriez bien avoir trois personnes à tirer d’affaire, car moi je n’ai jamais essayé mes forces que sous la surveillance de mon maitre nageur, et en voyant une perche tendue à quatre brassées devant moi.

— Heureusement qu’il n’y a pas d’avaries à craindre, dit Naudin en montrant le ciel d’un bleu foncé, où brillaient les étoiles comme un semis de diamants.

— Quelle soirée !… Vous n’avez pas de spectacles pareils à Paris, mon frère, demanda la veuve. — Regardez donc un peu là-bas le port qui s’illumine, et le phare de la jetée qui brille comme un soleil, et les vaisseaux qui se balancent, et les vagues qui battent la digue de leur écume phosphorée.

— Vous parlez de la Seine ! mais c’est un ruisseau de boue pour les Américains, ajouta Ménard, qui était Français. Est-ce que l’on peut retourner vivre dans cette vieille Europe quand on s’est accoutumé à nos villes immenses, larges, spacieuses, alignées ? Est-ce que l’on peut croire à des fleuves comme la Seine quand on a vu le Mississipi et ses huit embouchures ?

Naigeot n’écoutait pas. Tout à coup il était tombé dans une absorption étrange ; son front se plissait comme sous l’effort d’une pensée fatale, et ses yeux plongeaient dans le fleuve leurs regards fixes.

— À quoi pensez-vous donc, mon frère ? demanda la veuve étonnée de ce silence.

— À rien… c’est-à-dire… à notre promenade, ma sœur.

— Est-ce que vous regrettez Paris ?

— Paris ! s’écria-t-il avec véhémence ; — oh oui ! Paris, c’est la ville unique au monde !… C’est le port où il faut aborder avec une cargaison d’or, le centre où il faut venir verser à flots la richesse qu’on rapporte de tous les pays de l’univers !…

— Vous voulez me donner l’envie d’y aller : — mais non ! je ne suis plus assez jeune pour cela.

La conversation tomba. Ménard prit les rames des mains de Naudin et chacun suivit sa rêverie. Le rameur était absorbé par l’attention qu’il portait à son travail. Naudin se reposait en promenant ses regards sur le ciel étoilé où la lune commençait à ébaucher un mince croissant, sur les embarcations lointaines qui semblaient des ombres errantes, sur les lumières qui brillaient au port, le long des quais et à la balise. La veuve était en proie à une préoccupation visible. Elle s’étonnait de l’agitation de son beau-frère, de son langage passionné, de son trouble extraordinaire.

Quant à Naigeot, il tremblait sous l’étreinte d’une fièvre plus violente que jamais. Le sang battait ses tempes et faisait passer devant ses regards troublés des nuages rouges. Il n’était plus maître des pensées qui se pressaient incohérentes dans son cerveau. On eût dit qu’un esprit étranger était entré en lui et le secouait comme les possédés du moyen-âge.

Les visions se succédaient rapides et folles devant son imagination. Tantôt c’était Paris qui déployait en un vaste panorama, ses luxes, ses plaisirs, ses ivresses, ses débauches que le vieux teneur de livres avait connues huit jours durant ; tantôt l’humide bureau, où gisaient son grand livre et ses plumes gauchies ; tantôt Louise en toilette de mariée au bras de Moitessier ; tantôt enfin, Louise encore, Louise habillée de blanc toujours, mais sortant avec lui d’une église de Paris.

Tout cela tournoyait, se mêlait et disparaissait, pour reparaître ensuite avec des couleurs plus vives.

Et, la pirogue fendait l’eau et s’avançait vers la balise en se balançant mollement sur les vagues qui remontaient le fleuve ; et, le ciel était toujours bleu et limpide ; et, dans l’air imprégné des saveurs marines venaient mourir les bruits du port comme une harmonie lointaine.

Naigeot promenait des yeux égarés sur sa belle-sœur et sur les deux commis.

— Enfin, lui disait l’esprit tentateur, tu les tiens !… Ils sont là, en ton pouvoir… Tu peux anéantir d’un seul coup tous ces obstacles vivants qui tiennent la clé de la fortune et du bonheur… encore une heure… encore un instant… et ton sort sera décidé… et tu seras pour toujours rivé à ta misérable vie… Tu vas revoir Louise, et tu vas la ramener pour un autre… — Être stupide et sans courage !

— Eh bien ! que feras-tu ? s’écriait au dedans de lui-même une voix révoltée. — Veux-tu donc les tuer ? — Oserais-tu te faire assassin ?

Conscience ! conscience !… terrible puissance qui gît au fond de l’âme humaine, comme un écho de la justice éternelle ! Conscience ! huissier de Dieu qui somme le coupable de payer sa dette ! vengeur impitoyable, Némésis inflexible, archange à l’épée flamboyante qui sépare la vertu du crime. Conscience ! conscience !

— À votre tour de ramer, monsieur Naigeot, s’écria Ménard en jetant les rames sur le bateau avec un soupir. — Ouf ! c’est fatigant à la longue !

Le teneur de livres alla machinalement prendre place à la proue et remettre les avirons à l’eau. Puis, toujours en proie à la fièvre de ses pensées, il manœuvra la pirogue sans méthode et avec des mouvements saccadés.

L’embarcation s’avançait par secousses, tantôt soulevée par les vagues, tantôt presque renversée par d’imprudents coups d’aviron.

— Comme vous ramez mal ! mon frère, dit la veuve. Nous ne sommes pas ici sur vos tranquilles rivières de quinze brasses de largeur ! Il y a des écueils et des barres, prenez garde !

— Ces pilotes les plus exercés se méfient de l’embouchure du Mississipi par les gros temps, ajouta Ménard, surtout vers la balise. — Appuyez à gauche, appuyez à gauche ! voilà un tourbillon par ici.

Naigeot agita les rames en frémissant… Un tourbillon… des barres… des écueils… Si nous allions chavirer, pensait-il. — Je sais nager, moi !… moi… je sais nager !

— Oh ! je vais reprendre les rames ! mon cher monsieur, cria Naudin en sautant hors de sa banquette. — Un coup de plus à droite et nous chavirions ! — Passez-moi les av……

La fin de la phrase se perdit dans un cri poussé par quatre voix différentes. Tout à coup, la pirogue disparut engloutie par un remous, et l’écho répéta le bruit sinistre de la chute de plusieurs corps dans l’eau.

Il y eut un instant de morne silence. Le fleuve violemment entrouvert se referma en bouillonnant. Un bateau retourné, et des rames reparurent à la surface comme les épaves d’un sinistre.

Puis un homme se trouva seul dans le petit canot, Il saisit une rame et cingla vers la terre.

Cette fois il ne laissait point errer son embarcation au hasard ; il ramait droit et ferme et comme s’il eût craint d’être poursuivi.

À peine avait-il gagné quelques longueurs, qu’il fut violemment arrêté dans sa course. Un cri de détresse avait traversé l’air et deux mains crispées s’accrochaient au bord de son canot.

Il chancela, comme s’il eût été appréhendé au corps par le bourreau lui-même.

— Mon frère… mon frère… au secours ! criait la veuve en se débattant encore contre le courant.

Naigeot la regarda avec des yeux injectés de sang, hésita un instant… une seconde !… Puis il leva son aviron, lui en asséna un coup violent sur la tête, poussa le corps au fond du fleuve et reprit sa fuite plus rapide encore,

. . . . . . . . . . . . . . .

Quand il fut près de la terre, il chercha des yeux une plage déserte pour y aborder sans être vu. Alors il rama doucement pour ne pas éveiller l’attention des garde côtes ; il se coucha presque au fond de son canot, car il lui semblait que sa silhouette apparaissait sur le ciel comme l’ombre de Caïn ; et, dès qu’il eut mis pied à terre, il repoussa au large la barque et la rame qui l’avaient amené.

Il glissa le long des quais en évitant les regards ; il enfila les rues les plus solitaires, et dévora l’espace comme pour mettre une plus grande distance entre ses victimes et lui. Lorsqu’il eut traversé la ville et les faubourgs, il s’assit au pied d’un arbre et prit sa tête dans ses mains, pour essayer de réunir ses pensées.

Depuis qu’il avait commis son crime, elles n’étaient plus les mêmes. Il ne sentait pas une joie immense d’être débarrassé de tous les obstacles qui défendaient Louise et sa fortune, mais un étonnement glacial ; il n’éprouvait ni la rage folle de profiter des instants pour enlever sa nièce, pour s’approprier des titres et des valeurs et s’enfuir, ni l’énergie du bandit qui calcule ses chances de perte ou de triomphe. Non ! il était saisi d’une terreur vague, mais aigüe. Il jetait autour de lui des regards effarés, comme s’il avait craint de voir apparaître les exempts de la justice de Dieu.

Cependant ce qui lui restait de raison lui criait d’aviser au plus vite à sa situation, de choisir le parti qu’il voulait suivre et de l’embrasser sans retard. Chaque minute apportait un nouveau danger, chaque hésitation le poussait plus avant dans l’abîme.

Quand la réalité se faisait jour, il lui semblait que sa résolution était bien prise, qu’il allait rentrer seul à la maison Naigeot avec ses habits mouillés et en désordre, et courir chez les magistrats annoncer le naufrage en pleurant et en protestant de ses efforts pour sauver les victimes ; mais bientôt il se voyait poursuivi par les furies qui dénonçaient son crime et ameutaient contre lui tous les séides de la justice humaine. Quelquefois au contraire il croyait faire un horrible rêve, tandis qu’il était couché dans son lit avec la fièvre et que sa belle-sœur dormait dans la chambre voisine. Par instants même, il osait espérer que le cauchemar durait depuis bien longtemps, et qu’il se réveillerait sur le grabat de la pension bourgeoise, au tintement de la cloche du déjeuner.

Mais, cependant, il entendait au-dessus de sa tête le frôlement d’ailes des oiseaux de nuit, et, dans le lointain, les échos mourants des bruits de la ville.

Que faire ? que décider ? se demandait-il dans l’angoisse de savoir s’il avait ou non son bon sens. Si c’est un songe, qu’il finisse ! Si c’est une réalité, que je sache donc enfin avoir le courage de saisir la fortune et le bonheur !

Et, il cherchait à réveiller ses passions qui s’éteignaient dans la terreur, à revoir Louise, à se ressouvenir de Paris et de ses joies ; mais sa mémoire était impuissante et son imagination restait froide.

Tout à coup, à travers le silence de la nuit, il entendit sonner une horloge. Il rappela ses sens et compta onze coups.

— Je suis perdu, se dit-il, si je ne cours à l’instant raconter le sinistre et prendre le gouvernement de la maison de ma nièce en qualité de tuteur. Encore une heure d’absence et je deviens un criminel qu’on traque comme un bête fauve et qu’on tue par la main du bourreau.

Il se leva et marcha précipitamment vers la ville.

Par un effort suprême, il avait réuni tout son courage pour cette dernière démarche. Aussi, marchait-il avec une fiévreuse rapidité à travers ces rues devenues désertes. Vers onze heures et demie il atteignit l’hôtel du magistrat.

Son sang battait à rompre ses artères ; ses dents claquaient. Enfin il leva la main pour saisir le marteau de la porte.

— Vous êtes fou de croire que Louise épousera jamais son oncle ! s’écria près de lui une voix bien connue avec un éclat de rire.

Soudain sa main s’arrêta et resta suspendue ; son pouls cessa de battre ; il resta cloué au sol la bouche entr’ouverte, les yeux fixes.

— An dessus des calculs de l’homme, il y a la justice de Dieu ! ajouta une seconde voix.

Cette fois Naigeot put retourner la tête et il regarda derrière lui.

Il vit distinctement à la lueur du gaz Ménard et Naudin qui traversaient la rue bras dessus, bras dessous.

Ils marchaient en causant ; quand ils eurent détourné la rue, Naigeot recouvra l’usage de ses jambes pour courir à leur poursuite.

— Suis-je fou ? se disait-il, sont-ils vivants ? ai-je vu des fantômes ?

Mais lorsqu’il arriva au coin de la rue qu’avaient prise les deux commis, il ne vit plus rien que les ombres des réverbères sur la chaussée.

Minuit sonnait.

— C’est de l’hallucination, c’est du vertige ! s’écria le malheureux, qui s’affaissa sur une borne sans oser retourner chez le magistrat.

— Est-ce bien eux ? ne les aurais-je pas tués ? pensa-t-il tout à coup avec un mouvement de joie… — Mais non ! j’ai entendu la chute de leurs corps dans l’eau.

Ils ont crié… j’ai frappé la femme de mon frère qui me suivait à la nage…

Une ronde de nuit fit résonner le pavé de la rue sous ses pas mesurés. Naigeot s’enfuit au hasard sans regarder devant lui.

Quand il s’arrêta, il se retrouva avec stupeur à la porte de la maison de son frère. Ce plus profond silence régnait. Tous les volets étaient fermés et pas une lumière ne brillait à travers les fentes. Était-ce la livrée du deuil ou celle du sommeil ?

Un moment il eut l’idée de frapper pour réveiller les domestiques à tout hasard.

Mais comme il allait achever de vaincre son effroi, il sentit ses vêtements frôlés comme si quelqu’un eût passé à côté de lui.

— Pourquoi, diable, ne rentrez-vous pas, Ménard ? disait avec impatience la voix de Naudin. — Nous laisserez-vous coucher dehors ?

— Les clés sont restées là-bas dans ma poche d’habit, répondît Ménard… il fait bien froid !

— Où est madame Naigeot ?

— Toujours là-bas… elle arrivera la dernière, sa tête lui fait tant de mal !

Naigeot tomba à la renverse et perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il était petit jour. Déjà le bruit commençait dans la ville ; les portes s’ouvraient et se fermaient, les charrettes roulaient, les industries matinales s’agitaient ; la vie renaissait et, autour de la maison, les nègres enlevaient les volets des magasins.

Les idées commencèrent à arriver une à une ; puis les souvenirs apparurent comme de menaçants fantômes. Il se redressa soudain pour s’enfuir, aiguillonné par la terreur.

— Eh ! bon Dieu ! que faites-vous là ? mon cher monsieur Naigeot, s’écria Ménard de sa bonne voix franche et joyeuse en apparaissant sur le seuil de la porte.

Le teneur de livres le regarda avec des yeux stupides.

— Est-ce que vous aimez à coucher à la belle étoile ? à nos âges cela n’est plus de saison. — Allez donc prendre votre tasse de thé qui vous attend toute chaude dans la salle à manger !

Ménard était là, tel que Naigeot l’avait toujours vu, avec son visage épanoui, sa culotte nankin et ses breloques de montre qui s’entrechoquaient à tous ses mouvements.

Naigeot se leva, mais ne parvint qu’à grand’peine à se tenir sur ses jambes chancelantes.

— J’ai donc dormi là ? demanda-t-il d’une voix tremblante, et alors, j’ai donc rêvé aussi ?

— Naudin ! cria Ménard en se retournant vers l’intérieur des magasins ; — Naudin !

Le second commis s’avança les mains dans ses poches, la plume sur l’oreille.

— Eh bien ? dit-il.

— Que pensez-vous de la conduite de monsieur Naigeot qui a dormi cette nuit au clair de la lune ?

— Oh ! vraiment ? — Mais si vous étiez attardé, pourquoi n’avez-vous pas frappé pour vous faire ouvrir ? — Auriez-vous donc hier au soir renouvelé connaissance avec le vin de France ?

— Où est ma sœur ? interrogea Naigeot, qui sentait sa raison lui échapper en se demandant s’il avait rêvé la nuit ou s’il rêvait à l’heure présente.

— Madame Naigeot va descendre, rentrez donc !

— Comment va-t-elle ce matin ? demanda Naudin à son collègue.

— Sa tête lui fait bien mal, répondit Ménard.

Naigeot frissonna. Il resta immobile devant le commis n’osant ni s’avancer ni s’enfuir.

Mais Naudin fit un pas en avant et prit familièrement le teneur de livres par le bras.

— Allons donc ! êtes-vous devenu statue, mon cher Monsieur ? dit-il. Vite ! prenez votre thé et venez au bureau !

Cette fois, Naigeot entra avec les commis, car la main de Naudin l’entraînait avec une puissance irrésistible. Il semblait au malheureux teneur de livres que cette main rougeaude et potelée entrait dans ses chairs et y imprimait sa marque comme une tenaille d’acier.

Dans les magasins, tout avait l’aspect accoutumé. Les portes qui battaient de tous côtés les faisaient ressembler à une halle ouverte aux courants d’air ; des nègres balayaient et rangeaient les balles de coton éparses. Un mulâtre époussetait les meubles du bureau vitré, où, les commis, Naigeot et sa belle-sœur avaient chacun leur fauteuil.

Tous ces gens allaient, venaient, se remuaient avec une indifférence d’esclaves et sans plus remarquer leurs maîtres.

Naigeot alla machinalement jusqu’à la salle à manger où il trouva son déjeuner préparé ; il avala son thé bouillant, mangea quelques rôties au beurre et se promena de long en large, en tâtant les meubles, pour s’assurer qu’il était bien dans le monde réel.

— Évidemment j’ai eu le vertige ! se dit-il.

Quand il rentra dans les magasins il trouva sa belle-sœur assise dans son fauteuil et causant avec les commis. Rien n’était changé, ni dans sa mise ni dans sa personne, seulement elle avait à la tempe gauche une large tache bleuâtre.

— Bonjour, mon frère, lui dit-elle. — Il faudra faire la balance du compte Marcoud aujourd’hui ; n’y manquez pas !

Naigeot s’assit, ouvrit son livre et se mit à l’ouvrage sans rien dire. Tandis qu’il sentait son esprit se dissoudre sous l’effort des terreurs contraires, la faculté quasi-mécanique du teneur de livres faisait sa besogne ordinaire, comme la roue d’une horloge montée.

De temps en temps, il était réveillé en sursaut par la voix des étrangers qui venaient faire des commandes. Alors il répondait tant bien que mal en s’étonnant qu’on ne s’adressât pas à la veuve et aux commis comme à l’ordinaire.

Puis les nègres et les mulâtres lui demandaient ses ordres pour mille détails que madame Naigeot avait l’habitude de surveiller elle-même. Un capitaine de navire marchand vint pour traiter d’un chargement de sucre, et ce fut à lui qu’on l’envoya. Un planteur proposa l’acquisition de ses cotons, il fallut encore que le teneur de livres conclût le marché.

Madame Naigeot et les commis semblaient pourtant beaucoup s’agiter autour de lui ; mais on eût dit que les étrangers ne les voyaient pas.

— Ma sœur, demanda Naigeot, qui ne comprenant pas l’anglais ne savait que répondre à beaucoup de gens, que dois-je dire à ce Monsieur qui me parle depuis un quart d’heure ?

— Dites-lui que les cent balles de coton seront expédiées à Valparaiso le 15 courant, répondit-elle.

— Mais, ma sœur, pourquoi ne traitez-vous pas cette affaire vous-même ?

— C’est ma tête qui me fait souffrir, mon frère.

À midi, le second déjeuner sonna. Naigeot suivit dans la salle à manger sa sœur et Naudin qui soutenaient une discussion contre Ménard.

En s’asseyant à sa place, il s’étonna que l’on servit les plats devant lui qui ne découpait jamais.

— Monsieur Naudin, pourquoi n’est-ce plus vous qui faites les honneurs ? demanda-t-il.

— C’est le froid qui a réveillé mes rhumatismes, monsieur Naigeot.

— Quand donc reviendra Louise ? hasarda le teneur de livres en tremblant.

— Nous l’aurions ramenée hier si je n’avais pas reçu ce coup, dit la mère. Mangez donc, mon frère !

Mais Naigeot avait laissé retomber sa fourchette ; un frisson glacé parcourait son corps des pieds à la tête. — Suis-je au milieu de trois spectres ? se disait-il.

Il bondit hors de son siège pour s’échapper, mais Naudin le retint de cette main terrible qui l’avait déjà saisi le matin.

— Je crois que vous êtes malade aussi, mon frère, dit la veuve. Si vous n’avez pas faim, faites comme nous, ne mangez pas !

On retourna au magasin. Madame Naigeot et les commis parcoururent les hangars et circulèrent dans toutes les parties de rétablissement. Le teneur de livres les accompagnait d’un œil égaré, et il remarquait que personne ne faisait attention à eux et qu’ils ne parlaient à aucun des esclaves, pas plus qu’aux gens qui entraient et sortaient sous mille prétextes, dans le vaste entrepôt commercial.

Quand ils revinrent s’asseoir près de lui, il éprouva une violente sensation d’épouvante.

Cependant rien n’était changé dans leurs apparences, et les voix qu’il entendait résonnaient à son oreille avec leurs accents les plus connus. Naudin ouvrait des tiroirs et comptait l’argent de sa caisse. Ménard inscrivait les commandes et prenait note des acquisitions.

Autour de lui, il reconnaissait les cris des charretiers, les imprécations des esclaves, le roulement des camions chargés, le grognement sourd du mulâtre qui commandait aux noirs, ce fracas enfin qui faisait la vie de tous les jours.

La journée s’écoula pourtant. Peu à peu, le bruit cessa, les allants et les venants disparurent et la nuit tomba.

Les noirs reprirent les volets qu’ils avaient enlevés le matin, et les replacèrent dans leurs rainures en chantant. Bientôt, on n’entendit plus que la marche pressée des passants qui traversaient la rue, et les coups de marteau des nègres qui assujettissaient les dernières clôtures.

Quand il ne resta plus rien d’ouvert excepté la porte de passage, on apporta une lampe allumée sur le bureau du teneur de livres. Puis tous les esclaves sortirent par cette porte et se dispersèrent.

Naigeot se leva, tellement possédé du désir de les suivre. Mais Naudin quitta son fauteuil le premier, et avant que le teneur de livres ait eu le temps de traverser le bureau, il avait fermé la porte dont il prit la clef.

La peur glaça le sang de Naigeot quand il se vit seul avec la veuve et les commis. Il retourna s’asseoir dans son fauteuil sans pouvoir parler et sans oser regarder ses compagnons.

Il entendit Naudin rentrer dans le bureau et froisser Les billets de banque qu’il comptait. Puis, peu à peu, tous les bruits de la vie moururent autour de lui.

La peur le tint longtemps immobile. Enfin, il tourna lentement son fauteuil, pour sortir à tout prix de ce lieu, où il se sentait devenir fou. Mais, tout à coup, sa main heurta quelque chose de froid et d’humide qui lui laissa une sensation étrange. Il osa regarder autour de lui et poussa un cri.

Sa sœur et les deux commis étaient toujours là, mais livides, mais glacés.

Leurs yeux étaient fixes et couverts du nuage terne de la mort ; leurs membres étaient inertes et rigides. À la place de la tache bleue que la veuve avait au front, il reconnut une horrible blessure.

À cette vue, le teneur de livres bondit comme un fou en appelant au secours.

Naudin était dans son fauteuil en travers de l’entrée du bureau. D’une main il tenait encore une liasse de billets de banque ; de l’autre, il serrait la clef de la maison de toute l’énergie d’une dernière étreinte.

Naigeot tournait dans cette cage vitrée, éternelle prison de sa vie, comme dans un cercle de l’enfer. Il appelait au secours de toutes ses forces, mais la maison était déserte, et sa voix s’éteignait dans un silence de mort. Il était là au milieu de ses victimes comme au centre d’une armée ennemie. L’immobilité des cadavres était une muraille inexpugnable qu’il ne pouvait franchir. Il priait, il pleurait, il s’arrachait les cheveux, il se vouait à des expiations éternelles, et rien ne venait rompre son horrible vision.

De temps à autre, seulement, il sentait des gouttes d’eau fétide et glacée ruisseler jusque sur lui.

Pour sortir, il aurait fallu prendre la clef dans la main rigide du caissier, saisir à bras le corps son cadavre et le pousser hors de l’issue qu’il fermait.

Naigeot raidissait toute sa volonté et s’avançait avec une résolution suprême. Mais, dès qu’il sentait le choc de ce corps inerte et le froid de cette eau, dont chaque goutte en imbibant sa chair lui semblait faire une trouée jusqu’à ses os, il s’arrêtait comme repoussé par une force invincible et se cramponnait au grillage pour ne pas tomber.

Des heures, longues comme des heures d’agonie, horribles comme des siècles d’enfer, s’écoulèrent ainsi.

Enfin au milieu du silence de la nuit, Naigeot entendit une rumeur, lointaine d’abord, puis rapprochée, qui circulait de rue en rue dans la ville.

Cette manifestation de la vie lui donna un dernier courage : il s’élança en avant, repoussa violemment le cadavre, lui arracha les billets de banque et la clef, et courut à la porte des magasins.

Il essaya de distinguer la serrure, mais ses yeux étaient troublés ; il la chercha à tâtons, mais ses mains tremblaient.

La rumeur approchait toujours.

On eût dit une foule grossissante qui s’amassait devant la maison en poussant des cris.

Naigeot agitait sa clef avec un empressement fiévreux et ne parvenait pas à ouvrir. Alors, il secouait la porte et frappait des coups dont la force était décuplée par la peur. Enfin la serrure céda.

Au moment où il allait franchir le seuil, il trouva le passage barré par une muraille vivante. La foule qu’il avait entendue venir était là, haletante, pressée, demandant vengeance.

Avant qu’il eût distingué un cri ou un visage il se sentit garrotté par des mains vigoureuses.

— Au nom de la loi ! cria la voix solennelle d’un officier de justice.

Le teneur de livres étourdi se laissa prendre sans tenter un effort.

On l’écarta du passage, on ouvrit les deux battants de la porte, et trois civières drapées de noir apparurent au milieu de la foule.

En reconnaissant le corps de sa belle-sœur et ceux des commis, Naigeot poussa un dernier cri, strident et aigu : le cri de la folie triomphante.

— Oui, criait le peuple en fureur, c’est lui le coupable, c’est lui l’assassin !

— On l’a vu revenir seul et se cacher dans l’ombre comme les meurtriers !

— Il avait oublié que le flux dénoncerait son crime en ramenant les cadavres !

— On a retrouvé son bateau de sauvetage et la rame encore sanglante avec laquelle il a frappé sa sœur !

— Voici les billets de banque qu’il emportait, en fuyant comme un voleur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On déposa les trois cadavres dans la maison mortuaire et on emporta Naigeot garrotté sur une des civières. Il passa en jugement. Toutes les preuves étaient réunies contre lui et, sans sa folie évidente et déclarée, il aurait infailliblement été condamné au dernier supplice.

Après trois mois d’instruction, le tribunal le fit transférer de son cachot dans un cabanon de l’hôpital des fous.

Il y mourut dix ans après.

Sur le registre des décès, le médecin en chef de l’hospice écrivit à la date du 18 juillet 1850, la note suivante :

« Le n° 72 décédé aujourd’hui pendant un accès, avait été placé dans la maison, en 1841, d’après un jugement de la Cour criminelle. Depuis cette époque, il n’a pas cessé d’être en proie à des accès intermittents de fureur et d’imbécilité. Aucune lueur de raison ne lui est jamais revenue. Toutefois, dans ses moments de calme, il s’amusait à faire d’interminables comptes de commerce sur un grand livre tenu fort proprement. Examen fait de ces comptes, j’ai reconnu qu’ils étaient toujours justes, que les additions ne contenaient pas une erreur, et que les balances étaient parfaitement exactes. »

Monsieur et madame Moitessier, qui sont catholiques, ont élevé une chapelle à Notre-Dame-de-Bon-Secours.