Minuit !!/Isobel-la-Ressucitée

Amyot, éditeur (p. 152-212).


ISOBEL LA RESSUSCITÉE.


Légende des bords du Rhin.


Il était déjà tard, car les vêpres étaient dites et le salut commençait dans la petite église qui renferme à Cologne, les ossements des onze mille Vierges. Citait le jour de la Toussaint 1538, et pour la vigile des Trépassés, un des célèbres prédicateurs de l’Allemagne était venu rappeler aux fidèles, les vertus, le courage et le martyre de sainte Ursule et de ses compagnes.

Aussi y avait-il foule au sermon et aux vêpres, bien que l’église fût une des plus petites de Cologne. Non-seulement, les bourgeois et les manants de la ville étaient accourus et remplissaient la nef et les bas-côtés, mais encore, de nobles et hauts personnages des environs, étaient venus avec toute leur maison prendre possession des chapelles latérales et des bancs d’œuvre.

Parmi les fêtes splendides et touchantes que célèbre le catholicisme, la fête des morts est peut-être une de celles qui impressionnent le plus profondément le cœur. Le deuil universel qui tout à coup enveloppe la chrétienté, cette pensée de la mort qui se dresse terrible et menaçante au fond de toutes les consciences, ont quelque chose de si solennel que nul ne résiste, alors, à l’entraînement de la religion et au besoin de la prière.

Quand la Toussaint, cette dernière belle fête de l’année, a jeté au vent les sons joyeux de ses cloches lancées à toute volée, quand elle a éparpillé sur les marches de l’autel les pétales de ses pales chrysanthèmes, et doré d’un rayon de soleil les feuilles devenues rares qui festonnent encore la cime des arbres, on n’entend pas sans une émotion étrange le glas funèbre des premières vêpres des morts. Tout à coup, les pensées riantes s’éteignent au fond du cœur, et les crêpes de deuil qui voilent le sanctuaire semblent envelopper jusqu’à l’âme du chrétien.

C’est pourquoi, au moment où commence cette histoire, le recueillement était profond parmi les fidèles de Cologne. Le prédicateur venait de descendre de la chaire, et le prêtre officiant donnait la bénédiction du Saint-Sacrement. Toutes les têtes étaient baissées, un religieux silence régnait dans l’église, et la clochette que le diacre agitait de temps en temps, réveillait seule l’écho sous les voûtes basses et massives.

L’église de Sainte-Ursule était peut-être, à ce jour et à cette heure, l’enceinte bénie la plus propre à éveiller des pensées d’éternité dans les âmes rêveuses et poétiques.

Le jour à son déclin filtrait au travers des vitraux coloriés des lueurs pâles qui s’harmoniaient à la lumière tremblante des cierges, pour envelopper tonte la scène d’une sorte de clarté douteuse, fugitive et phosphorescente. Certaines parties de l’église, plongées un instant dans une ombre épaisse, semblaient tout à coup s’illuminer, et surgir de l’obscurité pour montrer à l’œil étonné de l’observateur des silhouettes inattendues et presque fantastiques. L’ombre des personnages cachés au fond des chapelles latérales ou appuyés le long des piliers, paraissait subitement s’allonger ou se raccourcir outre mesure ou faire sur la muraille des grimaces étranges. Tantôt, on aurait cru voir des gnômes hideux s’agiter, impatients et taquins, dans les coins de la basilique, comme des damnés poursuivis par Satan ; tantôt, des anges étendant leurs ailes pour s’élancer vers les deux comme des esprits bienheureux appelés vers leur dernier séjour ; tantôt enfin, des fantômes capricieux et changeants, comme doivent être ceux des âmes en peine qui sont condamnées à une expiation temporaire.

Les ossements humains qui encombrent l’église des onze mille Vierges, et la rendent une des plus curieuses du monde chrétien, ajoutaient encore au fantastique aspect de cette veillée des morts. Les ouvertures, ménagées dans les murs épais, laissaient voir des monceaux de reliques entassées qui semblaient être les véritables piliers de ces massives catacombes. Il y a, là, des générations entières jetées pêle-mêle dans la poussière, dont les âmes évoquées tout à coup par la fête des morts, semblaient voltiger sous les voûtes sombres avec des bruissements étranges. Sur les panneaux des murs et devant les autels de pierre, des crânes dénudés, des mains, des pieds, des torses de squelettes forment des chiffres capricieux, des mosaïques, que le jeu de l’ombre et de la lumière faisait à chaque instant changer de forme et d’aspect, et dont les arêtes, éclairées d’un côté par la lumière pâle du jour tamisée par les vitraux coloriés, et de l’autre par celle des cierges, semblaient bordées de feux follets.

Au moment où le prêtre, au dernier tintement de la clochette de l’enfant de chœur, donnait la bénédiction à la foule des chrétiens, un homme enveloppé d’un large manteau noir se dégagea de derrière un des piliers du porche, et remonta sans bruit vers le milieu de l’église sous le bas-côté de gauche.

Parvenu à quelque distance de l’une des chapelles latérales les plus chargées de reliques, il s’arrêta et écarta un peu les plis de son manteau qui cachaient une partie de son visage.

C’était un homme jeune encore, à en croire la vivacité de ses yeux noirs, qui brillaient d’un feu étrange sous des sourcils épais ; mais déjà usé par les passions ou par l’étude, car son front, dégarni de cheveux, était devenu démesurément haut, et des rides profondes le sillonnaient de lignes inflexibles. Son nez osseux et recourbé ressemblait au bec d’un oiseau de proie, et ses lèvres minces et serrées semblaient mal retenir un sourire sceptique et railleur.

En ce moment, il était adossé à un pilier et pittoresquement drapé dans son manteau, dont son bras gauche retenait les plis à la hauteur de sa taille. Sa tête, penchée en avant, était appuyée sur sa main droite, qui jouait capricieusement avec les fils dorés de sa moustache rousse.

Il semblait complètement absorbé par l’observation de la chapelle voisine, où brillait alors dans toute sa richesse une de ces magnifiques châsses des onze mille Vierges de Cologne, dont M. Strauss, notre habile chef d’orchestre, qui est aussi un de nos antiquaires les plus distingués, possédait quatre l’an passé.

Ce n’était cependant pas la châsse qui attirait si vivement l’intérêt de notre observateur, mais bien une créature ravissante et idéale, dont la figure n’était point la moins remarquable de l’église de Sainte-Ursule, le jour de la Toussaint 1538.

Derrière la grille soigneusement close qui fermait la chapelle, une jeune femme accompagnée d’un seul page semblait prier avec ferveur.

C’était madame Isobel, la châtelaine de Linkenberg, l’un des donjons les plus hautains et les plus solitaires parmi ceux qui bordent le Rhin.

Depuis de longues années déjà, la mort de son premier époux, le baron Ulrich de Saul, l’avait laissée dame et maîtresse du manoir de Linkenberg. À compter le nombre de jours de Toussaint, où la puissante baronne était venue dire ses patenôtres en l’église des onze mille Vierges, et ses messes d’anniversaire qu’elle avait fait dire pour le sire Ulrich et pour deux autres maris qu’elle avait eus depuis sa mort, on eût pensé peut-être que depuis longtemps les jours de sa jeunesse étaient passés ; mais il suffisait d’un regard pour se convaincre que les années ne l’avaient pas marquée de leur sceau. C’était une jeune fille encore. Elle avait cinquante ans au moins, et n’en paraissait pas vingt.

Riche, puissante, noble de son chef à anoblir toute une race de vilains, madame Isobel aurait dû être recherchée en mariage par les plus grands seigneurs de la contrée.

Il n’en était rien pourtant. Jamais, depuis longues années, une joyeuse cavalcade de chasseurs entonnant l’hallali n’avait fait abaisser le pont-levis de Linkenberg ; jamais, ni les chevaliers ni les dames n’allaient la visiter dans son donjon hautain. Elle vivait seule, renfermée à Linkenberg, sans voir d’autre visage que celui d’un vieil intendant depuis soixante ans attaché à la famille, et celui d un page, pauvre enfant triste et malingre, qui semblait avoir à peine la force de porter son missel, en l’accompagnant à l’église.

C’était d’ailleurs une créature exceptionnelle qu’Isobel de Saul. Elle était si mince, si frêle, si pâle, qu’elle ne semblait pas appartenir à la terre et devoir la vie à des êtres humains. Au moment où nous venons de l’entrevoir, elle semblait plutôt être la reine des êtres fantastiques et invisibles qui peuplaient les sombres chapelles de l’église des onze mille Vierges, qu’une femme réelle et bien vivante. Une longue robe de velours noir l’enveloppait tout entière et ne laissait apercevoir que ses deux mains, menues, effilées et blanches comme de la porcelaine, et son visage, aussi blanc que ses mains, où brillaient deux yeux noirs qui semblaient éclairer seuls la chapelle de leurs effluves de lumière. Sa coiffure de velours noir était impuissante à contenir ses cheveux d’or pâle ; ils s’échappaient par flocons légers comme des nuages et reflétaient tantôt en paillettes brillantes, tantôt en ombres vaporeuses et molles, ces mille jeux de la lumière qui semblaient envelopper sa tête d’une auréole.

Tandis que la foule des fidèles commençait à s’écouler lentement par la grande porte, Isobel exhalait une dernière prière ; son page se leva le premier et ouvrit doucement la grille de la chapelle.

Au faible grincement des gonds, un jeune homme que son costume faisait reconnaître pour un étudiant et qui était resté jusqu’alors près de la grille, dans la pénombre projetée par le tombeau de sainte Ursule, leva précipitamment la tête et jeta un regard rapide sur Isobel.

Puis, la voyant toujours agenouillée, et profitant de la position du page qui ne pouvait pas le voir, il se glissa près de la porte entr’ouverte.

Parvenu là, il se replia sur lui-même, et essaya de contenir une visible émotion, car Isobel avait donné son missel à son page et s’avançait vers la porte.

Il était impossible, qu’en passant, elle n’effleurât pas de sa longue manche pendante le front de l’étudiant. À ce contact, il ne put retenir un frisson convulsif ; et, lorsqu’après avoir suivi des yeux, la noble châtelaine jusqu’à sa sortie de l’église, il l’eut enfin vue disparaître, il resta un instant immobile, le regard fixé sur la porte, et comme perdu dans des pensées infinies.

Ni la grande dame ni son page n’avaient paru remarquer le manège du pauvre étudiant. Cependant Isobel n’avait perdu aucun des mouvements de son timide amoureux. Tandis que les paupières baissées elle paraissait s’isoler du monde extérieur, pour se renfermer dans la prière, comme en un sanctuaire immaculé, elle laissait glisser sur lui à travers ses cils demi-clos un long regard, à la fois caressant et avide. Et, certes, quand elle sortit de la chapelle, ce ne fut point par un pur effet du hasard, que sa manche de velours promena longtemps, sur le front du jeune homme, une enivrante caresse.

L’homme en manteau avait seul observé cette scène muette. Tendant que les dévots les plus scrupuleux gagnaient la porte et que les sacristains commençaient à éteindre les cierges, il s’avança d’un pas léger et frappa sur l’épaule de l’étudiant.

Le jeune homme se retourna vivement et laissa voir un charmant visage plein de mélancolie et de douceur qu’encadraient avec une heureuse harmonie des rouleaux de cheveux blond cendré.

— Que voulez-vous, maître Sturff ? s’écria-t-il brusquement comme un homme réveillé en sursaut par la vie réelle au milieu d’un rêve de poésie.

— Ton bien, mon cher Franz, reprit l’étranger. — De par Dieu, que fais-tu là depuis le commencement de l’office ?

L’étudiant parut vivement contrarié de cette rencontre inattendue et se leva pour sortir.

— Mais, maître Sturff, répliqua-t-il avec un accent de contrariété, que voulez-vous que j’y fasse, autre chose que tant de braves gens… et que vous-même ?…

— Mon cher Franz, tu es amoureux de la châtelaine de Linkenberg.

L’étudiant se retourna, par un mouvement plus prompt que la pensée, et lança sur maître Sturff un regard chargé de colère.

— Et que vous importe ? s’écria-il.

— Allons, ne te fâche pas, jeune fou ! — Que m’importe en effet ?…

Eh ! mon Dieu, crois-tu donc que, si tu m’étais aussi indifférent que la foule de tes condisciples, je m’inquiéterais de savoir où tu places les affections de ton cœur ?… mais, pauvre enfant, j’ai remarqué en toi toutes ces folies sublimes qui décèlent si bien l’amoureux de vingt ans, et, j’ai voulu savoir qui te les inspiraient ; j’ai voulu savoir, aux pieds de qui tu avais mis ces fleurs délicieuses d’amour et de candeur, qui jettent leur parfum au devant d’un premier amour…

— Eh bien ? reprit Franz avec un léger tressaillement dans la voix.

Et, l’étudiant leva ses yeux bleus humides sur son compagnon, avec une expression de prière impérieuse.

Sa colère était tombée devant les paroles sympathiques de Sturff ; mais elle avait été remplacée par une curiosité pleine d’angoisses.

— Hé bien ! mon ami, je te vois avec une profonde douleur attacher tes pas à la suite d’Isobel… Je frémis de te trouver toujours au coin du tombeau de sainte Ursule, parce que la châtelaine solitaire qui ne fait jamais abaisser son pont-levis, et qui ne sort de Linkenberg qu’aux fêtes carillonnées, vient six fois par an faire sa prière dans cette chapelle grillée…

— Je l’aime ! s’écria l’étudiant d’une voix émue, et avec un accent qui n’admettait ni objections ni conseils.

Puis, il hâta le pas vers la porte comme pour mettre un terme à une conversation pénible.

Et dans l’inflexibilité de son silence, dans le feu de son regard, il y avait toute la révélation de cette passion profonde et sans espoir.

— Tu me fais pitié, comme ces pauvres phalènes que je vois le soir tourner autour de la flamme des lampes jusqu’à ce qu’elles y aient brûlé leurs ailes, reprît Sturff, au moment où, après s’être tous deux signés d’eau bénite, ils soulevaient la lourde portière de tapisserie qui fermait intérieurement l’église… j’aimerais autant te voir amoureux de la Loreley[1] ! ajouta-t-il.

— Mais, mon maître, pourquoi cela enfin ? demanda l’étudiant d’un ton où se mêlaient l’impatience et l’angoisse.

— Parce qu’elle ne peut jamais être à toi !

— Je ne le sais que trop ! s’écria Franz avec un mouvement de rage… mais, après tout, maître Sturff, de quel droit êtes-vous venu espionner les battements de mon cœur ? de quel droit me demandez-vous compte d’un secret que j’aurais voulu me cacher à moi-même ? — Vous n’êtes ni mon père ni mon confesseur… — Vous dois-je quelque chose ?

Maître Sturff garda le silence, et fronça le sourcil.

— Mon Dieu ! reprit en soupirant le pauvre étudiant, je n’ai jamais nourri, soyez-en sûr, la folle espérance d’être aimé d’elle !… ne sais-je pas, qu’il y a entre la châtelaine de Linkenberg, et un pauvre hère comme moi, des abîmes que rien ne saurait combler ?… ah !… soyez tranquille, mon maître !… Si Franz l’étudiant, agenouillé au coin du tombeau de sainte Ursule, vit d’amour, de rêves et de poésie, au moins ne se forge-t-il pas, pour la vie de ce monde, d’irréalisables chimères… je n’ai ni l’ambition ni l’orgueil d’aspirer à la châtelaine de Linkenberg… je sais bien que lorsqu’elle passe là, près de moi… — qui frémis et qui tremble… — elle ne me voit seulement pas… et je ne puis ignorer qu’un jour… un jour prochain peut-être… quelque haut et puissant seigneur l’épousera et l’emmènera dans son manoir…

Des sanglots étouffés coupèrent la voix de l’étudiant ; il se laissa tomber un instant tout en pleurs sur l’épaule de son ami ; puis, comme honteux de sa faiblesse, il se releva tout à coup et fit un mouvement pour s’échapper définitivement.

— Mon ami, reprit Sturff d’une voix grave en le retenant par la main, tu n’as pas compris ; en te disant qu’Isobel ne pouvait pas être à toi, je n’ai pas prétendu rappeler les distances sociales qui vous séparent, et te faire sentir plus cruellement des obstacles que tu connais comme moi… Non ; si j’ai fouillé les replis de ton cœur pour en surprendre le secret, c’est que j’ai cru utile de te désabuser… il y a entre vous une barrière plus forte et plus invincible que tous les préjugés sociaux… car l’amour quelquefois les surmonte…

Isobel ne peut pas plus être à un haut et puissant seigneur qu’à toi… Isobel n’est pas une femme ordinaire, elle n’appartient pas à la terre… il faut même que tu sois aussi nouveau dans le pays et aussi peu curieux des légendes populaires pour ignorer l’histoire étrange qui environne sa vie de mystères… — Oh ! ne crains rien, on ne te l’enlèvera pas ! nul seigneur ne sera assez hardi pour épouser Isobel la ressuscitée…

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Franz d’une voix tremblante.

Et, le cœur du pauvre jeune homme battait avec une violence étrange, il battait à la fois de terreur et de joie ; car, il se disait que, si un secret redoutable couvrait l’existence de sa bien-aimée, du moins nul n’était son rival.

— Viens avec moi, je te conterai cette histoire, qui serait incroyable, si tous les contemporains n’en avaient été les témoins.

Maître Sturff prit le bras de Franz, et l’entraîna à travers les rues sombres, étroites et désertes de Cologne. Il faisait nuit, et c’était à peine si quelques rares bourgeois attardés éclairaient encore la route de leurs lanternes vacillantes. Maître Sturff demeurait loin, sans doute, de l’église des onze mille Vierges, car ils marchèrent longtemps avant d’arriver à son logis.

C’était une maison solitaire, bâtie en larges pierres détaillé, et percée, sur la façade extérieure, de fenêtres irrégulières et étroites qui lui donnaient presque l’aspect d’une forteresse. Cette maison inspirait au vulgaire une sorte de respect mêlé de terreur, car elle avait été habitée quelques années auparavant, par Cornélius Agrippa.

Sturff avait été longtemps l’ami du célèbre magicien et il avait hérité de sa maison et de son mobilier, lorsque, peu avant sa mort, l’illustre sorcier quitta une dernière fois Cologne, sa patrie, pour se livrer imprudemment à la colère de madame Louise de Savoie, la reine douairière de France. L’aventureux Agrippa avait connu Sturff lorsqu’il était encore étudiant, et, depuis la mort de son bienfaiteur, l’ex-étudiant passait dans l’esprit du vulgaire pour avoir hérité de la science et du pouvoir de son maître, en même temps que de son laboratoire et de ses instruments.

On n’avait jusqu’alors jamais pu citer, ni un fait, ni même une parole, capables de donner la moindre certitude aux conjectures : il n’était pas un habitant de la bonne ville de Cologne qui ne saluât bien bas maître Sturff, et ne craignit beaucoup de le compter parmi ses ennemis.

Quoi qu’il en fut, l’héritier de l’astrologue de madame Louise de Savoie, menait en apparence la vie la plus tranquille du monde. Ses études étaient finies depuis longtemps, mais il conservait toujours son titre d’étudiant et assistait assez souvent aux cours pour qu’on n’eût pas le droit de le lui contester. En qualité de doyen de l’université, il obtenait à la fois le respect et l’hommage de ses compagnons, qui, plus audacieux que les bourgeois, acceptaient volontiers sa société, mais dont pas un, peut-être, n’eût osé publiquement s’avouer son ami intime.

Parmi les jeunes recrues de l’Université, Franz Mullingen, fils d’un marchand nouvellement établi à Cologne, se distinguait par une intelligence précoce et active, une âme généreuse et noble et un courage à toute épreuve. Livré dès les premières années de sa jeunesse à des rêveries philosophiques et mystiques qui l’avaient entraîné dans les régions des rêves, et ; préoccupé des questions scientifiques alors à l’ordre du jour, il s’était tout d’abord rapproché de l’élève de Cornélius Agrippa.

Ce n’était point que le visage froid et sardonique de maître Sturff attirât bien vivement sa sympathie, ni qu’il se sentît d’abord la moindre inclination pour avoir, en aucune occasion, recours aux sciences occultes ; mais, à ses yeux, Sturff était le représentant d’une série de génies trop passionnément contestés, pour n’avoir pas droit à une observation sérieuse.

La recherche de l’étudiant avait flatté maître Sturff, qui ne pouvait s’empêcher de lui donner une large part dans ses affections. Il suivait, avec une joie secrète, les progrès de cette jeune intelligence et se sentait ému par les premières explosions d’une âme véritablement passionnée. Bientôt, il en vint à n’avoir plus qu’un désir : celui de s’attacher pour toujours le jeune étudiant ; qu’une pensée : celle de l’associer à ses recherches, et à ses travaux.

— Allons, un peu de courage, mon cher Franz, s’écria Sturff en voyant l’espèce de tremblement convulsif qui avait saisi le pauvre amoureux depuis ses dernières paroles ; — tu ne vas pas tarder à connaître l’étrange lignée dont la belle Isobel de Saul est le dernier rejeton. — Tu verras après, si toi, pauvre fils de vilain, tu te soucies d’appartenir à pareille noblesse !

Tout en parlant, maître Sturff souleva le marteau de la porte basse de sa maison. Il frappa un seul coup, sec et impératif.

Le coup avait à peine retenti, que déjà la porte tournait sur ses gonds, tandis qu’un valet apparaissait une lampe à la main.

Franz entra le premier, et Sturff referma la porte. L’étudiant n’était jamais venu dans cette maison mystérieuse, peu fréquentée du reste, même des esprits forts de l’école. Malgré sa préoccupation il jeta un coup d’œil rapide et curieux sur les appartements qu’il traversait.

Au rez-de-chaussée étaient des salles basses, sombres et enfumées, encombrées de cornues, de fourneaux, d’alambics et d’instruments de toute espèce, qui n’étaient guère propres à donner un aspect riant à l’abord du logis. Mais, au premier s’étendaient des appartements spacieux et commodes, que le sybaritisme bien connu d’Agrippa, semblait avoir meublés de tout ce que le luxe et le confort de l’époque avaient inventé de plus agréable et de plus utile. De hautes fenêtres, percées sur un magnifique jardin, y distribuaient le jour avec prodigalité et laissaient apercevoir des bosquets qu’aurait enviés un prince de sang royal.

C’était dans ces magnifiques appartements, que maître Sturff avait établi ses pénates, le plus commodément du monde.

Après avoir traversé une grande salle de réception tendue de cuir de Cordoue et une bibliothèque toute boisée en chêne sculpté et remplie de bas en haut des livres les plus rares et les plus curieux, Franz arriva tout émerveillé dans la chambre à coucher de son ami. C’était une vaste pièce tendue de tapisseries de haute lice et toute brodée de sculptures dorées, autour des corniches et des solives du plafond. L’alcôve s’enfonçait à gauche dans un mystérieux demi jour, et laissait à peine entrevoir les chatoyants reflets de ses courtines brodées de soie. Le parquet, arrangé eu mosaïque, dessinait les figures les plus capricieuses, et dans la configuration de tous les meubles la sculpture avait revêtu les formes les plus bizarres, les plus fantastiques et les plus propres à faire travailler l’imagination.

Maître Sturff s’enfonça dans un vaste fauteuil en tapisserie, devant un feu clair et pétillant qui éclairait entièrement la chambre à lui seul ; puis, il invita son hôte à prendre possession d’un siège pareil en face de lui, et commanda à son valet de leur apporter quelques flacons d’un généreux vin de France.

Le valet obéit avec cette dextérité miraculeuse qui avait déjà surpris l’étudiant. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il avait placé entre les deux amis un guéridon de bois sculpté soutenu par une chimère aux ailes étendues : et sur ce guéridon, trois bouteilles des meilleurs vins de France, deux gobelets ciselés et une large bassine d’argent, dans laquelle le vin devait être versé pour chauffer avec divers aromates.

Quand tout fut prêt, que la première rasade eut été bue, et que la chaleur pénétrante de la flamme et de la liqueur eut réchauffé leurs membres engourdis par le froid de la bise, les deux compagnons se regardèrent un moment en silence et maître Sturff commença son récit.

— Si tu es un peu versé dans la science du blason, et dans l’histoire des origines des principales maisons nobles qui marquent en Europe, tu dois savoir, mon cher Franz, dit-il, que la très-haute, très-noble et très-puissante race des Jagellons descend en droite ligne des fées par les femmes. Cette origine, qui peut d’abord te sembler un peu mythologique, est cependant constatée par la tradition et rendue populaire par la légende. Les Jagellons sont très-fiers de cette noblesse et ne souffrent point volontiers qu’on médise du pays d’Effland, où règne leur première dame, ni qu’on attaque de trop près messire Satanas, car tu sais que mesdames les fées sont un peu cousines du diable. C’est pourquoi les nobles Jagellons portent son écusson dans leurs armes comme alliés par les femmes, et tout bon chevalier de cette race respecte, en temps et lieu, la bannière de l’enfer.

Or, parmi les nombreuses légendes que les chroniqueurs ont recueillies sur cette grande famille, il en était une, qui assurait que, presque toutes les branches de l’arbre généalogique finiraient par des femmes, et que ces femmes, les dernières de la race, se rapprocheraient surtout de la commune origine qui plantait ses racines au pays des fées.

Cette légende n’était plus guère présente qu’à la mémoire des vieux serviteurs de la maison de Verghten, quand la jeune Isobel se trouva, par la mort de son oncle, l’unique héritière de ce rameau de l’immense arbre généalogique des Jagellons. Isobel de Verghten n’était point riche ; mais comme elle était fort belle, et que les barons de Saul avaient déjà été alliés une fois à la maison de Verghten, le sire Ulrich demanda et obtint sa main.

Ulrich était alors, il y a trente ans de cela, un noble et hardi paladin. Il semblait le type vivant de ces preux des antiques races, qui soulevaient sans efforts les énormes masses d’armes que nous ne pouvons plus voir maintenant sans effroi suspendues au-dessus de l’âtre des vieux châteaux féodaux ; qui buvaient le coup de l’étrier dans ces hanaps immenses trop lourds pour nos bras affaiblis, et trop copieux pour nos estomacs dégénérés.

Son unique plaisir était de s’exercer à tous les violents exercices du corps, qui rendaient nos anciens héros si forts et si vaillants. Il aimait à manier, avec des mouvements agiles, les lourdes épées à deux mains que redoutaient les autres seigneurs, et à leur montrer, dans les tournois ou à la chasse, toute la supériorité de sa force physique.

Cette rude vie avait empreint ses manières d’une sorte de sauvagerie brutale. Isobel, douce et craintive créature, ne s’accoutumait guère, malgré tout son respect pour son redoutable époux, à ces façons grossières et peu courtoises.

Elle frissonnait quand elle l’entendait jurer, et le noble sire ne se faisait point faute dans ses fréquentes colères d’apostropher le ciel et l’enfer. Elle avait peur de ses caresses, elle fuyait la bruyante expression de sa grosse joie, et pleurait dans le silence de son oratoire.

Elle languissait enfin, et s’étiolait sous la domination de son terrible époux, comme ferait une fleur délicate des climats du Nord, sous les rayons brûlants du soleil d’Afrique.

De son côté, le sire de Linkenberg, qui s’épuisait en prouesses, en dons magnifiques et en protestations d’amour, ne comprenait rien à cette mélancolie.

C’est qu’Isobel n’éprouvait que de la terreur pour tout ce fracas des joies humaines. Elle semblait appartenir à un autre monde et passer ici-bas le temps de son exil. Tu la vois bien frêle, bien pâle, bien séraphique ; Eh bien ! à cette époque, elle était comme l’ombre de ce qu’elle est aujourd’hui.

Et, plus Ulrich l’entourait d’amour, plus elle faiblissait à vue d’œil, comme si tant de force eut écrasé sa faiblesse, comme si la vie puissante de son époux eût absorbé sa vie fragile.

Elle devint mère cependant. Au bout d’un an de mariage elle mit au monde un fils, fort et bien constitué, qui promettait, en grandissant, de ressemblera son robuste père.

Le baron, transporté de joie, célébra par des fêtes guerrières la naissance de son héritier, et témoigna encore plus d’amour à l’épouse qui le lui avait donné ; mais, les travaux de la maternité avaient épuisé Isobel, et les bruyants éclats de la reconnaissance d’Ulrich achevèrent de la conduire au tombeau. Elle s’éteignit en quelques mois, sans souffrances apparentes, au milieu de ses vassaux et dans les bras de son époux.

— Eh bien ! elle tomba malade ? voulez-vous dire, s’écria Franz, en levant vivement son visage sur lequel se peignaient l’étonnement et la terreur.

— Madame Isobel était morte, répondit Sturff avec calme.

Franz frissonna.

— Allons, mon enfant ! encore un gobelet de ce bon vin des Côtes-du-Rhône, pour couper la veillée et réchauffer ton courage !

— Merci, dit Franz, je n’ai pas soif. — Achevez-moi l’histoire de la châtelaine de Linkenberg, — lsobel n’était pas morte ?

— Si bien morte, mon enfant, que le baron, qui était au désespoir, lui prépara les funérailles les plus magnifiques, et voulut qu’elle fût exposée sept jours et sept nuits sur un lit de parade.

Ou dressa ce lit, dans la grande salie du château, et Isobel y fut couchée, revêtue de ses plus riches habits.

Toute la contrée vint prier à son chevet ; d’abord la noble châtelaine avait été bonne et charitable de son vivant, et les pauvres gens s’en souvenaient ; ensuite, il n’était bruit à dix lieues à la ronde que des splendeurs déployées à cette occasion par le baron de Saul.

Moi-même, quoique je fusse bien jeune alors, je me souviens d’avoir été conduit par ma mère à Linkenberg, et d’être entré dans la chambre ardente de la noble Isobel.

Les impressions de l’enfance sont bien les plus vives, et les seules qui ne s’effacent jamais !… J’ai vu depuis lors bien des choses étranges, j’ai eu l’âme remuée par bien des émotions… Eh bien ! je puis t’assurer, mon cher Franz, que rien ne m’a autant frappé que cette visite au château de Linkenberg ! C’était la première fois que je voyais la mort face à face ; car, tu croiras sans peine, que je ne voulus pas rester à la porte, et qu’il me fallut regarder de près la trépassée !…

Je reconnus, malgré les ravages de la mort, ce visage pâle et régulier, que j’avais parfois remarqué à l’église de Sainte-Ursule.

La châtelaine était encore belle ; mais ses traits amaigris et tirés, ses lèvres bleuies, ses yeux, ses yeux surtout, qu’on n’avait pu parvenir à fermer, et dont les prunelles ternes et immobiles semblaient fixer l’infini, offraient la plus saisissante image de la mort qui pût frapper une jeune imagination… Je la vois encore !…

Le baron fit durer les cérémonies des funérailles le plus longtemps qu’il put, car elles occupaient sa douleur. Mais enfin, quand toutes les prières de l’église eurent été dites, que le cercueil eut été refermé et descendu dans la tombe devant toute la population de Cologne et des environs, il lui fallut bien rentrer à son château et reprendre son train de vie ordinaire.

Il consacra la plus grande partie de son temps à surveiller les premiers pas et la première éducation de son cher enfant ; mais, soit qu’il se reprochât d’avoir involontairement abrégé la vie de sa chère Isobel, en ne lui sacrifiant pas les habitudes grossières qui la faisaient souffrir, soit, qu’à rebours du commun usage, le souvenir de la défunte devînt plus vif à mesure que le temps s’écoulait, sa douleur augmentait chaque jour davantage.

Il finit par tomber dans une mélancolie noire, dont les joyeux ébats du jeune Conrad ne parvenaient même pas à le distraire. Ses gens en vinrent à craindre pour sa vie, car bientôt sa santé parut visiblement altérée.

— Mais pour Dieu ! prends un verre de vin, mon cher Franz, car tu as la fièvre, s’écria Sturff en interrompant son récit.

— Je n’ai soif que de la fin de votre histoire ou de votre conte… répondit Franz avec un tremblement dans la voix.

— Dis, histoire, mon cher enfant !

— Il y avait à peu près un an qu’Isobel était morte, quand le baron tomba sérieusement malade. Sa force prodigieuse diminuait peu à peu, sa vivacité s’éteignait ; un ennui vague, mais immense et sans remède, s’était emparé de son âme.

Les longs corridors du château ne retentissaient plus de ses cris de chasse ou de guerre. Ses armes restaient suspendues dans les salles basses, et, sans les soins des valets, ses cottes de mailles, ses cuirasses et ses gantelets se seraient rouillés.

Dévoré par une fièvre lente, mais inexorable, Ulrich n’avait plus même le courage de monter se promener sur les plates-formes de Linkenberg. Il ne quittait plus les appartements qu’Isobel avait habités. Sans cesse il était à la recherche de ses traces. Cet homme si terrible était plus faible qu’un enfant sous les étreintes de la passion.

Un jour, son valet de confiance le trouva évanoui dans la chambre où madame Isobel était morte. À genoux devant le lit de cette épouse adorée, il avait pleuré longtemps, le front caché dans les tentures de soie ; puis les douleurs physiques et morales l’avaient terrassé et il avait perdu connaissance.

On le coucha dans ce lit abandonné depuis la mort de la châtelaine, et il y resta, car le mal augmentait au lieu de diminuer.

Cependant, quelquefois le chagrin faisait place à la colère, dans cette âme habituée jadis à voir tout fléchir sous ses commandements. Il lui semblait, qu’en raidissant sa volonté distendue, il tirerait Isobel du fond même de la tombe ; ou plutôt, sans raisonner ni formuler ses désirs, le sauvage baron adjurait le ciel et l’enfer de lui rendre sa femme, comme un enfant mutin qui voudrait ressusciter par des cris, le passereau qu’il a tué.

Vers ce temps, beaucoup de gens vinrent au château mandés par monsieur le baron. Outre les visiteurs habituels, on y vit de bons prêtres réputés pour faire des miracles, et aussi quelques autres personnes également puissantes, mais de moins bonne renommée. Mon excellent maître Corneille Agrippa de Nettesheim (Dieu ait son âme !) y alla, dit-on ; mais, de cela, je ne suis pas bien sûr, et je ne voudrais pas charger sa mémoire de ce qui advint depuis au manoir de Linkenberg.

Kraupt, le vieux domestique qui est aujourd’hui le factotum d’Isobel, était alors le valet de confiance du baron. C’était lui qui veillait son maître, passait la nuit à son chevet, et lui présentait les potions calmantes qui devaient adoucir son mal.

Il avait là une triste charge, car le sire Ulrich, au dernier degré de la consomption, avait été abandonné par tous les médecins d’alentour et sa mort paraissait imminente. En attendant sa fin, le baron ne sortait de ses accès de larmes que pour entrer dans des colères terribles, redemandant toujours cette Isobel qu’il ne pouvait obtenir.

Une nuit, Kraupt, tristement assis dans un grand fauteuil, tisonnait au coin de l’âtre, en écoutant les heures qui sonnaient lentement. Il rêvait à l’avenir de la maison de Saul, maintenant réduite à un seul rejeton encore au maillot. Il se souvenait que cette famille était autrefois nombreuse et puissante, et se disait que, dans quelques heures peut-être, le dernier châtelain aurait vécu.

Tout à coup, il fut tiré de sa rêverie par le baron qui l’appela d’une voix faible. Il se leva, entr’ouvrit les rideaux de l’alcôve et trouva son maître fort agité.

— Kraupt, lui demanda-t-il, l’as-tu vue comme moi ?

— Qui cela, monseigneur ?

— Madame Isobel, qui est enfin revenue.

Kraupt frissonna. Il crut que la dernière heure avait sonné, et qu’il venait d’entendre les premières divagations du délire.

— Dieu conserve en son paradis madame Isobel ! reprit-il en se signant.

— Dieu !… Dieu !… Laisse Dieu tranquille et souhaite plutôt la bienvenue à mon cousin le prince d’enfer qui me l’a rendue !

— Dieu garde, monseigneur ! continua imperturbablement le valet, — Madame la baronne est morte et a été enterrée…

Kraupt se dirigea vers la porte pour aller éveiller le chapelain et faire sonner les cloches d’agonie ; mais, à peine avait-il laissé retomber les rideaux du lit, qu’il les entendit courir doucement sur leurs tringles et qu’il les vit s’agiter dans la ruelle de gauche.

— Qui peut être là ? se demanda-t-il. — Mon seigneur n’a pas la force de tirer ses rideaux lui-même.

Il secoua par un effort de volonté un commencement de terreur et rappela toute sa présence d’esprit pour regarder autour de lui.

La chambre haute et vaste où habitaient depuis des siècles les châtelaines de Linkenberg était bien toujours la même ; seulement une porte qui donnait dans l’oratoire de la défunte châtelaine était entr’ouverte, et sur les dressoirs les objets avaient changé de place comme si une main étrangère était venue rétablir l’harmonie entre les gobelets et les aiguières.

Kraupt revint sur ses pas, entra dans l’alcôve par le côté droit, souleva les bonnes-grâces, et ne put retenir un cri de terreur.

En face de lui, une femme enveloppée dans ses peignoirs de nuit, était debout et tenait dans deux mains pâles et blanches la main brûlante du sire Ulrich, comme pour bien sentir les battements du sang dans l’artère.

Cette femme c’était, à ne s’y point tromper, madame Isobel ; madame Isobel, telle que l’avait vue tant de fois jadis le vieux serviteur !

Kraupt épouvanté voulut fuir ; mais ses jambes se dérobaient sous lui. Tout ce qu’il put faire, ce fut de saisir un rameau de buis au chevet de son maître et de le tremper dans l’eau bénite, pour en asperger l’alcôve et les rideaux.

Une goutte vint tomber sur le front d’Isobel. Elle frissonna, et s’essuya par un mouvement si naturel et si vivant, que le pauvre valet se prit la tête à deux mains, en se demandant à lui-même s’il n’était pas fou, s’il ne rêvait point à l’heure présente, ou s’il n’avait pas rêvé jadis lorsqu’il lui avait semblé voir mourir sa maîtresse.

Elle était là !… Elle quittait et reprenait tour à tour les mains du baron… elle le regardait… elle agissait comme une créature vivante…

Mais elle était plus pâle encore que par le passé ; le feu de ses yeux noirs contrastait plus étrangement avec ses cheveux ardents que les reflets de la lumière, sans doute, semblaient semer de jets de flamme, et ses lèvres, ses lèvres d’un rouge éclatant, faisaient ressortir plus encore la blancheur de ses dents acérées.

— Tu peux aller dormir, mon pauvre Kraupt, lui dit-elle d’une voix claire et douce comme celle d’autrefois, je veillerai pour toi cette nuit.

Le domestique s’élança d’un bond hors de la chambre et ferma les portes derrière lui, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Quand il fut couché dans sa chambre et dans son lit, quand il eut bien tiré les verrous, il fit comme les enfants, il cacha sa tête sous ses draps et invoqua Dieu et les anges, tandis qu’un tremblement convulsif agitait ses membres.

— Allons donc, de par Dieu ! Franz, mon bel ami, quitte cette figure sinistre, s’écria maître Sturff, en interrompant son récit par un éclat de rire. Eh mais ! comment est-il possible que tu entendes pour la première fois l’histoire d’Isobel dans un pays où on la conte à toutes les veillées ?

— Je n’ai pas veillé assez souvent avec les bourgeois de Cologne, mon maître, pour savoir leurs contes bleus. Mais, grâce à vous, je n’ai rien perdu, car je doute qu’aucun d’eux sache ainsi manier J’épouvante ou torturer un cœur. Vous avez, pardieu ! bien choisi votre moment, et vous me faites passer ici une veillée des morts dont je me souviendrai !… — Ne touchez point trop fort à celle que je saurais défendre cependant ; car, vous le savez… j’aime Isobel de toutes les forces de mon âme.

— Je t’ai dit, Franz, que j’étais ton ami ; — et, quant à l’histoire d’Isobel, d’autres que moi te la diront. — Nous en étions, je crois, au moment de sa résurrection…

Kraupt ne s’éveilla qu’au grand jour. Quand il vit le soleil emplissant sa chambre d’une lumière dorée, il secoua ses souvenirs comme un mauvais rêve. Ramené par tout ce qui l’entourait au sentiment de la réalité, il se persuada peu a peu qu’il avait été le jouet d’une hallucination et que la châtelaine défunte lui était apparue en songe.

Plus il s’éveilla, plus les petits événements de la vie journalière chassèrent les souvenirs de la nuit et estompèrent les couleurs trop vives de la vision. Cependant, il s’étonnait d’avoir, ce jour-là, dormi dans sa chambre au lieu de veiller son maître moribond…

Pour essayer de vaincre ses dernières préoccupations, et de dominer sa faiblesse, il se promena sur les terrasses du château au grand air du matin ; puis il causa avec les hommes d’armes et il éveilla le vieil intendant Thomas Münt, auquel il a succédé depuis quelques années.

Après beaucoup d’hésitation, comme il ne pouvait se résoudre à retourner seul dans la chambre du baron, il lui raconta ses illusions de la nuit.

Le vieillard récita ses patenôtres, en avouant à Kraupt que depuis quelque temps monseigneur et les gens qu’il avait fait venir, s’étaient livrés à de biens damnables pratiques…

Puis, il se leva et accompagna Kraupt à la chambre du sire de Linkenberg.

Tous deux s’avancèrent soucieux et inquiets ; Kraupt, parce que son esprit flottait encore dans l’incertitude, malgré la clarté rassurante du soleil et les exhortations de son compagnon : le vieil intendant, parce que, la coïncidence de la vision de Kraupt, avec l’état désespéré du baron, lui faisait craindre un accident prévu et redouté en même temps.

Arrivés à la chambre qu’habitait leur mettre, ils ouvrirent doucement la porte pour ne point l’éveiller, s’il dormait. Au moment où Kraupt allait soulever la tapisserie qui formait une seconde porte, il sentit crier quelque chose sous ses pieds. Il se baissa et ramassa machinalement l’objet qu’il avait heurté.

C’était le rameau de buis bénit avec lequel il avait aspergé le spectre de la châtelaine !

Saisi par une invincible terreur, il arrêta d’un geste Thomas Münt, et resta cloué sur ses jambes sans oser faire un mouvement ni en avant, ni en arrière. En vain invoquait-il toute sa raison, tout son courage ; en vain se signait-il en recommandant son âme à Notre-Dame et à tous les saints : rien maintenant ne pouvait plus lui faire croire que son apparition de la nuit précédente était un rêve.

Immobiles de terreur, incertains de ce qu’ils avaient à faire, tous deux restèrent entre la porte et la tapisserie en prêtant l’oreille.

Alors, ils entendirent des pas légers dans la chambre, puis, un choc d’étincelles, comme si quelqu’un, eut frappé les tisons avec les pincettes, puis, le tintement des cuillers remuant les tisanes et les potions dans les gobelets.

L’extrême terreur donne un courage extrême. Ils firent trois pas en avant et écartèrent la tapisserie.

Madame Isobel était assise dans son grand fauteuil, et elle mêlait avec soin le miel et le sirop aux boissons rafraîchissantes de son époux.

Du reste, toutes les choses étaient aussi en ordre qu’il est possible, dans une chambre de malade ; le feu pétillait dans l’âtre, la veilleuse était mourante dans sa lampe de cristal, et, çà et là, sur les dressoirs et sur les tables, les médicaments étaient épars.

Ces détails si étonnants et si simples, cette vision en plein soleil et si complétement dépourvue des prestiges, des hideurs et des épouvantements, dont l’imagination accompagne d’ordinaire les apparitions des morts, glacèrent les deux hommes d’une terreur froide, aiguë et intense qui les changea pour un instant en statues de pierre.

Au bruit de leurs pas, la châtelaine s’était retournée et les regardait de ses yeux clairs et profonds.

Puis, elle se leva et s’avança vers eux.

Elle était si calme, si belle, si semblable à elle-même, que les deux domestiques saluèrent.

— Mes bons amis, leur dit elle, il fait beau temps aujourd’hui malgré la saison avancée, et, quoique les feuilles jaunies tombent sur les remparts, le soleil garde encore de la chaleur vers le milieu du jour ; faites donc dresser une table sur la terrasse du château. Le baron, mon noble époux, a repris un peu de courage. Après une si longue maladie il sera heureux de revoir le ciel en ma compagnie, et il aura cœur à prendre un dernier repas au soleil avant les gelées

— Que te dirai-je ?… Vers une heure la table était servie sur la plate-forme du château, à l’ombre d’une tonnelle à demi dépouillée de ses feuilles, d’où l’on apercevait, par une échappée, un magnifique point de vue des bords du Rhin, tout baigné de vapeur et de soleil.

Le baron, assis dans son grand fauteuil de cuir de Cordoue, découpait un quartier de venaison.

La baronne, un peu pâle et langoureuse, étendait au soleil ses membres délicats.

Autour d’eux, tout le personnel du château contemplait ce spectacle avec une stupéfaction où la surprise était plus forte que l’effroi.

C’était bien aussi la plus ravissante journée qu’on pût voir ! Le soleil brillait de cet éclat radieux qui éclaire certaines journées d’automne d’une lumière si splendide, que la face de notre monde semble en être transfigurée. L’air était attiédi et chargé d’exhalaisons balsamiques et enivrantes ; les oiseaux chantaient pour célébrer le regain de leurs belles amours, et les dernières feuilles, emportées par la brise venaient une à une voltiger sur les terrasses du manoir en faisant miroiter au soleil les chauds reflets de leurs teintes jaunes ou purpurines.

Une petite brise âpre et piquante, qui arrivait du Rhin, réveillait l’appétit du sire Ulrich. Quant à madame Isobel, elle était plus belle que jamais. Sa beauté même avait pris un caractère étrangement vivace. Tour à tour empressée ou indolente, tantôt elle entourait le baron de ses soins et attirait son intérêt sur mille points ; tantôt molle et sans courage, elle restait tapie au fond de son fauteuil comme une couleuvre sur son nid.

Au dessert une belle et forte nourrice apporta le jeune héritier d’Ulrich de Saul. L’enfant alla jouer sur les genoux de son père, avec une spontanéité qui indiquait une habitude prise ; mais, lorsque le baron, après s’être laissé complaisamment tirer la barbe et les cheveux, voulut le poser sur les genoux d’Isobel, soit que le marmot ne reconnût plus sa mère, soit qu’il eût pour elle un éloignement invincible, il se mit à crier comme un petit diable et à tendre les bras à sa nourrice. — Une chose fort étrange, et que l’on a bien remarquée, c’est que cette aversion ou cette terreur, comme tu voudras, ne fut pas passagère, et que, depuis, jamais le jeune Conrad ne voulut recevoir aucune caresse de sa mère. Ce qui ne l’empêcha point, pauvre innocent ! de mourir bientôt en cette compagnie !

— Depuis ? interrompit Franz, en jetant avec impatience sur les tisons enflammés le reste d’un verre de vin chaud que maître Sturff l’avait forcé d’entamer. — Êtes-vous fou, mon maître, et croyez-vous à tout ce que vous me contez ? — Depuis !… — Mais vraiment ! cette apparition, cette fantasmagorie n’a-t-elle pas duré assez longtemps ?

— Le dimanche suivant, reprit tranquillement Sturff sans prendre garde à l’interruption de son hôte, toute la ville de Cologne put voir à l’église des onze mille Vierges, derrière le tombeau de sainte Ursule, dans la chapelle latérale que tu sais, madame Isobel qui suivait l’office dans son livre d’Heures, à côté de son époux.

Franz bondit.

— Maître, s’écria-t-il en saisissant Sturff par son pourpoint de velours, ne vous jouez pas de moi ! de par Dieu !…

— J’ai dit vrai, répondit avec calme l’élève d Agrippa en se dégageant de l’étreinte de l’étudiant.

Le pauvre Franz retomba inerte sur son siège et resta comme foudroyé. Sturff prit les pincettes et rapprocha les tisons disjoints en faisant jaillir une pluie d’étincelles ; puis, il posa son aiguière d’argent sur les cendres et y versa lentement une dernière bouteille de vin de France.

Quand tout fut disposé suivant son gré, il enfonça sa tête dans le dossier de son grand fauteuil à oreilles, croisa ses mains dans ses longues manches et cligna des yeux vers la fenêtre.

— Les nuits sont longues à la Toussaint, dit-il.

Franz ne répondit pas.

Après une grande demi-heure de silence, Sturff leva les yeux sur son hôte. Deux grosses larmes roulaient sur les joues enflammées du pauvre étudiant, et on entendait presque, à travers le calme de la nuit, les pulsations de son cœur.

— Allons ! allons ! du courage ! mon enfant, mon ami, dit en lui serrant la main l’héritier d’Agrippa ; si je n’avais pas eu la prudence de te conter cela, d’autres l’eussent fait un jour… trop tard peut-être…

— Après ? demanda machinalement l’étudiant sans sortir de sa torpeur.

— Après quoi ?

— Achevez-moi l’histoire d’Isobel !

— En bien ! Isobel et Ulrich vécurent comme mari et femme, châtelain et châtelaine. On s’étonna bien d’abord dans le pays de cette résurrection, et, sans les disputes de religion qui commençaient alors à occuper tous les esprits, messieurs les docteurs se seraient mêlés de cette histoire. Mais la noble dame faisait de larges aumônes, envoyait aux couvents de belles châsses. En sorte qu’on la tolérait, moitié par crainte, moitié par reconnaissance.

Peu â peu, d’ailleurs, en s’accoutumant à la voir, on cherchait à expliquer sa réapparition par des moyens naturels.

Les uns, ceux qui n’avaient pas vu le corps de madame Isobel exposé en chapelle ardente, disaient qu’elle n’était point morte réellement, mais qu’elle s’était absentée pendant quelques temps, à la suite d’une querelle avec le sire de Linkenberg.

Les autres soutenaient qu’elle était bien morte, en effet, mais que le baron avait épousé en secondes noces une sœur jumelle qu’elle avait et qui lui ressemblait.

Nonobstant ces explications, nobles et vilains fuyaient de tout leur cœur le manoir de Linkenberg. Nul ne se souciait, d’entrer en relations avec la châtelaine. En vain Ulrich déployait-il un luxe royal ; en vain faisait-il venir ses cuisiniers de France et ses vins de tous les pays du monde ; quelques jeunes seigneurs aventureux osaient seuls franchir le pont-levis du château pour voir Isobel la ressuscitée.

Elle était bien belle pourtant madame Isobel ! Certes, il n’était point dans tout le pays une femme digne de lui être comparée, ni parmi les nobles dames ni parmi les bourgeoises.

Et comme elle savait faire de son château un féerique palais ! Et comme elle arrangeait dans ses cheveux tressés les perles de Golconde et les diamants de Visapour ! Et comme sur ses robes brillaient les plus riches couleurs ! Et comme dans ses voiles se jouaient des paillettes d’or !

Quand un hôte arrivait, le château tout entier se parait de fleurs le jour et s’illuminait le soir. Partout, sur les créneaux et les tourelles, sur les terrasses et le long des portes à ogives, couraient des flammes rouges et bleues, ou bien des guirlandes diaprées.

D’aussi loin que l’œil pouvait voir, on distinguait le donjon hautain sur son rocher abrupte, comme une escarboucle dans la nuit. D’aussi loin que l’oreille pouvait entendre, la musique entraînante invitait à la valse.

Les notes joyeuses éveillaient l’écho et les lumières jetaient dans le Rhin leurs mille reflets. Du haut de son balcon, madame Isobel faisait largesse aux pauvres gens.

Dans les vastes salles du manoir, les tables de festin étaient tendues, et les convives dansaient en longues sarabandes.

C’est que, lorsqu’on avait vu une fois madame Isobel au milieu de ses fêtes, on voulait la revoir encore. Peu à peu, le nombre de ses chevaliers augmentait. Chacun amenait son compagnon d’armes, et tous, autour d’elle, formaient une cour.

On aimait sa beauté, si puissante dans un corps si frêle, sa grâce suprême qui ta faisait reine partout et toujours.

On aimait la voir commandant la danse, les bras arrondis. les cheveux flottants ; ou versant le vin avec ses mains blanches dans les hanaps ciselés, et l’ivresse folle avec ses regards dans les jeunes cœurs.

Ils venaient de loin, et toujours plus nombreux les Allemands rêveurs. Remontant le Rhin ou le descendant pour arriver tous à ce manoir de Linkenberg d’abord si désert. Et madame Isobel faisait ses fêtes plus brillantes chaque jour. Des femmes inconnues arrivaient parfois avec les chevaliers : mais, le plus souvent, la Ressuscitée contraignait ses vassales à venir danser avec les seigneurs ; car les prudes femmes ou les châtelaines fuyaient Linkenberg, et même se signaient en voyant de loin ses créneaux brodés de feu.

On dansait, on dansait. Et les jeunes fous toujours plus enivrés, revenaient sans cesse brûler leur cœur près d’Isobel, comme les papillons aux lumières. C’était tantôt des courses, tantôt des carrousels, tantôt des fêtes brillantes. La contrée tout entière retentissait de fanfares et de cris joyeux.

Cependant le sire de Linkenberg, d’abord ranimé par le retour d’Isobel, d’abord si fier et si heureux de présider les festins et les danses, vieillissait avant l’âge.

Ce terrible châtelain, plus amoureux à chaque nouveau sourire de la fée séduisante qui lui faisait mener si grande vie, ne touchait plus que par jeu mie épée ou une masse d’armes. Toujours aux pieds d’Isobel, il baisait cent fois le jour ses mains longues et blanches, il étendait sur les dévidoirs les laines et les soies dont elle tissait de merveilleuses tapisseries, et s’endormait dans les délices de cette molle existence.

Mais, deux années à peine avaient fait de cet homme si fort et si renommé un débile vieillard. À le voir chevaucher, le dos voûté et le visage incliné sur le pommeau, de sa selle, on eût dit le père de cette vive et pimpante dame aux brillants atours, au bruyant cortége, qui dévorait l’espace sur son cheval fougueux.

Bientôt, même, il ne put qu’à peine suivre les cavalcades dans les campagnes, les rochers et les forêts. Mais, il serait mort en chemin, plutôt que de laisser Isobel une heure, plutôt que de renoncer aux plaisirs de sa jeune cour.

En vain, sur son passage entendait-il les plaintes de ses vassaux qui le voyaient dépérir. En vain, les médecins lui ordonnaient-ils le repos. Chaque jour, plus avide des jouissances qui semblaient le fuir, il demandait lui-même des fêtes lorsqu’Isobel n’en donnait pas. Quand les jeunes chevaliers étaient ivres, il tendait encore son verre vide. Quand ils tombaient de lassitude après les danses échevelées, Ulrich, entourant Isobel de ses bras amaigris, réclamait une nuitée d’amour.

Mais, un lendemain d’orgie le château se tendit de noir. Les fleurs, arrachées des tourelles et des fenêtres, furent lancées à la dérive sur le Rhin que traversait un bateau de deuil ; les convives s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux, le glas sonna dans toutes les églises environnantes. C’était le convoi du sire de Linkenberg, mort caduc dans toute la force de l’âge tandis qu’Isobel la ressuscitée, plus jeune et plus belle que jamais, récitait des psaumes et menait le deuil.

Maître Sturff s’interrompit un instant pour regarder Franz, qui, la respiration entrecoupée et les yeux fixes, ne semblait plus écouter son récit. Il s’inquiétait de l’étrange extase de l’étudiant.

— Eh bien ! Franz, lui dit-il, tu m’as entendu ? Ulrich de Saul était mort sous les baisers dévorants de cette fille d’enfer.

— Qu’elle était belle ! s’écria le jeune homme, les lèvres frémissantes et les yeux humides ; quelle ivresse et quelle joie ! Ah ! je veux, mon maître, suivre les cavalcades et les chasses bruyantes et les danses folles ! je veux l’aimer aussi, courir sur ses traces, boire le vin versé par ses mains si blanches, et tenir ses soies pendant qu’elle brode, et, fou de bonheur, valser avec elle les yeux dans ses yeux !

— Insensé ! mille fois insensé ! N’as-tu pas compris que cette créature est une willie dévorante, fille de la mort et de Satan, qui boirait ta jeunesse et ta vie ? — Franz, mon fils, réveille-toi !…

— Que m’importe la mort ! que m’importe l’enfer ! Je l’aime avec transport…

— Franz, mon ami, Ulrich est mort.

— Je veux son amour, j’ai soif des joies qu’elle donne !

— Mais écoute donc encore, malheureux ! Il y a vingt ans qu’Ulrich, est mort, et depuis….

— Depuis ?…

— Mon cher enfant, il n’y a plus de fêtes au manoir de Linkenberg. Ni seigneurs ni dames n’en approchent plus, tu le sais bien. Les tourelles sont noires, les giroflées jaunes poussent dans les murs. Madame Isobel est seule, toujours seule !… C’est que sa beauté est l’amorce trompeuse, qui cache un poison mortel, et que deux cercueils ont déjà suivi celui du baron !

Quand elle fut veuve, la peur prit la troupe empressée de ses chevaliers ; et puis les docteurs en robes noires vinrent dire des messes au château. D’ailleurs, des colères sourdes agitaient le pays. On parlait de possessions infernales et d’exorcismes. Et moitié de gré, moitié de force, madame Isobel s’enferma le temps de son deuil.

Un an après la mort d’Ulrich, quand tous les bruits furent apaisés, elle sortit peu à peu de sa retraite. Non plus cette fois avec une suite, car on n’eût pas souffert dans le pays son vacarme et ses orgies, maintenant que le sire de Saul n’était plus là pour protéger la Ressuscitée. Mais, elle remonta son cheval ardent et courut la campagne comme une possédée. Ou bien, dans une barque étroite et longue, elle erra sur le Rhin, en chantant la nuit et le jour.

Alors, ce ne fut plus la willie emportée qui, folle de plaisir, enivrait sa suite de vin et d’amour sans trêve ni repos. Ce fut une fée aux fantasques allures. On la voyait passer, comme le génie des ballades, sur la crête des montagnes et dans les bois sombres, ou conduire sa barque le long des écueils.

Toujours belle comme nulle n’était belle, toujours séduisante comme l’idéal des rêves de jeunesse, elle semblait planer au-dessus des abîmes, ou d’un vol sublime raser les montagnes.

Quand on la voyait dans ses robes blanches apparaître derrière les donjons tapissés de lierre comme un génie des vieux temps, ou traverser les chemins ses voiles au vent, on l’accompagnait des yeux avec le regret de ne pouvoir la suivre, et l’esprit rêveur courait après elle.

Il y avait au château d’Irrenfels un jeune comte, grand chasseur, qui, plus souvent que tout autre, descendait le Rhin pour voir madame Isobel se promener sur le fleuve au gré du courant. Il l’aima bientôt…

— Comme toi, pauvre enfant, comme tous les autres … avec folie !

Il voulut même en faire son épouse, malgré tes conseils de tous ses parents… Mais, madame Isobel refusa longtemps d’accepter sa main. Elle se plut à le rendre fou d’amour par ses damnables coquetteries, l’entraînant sans cesse sur ses traces, s’amusant à l’enivrer par ses prestiges pour décevoir toujours ses ardents désirs.

Tantôt, elle fuyait sous les chênes épais du Niederwald, où se donnaient rendez-vous tous les esprits fantastiques de l’Allemagne ; et le comte Henri rencontrait, dans les sentiers tortueux des sylphes taquins, qui s’amusaient à lui jeter les branches d’arbre au visage ; au milieu des clairières, des fées menteuses qui en agitant leurs écharpes bleu-de-ciel lui faisaient croire qu’il atteignait la lisière de la forêt.

Tantôt, elle lançait sa barque sur le Rhin à l’heure où le soleil perce les nuages et les brode de reflets dorés, tandis que le fleuve, tout couvert de brume, ne laisse pas encore distinguer ses rives ; et, quand son amant était prêt à la joindre, elle gagnait deux ou trois longueurs et disparaissait dans des nuées en jetant au ciel des jets d’eau qui retombaient égrenés par la brise en mille girandoles de perles.

— C’est la Loreley, disaient les bateliers en se signant ; elle cause le soir avec le roi des Aulnes et chante la nuit dans la tour des Rats. — Fuyez, monseigneur !

Mais le comte Henri n’écoutait personne. Et madame Isobel célébra ses secondes noces.

Six mois après, Franz, six mois à peine, les cloches d’alentour se renvoyaient encore un glas funèbre. Ce comte Henri était mort comme le baron Ulrich.

— Pauvre femme ! murmura Franz les yeux pleins de larmes…

— Pauvre femme ! dis-tu ? — Vampire altéré de sang ; plutôt… sangsue qui boit la vie humaine pour soutenir son règne infernal.

— Que j’aimerais à la suivre à travers les espaces… à oublier près d’elle le monde grossier… à vivre au milieu des génies qui peuplent le pays des songes… Isobel ! Isobel ! fleur de poésie, reine de plaisir, idéal d’amour !…

— Oui, c’est ce que pensait Conrad de Hütten, le savant docteur !… il vint à Linkenberg après la mort du comte Henri pour éclaircir l’histoire d’Isobel la ressuscitée, et il y resta. D’abord, parce qu’il voulut se bien renseigner ; ensuite, parce que la châtelaine savait tant de choses ! et causait si bien !… puis, parce qu’il l’aima comme Ulrich et Henri l’avaient aimée… à damner son âme !

C’était une bacchante, c’était une fée, c’était un docteur… c’était tout enfin !

Cette fois, la noce célébrée sans faste dans la chapelle de Linkenberg, ne précéda que de quelques jours les funérailles du docteur Conrad. Mais, on sonna peu de cloches, on n’étala point de faste, et madame Isobel n’osa plus franchir le pont-levis de son château, car les paysans l’auraient lapidée.

Plusieurs années s’écoulèrent avant qu’elle reparût. Quelques-uns, même, la croyaient retournée pour toujours d’où elle était venue, et l’on commençait à ne plus la craindre, quand par une belle fête, il va deux ans, je crois, on la vit récitant des prières à l’église de Sainte-Ursule, comme elle le faisait avant qu’elle fût morte et ressuscitée.

Les gens sages tremblent et s’éloignent… les jeunes fous la regardent et la suivent de loin… Toi, triste insensé, tu l’aimes !

Franz ne répondait plus ; il semblait à peine avoir entendu la dernière partie de la narration et restait absorbé dans ses rêves.

Mais il releva tout à coup la tête aux dernières paroles de maître Sturff, et le regardant en face :

— Dites-moi, maître, s’écria-t-il, sur votre honneur, tout ce que vous venez de me dire est-il vrai ?

— Sur l’honneur !

— Vous ne vous êtes pas joué de moi ? vous ne vous êtes pas plu à me créer des fantômes et des terreurs ?…

— Non !

— Eh bien ! tant mieux ! reprit l’étudiant en bondissant de son siége. Tant mieux ! car je puis alors obtenir d’elle un regard, une pensée ! — Qui sait même ? si, comme vous le dites, elle est abandonnée de tous, si les nobles seigneurs s’éloignent d’elle avec effroi, peut-être aimera-t-elle l’humble étudiant qui lui donnera son sang, son cœur et sa vie…

— Franz, Franz ; mon fils, tu es fou ! — Assieds-toi et reste là.

— Adieu, maître ; adieu, reprit le jeune homme en s’élançant vers la porte sans rien vouloir entendre… — Je cours à Linkenberg me jeter à ses pieds, obtenir son amour et mourir.

Mais, avant que Franz ait pu atteindre la porte, Sturff l’avait saisi d’une main puissante et forcé à se rasseoir.

— Tais-toi ! reprit-il avec énergie. S’il faut user de force pour te retenir, j’en userai : mais je ne te laisserai point échapper pour courir à une mort certaine… Tu es mon enfant d’élection, j’ai attaché mon cœur et mon esprit à toi, et, je ne souffrirai pas que tu te jettes en pâture à ce monstre, qui vit de sang humain !

— Si tu me retiens aujourd’hui, j’échapperai demain ; si tu me retiens demain encore, j’échapperai dans deux jours, dans trois jours, à un moment quelconque enfin, et dès que je pourrai !

— Mais, mon ami, ne vois-tu donc pas que cette créature n’est pas une femme ? quelle appartient à une autre race que la tienne ?… Ne sens-tu pas que tu ne peux la posséder sans mourir ?

— Eh ! qui te parle de la posséder ? — Tu ne songes qu’à de grossiers et charnels désirs, et tu ne conçois pas l’amour qui m’enivre. Qu’elle me regarde seulement, qu’elle m’aime et me le dise, c’est tout ce que je veux d’elle, tout ce qu’il me faut de cette immatérielle créature…

— Pauvre fou ! murmura affectueusement le maître, pauvre fou !… Vous en êtes tous là, jeunes rêveurs de vingt ans !… Cette femme pâle, à l’œil noir et aux cheveux d’or, que tu aimes et dont tu ne veux qu’une parole et un regard, n’est-ce pas l’illusion qui vous dévore et vous tue, tous tant que vous êtes ?… Ah ! beaucoup l’ont aimée, beaucoup l’aimeront peut-être encor cette beauté fantastique qui les a tués ou les tuera !…

Et, pourtant, il est en Allemagne des jeunes filles chastes et charmantes faites pour les rendre heureux et pour être de bonnes femmes !… Des jeunes filles comme ta sœur, Franz !…

— J’aime Isobel et je veux son amour, te dis-je ! — Tes remontrances m’excitent et voilà tout ! — Eh pardieu ! toi magicien, toi l’élève et l’ami du grand Corneille Agrippa, que ne me la livres-tu, plutôt, en conjurant le mauvais sort ?…

— Hélas ! mon ami, ne crois donc pas avec le vulgaire que nous autres savants nous faisons l’impossible ! Je sais distiller Veau ardente d’Arnaud de Villeneuve, cette eau limpide, qui s’allume en touchant le feu, et donne avec sa petite flamme bleue, sans lumière, une chaleur plus vive que les brasiers intenses[2] ; je sais, par la combinaison d’acides inconnus, fondre, dissoudre et transformer les métaux ; je sais… — Mais qu’importe ?… Nulle puissance humaine ne pourrait empêcher les regards d’Isobel de verser le poison dans ton âme, ses caresses de dévorer ta vie, ses baisers de te frapper de mort !

— Oh ! trêve de mensonges ! savant ou sorcier, tu peux faire quelque chose pour moi… Sinon, que serais-tu donc, toi, qui as guetté mes démarches et interrogé mon cœur ?… toi, qui viens de me conter cette horrible histoire… toi… qui t’es plu, qui te plais encore à remplir mon âme de terreur et d’espoir ?… — Allons donc ! tu peux me la donner !… et tu ne le fais pas, et tu ne veux pas le faire ?

— Enfant ! pauvre enfant ! pauvre fou !

— Oh ! mais je vais te tuer, sais-tu ? s’écria Franz en saisissant Sturff à la gorge avec l’énergie de la colère : oh ! mais tu vas mourir si tu ne parles à l’instant ! — Hérite tes paroles magiques, mon maître, envoie vite tes messagers infernaux, ou ton heure a sonné !

D’un bond, maître Sturff se dégagea de l’étreinte du jeune homme, et avec un seule ! fort de poignet, il le rassit sur l’escabelle de chêne.

— Je suis plus tort que toi, ami, reprit-il. — Il faut prendre, pour me convaincre, d’autres moyens que ceux de la foire brutale, car tu es ici prisonnier, et s’il me plaisait de t’y tenir de longues heures et de longs jours, j’y parviendrais sans peine, de par Dieu ou le diable !

Alors, Franz éclata en sanglots et se roula aux pieds de son vainqueur.

— Oh ! je t’en prie, disait-il d’une voix suppliante, que je la voie seulement ! qu’elle me parle ! qu’elle connaisse mon amour et me donne un regard !

En cet instant, un coup de marteau retentit à la porte extérieure de la maison. Il faisait grand jour, mais une visite était chose si rare chez maître Sturff, que ses sourcils se froncèrent pendant qu’il prêtait l’oreille.

La porte s’ouvrit, et le valet du magicien monta précipitamment l’escalier et arriva tout bouleversée chez son maître :

— Monseigneur, dit-il, c’est madame Isobel, la châtelaine de Linkenberg !

Pour la première fois, depuis le récit de son hôte. Franz éprouva une sensation de terreur à cette apparition inattendue. — Qui l’avait appelée ? — Que venait-elle faire ?

Ce fut rapide connue la pensée, car à peine le valet l’avait-il annoncée, que madame Isobel entra majestueusement. suivie de son page.

Ses yeux noirs lançaient des lueurs dévorantes dont l’attrait était invincible. Ses mains blanches et diaphanes semblaient promettre d’enivrantes caresses. Ses cheveux. qui semblaient des nuées lumineuses, entouraient son front d’une radieuse auréole.

Elle promena autour de la chambre ce regard fixe et tout-puissant qui lui soumettait à jamais ceux qui l’avaient une fois reçu.

— Maître Sturff, dit-elle, vous êtes un savant élève de Corneille Agrippa de Nettesheim, l’astrologue illustre de madame Louise de Savoie. Vous avez la science de l’avenir comme celle du passé. Moi, Isobel de Verghten, veuve des sires de Saul et d’irrenfels, je vous demande de chercher ma destinée dans le livre divin dont les caractères sont des étoiles, et d’y voir si je dois attendre un nouvel époux.

Sturff, à son tour, regarda fixement la Ressuscitée comme pour lui prouver qu’il bravait ses fascinations.

— Je ferai ce que demande la noble châtelaine dès le retour de la nuit, répondit-il ; mais qu’elle daigne me promettre, en échange, de n’accueillir jamais comme amant, ou époux, mon ami Franz Mullingen, que voici, et que j’aime comme mon enfant ; car, alors, tout ce que je possède d’énergie et de pouvoir serait employé à le défendre par tous les moyens.

Isobel tourna lentement les yeux vers Franz, qui, tremblant, aveugle, demi-mort, s’était jeté à ses pieds.

— Êtes-vous assez fou pour m’aimer ? dit-elle en le couvrant d’un regard ardent.

— Que Votre Altesse me pardonne… et me le rende !… s’écria Franz qui crut mourir après tant d’audace.

Isobel ne répondit pas à son amant, mais elle dit à Sturff :

— Apportez-moi votre réponse à Linkenberg, dès ce soir, mon maître : je vous attendrai !

Puis, elle sortit comme si elle avait eu hâte de s’éloigner de la maison du mage, maintenant qu’elle y avait entendu l’aveu de l’étudiant.

Franz, immobile d’étonnement et ne sachant plus s’il était la proie d’un songe, n’essaya même pas de la suivre.

Dès qu’il eut un peu recouvré ses esprits, il se jeta dans les bras de Sturff et pleura de joie.

— Est-ce vrai, mon maître ? m’a-t-elle parlé ? l’ai-je donc bien vue ? sait-elle que je l’aime ?… s’écria-t-il d’une voix entrecoupée… Oh ! c’est le bonheur !… Elle m’aimera !

— Franz, ce monstre a deviné ton amour, t’a fait suivre hier, et est venu te chercher ce matin. Tu es mon prisonnier et tu ne sortiras d’ici qu’après m’avoir fait un serment.

— De ne plus l’aimer, peut-être ?… Mon maître, je vous le ferais que je ne le tiendrais pas !

À peine Franz eut-il laissé échapper cette parole imprudente, qu’il se repentit de sa franchise en voyant les fenêtres bien closes et les portes à fortes serrures qui le séparaient du dehors.

— Non, Franz, pas celui-là, mais un antre… que tu peux tenir… le serment de ne pas sortir de Cologne avant vingt-quatre heures, de ne point la revoir enfin avant que moi, je lui aie parlé.

— Maître…

— Jure ! ou tu ne sortiras pas ! laisse-moi au moins le temps de te défendre ! laisse-moi trouver le moyen qui te préservera… Va chez ta mère, enfant, et donne-moi ta foi que tu n’en sortiras pas avant demain.

— Eh bien je jure !… oui ! pour jusqu’à demain !


Ce fut avec une sensation de bien-être infini, que l’étudiant sentit l’air du matin rafraîchir son front, et les influences extérieures agir peu à peu sur l’effervescence de son esprit.

D’abord il ne pouvait pas se rendre compte de son état, à lui-même. Sortait-il d’un songe commencé la veille, ou bien avait-il vraiment passé sa nuit éveillé, dans la maison de Sturff ? avait-il entendu raconter les choses étranges qui se confondaient dans ses vagues souvenirs… Et Isobel ? était-il vrai qu’il l’avait vue, qu’il lui avait parlé ?

Ces mille idées confuses le jetaient dans une incertitude douloureuse. Ses tempes étaient en feu. Son cœur battait avec une violence effrayante. Il parcourait la ville comme un insensé, heurtant les murailles et les passants, et ne songeant guère ni à sa mère et à sa sœur uni l’attendaient, ni à la promesse qu’il avait laite à Sturff de ne point quitter Cologne de tout un jour.

Ses passions surexcitées bouillonnaient en lui avec une ardeur inconnue jusqu’alors. Il avait entrevu la possibilité d’arriver à Isobel, devenue cent fois plus désirable encore, depuis que les récits de Sturff l’avaient entourée de prestiges, et, pour être aimé d’elle, il aurait traversé l’enfer.

La veille encore, son amour si grand qu’il fût, restait a l’état latent comme tout ce qui est sans espoir. Mais, alors, des horizons infinis s’ouvraient à son orgueil et à ses désirs. À travers les fantastiques souvenirs évoqués par l’élève d’Agrippa, il ne lui restait que la perception d’un être sublime, d’une création idéale satisfaisant à toutes les aspirations du rêveur, à tous les appétits du monstre humain qu’on appelle poète.

Et il se sentait à la fois une soif inextinguible de poésie et un besoin impérieux de jouissance. Il lui fallait l’infini, en un mot, et l’infini c’était Isobel.

Tout à coup, il sentit sa marche incohérente arrêtée par un obstacle qui lui barrait le chemin. Il leva la tête et reconnut le page de la châtelaine qui le saluait avec respect.

— Monseigneur, lui disait le page, ma haute et puissante maîtresse vous convie à la venir visiter ce soir en son château de Lînkenberg…

L’exaltation de Franz devint du délire. Il s’enfuit à travers la ville et la campagne en poussant des cris de joie, en dansant des danses insensées.

— Isobel ! Isobel ! maîtresse de mon âme, source de toute joie ! Isobel ! Isobel !

Et les cloches lancées à toute volée sonnaient la messe des morts.

— L’éternité s’absorbe dans une heure d’amour !… Isobel ! Isobel ! reine de l’espace, reine du temps, reine du plaisir !…

— Mon frère, mais que fais-tu donc ?… Notre mère est inquiète. Où donc as-tu passé la nuit ? — C’est aujourd’hui le jour des trépassés. Viens prier avec nous pour les âmes du purgatoire.

Pour la seconde fois. Franz éveillé en sursaut au milieu de ses rêves regarda devant lui.

Sa sœur, pieuse et douce fille de seize ans à peine, l’avait pris par le bras pour attirer sou attention. Elle avait des cornettes de deuil et portait à la main des couronnes d’immortelles et son chapelet.

— Souffres-tu, mon frère ? tu as une figure étrange. — Veux-tu rentrer au logis avant la prière ? reprit la candide Allemande en levant sur le visage bouleversé de l’étudiant ses limpides regards.

— Laisse-moi, de par Dieu ! Qu’ai-je à faire des morts ?

— Franz, notre père et notre mère prient pour eux. Ne te souvient-il plus de nos parents, de nos amis qui ne sont plus de ce monde ?

— Hé ! laisse les morts, te dis-je !… et vive la vie, vive le bonheur, vive l’ivresse !… Va-t’en !

Et Franz s’échappa, en repoussant sa sœur, qui les yeux mouillés se signa et pria pour lui :

— Dieu te garde ! mon frère, dit-elle.

Franz fit un signe d’indifférence. — Eh ! que lui importaient les avis ou les bénédictions de la pauvre petite !

Quand il eut mis entre elle et lui quelque distance, il se retourna pour la voir s’éloigner en pleurant. Comme elle lui parut simple, et, vulgaire alors !

Isobel ! Isobel !

Tout le jour, Franz erra comme un insensé ; et, quand vint le soir, il sortit de la ville pour s’approcher peu à peu du manoir.

Alors, dans sa tête affolée tournoyaient mille images fantastiques. Isobel, transformée en ombre décevante, lui apparaissait dans les nuages avec des regards à damner les anges, tandis qu’à son oreille une voix amoureuse murmurait des paroles enivrantes.

Et, il n’écoutait ni le glas qui semblait faire à tous les chants d’amour comme un accompagnement funèbre, ni les cris des orfraies, qui voltigeaient au-dessus des terrasses de Linkenberg.

Le temps lui semblait long… bien long !… À travers les vitraux coloriés, il voyait resplendir les lumières, comme si, à l’ombre de ses murailles, la fière châtelaine eût préparé une de ses fêtes d’autrefois. Dans le lointain il lui semblait ouïr une délicieuse musique.

Quand il fut l’heure, il se présenta à la poterne du château.

Aussitôt un archer donna du cor et le pont-levis s’abaissa. Sur le seuil du manoir il trouva le page d’Isobel en habits de fête.

Le page ouvrit les portes en saluant jusqu’à terre. Franz le suivit et traversa des salles éblouissantes de lumière, mais toutes solitaires.

Des valets silencieux étaient échelonnés de distance en distance et le saluaient par un mouvement quasi automatique. Devant lui les portes s’ouvraient toutes grandes et à deux battants comme s’il eût été le maître longtemps attendu de ce château désert. Mais aucun bruit ne frappait son oreille. Seulement, une musique douce passait dans l’air, par instants, et lançait une volée d’accords, tandis que des parfums enivrants saturaient l’atmosphère.

Le page s’arrêta enfin, et montrai» Franz la chapelle du manoir toute resplendissante d’or et de fleurs. L’autel était paré comme aux jours de grandes fêtes, et la lampe du sanctuaire lançait sa plus large flamme. Au pied de l’autel deux trônes étaient dressés. Deux prie-Dieu supportaient des missels dorés et un anneau nuptial.

— Voilà, dit le page, les préparatifs du mariage de Monseigneur ! Un chapelain est venu de loin, et madame Isobel attend Votre Vitesse dans la salle d’honneur pour marcher à l’autel.

Franz ébloui, presque fou d’étonnement, de terreur et d’amour, ne put ni réunir en une seule idée ses impressions éparses, ni proférer une parole. Machinalement et en proie à une extase inconnue, U subit le page dans les mille détours de ce manoir immense.

À travers les perceptions confuses de son esprit il essaya de retrouver une lueur de raison, pour se persuader, qu’il s’était endormi la veille dans l’église de Sainte-Ursule, et qu’il continuait de mêler à un affreux cauchemar, les folles ivresses d’un rêve d’amour.

Alors, il se laissa conduire, fasciné par de séduisantes images : et, chassant loin de lui, toutes les inquiétudes delà réalité, il ne craignit plus que le réveil.

Mais, loin de disparaître au moment suprême, la fantasmagorie continua, car, tout à coup, dans une salle plus splendide encore que toutes les autres, Franz se trouva devant Isobel éblouissante de diamants et d’or.

Jamais le pauvre étudiant ne l’avait rêvée si belle, même en écoutant les récits de Sturff. Jamais son imagination lancée à toutes brides n’avait entrevu dans ses visions les plus folles tant de séductions. Il tomba, étourdi et sans conscience de lui-même, aux pieds d’Isobel, qui venait au devant de lui.

— C’est donc vous, mon cher époux, lui disait-elle, c’est donc vous qui arrivez enfin ! Venez me donner l’anneau nuptial, mon bien-aimé ! Venez bien vite, car j’ai attendu de longs jours ! — Les cierges brûlent sur l’autel, le vin pétille dans les coupes, et le lit nuptial est tendu sons des courtines de velours.

Soutenu par le page, Franz se laissa conduire à la chapelle où le prêtre inconnu attendait en grand costume.

Quand les futurs époux furent placés sur les trônes qui les attendaient, le prêtre commença l’office dans une langue étrangère. Le cérémonial était plein de pompe et de magnificence. Mais l’orgue ne faisait point entendre la musique sacrée que Franz aimait ; c’était toujours la même harmonie lointaine, aux accords étranges. La voix du prêtre résonnait seule distinctement sous les voûtes gothiques, dont les nervures illuminées, paraissaient sur les vitraux sombres, comme les réseaux d’une dentelle de lumière.

Enfin, l’officiant quitta l’autel, et, se retournant vers les époux, il prononça une bénédiction que Frantz n’entendit point. Puis, il lui donna l’anneau pour le passer au doigt de madame Isobel.

L’étudiant obéit, toujours sous l’empire d une irrésistible fascination ; mais, à peine eut-il entré l’anneau jusqu’à la seconde phalange de cette main transparente et fine, qu’il sentit ses reins serrés comme par un ressort d’acier.

— Venez, mon époux ! venez avec votre bien-aimée ! Venez avec cette Isobel qui attirait invinciblement votre cœur, qui occupait toutes les pensées de votre esprit, et qui veut boire tout l’amour de votre âme, disait la châtelaine, en entraînant son époux vers la chambre nuptiale.

— Viens, mon Frantz ! venez, sire châtelain 1 voici voire manoir ! voici vos domaines ! voici vos vassaux ! voici votre épouse ! voici votre chambre à riches tentures ! voici votre lit à rideaux de pourpre, à colonnes de cristal, à moelleux coussins !

Mais tandis qu’Isobel emmenait Franz en suivant ta haie des serviteurs muets, on entendit les sentinelles du pont-levis donner du cor à pleins poumons, et le page se précipita sur les pas des époux.

— Que Votre Altesse m’excuse, dit-il à madame Isobel, mais le magicien de Cologne est à la poterne du château. C’est en vain que les gardes lui ont dit de s’éloigner, comme Votre Altesse l’a mandé, il veut être introduit.

— Qu’il entre, le sorcier ! qu’il entre ! maître Sturff de Cologne et qu’il voie mes belles noces ! — Allez le chercher, et conduisez-le devant cette haute fenêtre, solidement détendue par un fin grillage d’acier, qui de la plate-terme, plonge jusqu’à notre alcôve ! Qu’on l’amène, et vite ! et que, pour escorte, quatre archers le tiennent et raccompagnent jusqu’à mon balcon !

Et, l’on fit de Sturff comme avait dit la châtelaine. Quatre hommes d’armes le portèrent jusqu’au balcon, dont la fenêtre s’ouvrait sur cette chambre éblouissante de lumière et d’or. À travers le grillage, il put voir son ami, son entent presque, ivre d’amour aux bras d’Isobel.

Il poussa un cri déchirant et voulut s’élancer pour le défendre et i enlever à la Ressuscitée. Mais les mailles serrées de l’acier se raidissaient contre ses efforts, et les archers i entouraient comme d’une muraille vivante.

Isobel regardait avec mépris les convulsions de son ennemi vaincu, qui épuisait ses forces dans une lutte inutile, et d’une voix enivrée elle appelait son nouvel époux.

— Viens, ô mon doux ami, disait-elle ; pose ta tête sur mon cœur… écoute-le t’aimer !

Et, Isobel prit la tête du jeune homme dans ses belles mains, pour la poser sur sa poitrine.

Mais, aussitôt, le front de Franz se flétrit comme une fleur séchée par les ardeurs du soleil, et ses cheveux, ses beaux cheveux blond-cendré, blanchirent comme le lin roui sous la rosée du ciel.

— Plonge tes regards dans les miens, doux ami !

Isobel la ressuscitée fixa la flamme de ses yeux sur les yeux limpides de l’étudiant.

Et les yeux de Franz s’enfoncèrent dans leurs orbites, ses prunelles s’arrêtèrent fixes dans l’iris, et se couvrirent d’un nuage, comme celles des trépassés !

— Échangeons un premier baiser, doux ami !

La femme pâle, à l’œil de feu, à la chevelure brillante comme la lumière, entoura Franz de ses bras et le baisa de ses lèvres avides…

Et, tandis que Sturff s’échappait par un effort suprême, le fol étudiant roulait à terre en exhalant son dernier soupir !…

. . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, l’archevêque de Cologne s’en vint avec son clergé pour quérir madame Isobel, qui faisait tendre son manoir de deuil pour les funérailles de son quatrième époux. Sturff avait appelé tous les docteurs d’Allemagne pour faire justice de la willie. « Et fut la dite Isobel si malmenée par les docteurs, dit la légende, que jamais plus on ne la revit. »

Cependant, bien longtemps encore les mystiques l’ont cherchée sur le Rhin, dans les bois touffus, ou derrière les murs ruinés de son château… puis ailleurs encore… puis partout !… Partout !… hors de ce qui est réel !

En vain, des jeunes filles simples et pures comme la sœur de Franz les appellent, en vain les gens sages leur crient de ne pas jeter leur cœur en pâture au monstre qui dévore… Ils courent, ils courent encore, après la fée décevante… après Isobel !… après l’IDÉAL.



  1. Sorte de sirène qui, suivant les légendes rhénanes, attirait les voyageurs par des chants pour les dévorer.
  2. C’est Arnaud de Villeneuve qui, le premier, a fait de l’alcool.