Amyot, éditeur (p. 264-291).


LA DALLE.


I

Le soir du 20 décembre 183… il y avait fête dans un vieil hôtel de la rue Saint-Louis, au Marais. Une file de voitures stationnaient à la porte. Comme le temps était brumeux et le pavé humide, des tapis étaient tendus dans la cour, et des marquises de coutil s’avançaient jusqu’à l’extrémité des perrons pour protéger les toilettes de bal. Toutes les fenêtres étaient illuminées ; on entendait de la rue, la musique des valses et des contredanses. Les marches des escaliers et les grilles des balcons étaient garnies de fleurs. Des valets en livrée, ouvraient les portières des voitures et introduisaient les invités.

On célébrait le mariage de madame de Marneroy, veuve du général comte de Marneroy, avec M. Adolphe Rouvières.

L’assemblée était nombreuse. Du côté de l’épouse, était venue une société aristocratique, ou choisie dans les rangs élevés de l’administration, de la magistrature et de l’armée. Du côté du mari, quelques députés du centre gauche, comme on disait alors, beaucoup de candidats à toutes les positions sociales enviées de ceux qui ne les ont pas ; quelques artistes, des gens célèbres à n’importe quel titre dans cette zône parisienne, qui s’étend entre l’Odéon, les faubourgs Montmartre et Poissonnière, la porte Saint-Denis et la Madeleine.

La mariée était une jeune et gracieuse personne de vingt-six ans à peine ; plus agréable que jolie, plus élégante que bien faite ; une vraie Parisienne, médiocrement pourvue par la nature, mais dont le monde et l’éducation avaient fait une délicieuse femme. Elle paraissait souverainement heureuse de la nouvelle union qu’elle venait de contracter, et, parvenait à peine à voiler la franchise de son bonheur, sous le masque souriant et tranquille d’une maîtresse de maison qui reçoit.

Monsieur Rouvières allait et venait dans les salons, se mêlait à tous les groupes et parlait à tout le momie comme un homme qui prend possession de sa maison, de sa société, et d’une position longtemps désirée peut-être. Il pouvait avoir de trente à trente-cinq ans. Il n’était ni plus beau, ni plus laid que les conventions sociales ne permettent à un homme de l’être ; sa figure était intelligente et ses manières distinguées. Demi-avocat, demi-littérateur, poëte à l’occasion, philosophe quelquefois et causeur spirituel toujours, on concevait facilement qu’il pût plaire et que madame de Marneroy renonçât pour lui à sa liberté de veuve.

Au milieu des danseurs et sur les genoux des douairières circulait un troisième personnage, qui semblait être le roi de la fête, à voir sa joie communicative et bruyante. C’était une adorable petite fille de cinq ou six ans qui courait de l’un à l’autre, embrassant et félicitant tout le monde, recevant un bonbon par-ci, et un baiser par-là.

Marguerite de Marneroy sautait de plaisir d’être au bal comme une grande demoiselle, de voir sa mère en toilette et d’avoir un papa. C’était une nature heureuse, la plus charmante des natures d’enfants. Elle faisait mille caresses à son beau-père et souriait à la vie nouvelle que lui faisait le mariage de sa mère, comme elle eût souri à tous les changements, parce qu’elle ne concevait pas l’idée du malheur.

La jolie Marguerite avait des cheveux bouclés, d’un blond-cendré admirable, la peau extrêmement blanche, les lèvres rouges comme des cerises mères et les yeux et les sourcils noirs. Cette opposition de cheveux et de sourcils donnait à sa beauté enfantine, une animation singulière et un cachet étrange qui fixait dans la mémoire le souvenir de sa petite tête mutine.

On l’appelait Pâquerette, en attendant qu’elle grandit et que l’âge ait fait une fleur reine de la petite étoile printanière ; et, certes, disaient les vieilles gens, elle est bien nommée, car son jeune sourire et le franc regard de ses yeux, réjouissent comme les fleurs d’avril.

Pendant que le bal était dans sa plus grande animation, l’insouciante enfant était le sujet de toutes les conversations des douairières et des femmes qui, pour une raison ou pour une autre, faisaient tapisserie.

— Voilà une petite fille, disait-on, qui accueille bien gaiment son malheur !

— Et qui fait ses plus jolis sourires à l’homme que la force même des choses fera son ennemi.

— Oh ! son ennemi, pourquoi ?

— Eh ! mon Dieu ! toute cause a ses conséquences ! M. Rouvières est heureux, aujourd’hui, d’épouser une femme dont la position lui permet d’aspirer à tout, et dont la fortune présente peut soutenir bien des prétentions. Mais, quand il faudra rendre à Pâquerette des comptes de tutelle, sa situation changera beaucoup. Et, croyez-vous, qu’en voyant grandir l’enfant, il ne songera pas fatalement au jour où elle lui prendra cet hôtel d’abord, le château de Marneroy ensuite, et puis encore quelque trente mille livres de rente……

— Mais il ne restera donc rien à madame Rouvières ?

— Quinze mille livres de rente à peu prés… — car, en se remariant, elle perd nécessairement sa pension de veuve de général — et, quand on est habituée à mener une si glande existence, c’est bien peu de chose… C’est le budget d’une veuve qui peut faire figure dans le monde sans conserver de maison montée, et non plus celui qu’il faut à Rouvières, qui veut devenir et rester un personnage.

— Mademoiselle de Meillac n’avait pas de dot. Elle était bien apparentée, jolie, élevée de façon à faire une femme du monde accomplie ; M. de Marneroy n’était plus jeune ; possesseur d’une belle fortune, il l’épousa, parce qu’elle réunissait tous les avantages qu’il recherchait. Au contrat, il lui assigna un douaire de quinze mille livres s’il laissait des enfants, et Pâquerette est née… — Voilà pourquoi M. Rouvières n’a guère plus de douze ans à être riche !

— Bah ! il profitera de ces douze ans-là pour devenir député, conseiller d’Etat, ou même pair de France…

— Oui, c’est ce qu’il aura de mieux à faire ; — mais, entre nous, je ne crois pas qu’il soit bien fort. On lui trouve souvent plus de bagou que de portée, plus d’ambition que de talent… Et puis, aux pairs de France et aux conseillers d’État, il faut encore de la fortune !

— Il fera des spéculations à la Bourse…

— Enfin il s’arrangera, cela va sans dire… mais il faudra toujours renoncer à l’usufruit de la fortune de mademoiselle de Marneroy !

— Comme elle sera jolie, Pâquerette ! quels beaux yeux noirs et quelle vivacité de mouvements ; comme elle est bien portante et fraîche !

— Sa grand’mère en est folle. — Voyez donc madame de Meillac dans sa bergère au coin de la cheminée. Elle la mange des yeux.

En effet, c’était chose curieuse à observer que la tendresse exaltée, qui se peignait dans tous les mouvements de la vieille femme, pour la petite créature qui se roulait à ses pieds, lui grimpait sur les genoux, ajoutait une fleur à son bonnet ou une boucle à ses cheveux blancs.

— Tu vas avoir une charmante petite fille, disait à Rouvières un peintre de ses amis.

— Oui… répondit-il d’un ton distrait. — Mais bien bruyante, bien gâtée…

Un moment après, il passa près de la cheminée pour présenter à sa belle-mère un député influent. Pâquerette lui prit les jambes en l’appelant papa, et en riant aux éclats. »

Madame de Meillac leva les yeux sur son gendre et aperçut un léger signe d’impatience, comprimé sous le masque agréable qu’il fut obligé de prendre pour embrasser la petite fille.

Elle soupira, lança un regard défiant sur cet homme qui allait devenir le maître sévère de l’enfant adorée, et embrassa Pâquerette une fois de plus.

— Pourvu qui ne la rende pas malheureuse ! pensa-t-elle.

— Voilà une petite espiègle, que notre ami va faire mettre en pension avant six mois, dit le peintre au député.

— Le croyez-vous ?… Au fait, on dit que toute la fortune de madame Bouvières retournera à mademoiselle de Marneroy, et, sans se l’avouer peut-être, Rouvières hait déjà l’enfant qui lui reprendra un jour cette aisance tant enviée…, — Car, entre nous, il a mangé de la vache enragée, comme on dit vulgairement ; il n’avait pas des causes tous les jours, et plaidait souvent pour la gloire… Quant à moi, je sais pertinemment que depuis dix ans il cherche à vendre son âme au diable et…

— Et que le diable n’en veut pas ? — Mauvais signe, mon cher, pour un ambitieux comme Rouvières ! Et c’est cette pauvre madame de Marneroy qui fait le marché ?

— C’est-à-dire qui paiera les frais. — Soyez tranquille, à présent que le voilà monté sur cinquante mille livres de rente, de belles propriétés foncières et un salon influent, il se trouvera quelque acquéreur.

— Et puis, l’enfant peut mourir !… ajouta le peintre.

Le bal finit brillant et joyeux comme il avait commencé. Peu à peu, les invités se retirèrent, et, vers deux heures du matin, il ne restait plus au salon que les quatre commensaux de l’hôtel : monsieur et madame Rouvières, madame de Meillac et Pâquerette qui s’était endormie sur les genoux de sa grand’mère.


II


Deux ans après, il y avait une autre réjouissance à l’hôtel de la rue Saint-Louis ; mais, moins bruyante cette fois. Il n’y avait pas de voitures à la porte, pas de musique dans les salons. C’était une fête intime et dont les éclats ne dépassaient pas le cercle de la famille.

Il s’agissait d’un baptême.

Dix jours auparavant, madame Rouvières était accouchée. Elle se levait pour la première fois, et, à demi étendue sur une causeuse, elle assistait au dîner de famille, servi dans son boudoir.

Elle posait sur des coussins sa tête allanguie ; les domestiques, dont les pas étaient assourdis par les tapis, évitaient avec soin le choc des verres et de l’argenterie. M. Rouvières parlait bas pour ne point la fatiguer, et madame de Meillac lui prodiguait mille soins.

Les convives étrangers à la maison étaient : monsieur de Meillac, oncle paternel de madame Rouvières et madame d’Aydie, sa tante maternelle, qui venaient de tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux.

Pâquerette n’était plus là.

L’avait-on mise en pension comme le prévoyaient les amis de Rouvières ? ou bien, l’avait-on seulement éloignée momentanément pour que son babil n’assourdît pas sa mère ? ou bien…

— Vous ne sauriez croire, mon bon oncle et ma chère tante, combien je suis heureuse de vous voir parrain et marraine de ma seconde fille, comme vous l’avez été de la première, disait, d’une voix encore faible et à demi plaintive, madame Rouvières. En ce moment, quand je ferme les yeux, il me semble retourner de huit années en arrière : je me crois encore au jour du baptême de ma pauvre Pâquerette… j’essaie d’oublier le passé… Ah ! si je pouvais parvenir à croire que j’ai fait un long rêve, que l’adorable enfant que j’ai vue pendant six ans si vivante, si gaie, si jolie, vient seulement au monde aujourd’hui ?…

Quelques larmes ruisselèrent sur les joues pâles de l’accouchée.

Madame de Meillac sonna pour demander qu’on apportât l’enfant.

Elle pensait que cette vue consolerait la pauvre mère dont le cœur était déchiré de poignants souvenirs ; et puis, elle-même, avait besoin d’arrêter ses pleurs prêts à couler.

Une belle nourrice entra, donnant le sein à un baby enveloppé de langes brodés et de béguins de dentelle. Elle présenta successivement à chaque membre de la famille, mademoiselle Pauline-Marguerite-Henriette Rouvières.

Madame Rouvières se souleva sur son lit de repos, prit son enfant, et l’examina pour la vingtième fois au moins depuis huit jours.

— Regardez donc, maman, dit-elle à madame de Meillac, comme elle a de petits sourcils noirs ? Et ses yeux qu’elle ouvre déjà tous grands… Je trouve étrangement de ressemblance avec… l’aînée… — Nous l’appellerons Marguerite, comme elle, et Pâquerette, aussi, tant qu’elle sera petite…

— Je vous en prie, ma chère, ne vous renfermez pas ainsi dans votre douleur, s’écria M. Rouvières, qui parut contrarié de cette idée. Et surtout, de grâce, ne cherchez pas à la rendre perpétuelle, en vous faisant toujours présent un triste souvenir. — Appelons notre fille Pauline ou Henriette, mais non pas Marguerite !

— Qu’importe ? si au contraire, ce nom trompe les regrets de votre femme comme la ressemblance qui est déjà visible pour tout le monde ! dit madame de Meillac.

M. Bouvières fronça violemment les sourcils.

— Allons donc ! chère maman, dit-il à demi-voix en se penchant vers madame de Meillac, n’encouragez pas ces folies !

— Pâquerette, Pâquerette ! murmurait madame Rouvières qui souriait et pleurait en berçant son baby.

M. Rouvières se leva de table et se promena de long en large dans le boudoir pour contenir un malaise évident.

— Mais, ma chère amie, dit-il après quelques instants de silence, Pâquerette, notre chère enfant n’est pas morte sans doute… ou du moins nous n’avons pas la preuve de sa mort. Elle a disparu, mais nous la retrouverons. La police tout entière mise à sa recherche, et ne peut manquer d’en avoir un jour des nouvelles. Ce n’est pas dans un pays civilisé comme le nôtre que les enfants sont enlevés ainsi pour ne plus reparaître.

— Pâquerette, Pâquerette ! répétait sans l’entendre madame Rouvières qui semblait avoir oublié le monde réel pour se réfugier dans un monde imaginaire.

— Oui, reprit-elle comme en songe, c’est ainsi qu’elle était quand elle vint au monde… Je la vois, dans ses langes… dans sa longue robe de baptême que j’avais brodée pour la faire belle… Puis elle grandit… Je me souviens du jour où ses premières dents ont percé !… de mes inquiétudes… de ma joie quand elle a marché toute seule et dit « Maman » pour la première fois… Puis encore du jour où je la vouai au blanc…

M. Rouvières avait repris sa promenade en retenant à grand’peine les éclats d’une émotion qui semblait participer en même temps de l’angoisse et de la colère. Madame de Meillac étouffait ses sanglots avec son mouchoir. M. de Meillac et madame d’Aydie pleuraient aussi.

— Elle avait deux ans, continua la malade toujours en proie à une sorte de somnambulisme. Je lui fis une petite robe blanche en mousseline… une petite robe courte et bouffante… décolletée… — Maman ? vous souvenez-vous que vous lui mîtes alors au cou ce collier de corail qui la faisait si bien ressembler aux pâquerettes des prés ? Je me fâchai, parce que d’après mon vœu elle ne devait pas porter de rouge !…

Cette fois madame de Meillac ne put retenir un cri. et la pauvre mère tressaillit comme si on l’eût éveillée en sursaut.

— Non ! non ! s’écria-t-elle en embrassant le nouveau-né, tout cela n’est pas vrai ! — Voici Pâquerette qui vient au monde, qui n’a pas encore de dents, qui ne parle pas, qui ne sourit pas, mais qui grandira !

M. Rouvières prit l’enfant des bras de sa femme et le rendit à la nourrice.

— Emportez la petite, dit-il d’un ton d’autorité contenue. — Ma chère, ajouta-t-il en prenant le bras de sa femme, ma chère, vous souffrez, et dans votre état une pareille exaltation ne peut être que dangereuse. Retirez-vous dans votre chambre et reposez-vous. — Allons, venez avec moi.

Madame Bouvières se leva et suivit son mari. Quand tous deux furent sortis et que la nourrice eut quitté le boudoir, les trois vieilles gens se regardèrent en pleurant.

— Ma pauvre fille ne se consolera jamais, dit madame de Meillac.

— Mais, s’écria son beau-frère, cette enfant se retrouvera morte ou vive, après tout ! Toute la police du royaume ne restera pas impuissante devant ce rapt inouï

— Une enfant de six ans qui sait son nom et son adresse, ne disparait pas ainsi, ajouta madame d’Aydie.

— Il y a là-dessous quelque horrible catastrophe, murmura la grand’mère en secouant la tête. Ma pauvre enfant est morte !

— Morte ! Réfléchissez à ce que vous dites, ma sœur. Il y aurait donc eu un assassinat alors ? Et, quelle personne au monde pouvait avoir intérêt à la mort de Pâquerette ?

— Oh ! un assassinat… — Non, c’est impossible !… C’était le jour de notre retour de Marneroy. Nous emménagions ici pour l’hiver ; toutes les portes étaient ouvertes et l’enfant se sera échappée…

— Mais alors quelqu un l’aurait ramenée ; — quand bien même elle serait sortie de l’hôtel, de la rue, du quartier… À moins de croire aux saltimbanques qui volent les enfants ?

— Eh ! cela se voit encore !

La pauvre petite aura été jouer dans les cours, la margelle du puits était écroulée… elle y sera tombée pendant qu’on ne la surveillait pas.

— On a fait fouiller le puits pendant huit jours !

— Un enfant qui s’est perdu dans Paris, le soir, peut tomber dans un égout, dans un soupirail de cave, dans les fondations d’une maison en construction…

— On retrouve le cadavre !

Les vieillards se turent n’osant porter plus avant des investigations cent fois renouvelées.

Monsieur Rouvières rentra au salon, encore sombre et agité.

— Madame, dit-il à sa belle-mère, veillez, je vous en prie, à ce que ma femme ne conserve pas de folles idées. Ne la laissez pas donner à notre enfant un nom de si triste mémoire.

— Pourquoi contraindrais-je ma fille à renoncer à une illusion qui la console ? répondit madame de Meillac.

Monsieur Rouvières n’ajouta rien. Il paraissait extrêmement mécontent et redoutait de laisser voir son mécontentement. Après un instant de silence embarrassé il sortit.

Madame Rouvières nomma sa fille Pâquerette, en dépit de l’opposition sourde de son mari, et les grands-parents firent comme elle.

Ce n’était point bravade, car personne n’aurait résisté à une volonté franchement exprimée. Mais plus l’enfant se développait, plus il semblait, en effet, que la ressemblance avec sa sœur aînée devînt frappante.

Ses grands yeux, et ses sourcils noirs déjà bien arqués, lui donnaient surtout cette expression singulière qui faisait remarquer Marguerite de Marneroy. Et puis, si petite qu’elle fût encore, madame Rouvières et madame de Meillac prétendaient trouver une analogie de gestes extraordinaire. Il n’y avait pas jusqu’à ses souffrances enfantines qui ne fussent comparées à celles de la première née. On faisait observer cet étrange phénomène de ressemblance à tous les amis de la maison.

— C’est ma Pâquerette, disait la mère. L’aînée est morte, mais Dieu a eu pitié de ma tristesse, et voilà qu’il me la renvoie. L’âme de mon enfant chérie a passé dans ce petit corps, je reconnais ses regards, ses sourires…

Chaque fois que la conversation prenait ce cours, M. Rouvières quittait le salon avec un léger mouvement d’épaules.

— Vous haïssez donc bien la fille de monsieur de Marneroy ? lui dit un jour madame de Meillac, en plongeant un regard clair jusqu’au fond de ses yeux.

Rouvières tressaillit.

— Moi, je haïssais Marguerite ? une enfant qui était devenue la mienne ? Que j’ai pleurée autant que vous. Ah ! madame !

— Mais alors pourquoi avez-vous donc si peur que votre fille ne lui ressemble ?

— Peur ? — En vérité, madame, je ne vous comprends plus, s’écria Rouvières devenu pâle.

— Si cette ressemblance et l’illusion qu’elle procure à votre femme ne vous étaient pas si odieuses, vous accueilleriez avec autant de joie que nous cette seconde Pâquerette qui refleurit sur la tige brisée de la première.

— Madame, cette poésie semi-mystique ne m’est guère accessible, je l’avoue ; et, si madame Rouvières trouve une consolation singulière à s’halluciner elle-même, à propos d’une ressemblance fort contestable encore, moi, je n’ai pas vu sans déplaisir imposer à ma fille un nom que je n’avais pas choisi… Je regrette surtout de ne la voir aimée que par souvenir.

L’enfant atteignit deux ans.

Tant que monsieur Rouvières put se persuader que sa femme et sa belle-mère se trompaient, il secoua ses impressions pénibles, et parvint à dissimuler la terreur qui l’agitait par instants. Mais quand la petite fille marcha et parla, il n’y eut plus moyen de se refuser à l’évidence.

C’était Pâquerette à s’y méprendre ; c’était Pâquerette telle que l’avaient connue tous les commensaux de la maison, tous les amis, tous les domestiques, qui se récriaient à chacun de ses gestes.

Alors Rouvières devint sombre. Depuis son mariage, il n’avait pas cessé de recevoir avec luxe et d’ouvrir sa maison aux gens puissants ou célèbres ; peu à peu, il abandonna son intérieur. Il sortit plus tôt et rentra plus tard. Souvent même, il se dispensa d’aller chez sa femme et d’embrasser sa fille.

On eût dit que cette enfant tant désirée par lui et accueillie avec tant de joie d’abord, lui était devenue douloureuse à voir.

Quand ce nom de Pâquerette retentissait dans les escaliers et les corridors, il tressaillait comme sous un choc électrique.

Quand la force des choses le mettait en présence de sa petite fille, il était obligé de se contraindre pour subir ses caresses et les lui rendre.

Au dehors il menait une vie bruyante pour s’étourdir. Il fréquentait les théâtres, les cercles, les cafés, les sociétés folles où l’on oublie par instants les souffrances de la vie intime.

Cependant plus le temps s’écoulait, plus son angoisse mystérieuse augmentait. C’était en vain que sa femme essayait de le calmer, de resserrer les liens du ménage précisément par la présence de cette enfant qui aurait dû faire la joie de la famille ; il avait des accès de mélancolie noire, des brusqueries étranges.

Une fois madame Rouvières lui demanda si ce nom de Pâquerette donné à sa fille lui était vraiment pénible à entendre, et s’il fallait le changer.

— Non, non ! s’écria-t-il précipitamment ; et il détourna la conversation.

Néanmoins on essaya d’appeler l’enfant Pauline, et madame Rouvières évita devant lui les comparaisons et les souvenirs.

Mais alors ce n’étaient plus les visions d’autrui qui le torturaient : c’étaient les siennes propres. Que la petite fille portât un nom ou l’autre, pour lui elle était toujours la même, et, quand les habitants de l’hôtel criaient : « Pauline ! Pauline ! le témoignage de ses oreilles et de ses yeux répondait : Pâquerette ! Pâquerette ! »

Avec les mois et les années elle devint encore plus semblable à l’enfant disparue. On avait conservé un portrait de Marguerite de Marneroy, fait un mois avant la catastrophe inconnue qui l’avait enlevée à sa famille, et, pas un étranger n’entrait au salon, sans reconnaître l’enfant qu’il voyait se rouler sur les meubles ou courir dans les corridors. Parmi les anciens amis du général de Marneroy, on s’extasiait sur cette similitude incomparable, et, bientôt le bruit de ce phénomène de ressemblance se répandit. On le cita dans les salons ; Rouvières ne put aller nulle part où il n’en fût question.

Soit que cela le fit réellement souffrir, soit qu’il fût en proie à une sorte de superstition maladive, il s’assombrit encore, prit un caractère irritable à l’excès et ne put contenir, par instants, des mouvements de haine et de terreur à la vue de sa fille. Il avait pour certains de ses costumes, pour quelques-uns de ses gestes, pour des inflexions de voix particulières, une répulsion inexplicable.

Maintenant, c’était lui qui découvrait chaque jour des analogies de plus. C’était lui qui l’appelait Pâquerette sans pouvoir résister à la force de l’évidence.

— Mon ami, lui disait sa femme, je ne comprends pas pourquoi cette ressemblance semble vous rendre si malheureux. Puisque la Providence a voulu nous prendre notre première enfant, n’est-ce pas au contraire une consolation de la revoir en celle-ci, comme si le ciel, touché de nos regrets, avait voulu nous la rendre ?… — Moi, j’essaie d’oublier…, j’y parviens quelquefois… Et je voudrais croire que Pâquerette n’a fait que changer de nom comme sa mère.

— Oui, vous avez raison, répondait Rouvières avec embarras. Mais je ne suis pas malheureux… vous vous trompez.

Et cependant chaque jour son visage s’altérait, ses yeux se creusaient dans leurs orbites : il ne tenait plus à rien : ni à la fortune, ni aux honneurs. À tout prix il aurait voulu fuir la maison conjugale ou éloigner l’enfant. Mais il n’osait pas. Enfin sa maladie prit tous les caractères de l’hypocondrie.

Il y avait, dans les appartements de madame Rouvières, une pièce, jadis peu habitée, où la petite fille aimait surtout à rester, parce qu’on la lui avait donnée pour y mettre ses joujoux. On la nomma la chambre de Pâquerette, et sa mère et sa grand’mère s’accoutumèrent à y apporter leur ouvrage pour ne pas quitter l’enfant chérie. Elles y passèrent plusieurs heures de la matinée et de la soirée. Quand madame Rouvières faisait fermer sa porte, elle y restait quelquefois des journées entières et lorsqu’elle n’attendait pas son mari, elle y prenait ses repas.

Cette chambre était particulièrement déplaisante à Rouvières, et il évitait d’y entrer toutes les fois qu’il le pouvait sans affectation. Évidemment, s’il avait prié sa femme de se tenir ailleurs, elle se serait hâtée de retourner à son boudoir habituel. Mais il craignait surtout de laisser voir son horreur pour cette partie de son hôtel, et si, au seuil de la porte, un frémissement lui échappait, il trouvait aussitôt moyen de l’expliquer par le froid, le vent, ou une disposition fiévreuse.

Devant la cheminée il y avait une grande dalle de pierre blanche ; et au milieu de cette dalle, une incrustation noire qui ressemblait à une croix grecque.

Quand madame de Meillac et madame Rouvières étaient chacune assises à l’un des coins de la cheminée, Pâquerette, car ce nom avait enfin prévalu pour tout le monde. Pâquerette allait et venait continuellement sur cette pierre pour sauter des genoux de sa mère sur ceux de madame de Meillac.

Ces jeux étaient insupportables à Rouvières, qui cherchait à attirer sa fille dans d’autres coins de la chambre, ou même qui l’enlevait brusquement dans ses bras sous les prétextes les plus inattendus.

Un soir, madame d’Aydie était venue passer la soirée avec ses parents, et elle occupait le milieu du foyer. Il y avait peu de feu, car on était à peine en automne. Dans l’espace compris entre ces trois dames, Pâquerette accroupie sur les dalles, essayait de dessiner une marguerite avec de la craie blanche sur les pierres noires.

En entrant, Rouvières ne la vit pas d’abord.

— Où est Pâquerette ? demanda-t-il après les saluts d’usage.

— Ici, dit la mère en désignant le foyer du regard.

Il n’y avait qu’une seule lampe d’allumée, et, comme on l’avait coiffée d’un abat-jour, elle renvoyait un cercle de vive lumière sur la table à ouvrage, et laissait le reste dans l’obscurité. Sans cela, on aurait pu voir les yeux de Rouvières devenir fixes et ses cheveux se dresser sur sa tête.

Mais au même instant, la petite fille se releva et courut à son père en riant de ce bon et franc rire que tout le monde reconnaissait si bien.

— Papa, papa, s’écria-t-elle, viens donc voir comme je sais faire mon portrait.

Et elle entraîna le malheureux de gré ou de force jusqu’en face de la cheminée ; puis elle se remit à genoux sur la pierre, et toucha son dessin du doigt, tandis que sa tête blonde penchée vers son œuvre, semblait le cœur d’or de la fleur printanière.

— Mc voilà ! me voilà ! criait-elle avec des éclats de joie enfantine.

Cette fois Rouvières s’affaissa sur lui-même et perdit connaissance.

On le releva, on lui il respirer des sels, et on le transporta dans son lit.

— Décidément, dit madame Rouvières, mon mari a une maladie inconnue dont je dois m’occuper. Il faudra le mettre entre les mains du docteur ***.

Le lendemain en effet, Rouvières avait une fièvre ardente et il délirait.

Le docteur ***, célèbre dans le monde médical pour son aptitude à traiter les maladies mentales, fut appelé.

Après avoir examiné le malade pendant plusieurs jours et ordonné des potions calmantes, il dit à la famille que les facultés intellectuelles de M. Rouvières étaient ébranlées et qu’il fallait lui éviter les émotions.

Puis, il s’informa avec une adresse et un tact, bien connus de ses clients, des causes qui avaient pu produire ce dérangement ou l’influencer.

Mais, plusieurs inductions devenues claires depuis, étaient alors fort confuses dans la tête des commensaux de l’hôtel. On n’avait pas encore groupé les faits et remarqué mille petits détails. C’est pourquoi, l’illustre praticien n’apprît que vaguement l’histoire de la disparition de Marguerite de Marneroy et la ressemblance étrange des deux Pâquerette.

Tout en conservant avec soin tous les indices qu’il put recueillir, il ne parut pas y attacher une grande importance, de peur d’éveiller des idées que lui-même repoussait encore.

Cependant, plus il étudiait l’égarement de son malade et plus ses soupçons prenaient une direction fatale. Évidemment, c’était la terreur qui portait le ravage dans cette intelligence malade. — Maintenant quelle terreur ? Était-ce celle d’un esprit faible que la superstition domine ? ou celle d’un coupable que le remords poursuit ?

Depuis la scène que nous avons décrite, le délire n’avait pas cessé. Comme le docteur avait observé que le malade s’exaspérait surtout à la vue de sa femme et de sa fille, il avait ordonné qu’elles entrassent peu dans sa chambre.

Il restait donc souvent seul près de Rouvières, et, dans les moments où il ne craignait nulle oreille indiscrète, il essayait de l’amener à une confidence ou à un aveu.

Mais il n’obtenait que des phrases sans suite et sans portée précise.

— C’est un spectre, disait Rouvières avec des yeux égarés, ce n’est pas ma fille… Docteur, c’est une apparence décevante… Ne croyez pas que cette enfant aux sourcils noirs et aux cheveux blonds soit une créature vivante… Non… non ! ne le croyez pas…

Un jour cependant, le fou parut entrer dans une période plus calme ; il se pencha vers son médecin et parut disposé à la confiance.

— Voyez-vous, dit-il, autrefois elle était si mal élevée !… elle faisait tant de bruit ! Docteur, vous ne pouvez pas vous imaginer comme elle étais insupportable !… Ce jour-là, elle jouait sur un escalier et elle criait !… elle criait à me percer la cervelle !… Je la poussai… Elle roula en bas… J’entendis un bruit sourd… Je cours vite… vite…

Le fou s’arrêta tout à coup, en regardant autour de lui avec épouvante.

Le docteur écoutait la bouche entr’ouverte, les mains tremblantes. Mais il ne voulait pas faire une question de peur d’interrompre le récit commencé.

Pour surmonter l’hésitation du malade, il répéta mécaniquement ses dernières paroles :

— J’entendis un bruit sourd… je courus vite… vite…

— Oui ! dit Rouvières. Elle s’était fendu la tête et elle râlait… horriblement… Je l’emportai… — pour la soigner… — Elle râlait toujours… Tout le monde allait venir… je la pris par le cou pour la faire taire… et machinalement je serrai… Elle ne cria plus. Mais je vis des marques bleues que mes mains avaient faites… Alors que devenir ?… J’eus peur, docteur, j’eus peur, et je la cachai………… comment a-t-elle pu revenir ?

Le docteur frémit sous le poids de cet horrible secret. Et il sentit au cœur une douleur aiguë en songeant aux mystères de sang et d’infamie qu’il avait déjà recueillis, et qu’il devait garder là, comme dans une tombe !

Le cœur d’un médecin, celui d’un notaire et celui d’un confesseur, quels abîmes !

Le docteur *** chercha à calmer l’effervescence de la folie, mais il n’osait la combattre dans son principe. Cependant les réfrigérants agirent assez pour éteindre la fièvre et amener le malade à une sorte d’atonie. Alors, il proposa à madame Rouvières d’emmener son mari dans une maison de santé pour opérer une cure complète.

Mais la jeune femme ne pouvait croire à un danger si grave. Elle se persuada que le calme apparent de son mari était un commencement de guérison et refusa de le laisser partir.

— Son état n’était connu que de la famille ; et, l’envoyer chez le docteur ***, n’était-ce pas avouer à tout le monde qu’il avait perdu la raison ?

Au contraire, dès que Rouvières fut convalescent, elle s’installa dans sa chambre et essaya de rappeler en lui le souvenir.

Cependant le docteur obtint l’éloignement momentané de Pâquerette qui fut emmenée à la campagne par sa grand’mère.

Madame Rouvières était incapable de soupçonner d’un crime le mari qu’elle aimait. Elle s’accusait, même, d’avoir aidé à son égarement par ses allusions continuelles à la ressemblance de ses deux filles dont elle se plaisait à ne faire qu’une. Aussi, entourait-elle le malade de soins et de tendresse, et ne songeait-elle qu’à le rappeler peu à peu au sentiment de la vie réelle.

Rouvières n’entendant plus parler de Pâquerette et ne la voyant plus s’agiter autour de lui, s’apaisa de jour en jour davantage. Enfin il put soutenir la conversation et recevoir quelques amis.

Sa femme le crut sauvé et cessa de lui faire garder la chambre.

Bientôt, il fut assez remis pour reprendre sa vie habituelle. Il sortit. Il alla dans le monde. Il reçut chez lui.

Par une de ces habitudes irréfléchies, qui nous gouvernent souvent à notre insu, madame Rouvières continuait d’habiter la chambre de Pâquerette, car le médecin ne lui avait fait aucune prescription à cet égard.

La première fois que Rouvières entra dans cette chambre, ses yeux se fixèrent avec égarement sur la dalle de la cheminée. Puis, il regarda avec inquiétude autour de lui. Ne voyant que sa femme, qui brodait les yeux baissés sur son ouvrage, il parvint à vaincre son émotion ou au moins à ne la point manifester. Madame Rouvières ne s’aperçut de rien.

Au bout de quelques mois les dernières traces de la folie étaient disparues, et la santé de Rouvières redevenait excellente. Sa femme le crut absolument guéri.

Alors elle voulut revoir Pâquerette, et elle écrivit à sa mère de la lui ramener.

Jamais Rouvières n’avait parlé de l’enfant depuis son rétablissement. Mais il avait souvent demandé des nouvelles de sa belle mère qu’il s’étonnait de ne plus voir.

Quand Pâquerette fut rentrée à l’hôtel avec madame de Meillac, madame Rouvières voulut préparer, avec précaution, le convalescent à la revoir.

Elle était assise près du feu dans cette terrible chambre, et son mari lisait en face d’elle.

— Mon ami, lui dit-elle, ne trouvez-vous pas que nous sommes bien seuls, et qu’il serait temps de rappeler notre famille ?

— Oui. répondit-il avec indifférence. La solitude ne m’effraie pas avec vous, reprit-il en essayant un sourire ; mais je serais bien aise de revoir votre mère. Est-ce qu’elle est encore à Marneroy ?

— Elle va revenir avec notre fille.

— Vous savez bien, ma chère âme, que nous n’avons plus de fille, dit Rouvières avec un froncement de sourcils sinistre.

Madame Rouvières leva les yeux sur lui avec épouvante. Elle craignit le retour de la folie et se jeta dans ses bras.

— Mon ami, je vous en prie, je vous en conjure, s’écria-t-elle en pleurant, ne me privez pas plus longtemps de Pâquerette, de notre enfant… revenez à vous.

Mais tout à coup Rouvières avait repris son regard fixe et sombre.

— Pâquerette est morte ! dit-il.

En cet instant, la petite fille qui avait échappé à sa grand’mère, parut dans la chambre et s’élança sur la dalle entre les jambes de son père.

À cette vue, Rouvières se renversa dans son fauteuil en proie à une violente attaque nerveuse. Il poussa des cris inarticulés ; une écume blanche lui vint aux lèvres.

Sa femme se pendit à la sonnette. Tout le monde accourut. On s’empressa autour du fou, on lui jeta de l’eau fraîche au visage tandis qu’un domestique courait en toute hâte chercher le docteur ***.

— Ôtez-moi ce spectre ! murmura-t-il dès qu’il eut recouvré la parole, je ne veux plus voir les morts !

— Mais c’est votre fille, mon ami, elle est bien réelle, bien vivante. — Pâquerette, embrasse ton père, dis-lui donc que tu l’aimes et que tu ne veux pas mourir.

Pâquerette monta sur les genoux de Rouvières en ouvrant de grands yeux étonnés.

Il bondit, jeta l’enfant par terre au risque de la blesser et poussa un cri sauvage.

— Pâquerette est morte… je l’ai tuée… Elle est là !… cria-t-il en tombant sur la pierre comme une masse inerte.

. . . . . . . . . . . . . . .

On ne releva plus qu’un cadavre. Quelques mois après on ôta la dalle de la cheminée, tandis qu’un prêtre récitait l’office des morts ; et une famille en deuil conduisit au cimetière un squelette d’enfant.

FIN.