Ma vie (Cardan)/Chapitre XLV

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 140-151).

XLV

LIVRES QUE J’AI ÉCRITS
À QUEL MOMENT, POURQUOI ? CE QUI EST ARRIVÉ

(240) IMPRIMÉS
Mathématiques :
Ars magna 1
De proprotionibus 1
Regula Aliza 1
Astronomie :
Commentaires sur Ptolémée 4
De genituris exemplis 1
De interrogationibus et electionibus 1
De septem erraticis 1
De usu ephemeridum 1
De emendatione motum et cognitione stellarum 1
Astrologiae encomium 1
Physique :
De subtilitate avec l’apologia 22
De rerum varietate 17
De animi immortalitate 1(241)
Morale :
De utilitate capienda ex adversis 4
De consolatione 3
Exhortatio ad bonas artes 1
Opuscules divers, 1er volume :
De libris propriis 1
De curis admirandis 1
Neronis encomium 1
Geometriae encomium 1
De secretis primus 1
De uno 1
De gemmis et coloribus 1
De morte 1
Tetim seu de humana conditione 1
De minimis et propinquis 1
De summo bono 1
Opuscules divers, 2e volume :
Dialectica 1
Hyperchen 1
De Socratis studio 1
De aqua 1
De aethere 1
De decoctis 1
(242) Opuscules médicaux, 3e volume :
De causis, signis et locis morborum 1
Ars curandi parva 1
Consiliorum liber primus 1
De medicorum abusibus 1
Quod nullum simplex medicamentum noxa careat 1
Triceps 1
Apologia in Thessalicum medicum 1
Apologia in Camutium 1
Commentaires de médecine :
Aphorismes d’Hippocrate 7
De venenis 3
De aeris constitutione (en tout 11 livres) 1
Commentaires aux Prognostica d’Hippocrate 4
Commentaires au livre De septimestri partu (en tout 5 livres) 1
Commentaires au De aere, aquis et locis 8
Consiliorum liber secundus (en tout 9 livres) 1
Commentaires au De alimento 2
Commentaires à l’Examen aegrorum 22
Divination :
De somniis 4
Autres imprimés que je n’ai pas comptés :
De sapientia 5
Antigorgias 5
Medicinae encomium 1
Ephemeridum supplementum 10
(243) MANUSCRITS
Mathématiques :
Geometria nova 1
De numeris integris 1
De numerorum proprietatibus 1
De alogis 1
De commentitiis seu fictis 1
De musica 1
Physique :
De natura 1
De secretis quartus 1
Hyperborea 2
Morale :
De moribus 3
De optimo vitae genere 1
Memoriale 1
De vita nostra 1
Art médical :
De urinis 4
De habitatione Romae 1
De dentibus 5
De tuenda sanitate 4
De lue Indica 1
Consiliorum tertius 1
Actus 1
Contradicentium medicorum libri 12(244)
Manuarius 4
Commentaires au livre De victus in acutis 6
Comentaires à l’Ars medica de Galien 1
Floridorum seu in primam primi 2
Commentaires à l’Epidemia d’Hippocrate 5
Théologie :
Hymne, Vita B. Virginis
Vita B. Martini cum dispunctionibus
Théologie :
Paralipomena 6
De clarorum virorum libris 1
De inventione 1
Problemata 1
De conscribendis libris 1
Proxeneta 1
De ludis 2
De carcere dialogus 1
Flosculus dialogus 1
De nodis 1
Antigorgias 1
Medicinae encomium 1
De metoposcopia 7
Technarum calidarum 1
De usu ephemeridum seu inventionis novae 1
Sacra 1

(245) Les motifs qui m’ont poussé à écrire, je pense qu’on les a déjà compris : ce furent les avertissements des songes répétés deux, trois, quatre fois et davantage, comme je l’ai rapporté ailleurs, mais aussi le désir de perpétuer mon nom[1]. Par deux fois, du reste, j’ai détruit un bon nombre de livres volumineux : d’abord vers ma trente-septième année, j’en brûlai neuf parce que je compris qu’ils seraient sans valeur et d’aucune utilité. Il y avait là-dedans beaucoup de fatras, surtout en médecine. De ces livres je ne tirai rien et je n’en conservai aucun en entier, sauf le De malo medendi usu, qui fut ma première publication[2], et les rudiments d’arithmétique dont je me servis pour bâtir mon Arithmetica parva. Un peu plus tard, vers 1541, je publiai un opuscule De supplemento ephemeridum qui, après avoir été augmenté dans la deuxième édition, reçut de nouvelles additions et fut encore réédité[3]. En 1573, lorsque mes malheurs avaient déjà pris fin, j’en brûlai cent vingt autres, mais je ne fis pas comme la première fois ; j’en tirai tout ce qui me parut utile et j’en conservai quelques uns tout entiers, comme le Liber technarum calidarum[4], (246) extrait de mon grand recueil de contes, et le Liber de libris clarorum virorum. J’en ai transformé d’autres, comme Diomède qui reçut « des armes de bronze en échange d’armes d’or, ce qui valait neuf contre ce qui valait cent[5] ». Je fis mes livres parce qu’ils me plaisaient, je les détruisis parce que j’en fus mécontent, et l’événement me donna raison dans les deux cas. Plus tard, à la suite de songes répétés[6], j’écrivis les livres De subtilitate que j’imprimai, puis augmentai pour une deuxième édition et que je publiai enfin une troisième fois avec de nouveaux suppléments. Je passai ensuite à l’Ars magna, que je composai pendant que j’étais aux prises avec Giovanni Colla et Tartaglia, qui m’avait fourni le premier chapitre et qui préféra m’avoir pour rival et supérieur à lui, plutôt que pour ami lié par la reconnaissance, alors que la découverte appartenait à un autre[7]. Pendant que je voyageais sur la Loire, n’ayant rien à faire, j’écrivis mes commentaires sur Ptolémée, en 1552. J’ajoutai, en 1568, les traités De proportionibus et Aliza regula à mon livre Ars magna et je publiai le tout ; puis, j’ajoutai à mon arithmétique les deux livres de la Geometria nova et celui De musica ; mais ce dernier, six ans plus tard, c’est à dire en 1574, je l’ai corrigé et fait recopier. J’ai publié les livres De rerum varietate en 1558 : (247) c’étaient les restes des livres De subtilitate que je n’avais pu mettre en ordre et corriger à cause de la multitude de mes occupations : mes fils peu soumis ou sans capacités, mes revenus à peu près nuls, l’enseignement sans répit, la direction de ma maison, l’exercice de mon art en ville, les consultations, la correspondance, et tant d’autres choses qui ne me laissaient pas le temps de respirer et moins encore de corriger [mes livres]. Parmi tous ces tracas, je publiai pour la première fois les livres De consolatione, j’y ajoutai ensuite le traité De sapientia pour le faire réimprimer en 1543. Entre temps j’écrivis de nombreux opuscules qui sont partie publiés, partie inédits, et tous les livres de médecine, dont quatre ont paru : Aphorismorum [Hippocratis Commentaria], De alimento, De aere, aquis et locis, et Prognostica. Il est resté en manuscrit jusqu’ici les deux livres des Floridi, les commentaires sur l’Ars medendi de Galien, le premier et le second livre des commentaires sur De epidemia d’Hippocrate. Lorsque j’arrivai à Bologne, je fis paraître mon traité De somniis, qui sera assurément utile aux gens raisonnables, mais peut-être mauvais pour la foule grossière. Mais qu’est-ce qui n’est pas nuisible, si on s’en sert mal ou inconsidérément ? Les chevaux, les épées, les armes, (248) les forteresses sont, entre les mains des méchants, des instruments affreux, pour les gens de bien, ce sont des choses moins commodes que nécessaires. Il est assez difficile de distinguer les livres utiles et les inutiles, pour qu’on doive établir un troisième groupe dont la lecture serait réservée aux seuls doctes. J’ai rédigé une Dialectique pour enseigner à construire ces figures naturelles, mais à peine vraisemblables, puis je fus si charmé de mon œuvre que, de joie, je la publiai ; mais elle n’est ni complète, ni exempte de fautes. J’ai donné l’Ars medendi parva dans l’intérêt du public, quand je me suis aperçu que mes autres traités ne verraient le jour que trop lentement. J’ai écrit le livre De immortalitate animi[8] plutôt pour étudier la question que pour la trancher, et, puisqu’il n’est pas suffisant pour la grandeur du sujet, le second livre des Hyperborea le remplacera. Des dialogues, j’en ai composé un pour soulager le malheur dont j’étais écrasé, l’autre pour confondre la démence des hommes, de façon à satisfaire à quatre tendances contraires : la douleur et un plaisir extravagant, une sotte passion et la crainte. Le Proxeneta naquit d’un élan de ma volonté : le Memoriale rappelle une science où j’ai excellé. Les quatre Promptuaires ramassent en peu d’espace les fleurs et les fruits de tout l’art médical : ils sont tels qu’après les avoir étudiés tu n’auras besoin d’aucun autre [livre], mais si tu n’as pas commencé (249) tes études par eux tu peux considérer que rien n’est fait. Les commentaires sur les livres [d’Hippocrate] De victu in acutis fondent sur une doctrine solide la conduite à tenir à l’égard des malades atteints d’affections aiguës, qui peuvent être sauvés : c’est une catégorie de maladies que j’ai soignées, je l’ai déjà dit, avec grand bonheur. Les livres De urinis ne sont pas encore achevés : ils témoignent des merveilles de la nature, qui enferme un contenu si important dans si peu de chose ; il en est comme de la partie par rapport au tout ; leur disposition est pourtant simple, et c’est de là que vient la plus grande difficulté pour les reproduire. L’ouvrage a été élaboré avec soin et il est appuyé, comme de juste, sur de nombreuses expériences. Les livres Contradicentium medicorum abordent tous les points douteux de l’art et, dans la mesure où je l’ai pu, ils tentent de les résoudre ; si mon opinion a été trouvée bonne, pourquoi dois-je la condamner ? Si j’ai des doutes, pourquoi ai-je fixé des règles ? On pourrait appliquer aux Problemata la phrase connue : « Les poètes veulent à la fois être utiles et plaire ».

Mes livres sur les jeux ? pourquoi un joueur de dés, qui est écrivain, n’écrirait-il pas sur le jeux ? Et peut-être, comme on dit, à la griffe on connaît le lion.

J’ai réduit à sept les treize livres de la métoposcopie, (250) une partie de la physiognomonie que j’ai apprise de Girolamo Visconti. Suétone a fait de magnifiques éloges de cet art. J’y ai discerné des ombres de vérité. Est-elle vraie, est-elle fausse ? Il est bien difficile de vérifier car on est abusé par ce qui est faux, en raison du grand nombre des individus et des caractères [physiognomoniques] et à cause de l’irrégularité de leurs changements[9].

Les Paralipomena aussi sont les débris conservés d’un ouvrage plus ancien. Personne ne pensera que, ce que j’ai détruit, je l’aie détruit pour une autre raison que celle-ci : je n’étais pas satisfait de la confusion et du désordre de la composition ; aucun choix dans les faits, les plus humbles mêlés aux plus élevés, les horribles aux purs, les utiles aux inutiles, ceux qui sont le produit de l’art à ceux qui viennent du hasard, les traits curieux aux absurdes ; quelles suppressions que j’y fisse, je ne pouvais espérer corriger le reste et le réduire en un ensemble bien ordonné. Aussi ai-je jugé bien meilleur de prendre un autre parti : être utile à mes protecteurs et à mes amis pendant qu’ils vivent et qu’ils voient, et tandis que ma conduite à leur égard est connue de tous ; qui plus est, tout en faisant une grande économie de temps, je pouvais laisser à la postérité, avec plus de clarté et de certitude ; un bien plus grand nombre de leçons qu’en donnant au public ce que j’avais détruit. Je dis que (251) la conduite la plus belle consiste à vivre de façon que personne ne puisse regretter de n’avoir pas reçu de nous les services qu’un homme de bien doit rendre. Aussi ai-je écrit le De inventione, le De conscribendis libris et le De libris clarorum virorum, pour confirmer par mes actes ce que j’avais célébré en paroles ; l’Hymne et les Vies[10] pour affirmer du moins que, dans mon âme, je ne suis pas ingrat envers ceux de qui j’avais beaucoup reçu ; les notes complémentaires[11], parce que, à mon avis, pour qu’un livre soit d’une très grande utilité il ne suffit pas d’y apporter un soin scrupuleux, il faut encore pousser ce soin jusqu’à la perfection ; car, si tout ce qui est supérieur s’impose et constitue une parure, les erreurs, les négligences, le manque de soins fatiguent l’esprit des lecteurs, enlèvent de l’autorité aux livres eux-mêmes et sont un dommage pour le bien commun. L’exemple d’Aristote et de Galien m’a appris que ce travail était possible : pour eux ce scrupule était nécessaire parce qu’ils traitaient de sujets généraux ; c’était à la fois prudent et bienséant pour moi qui m’occupais de fragments. Dans la mesure de mes forces, j’ai mis cette exactitude à écrire le livre De optimo vitae genere, quand je ne trouvais que cette voie pour me débarrasser du souvenir de mes maux passés, de la gêne des dangers présents (252) et de la menace des dangers à venir : pouvoir, dans notre condition mortelle se créer une immortalité ; mourir sans souffrir les désagréments de la vieillesse et pourtant dépasser la jeunesse ; rester calme dans l’agitation perpétuelle des événements et constant dans la révolution continue du temps. Je voudrais que ces quatre points se fussent réalisés, en négligeant tant de malheurs et d’autres désagréments, qui ont été pour moi beaucoup plus nombreux qu’il n’est nécessaire à chaque mortel.

En résumé, tout ce qui est arrivé devait arriver, comme par exemple, la mort des miens. Mais il n’était pas nécessaire que ce fût de cette façon ? — Qu’importe ? — Le retour sera le même pour tous. — Mais non tout de suite ! — Le malheur importe-t-il beau coup si l’événement doit se produire bientôt après. Il n’y eut, il n’y aura jamais aucune trêve pour les mortels. Compare ce qui arrive maintenant à ce qui se passait, et à la situation au temps de Polybe. De nos jours ce sont parures de roses ; alors on pouvait parler de malheurs : aucune sûreté, des meurtres sans motifs, l’esclavage ; la spoliation de tous les biens n’était qu’un badinage. Un autre avantage pour nous est la contemplation de la vie éternelle et bienheureuse, que nous connaissons et que ne connaissaient pas les gens de cette époque. Que peut-il donc arriver de malheureux à celui qui fait ces réflexions ? La naissance, la fin, la destinée sont communes à tous, (253) mais pour nous la mort laisse la véritable joie. Nous nous trompons de quatre manières, comme je l’ai exposé plus haut : en croyant qu’il y a dans cette vie quelque chose de solide, et notre erreur est encore plus grande s’il s’agit d’actions médiocres ; en ne nous rendant pas compte qu’il n’y a rien ici bas de durable et encore moins d’éternel ; troisièmement, en estimant que l’esprit vieillit même si l’âme survit, parce que son activité qui est liée à celle du corps se ralentit. Mais j’affirme absolument que rien en nous ne vieillit, ni l’âme ni le corps. Car, pour l’âme, si l’instrument subsiste, son action persiste aussi, comme je le crois maintenant. Quant au corps, selon les philosophes, surtout les platoniciens comme on le voit dans le Phédon, il n’est pas la part la plus élevée de notre être ; pour l’activité de l’esprit, qui est la partie la plus élevée et la plus parfaite, bien qu’elle puisse être entravée [par les circonstances extérieures], elle n’en a pas besoin [pour se produire] ; ce sont en effet deux choses différentes. Le soleil a besoin d’air pour briller ; l’air est la cause de l’éclat du soleil ; le manque d’air empêche le soleil de briller. Voilà la pensée qui a inspiré mon projet, voilà le but de ce livre.

Un deuxième livre [de ce genre] a pour titre Memorialis. Toute la doctrine rassemblée dans le premier, comme je l’ai dit, est ici divisée et répartie de façon à te fournir des consolations (254) et même des secours dans quelle situation que tu puisses te trouver. Un troisième est le Promptuaire, qui n’a pas seulement en vue le gain et l’honneur, mais veut montrer qu’il est beau de remplir une fonction de charité et de s’acquitter de son devoir ; il veut te faire connaître aussi la grandeur de tes devoirs là où les autres ne croient même pas en avoir. Et si c’est une satisfaction pour un architecte de n’avoir pas construit une maison au hasard, mais suivant les règles de l’art, elle doit être bien plus grande pour un homme qui a pu sauver un autre homme et reconnaît ce dont il est capable. Le quatrième ouvrage — celui-ci — est le nombril de mes écrits : je l’ai composé pour mon plaisir et par sentiment religieux. Si je l’avais sciemment souillé de quelque mensonge comment voudrais-tu que soit mon âme devant Dieu ? ou quel plaisir pourrais-je y prendre ? Il est vrai que les hommes sont comme des bêtes brutes, qui n’aiment pas ce qui est bon mais seulement ce qu’elles peuvent digérer, comme les araignées font des mouches et les autruches du fer[12]. (Car je ne me soucie pas de ceux qui s’acquièrent de la considération en tâchant, par des fourberies, de paraître savoir ce que personne ne sait ; l’expérience montre ensuite qu’ils ignorent beaucoup de choses que les autres connaissent.) En cinquième (255) lieu vient l’ouvrage De tuenda sanitate et enfin le second livre des Hyperborea. Le cinquième de ces ouvrages constitue l’achèvement du troisième, le sixième l’achèvement du premier. Je souhaiterais que, sauf ces dix-neuf, aucun de mes livres ne survécût. Quelqu’un s’étonnera peut-être ! Virgile n’a-t-il pas désiré la destruction de l’Énéide (ou plutôt il l’a voulue et l’a ordonnée) en laissant subsister les Bucoliques et les Géorgiques ? Et moi, ce n’est qu’après avoir passé toutes mes œuvres en revue que j’ai été amené à cette résolution.

J’ai suffisamment expliqué les raisons pour lesquelles j’ai composé mes livres De natura ; j’ai écrit le Theognoston pour remplacer les Hyperborea ; le De moribus, à l’imitation d’Aristote parce que dans sa République il a estimé que la tyrannie la plus longue pouvait à peine durer cent ans, ce qui est faux ; j’ai écrit mes mémoires parce que je semble y avoir été poussé par le loisir, par la nécessité et par beaucoup de circonstances favorables, et parce qu’il n’est pas sans agrément pour moi de revivre le passé, si Épicure ne se trompe pas absolument ; le De dentibus, pour indiquer un traitement certain de longues maladies, comme j’avais fait dans mes commentaires sur les maladies aiguës ; le De lue indica, parce qu’on m’avait souvent écrit pour me consulter (256) et que j’avais réuni d’abondants matériaux sur la question. Pour mon livre De tuenda sanitate, bien des raisons me poussaient à le composer : Galien s’attache avec trop d’exactitude à l’ordre qu’il a établi et laisse beaucoup de points obscurs, la plupart incertains, tous incomplets ; il n’est pénible de le dire, mais avec ses frictions et ses exercices il s’égare si souvent, vagabonde, s’attarde et ne s’est jamais souvenu d’indiquer le vin qu’il faut donner aux bien portants et aux jeunes gens ; il semble avoir évité exprès d’en parler dans tant de passages qui s’y prêtaient et dans tant de volumes. Je laisse de côté ce fait que les habitudes des anciens ne conviennent pas tout à fait à notre temps, ni celles des Grecs aux Italiens, et que les choses elles-mêmes, ne sont pas identiques : il rapporte dans le second livre De alimentis qu’en Cyrénaïque on mange l’arum comme une rave et qu’on n’en éprouve aucun mal. Il n’a pas connu non plus le procédé de la distillation qui n’avait pas encore été trouvé à cette époque. Et ce qui n’a pas eu peu d’influence sur moi, c’est l’autorité de celui dont la puissance suprême et la bienveillance frappent les yeux. Le petit livre Actus, je l’ai ajouté comme pour faire bon poids, et comme une étincelle dans les armes à feu.

Du reste si quelqu’un voulait ramener tous mes livres (257) à la mesure des dix-huit premiers, en retranchant ce qui est le moins à propos ou le moins nécessaire, comme l’ai fait moi-même en quelques passages de mes autres livres, dans le De varietate rerum par exemple, il donnerait plus de valeur à mon œuvre et je lui en serais reconnaissant. Mais souviens-toi que, tous les livres — ou du moins les bons — ayant été écrits avec le secours du ciel qui nous arrive de trois manières, ils ont pu recevoir leur éclat de cette lumière qui est commune à tous ; car toute sagesse vient de notre Seigneur Dieu et, suivant l’opinion des platoniciens, notre entendement reçoit l’intelligence du bien auquel il s’unit et il éclaire l’âme tournée vers le ciel. Une autre manière plus évidente se manifeste quand cette illumination divine pénètre en nous par une faveur particulière ; certains platoniciens en ont douté faussement, mais notre religion ne laisse pas de doute là-dessus ; c’est un privilège des hommes vertueux. La troisième se réalise quand on saisit cetto lumière dans certaines occasions offertes, comme il m’est arrivé en la présente année 1576, le 14 mars. Au moment où j’écrivais dans mon livre De tuenda sanitate le chapitre de la férule, dont je faisais l’éloge car elle était de mon goût, je rencontrai au marché des légumes (258) à Rome, dans le voisinage du marché au poisson, un vieillard mal vêtu ou plutôt en haillons, qui me déconseilla de la consommer en disant : d’après l’opinion de Galien la férule peut tuer rapidement tout comme la ciguë. Et comme je lui répondais que je savais bien distinguer la ciguë de la férule, il me dit : « Prenez garde, je sais ce que je dis », et il murmura quelque chose de Galien. Rentré chez moi, je trouvai le passage, que je n’avais pas remarqué avant. Cela me fit apporter quelques légers changements à l’opinion que j’avais exprimée, et j’ajoutai un bon nombre de restrictions. Il faut qu’elle soit cueillie en Italie ; l’examen de la tige permet de comprendre quand l’emploi en est tout à fait sûr, si elle n’est pas nuisible parce qu’elle est froide ; elle peut pourtant être employée sans abus, comme un médicament naturel sans être habituel ; il faut la cueillir au retour du printemps et non au début de l’été dans les endroits où le trèfle est abondant ; si on craint d’en faire l’essai, qu’on l’offre à un chien ou à une poule, en la mêlant à du curcuma, du citron et du pain cuit avec de l’ail.

Qui aura ces remarques présentes à l’esprit tirera assez grand profit de la lecture de mes livres et saura, comme je l’ai dit au début, remercier qui le mérite. Je l’engage aussi à corriger [mes erreurs] d’après la loi d’Auguste. Mes derniers livres, je l’ai déjà dit, (259) sont écrits avec le même art que les anciens, mais non avec le même soin.


  1. Chap. IX et XXXVIII, ici n. 6.
  2. En 1536 (cf. chap. XV et n. 1). Il omet les almanachs qu’il avait publiés antérieurement (chap. XXV et n. 2).
  3. La première édition, à frais d’auteur, dédiée au prince d’Iston, est inconnue de tous les bibliographes. La 2e dont il parle est celle de Nuremberg, 1543 ; la 3e parut en 1547, également à Nuremberg.
  4. Ce recueil, dont le titre italien était Delle burle calde et qui n’a jamais été publié, est un des « libri volgari che diceva il Ridolfo (Silvestri), che fu suo discepolo, che li dettava mentre mangiava e mentre voleva ricreare e sollevare la mente da più serj studj ». (Lettre de Fabrizio Cocanaro au Cardinal Frédéric Borromée, en date du 22 février 1619, citée par Argelati, Bibl. script. mediol., I, 2, p. 314).
  5. La citation semble faite à contre-sens.
  6. Cf. De Subtilitate, XVIII (trad. fr. 453) : « Souvent i’ay esté admonesté en songeant d’escrire et composer cet œuvre diuisé, comme il me sembloit, en 21 parties… et i’estoy tant espris de volupté et grand plaisir en ce songe, que iamais ie n’en senty vn pareil : il me sembloit que ie fusse rauy hors du sens… »
  7. Cardan n’a pas toujours été aussi modéré dans la polémique. (Cf. De libris propriis, I, 122). Ces quelques lignes résument avec discrétion la longue querelle que provoqua la résolution de l’équation du troisième degré. Ayant appris par Giovanni Colla (Zuan Tonini da Coi), un aventurier des mathématiques, que le brescian Nicolò Tartaglia avait trouvé des règles pour la solution du problème du cube égal à un nombre, Cardan à force de prières et de promesses obtint communication, sous une forme d’ailleurs sibylline, de ces précieuses règles. Il s’était engagé à ne les point publier mais, passant par Bologne, il eut les preuves que Tartaglia avait été devancé par un autre mathématicien, Scipione del Ferro. Il se considéra dès lors comme dégagé de sa promesse et communiqua au public, dans son Ars Magna, et les découvertes de Del Ferro-Tartaglia et les compléments dont il les avait enrichies en collaboration avec son disciple Lodovico Ferrari. D’où plaintes, accusations, injures de la part de Tartaglia, à qui Cardan avait cependant rendu pleine justice. Voir Quesiti et inuentioni diuerse di Nicolò Tartaglia (3e éd. Venise, 1554), l. IX, Quesito XXV et suiv. — Pour les suites de la polémique voir ici chap. XLVIII, note.
  8. À l’appui de l’accusation d’athéisme, souvent portée contre Cardan après sa mort, on a affirmé qu’il avait écrit un traité De mortalitate animi, mais il ne semble pas que personne ait jamais vu ce livre.
  9. Cf. chap. XXXIX n. 1.
  10. Hymnus seu Canticum ad Deum (I, 695-701), Vita B. Virginis, Vita B. Martini.
  11. Les dispunctiones dont il a accompagné la vie de Saint-Martin.
  12. De Subtilitate, X (trad. fr., fo) : on dit qu’elle cuit et digère le fer ce qui aduient pour sa uéhémente chaleur et épaisseur du uentricule. — C’est une très ancienne légende qui figure dans la plupart des encyclopédies et des bestiaires médiévaux. Voir par exemple Brunetto Latini, Trésor, l. V, 174.