Ma vie (Cardan)/Chapitre IX

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 22-24).

IX

MÉDITATIONS SUR LES MOYENS DE PERPÉTUER MON NOM

Le dessein et le désir de perpétuer mon nom se présentèrent à mon esprit aussi précocement que je fus lent à pouvoir les réaliser ; car je comprenais clairement que la vie est double : il y en a une matérielle, commune aux animaux et aux plantes, et une propre à l’homme passionné de gloire et d’œuvres. Pour la première j’étais mal servi par la nature et je n’y aspirais pas ; pour la seconde je n’avais rien qui me permît d’espérer : ni richesses, ni puissance, ni santé, ni vigueur, ni famille, ni aucune capacité personnelle, (39) pas même une connaissance parfaite de la langue latine, point d’amis et, dans mes parents, rien que de misérable et de bas. Après quelques années, un songe me mit en espérance de parvenir à cette seconde forme de vie ; je ne voyais cependant pas comment, si ce n’est que, par une sorte de miracle, je parvins à comprendre la langue latine[1]. Mais la raison me rappelait que rien n’était plus vain que cette espérance, à moins de la réaliser par la seule force du désir.

Tu écriras, me disais-je, mais comment te faire lire ? Et sur quel sujet glorieux et si bien connu de toi qu’on désire te lire ? Ton style, l’élégance de ta langue supporteront-ils la lecture ? Admettons que tu aies des lecteurs ! N’est-il pas vrai que par l’écoulement du temps il se fait de jour en jour une surenchère qui amènera bientôt le dédain, sinon l’abandon de tes œuvres ? Elles dureront quelques années ? combien ? cent, mille, dix mille ? En est-il un exemple, un seul, parmi tant de milliers d’œuvres ? Et, du moment qu’elles doivent périr tout-à-fait — soit que le monde se renouvelle par un éternel retour, comme le veulent les Académiciens, soit que, ayant eu un commencement, il ait nécessairement une fin, — qu’importe qu’elles périssent après dix jours ou dix milliers de myriades d’années : l’un et l’autre ne sont également rien (40) au regard de l’éternité. Cependant tu seras tourmenté par l’espérance, torturé par la crainte, épuisé de labeurs. Tout ce qu’il y a de douceur dans la vie, tu le perdras. Ô le beau projet !

Mais pourtant César, Alexandre, Hannibal, Scipion, Curtius, Érostrate, même au prix de leur vie, de la plus grande infamie ou du plus grand supplice, ont placé cet espoir au-dessus de tout. Il se peut que ce ne soit rien. Ils avaient cependant approché du but ; ils n’avaient pas pris en considération et moins encore adopté cet argument des philosophes ; ils avaient trouvé des circonstances favorables. Malgré cela, qui nierait qu’ils ont été absolument fous ? C’est le jugement que porte Horace lui-même dans l’ode 29 du livre III, Tyrrhena regum progenies. Il s’agit de ces vers : « Celui-là passera sa vie maître de soi et joyeux qui, jour après jour, peut dire : j’ai vécu. Que demain le Père remplisse le ciel d’une nuée noire ou d’un clair soleil, il ne peut cependant rendre vain tout ce qui est derrière nous, il ne peut (41) changer ou faire que ne soit pas arrivé ce que l’heure a une fois emporté en fuyant. » Mais il avait conclu déjà en quelques mots : « Le présent, songe à le régler d’un esprit serein », ou en d’autres termes, sers-toi du mieux possible des dispositions présentes. Mais le dessein de César, d’Hannibal et d’Alexandre fut de continuer, au prix de leur vie, leur nom ainsi que celui de leur famille, ceux de leurs partisans et jusqu’à ceux de leur ville et de leur province, en jouissant entre temps de leurs conquêtes. Admettons qu’ils y soient parvenus. Quelle fut la fin ? Sylla perdit le fruit des peines de tous les anciens, tout ce qui avait été avant lui et tant de merveilles. Chacun des autres causa la perte de sa famille et des siens. L’empereur Commode, en effet, fit disparaître la famille des Jules : ce prince, adultérin de tant de manières, avait pour suspect n’importe quel rejeton légitime ; et, de même, il perdit sa patrie. Où est maintenant l’empire des Romains ? Chose ridicule et inouïe : en Allemagne. Combien donc il aurait mieux valu que survécussent les glorieux Jules, descendance d’Énée, et que les Romains fussent les maîtres du monde plutôt que de voir se parer de ces vains titres (42) ces larves, ces pantins. Ainsi donc, si l’âme est immortelle, qu’est-il besoin de ces noms creux ? Si elle périt, à quoi servent-ils ? Si l’humanité doit avoir une fin, tout cela finira et les hommes ne survivront pas autrement que les lièvres et les lapins.

Il n’est donc pas étonnant que je me sois enflammé sous la poussée de cet amour ; mais ce qui est étrange, c’est que j’aie pu le faire après avoir compris ce qui précède ; et pourtant ce stupide désir persista. Le dessein de César et de tous ces grands hommes fut sot ; mon désir de gloire parmi tant d’adversités et d’obstacles fut non seulement sot, mais insensé. Je n’ai pourtant jamais désiré la réputation ni les honneurs, bien plus, je les ai méprisés : je voudrais que l’on sût que j’existe, mais non que l’on me connût tel que je suis. Pour ce qui est de la postérité, je sais combien les choses en sont cachées et combien peu nous pouvons prévoir. Aussi, autant qu’il fut possible, ai-je vécu pour moi-même et, dans l’espoir de l’avenir, j’ai méprisé le présent. Donc, s’il peut y avoir une excuse à mon dessein, ce serait que, pendant un certain temps, mon nom survécût, de quelle façon que ce pût être. Cela paraît honorable même si mon espoir me déçoit. Du moment que ce désir est naturel, il est digne de louange.


  1. Voir chap. XXXIX et XLIII. Il a indiqué ailleurs les moyens fort naturels employés par son père pour lui faire apprendre le latin sans fatigue : linguam latinam consuetudine edoctus (De libris propriis, I, 96) ; me pater docuit loquendo latinam linguam (De utilitate ex adversis cap., III, 2).