Ma vie (Cardan)/Chapitre X

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 25-28).

X

RÈGLE DE VIE

(43) D’après ces principes j’ai établi mon genre de vie — non comme j’ai voulu mais comme j’ai pu ; — je n’ai pas choisi ce que je devais, mais ce que je jugeais devoir être mieux. Cette règle de vie ne fut pas toujours une et constante (puisque toutes choses sont périlleuses, difficiles et imparfaites), mais comme il parut opportun à chaque moment. Il en résulta que, aux yeux de ceux qui jugent les actions d’autrui, je parus changeant ou plus encore, comme j’ai dit, inconstant. Quand il n’y a pas de doctrine certaine de vie, il est nécessaire d’en essayer plusieurs et d’avancer en zig-zag. Mon but, comme je l’ai dit, était de perpétuer mon nom de quelle manière que ce fût possible, sans chercher les richesses, les loisirs, les honneurs, les fonctions publiques, la puissance. Mais à ce désir firent obstacle et les événements et les hasards et mes rivaux et la condition des temps et mon ignorance ; de plus, je n’y étais nullement préparé. Les connaissances en astrologie que j’avais alors me causèrent un grand dommage : je croyais, et tout le monde disait que (44) je ne dépasserais pas quarante ans et à coup sûr que je n’arriverais pas à quarante-cinq. Moi, cependant, en partie par nécessité, en partie à cause des plaisirs qui s’offraient chaque jour, je commettais des fautes tout en prenant la résolution de vivre bien. Je négligeais la réalité à cause de ce triste pressentiment. Je me trompais dans la délibération et plus souvent je péchais dans l’action, jusqu’au moment où ce que je considérais comme le terme de ma vie devint le commencement de mon existence, ce qui fut à quarante-trois ans.

Je commençai par le plaisir : mon âge, la nature, les soucis passés, l’occasion, tout m’y poussait. Le matin, s’il me fallait enseigner, comme à Milan d’abord, puis plus longuement à Pavie, je faisais mon cours. Ensuite je me promenais à l’ombre hors des murs de la ville, je déjeunais, je faisais de la musique, j’allais pêcher près des forêts et des bois peu distants de la ville, j’étudiais, j’écrivais, le soir je rentrais à la maison. Ce temps dura six ans. Hélas, « de clairs soleils ont lui autrefois pour toi », a dit le poète.

Après, j’eus l’occasion d’un long et honorable voyage. Mais que valent les gains, les honneurs, les richesses, (45) les plaisirs hors de saison ? Je me suis perdu moi-même, je n’appartiens plus à la vie, les peines et les chagrins ont grandi comme on dit que fait l’ombre de l’if. Il ne me restait déjà plus de consolation que mortelle. Ce ne peut être le bonheur ; sinon, les tyrans qui sont les hommes les plus éloignés du bonheur seraient alors les plus heureux. Le taureau qui s’élance furieux, les yeux bandés, fatalement heurte un obstacle et s’abat. Moi aussi j’ai heurté un obstacle et je suis tombé. Cependant, auparavant était arrivé le malheur de mon fils aîné[1]. Quelques Sénateurs ont avoué (je pense qu’ils ne parlaient pas d’eux-mêmes) qu’on l’avait condamné pour me faire mourir de douleur ou me rendre fou : je ne fus pas loin de l’un et de l’autre, les dieux le savent. (Je le raconterai en son lieu.) Mais ils ne réussirent pas. Je veux que tu comprennes (car on a brodé) quels temps et quelles mœurs ! Je suis certain en effet de n’avoir atteint aucun d’eux, fût-ce par l’ombre d’une offense. Je méditai donc une défense quelconque pour mon fils, mais que pouvait-elle valoir en face de l’exaspération de certains esprits ? Frappé par la pensée de sa douleur, épouvanté par les dangers menaçants, abattu (46) par les dangers passés, plein d’anxiété pour ceux à venir, je commençai cependant mon discours en rappelant l’humanité, l’équité du Sénat et les exemples de sa miséricorde. Parmi les éloges de sa bonté je mentionnai le cas du tabellion Giovan Pietro Solario, dont le fils naturel fut convaincu d’avoir empoisonné ses deux sœurs légitimes dans le seul dessein de s’assurer l’héritage ; et le Sénat jugea suffisante une condamnation aux galères. On loue Auguste d’avoir demandé : « Ce n’est pas toi qui as tué ton père[2] ? ». Et quelle cruauté que de tuer un père innocent et décrépit dans la personne de son fils. On jugea qu’un père était digne d’obtenir la grâce d’un condamné aux bêtes. Ne la mérite-t-il pas plus encore, cette grâce, pour le crime d’un autre ? Que valent les mérites du genre humain si cette singulière vertu, l’innocence, est châtiée si cruellement ? Le supplice de son fils n’est-il pas pour un père un châtiment pire que son propre supplice ? Si l’on me tue, c’est un seul être qui périt, car je dois mourir bientôt sans aucun fruit ; si c’est mon fils, vous supprimez l’espoir d’une descendance. Imaginez tout le genre humain qui vous supplie pour le fils de celui dont tous sont débiteurs, pour un jeune homme emporté, souffrant de tant de malheurs, atteint du plus grand déshonneur, trompé (47) par une femme sans dot, une femme corrompue, sans pudeur, épousée contre le gré et à l’insu de son père. Que feriez-vous ? Mais si on ne vous supplie pas, c’est qu’on ne sait pas. Nul n’est un ennemi si cruel de mon fils ou de moi qui ne soit disposé à faire grâce de la vie à celui dont la mort provoquerait la pitié jusque dans les enfers. Voilà ce que j’alléguai avec d’autres raisons du même genre, mais sans succès, sauf qu’on décida que sa vie serait épargnée si j’obtenais le désistement de la partie civile. La sottise de mon fils ne me le permit pas : il s’était vanté de richesses qu’il n’avait pas, on exigeait ce qui n’existait pas. Mais laissons ce sujet.

Dès ma jeunesse j’adoptai cette règle de conduite : veiller à ma vie. Or les études de médecine y convenaient mieux que celles de droit, étant plus voisines du but, communes à tout l’univers et à tous les siècles, plus nobles, appuyées sur la raison (loi éternelle de la nature) plus que sur les opinions des hommes. Aussi les embrassai-je et non la jurisprudence. Et cela surtout, parce que, comme je l’ai dit, je méprisais les embrassements de tels amis, les richesses, la puissance et les honneurs, bien plus je les fuyais. Mais quand mon père (48) s’aperçut que je négligeais le droit pour m’adonner à la philosophie, il versa des larmes en ma présence. Il s’affligeait de ne pas me voir voué aux mêmes études que lui, il les jugeait la plus noble des disciplines (il l’affirmait souvent sur la foi d’Aristote), et la mieux faite pour donner richesses et puissance comme aussi pour élever une famille. De plus il enseignait les institutions dans notre ville avec un traitement de cent écus d’or ; et il comprenait que cette charge qu’il exerçait depuis tant d’années ne me reviendrait pas comme il l’avait espéré, mais passerait à un autre, que ses commentaires ne dureraient pas et que je ne les illustrerais pas. Peu avant il avait vu luire un espoir de gloire, quand il avait corrigé le traité de Jean de Canterbury sur l’optique ou la perspective[3]. On imprima les vers suivants : « La maison des Cardan s’enorgueillit de cet homme : seul il sait tout. Notre temps ne compte personne qui l’égale. »

(49) Ce fut plutôt un présage pour ceux qui devaient tirer parti de ses travaux, que pour lui qui, hors la jurisprudence qu’il cultiva avec assez d’éclat (à ce que j’ai entendu dire), ne posséda que les rudiments des mathématiques, n’imagina rien de nouveau et ne traduisit rien du grec. Ce fut la conséquence de la variété de ses études et de l’inconstance de ses desseins ; car il ne manquait pas de dons naturels, et la paresse ou le manque de jugement sont des défauts dont il ne souffrit pas.

Mais moi, une fois prise ma ferme décision, je produisis mes raisons, non sans remarquer que, tout en n’ayant pas rencontré d’obstacles, mon père avait peu fait son chemin ; et, pour d’autres motifs aussi, je restai inébranlable à ses exhortations.


  1. Voir chap. IV, note 5. Cardan résume dans la page qui suit la plaidoirie qu’il avait prononcée pour son fils et qu’il avait publiée dès 1561 à la suite de la première édition de De utilitate ex adversis capienda (Bâle, Henric Petri, in-8) ; elle n’a pas été reproduite dans les Opera omnia (Lyon, 1663, in-fol.).
  2. Cf. Suétone, Aug. XXXIII : Manifesti parricidi reum, ne culleo insueretur quod non nisi confessi adficiuntur hac poena, ita fertur interrogasse : « Certe patrem tuum non occidisti ? »
  3. C’est la perspective de Peckham (Archevêque de Canterbury, né vers 1240, mort en 1292) dont Fazio donna une édition sous le titre suivant : Prospectiua communis D. Johannis Archiepiscopi Cantuariensis FF. Ordinis Minorum, ad unguem castigata per eximium Artium et Medicinae et Iuris utriusque Doctorem ac Mathematicum Mediolanensem in venerabili Collegio Iurisperitorum Mediolani residentem, s. l. (Milan) n. d. (fin du xve siècle) pet. in-fo, 30 ff. Le livre, qui s’ouvre par une dédicace à Ambrogio Griffo, se termine par sept distiques, dont Cardan cite le dernier à la ligne suivante, et dont les deux premiers indiquent le nom de l’imprimeur : …Faustis Corneni clauditur auspiciis — Quem Petrus impressit parvo non aere…