Ma vie (Cardan)/Chapitre XLVI

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 152-153).

XLVI

DE MOI-MÊME

Parmi ces réflexions et d’autres semblables, il me vient à l’esprit une question qu’on pourrait me poser : si avec tous ces accidents de ma vie, malheureux, favorables ou indifférents, je ne regrette pas de vivre ou d’avoir vécu. Il serait stupide de ne pas penser d’avance à ce que l’on va dire et de ne pas ajouter à ses paroles la raison qui a poussé à les prononcer. Mes malheurs sont la mort cruelle de mon fils aîné, la sottise du cadet, la stérilité de ma fille, mon impuissance dans le commerce avec les femmes, ma pauvreté continuelle, les luttes, les accusations, les préjudices subis, les maladies, les dangers, la prison, l’injustice avec laquelle on m’a tant de fois préféré des gens sans mérite. Mais laissons les banalités. Si celui qui n’a ni fils, ni honneurs, ni richesses n’est pas malheureux, comment pourrait l’être un vieillard à qui reste un peu de tout cela ? Il faut comparer ma situation présente à mon extraction et à la condition des plus malheureux que moi, (260) plutôt qu’à celle des plus favorisés. Je n’ai pas le droit de regretter l’état où je me trouve ; bien plus, si nous en croyons Aristote, je suis plus heureux que les autres, grâce à la connaissance sûre et rare de beaucoup de choses grandes. Je prétends que je suis plus heureux par cela même que, comme les stoïques, j’ai pu mépriser les choses mortelles, et j’en recueille maintenant des fruits assez considérables, grâce auxquels, vieillard décrépit, je ne trouve rien à regretter de ma jeunesse ; et les changements qui se sont faits dans mes sens physiques ou dans mes biens de fortune, ni l’activité de ma pensée ne sont pour me rendre malheureux. Je dirais bien davantage : je suis très heureux, puisque je sais que notre nature participe de la nature divine. Quoi donc ? Si quelqu’un en danger de mort reçoit la nouvelle qu’il a encore quinze ans à vivre, comme le roi Ézéchias, n’en sera-t-il pas plus joyeux ? S’il s’agit de trente ou de cent il le sera bien davantage. Mais si de cent il passe à mille, de quelle joie immense ne sera-t-il pas touché ? N’en oublierait-il pas toutes les délices de la terre ? S’il s’agit de dix mille ou de cent mille années, il ne pourra déjà plus rester maître de lui ? Fais qu’il soit éternel. Lui restera-t-il encore quelque chose à demander ou à espérer ? Mais qui vit sans cet espoir est privé d’un double et (261) véritable bien, c’est à dire de l’espoir et de ses conséquences. Si donc il a plu à Dieu de faire participer à l’immortalité notre nature mortelle, il ne faut pas dédaigner ces bienfaits gratuits et apprécier mal notre condition.