Ma vie (Cardan)/Chapitre XLIV

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 137-139).

XLIV

DÉCOUVERTES IMPORTANTES QUE J’AI FAITES DANS LES DIVERSES SCIENCES

Tu dois savoir, [lecteur], qu’il n’est peut-être aucune de mes inventions que tu puisses placer au-dessus des autres.

En dialectique, dont on ne connaissait qu’une seule forme, l’aristotélique, j’ai établi (235) des divisions dans l’objet de cette discipline et dans son emploi, pour que chacun, selon ses études, pût saisir les préceptes des diverses dialectiques, l’euclidienne, la ptolémaïque, l’hippocratique, la galénique et la scotique. En outre, j’ai élargi l’emploi du dilemme, ainsi que celui de la doctrina crassa, du trope de l’amplification, de la splendeur[1] ; à l’aide de ces méthodes beaucoup de gens ont tâché de voir les spectres et presque de séparer l’âme du corps. Parmi les expériences[2] de la sagesse, j’ai enseigné à préférer celles qui paraissent merveilleuses : elles permettent de tirer beaucoup d’un étroit espace et semblent introduire dans les choses terrestres, par le moyen du cercle, la même perfection — le début rejoignant la fin — que dans les immortelles. On ne doit pas pouvoir non plus, en une leçon, entasser des images ou des exemples qui permettent d’imiter, de suppléer ou d’égaler le travail de plusieurs mois dans le cours d’une heure. Maintenant, il est vrai, la chose a été portée si loin que l’enseignement extemporané, dont on faisait autrefois si grand cas, a cessé justement d’attirer l’admiration. Ils sont même dignes de pardon ceux qui rapportent de tels succès à un mauvais démon, quand ils ne reconnaissent ni un bon génie, ni la bienveillance de Dieu.

L’arithmétique, je l’ai étudiée tout entière, ainsi que les chapitres de ce qu’on appelle l’algèbre et toutes (236) les propriétés des nombres, surtout de ceux qui ont un rapport de similitude entre eux[3] ; j’ai donné de mes découvertes, ou de ce qui était connu avant moi, un exposé soit facile soit admirable soit les deux ensemble. En géométrie j’ai traité de la proportion confuse et réciproque des quantités infinies avec les finies, et la réduction en quantités finies, quoique cette méthode ait été déjà découverte par Archimède[4]. En musique j’ai trouvé de nouveaux modes ou plutôt j’ai remis en usage, d’après Ptolémée et Aristoxène, ceux qui avaient été trouvés autrefois.

Dans la philosophie naturelle[5], j’ai ôté le feu du nombre des éléments. J’ai enseigné que tout est froid ; que les éléments ne se transforment pas l’un en l’autre, mais se renouvellent (palingénèse[6]) ; que les qualités vraies ne sont que deux, le chaud et l’humide. J’ai fait connaître les propriétés du sel et de l’huile. J’ai montré qu’il n’y a pas dans les mixtes d’autre principe de la génération des animaux parfaits que la chaleur céleste ; que Dieu doit être appelé incommensurable ; que tout ce qui a des parties disposées selon un ordre possède âme et vie ; que l’immortalité de notre âme selon les philosophes est réelle et non vaine comme une ombre ; que tout est organisé d’après un nombre fixe, comme les feuilles et les graines dans les plantes ; que le principe de similitude est le mode d’action d’un (237) agent ou d’une matière, et que de là dérive tant de variété et de beauté ; que la terre existe comme élément séparé et non comme un mixte avec l’eau, et que, par suite, elle fait saillie souvent dans des régions opposées. J’ai expliqué pourquoi l’orient est supérieur à l’occident ; pourquoi lorsque le soleil s’éloigne après le solstice, la chaleur aussi bien que le froid augmentent pendant plusieurs jours ; ce qu’est le destin et comment il agit. J’ai trouvé les causes de phénomènes étonnants ; par exemple dans mille coups de mille dés non truqués on obtient nécessairement un résultat toujours identique[7] ; toutes les feuilles de plantes pourries engendrent suivant leur nature des animaux différents ; la nature n’est rien qu’une chose imaginaire et vide, principe de beaucoup d’erreurs, introduit par Aristote uniquement pour ruiner par un mot l’opinion de Platon. Parmi les innombrables autres découvertes, la plus importante est que j’ai enseigné à ramener l’observation des choses de la nature à une méthode et à des règles pratiques, ce que personne avant moi n’avait tenté.

Dans la philosophie morale, j’ai posé l’égalité non seulement de tous les hommes mais de tous les êtres vivants, d’où naturellement on peut conjecturer une compensation des (238) actions après la mort ; j’ai enseigné l’utilité que tirent les hommes de leurs malheurs, quelle est la meilleure vie et comment elle peut se concilier avec l’égalité ; j’ai établi qu’il y a trois règnes ; que, dans le règne humain, il est bien souvent meilleur de ne pas savoir ce qui est bien ou mal, si on ne sait le degré du bien ou du mal ; que, pour les autres règnes, il en va différemment, même en ce qui concerne le bonheur dans chacun d’eux ; qu’il importe d’acquérir la connaissance des hommes d’abord en général, puis d’après les divers peuples et les autres caractères distinctifs, enfin la connaissance particulière de l’un ou de l’autre individuellement.

Dans l’art médical, j’ai établi la véritable règle des jours critiques ; j’ai indiqué le traitement de la podagre et celui de la fièvre pestilente ; les transmutations multiples en huile ; la méthode pour faire des purgatifs en partant de médicaments non purgatifs ; les propriétés des eaux spéciales ; l’art aussi varié qu’utile de cuire les aliments ; la transformation de médicaments dangereux ou répugnants en médicaments utiles et d’emploi facile ou agréable ; les remèdes qui guérissent l’hydropique et le fortifient, assez pour qu’il puisse le même jour aller par la ville ; j’ai montré aussi comment le traitement d’un membre malade permet de parvenir à la connaissance et à la guérison des maladies d’une autre partie du corps, et comment (239) dans la lecture trois ou quatre fois répétée d’un seul livre [de médecine] on peut trouver la connaissance de diverses maladies et des soins qu’elles exigent. J’ai remis en pratique la vraie méthode d’opérer les hernies, dont nous avions à peine des traces et des ombres de connaissances. J’ai écrit une interprétation des livres les plus difficiles d’Hippocrate, surtout des authentique, mais elle n’est pas achevée le jour où j’écris ceci, le 1er décembre 1575. En outre j’ai largement traité du mal français, j’ai fait de nombreuses expériences dans les maladies les plus difficiles, l’épilepsie, la folie, la cécité, d’autres sur un petit nombre de malades comme l’emploi du crin de cheval dans l’hydropisie, d’autres encore dans les squirres, les prurits dans la miction, les affections articulaires, plusieurs autres dans les calculs rénaux, la colique et les hémorrhoïdes, et d’autres enfin au nombre d’environ cinq mille. Je laisserai de côté quarante mille questions ou problèmes résolus et deux cent mille de moindre importance, ce qui fut cause que cette lumière de notre patrie[8] m’appelait l’homme des inventions.


  1. Il a déjà été question de ces prétendues méthodes au chap. XLII. Cf. le jugement qu’il porte sur sa Dialectique dans De libris propris (I, 113).
  2. Toute cette page semble bien obscure. Si on admet qu’à partir de ces mots Cardan passe des divisions de sa Dialectique aux méthodes d’enseignement (qu’il a du reste l’habitude d’y rattacher, Cf. Dialectica, I, 303-304) le sens serait celui-ci : une leçon, dans sa brève durée d’une heure, doit former un tout complet, riche d’enseignements frappants par leur originalité, mais ne saurait condenser le travail de plusieurs mois. La fin du paragraphe avec ses allusions aux succès obtenus dans les leçons improvisées (cf. chap. XIII) appuierait cette interprétation.
  3. Les équations ?
  4. Sur ces découvertes en mathématiques, De libris propriis III (I, 112).
  5. Un résumé méthodique de cette partie de l’œuvre de Cardan a été donné par Rixner et Siber, Leben u. Lehrmeinungen berühmter Physiker um Ende des XVI. u. am Anfang des XVII. Jahrhunderts, II. Heft, Hieronymus Cardanus, Sulzbach, 1820, in-8, XII-244 pp.. — Cf. aussi Libri, Histoire des mathématiques, II, 169 sqq. ; Duhem, Origines de la statique, I, 34-60.
  6. Variamque subire sortem quam παλιγγενεσίαν tu uocare soles, fait-il dire à son interlocuteur dans le Dialogus de Morte (I, 677).
  7. Est-ce un énoncé de la loi des grands nombres ?
  8. André Alciat.