Ma vie (Cardan)/Chapitre XLVIII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 159-164).

XLVIII

TÉMOIGNAGES D’HOMMES ILLUSTRES SUR MON COMPTE

Les témoignages les plus honorables qui aient été portés sur moi vinrent de quatre ennemis. Le premier fut (270) celui du célèbre Matteo Corti[1]. Interrogé par le Sénat sur le successeur à lui donner, il répondit que j’étais le meilleur possible et que je ne serais inférieur à aucune fonction et à aucune attente. Le second fut celui de Delfino, qui enseignait à côté de moi dans la deuxième chaire. Un jour, sur la place publique, devant ses élèves et en ma présence, quelqu’un disait que, si je partais, Montano occuperait la première chaire. À quoi j’ajoutai : « Le travail serait plus pénible pour toi à côté de quelqu’un si habile dans la brigue auprès des étudiants[2] ». Il répondit : « Pour ce qui est de la première place, je ne la céderais jamais, même si Galien enseignait. Mais je tiens qu’il est plus honorable pour moi d’être le second auprès de toi que d’être le premier avec un autre. Et je ne crois pas que ma besogne puisse être, avec personne, plus pénible qu’avec toi, puisque, malgré la faveur des principaux citoyens, celle de presque toute la ville et de tant d’autres personnages distingués, malgré même la liberté que j’ai obtenue pour les exilés, il ne m’a pas été possible d’arriver à réunir le tiers du nombre de tes étudiants. »

Camuzio, un autre collègue, a fait imprimer un livre où il se plaint vivement qu’à Pavie et dans d’autres universités on cite mon nom pour l’opposer à l’autorité de Galien[3], qu’on devrait me préférer sans hésitation parce que, à défaut d’autre motif, il est mort depuis si longtemps que la jalousie à son égard (271) est complètement éteinte, et qu’il a l’approbation de tant d’écrivains. Ce livre de Camuzio se trouve partout.

Sebastiano Giustiniani, vénitien, gouverneur de Padoue, homme avisé, curieux de belles-lettres, de philosophie et de théologie, et qui avait été chargé de nombreuses missions pour la république de Venise, assistait un jour de l’été 1524 à une dispute publique où avait argumenté, entre autres, Vincenzo Maggi de Brescia, qui, bientôt après, enseigna publiquement la philosophie à Ferrare. Quand il m’entendit disputer après beaucoup d’autres, il demanda qui j’étais. Quelqu’un lui dit : « Un milanais nommé Girolamo Cardano ». La dispute terminée, il me fit appeler et, devant toute l’Université, il me dit : « Travaille, jeune homme, car tu surpasseras Corti ». Stupéfait par l’étrangeté du propos, je me taisais ; alors il ajouta : « Tu as compris, jeune homme ! Je te dis : travaille, car tu surpasseras Corti ». Tous ceux qui l’entendirent furent stupéfaits, surtout parce que je n’étais pas sujet vénitien ; j’étais même (272) originaire d’une ville qui n’était pas absolument amie, du fait des guerres qui avaient longtemps régné entre Venise et nos princes.

Sans ignorer que je laisse dans mes écrits bien d’autres témoignages sur ce point, j’ai jugé à propos d’ajouter ici ceux qui m’ont mentionné avec honneur dans leurs œuvres. Ces livres sont imprimés et se trouvent en vente partout.

1. — Adolfus Crangius dans ses remarques sur Trittenheim[4] ;

2. — Adrien Aleman dans ses commentaires sur le livre d’Hippocrate De aere, aquis et locis ;

3. — André Vésale dans son Apologie contre Puteus, mais sous le pseudonyme de Gabriel fils de Zacharie ;

4. ― André Tiraqueau, jurisconsulte, dans De nobilitate et De legibus connubialibus ;

5. — Auger Ferrier dans son livre [De lue hispanica seu] morbo gallico ;

6. — L’auteur des annotations sur le livre des nativités d’Hermès ;

7. — Antoine Mizauld dans son livre De sympathia et antipathia ;

(273) 8. — Amatus Lusitanus dans ses commentaires sur Dioscoride ;

9. — Andrea Bacci dans [De thermis, lacubus, luminibus, balneis totius orbis…], mais avec jalousie, comme je le lui ai montré ;

10. — Andrea Camuzio dans la dispute, comme j’ai dit plus haut[5] ;

11. — Anton Maria [de’ Conti] ou Marcantonio Maioraggio, comme il signait après avoir changé son nom, dans son Antiparadoxon ;

12. — Adrien Turnèbe dans la lettre qui précède sa traduction du livre de Plutarque De oraculorum defectu ; mais en ayant supprimé non nom il s’accuse lui-même ;

13. — Brodeau dans ses [Dix livres de] mélanges ;

14. — Borrel, une pierre de moulin qui ne sait rien et ne peut rien apprendre ;

15. — Charles de l’Écluse dans [Aromatum et simplicium aliquot medicamentorum apud Indos nascentium historia] ;

16. — L’espagnol Christophorus dans l’itinéraire du prince d’Espagne [De itinere Philippi regis] ;

17. — Gasparo Bugati dans sa Chronique [Historia universale] parmi les médecins et les professeurs ;

18. — Dans le supplément de la Chronique par Sansovino, parmi les médecins et les professeurs ;

19. — Conrad Gesner, partout ;

20. — Conrad Wolffhart dans son livre [Prodigiorum ac ostentorum chronicon] ;

(274) 21. — Constantin dans ses Annotations sur Amatus [Lusitanus], surtout là où il traite des pierres ;

22. — Christoph Schlüssel de Bamberg dans le troisième livre des Éléments [d’Euclide] ;

23. — Daniele Barbaro, patriarche d’Aquilée dans le Xe livre, chap. 8, de ses commentaires sur Vitruve ;

24. — Daniel Santbech, dans le septième livre des Problematum [astronomicorum et geometricum sectiones VII] ;

25. — Donatus de Mutis dans l’exposition de certains aphorismes ;

26. — Epitome bibliotheca [?] ;

27. — Francesco Alessandri dans son Antidotaire ;

28. — François de Foix, comte de Candale, dont le blâme doit être tenu pour un éloge, dans sa Géométrie ;

29. — Francesco Vimercati dans ses Météores ;

30. — Fuchs dans son abrégé de médecine ;

31. — Kaspar Peucer dans son [Commentarius de praecipuis generibus] divinationum ;

32. — Gaudenzio Merula de Novare, dans son De bello Erasmicano ; ce fut le premier qui imprima mon nom ;

33. — Georg Maler, médecin, dans ses (275) livres qui sont nombreux ;

34. — Guglielmo Gratarolo, médecin de Bergame ;

35. — Gabriele Falloppio, dans son livre sur les fossiles, quoiqu’il me contredise ;

36. — Guillaume Rondelet dans son histoire des poissons, avec jalousie ;

37. — [Rainer] Gemma Phrisius dans son Arithmeticae [praticae methodus facilis] ;

38. — Girolamo Castiglione dans son Oratio de laude patriae ;

39. — Hieronymus Bock dans son Kräuterbuch ;

40. — Jérôme Monteux, médecin du roi de France ;

41. — Jacques Peletier (du Mans) dans ses ouvrages de mathématiques ;

42. — Jean du Choul dans De [varia] quercus historia ;

43. — Johannes [Luis] Collado dans [in Galeni librum] de ossibus [commentarius] ;

44. — Giovanni Battista Ploti dans son traité De in litem iurando ;

45. — Johann Schöner dans les [De iudiciis astrorum et] nativitatum [libri III] ;

46. — Johann Dobneck au début de son Historiae [Hussitarum libri XII] ;

47. — Joachim Heller dans son édition de Ioannis Hispalensis [astrologi hispani epitome totius astrologiae] ;

48. — Giuseppe Ceredi, [Tre discorsi] sopra il modo d’alzar acqua [da luoghi bassi] ;

49. — Johannes Stadius dans ses Tabulae [aequabilis et apparentis motus corporum cœlestium] et ses Ephemerides [ab anno 1554 usque ad an. 1568] ;

(276) 50. — João de Barros dans le quatrième chapitre de la première Decada da Asia ;

51. — Jules César Scaliger dans ses [Exotericarum exercitationum liber XV] in libris de Subtilitate ;

52. — Jacques Charpentier dans son commentaire de Alcinoi [institutio ad Platonis doctrinam] ;

53. — Ingrassias dans son livre De tumoribus ;

54. — Le livre collectif De aquis ;

55. — Le premier livre collectif De morbo Gallico [omnia que extant apud omnes medicos cuiuscumque nationis, collecta per Aloys. Luisinum] ;

56. — Levin Lemmens, De occultis naturae miraculis ;

57. — Lorenzo Damiata dans sa géographie encore inédite ;

58. — Leo Suavius, De arsenico et auripigmento ;

59. — Luca Gaurico, dans son livre [Omar] de nativitatibus [et in terrogationibus], quoique avec jalousie ;

60. — Matthæus Abel, dans son livre De situ orbis[6] ;

61. — Martinus Henricus, abondamment, dans ses Quaestiones medicae[7] ;

62. — Melanchthon au début de ses Doctrinae [physicae elementa] ;

63. — Melchior Wieland, prussien ;

64. — Michael Stifel dans son Arithmetica [integra] ;

(277) 65. — Michele [Raffaele] Bombelli, de Bologne, dans son Algebra ;

66. — Nicolò Tartaglia, qui après avoir médit, fut obligé à Milan de chanter la palinodie[8] ;

67. — Philandrier dans ses [In decem libros] Vitruvii [de architectura] annotationes ;

68. — Pierre Pena et Mathias de Lobel dans leur livre Stirpium adversaria au chapitre De phtora et antiphtora ;

69. — Reiner Solenander, à propos des eaux thermales ; [Opus de caloris fontium medicatorum causa eorumque temperatione] ;

70. — Severinus Bebelius au deuxième livre De succino ;

71. — Taddeo Duno, dans une œuvre remarquable ;

72. — Valentin Nabod, de Cologne, dans son Commentaire sur le Alchabiti [astronomiae iudiciariae tractatus] ;

73. — Vareus dans sa poésie italienne [?].

Je sais que plusieurs autres, dont je ne me rappelle pas maintenant les noms, m’ont mentionné dans leurs ouvrages. Parmi ceux qui ont parlé mal de moi, je n’en connais aucun qui, dans ses études, ait dépassé la grammaire et je ne sais par quelle audace ils se mirent au nombre des érudits. Ce sont Brodeau, Fuchs, Rondelet, Borrel, (278) Charpentier, Turnèbe, Foix et Tartaglia. Car Scaliger, Duno, Ingrassias, Gaurico et Solenander m’attaquèrent pour s’acquérir de la réputation.

Maintenant écoutez d’autres attestations. Pour ce qui est des témoignages écrits, peut-être Galien et Aristote même en ont-ils reçu à peine autant de leur vivant (si je n’en suis pas redevable à l’art de l’imprimerie). André Alciat, que je nomme ici pour l’honorer, outre son habitude, que j’ai rapporté ailleurs, de m’appeler l’homme des inventions feuilletait chaque jour mes livres, surtout celui qui est intitulé De consolatione. Ambrogio Cavenago, premier médecin de l’empereur, m’appelait l’homme des travaux. Jules César Scaliger m’a attribué plusieurs titres que j’aurais recherchés, en m’appelant esprit très profond, très heureux et incomparable. Et toute la jalousie à laquelle j’ai été en butte n’a pu faire que mon nom ne soit pas mentionné dans les leçons publiques à Bologne, à Pavie et ailleurs. Angelo Candiano et Bartolomeo d’Urbin, tous deux célèbres (279) et médecins fameux, combien de fois les a-t-on trouvés (et ils ne s’en cachaient pas) avec mes livres entre les mains, quoiqu’ils ne fussent guère mes amis. Mais mettons un terme à ce propos, pour ne pas sembler poursuivre l’ombre d’un rêve, car les choses de ce monde sont vaines, et la louange qu’on en fait est futile.


  1. Voir chap. XIV.
  2. Ce devait être pratique courante puisque le Sénat de Milan était obligé de prendre des mesures pour y mettre un terme à l’université de Pavie. Le 4 janvier 1556, il faisait défense ne quis scholares praehenset, aut ambiat, uel sollicitet, ut Doctores audiat quos prachensator maluerit. (Mem. e doc. Pavia, II, p. 19, no XX).
  3. Dans la dédicace à Daniele Barbaro, patriarche d’Aquilée, des Disputationes (Cf. chap. XII, note 1) : Siquidem in hac Insubria nostra quamplures uideas non solum auditores uerum etiam iam din promotos ad lauream quos minime pudeat Cardanum contra Galeni placita ueluti physicum Appollinem in medium producere, idque non mediocri laborantium dispendio…
  4. Cf. De libris propriis (I, 123).
  5. Chap. XII.
  6. Cf. De libris propriis : In Dionysium de situ orbis (I, 121).
  7. Cité par Naudé dans son édition, parmi les Testimonia praecipua de Cardano rassemblés aux pages 323-374.
  8. « On sait, a écrit Cardan ailleurs (De libris propriis, I, 80), comment Tartaglia fut battu par Lodovico Ferrari dans l’église des Franciscains et contraint non seulement de chanter la palinodie mais aussi de promettre de publier ses aveux, ce qu’il n’a point tenu. » Les accusations de Tartaglia contre Cardan (voir chap. XLV note 2) avaient provoqué une réponse de Ferrari qui lança un cartel à l’insulteur de son maître le 10 février 1547. Il lui proposait une sorte de duel mathématique qui se prolongea par lettres jusqu’en octobre. Les textes des cartels ont été publiés à Milan en 1870 par Giordani : I sei cartelli di matematiche disfide intorno alla generale risoluzione delle equazioni cubiche di Lodovico Ferrari con sei contro-cartelli in risposta di Nicolò Tartaglia… in-8. — Bien que dans l’ombre, Cardan eut sa part dans la résolution des questions débattues (Cf. De Subtilitate, XV [III, 589]). La conclusion du débat n’étant pas suffisamment nette, une dispute publique, proposée alors par Ferrari, acceptée à contre-cœur par Tartaglia, eut lieu le 10 août 1548 à Milan dans l’église dite Giardino dei Frati Zoccolanti. Au lieu de la continuer les jours suivants, Tartaglia s’enfuit secrètement pour Brescia dès le lendemain. Il en a donné neuf ans plus tard, dans son General trattato di numeri e misureIIa parte (Venise, 1556) fo sq. un récit où il est loin de reconnaître sa défaite.