Ma vie (Cardan)/Chapitre XIV

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 37-39).

XIV

VERTUS ET CONSTANCE

Il y a bien des choses où les hommes sont exposés à l’erreur, mais il n’en est aucune où ils se fassent plus d’illusions que sur le nom de la constance. D’abord parce que, si elle est réelle, c’est un présent divin ; sinon, elle est le fait de stupides et de fous. C’est celle qu’on (64) pouvait railler comme vaine et absolument sotte chez Diogène, qui se roulait l’été dans le sable brûlant et, l’hiver, étreignait nu des colonnes glacées[1]. Ce fut au contraire une vertu remarquable que celle de Bragadino[2], noble vénitien, prêt à souffrir des tourments dont aucun des insolents vainqueurs ne voulut être l’exécuteur ; elle était digne d’une gloire immortelle, puisqu’il acceptait d’être écorché vif. S’il dut à un secours divin de pouvoir le supporter, il était digne d’un homme de le vouloir. Cette vertu a plus de relief et d’éclat dans les malheurs ; mais il n’est pas trop rare cependant que, jusque dans la bonne fortune, elle trouve l’occasion de se rendre digne d’admiration. Encore que cette occasion manque à certains hommes, on ne doit pas les tenir pour moins constants. Du moment que l’on se trompe de tant de manières à propos de cette vertu, il ne faut pas attribuer à gloire le fait d’avoir enduré, ni à blâme un défaut d’occasion, non plus que considérer comme nous appartenant ce que la nature nous a refusé.

Je ne défends pas cette doctrine parce que les occasions m’ont manqué dans une certaine mesure, alors que je n’ai pas eu d’ennemi si acharné, de juge si injuste qui n’ait admiré ma constance dans le malheur, ma modération dans la prospérité, plus encore qu’on ne m’a blâmé d’avoir méprisé (65) les plaisirs et supporté les difficultés : je veux dire les voluptés, les spectacles, les maladies, l’insuffisance de mes forces, le dénigrement de mes rivaux, les réussites peu heureuses, les procès, les attaques, les menaces des puissants, les soupçons de quelques-uns, le désordre de ma famille, le défaut de bien des choses, enfin les conseils décourageants d’amis véritables ou de ceux qui en prenaient l’apparence, et les dangers provenant de tant d’hérésies qui menaçaient.

Aussi, pour autant que j’éprouvasse la bonne fortune ou d’heureux succès, je ne changeai jamais de conduite, je ne devins ni plus dur, ni plus ambitieux, ni moins endurci, ni méprisant pour les pauvres, ni oublieux de mes anciens amis, ni plus bourru dans mes relations, ni plus orgueilleux dans mes propos ; je ne portai pas de vêtements plus recherchés, sauf dans la mesure où le rôle que je jouais m’y obligeait, ou parce qu’à mes débuts j’avais été contraint par la pauvreté à en porter d’usés. Ce n’est pas la nature qui m’avait doté de cette constance ; j’avais à supporter des peines supérieures à mes forces, mais je triomphai de la nature par l’art. Au milieu de mes plus grandes douleurs morales, je me frappais les jambes avec une verge, je me mordais cruellement le bras gauche, (66) je jeûnais ; je soulageais bien des maux par les larmes quand j’avais la chance de pouvoir pleurer, mais bien souvent je ne pouvais pas ; je combattais alors par la raison, en disant : « Il n’arrive rien de nouveau, le temps seul a changé et a avancé son cours. Pouvais-je ne pas être privé de la vue et de la société (de mon fils[3]) pour toujours ? Mais quelques années ont été retranchées ? Quelle part du temps est-ce là, si on la rapporte à l’éternité ? Enfin si je ne survis que quelques années, j’ai peu perdu ; si c’est pour plus longtemps, la vie me paraîtra plus longue, et peut-être se produira-t-il bien des choses à l’aide desquelles je soulagerai ma peine et je lui procurerai une gloire éternelle. Que serait-ce enfin s’il n’était pas né ? » Mais mon infériorité en face de la douleur fut, comme je le dirai plus loin, allégée par la bienveillance divine et par un miracle manifeste.

Dans mes occupations je fus encore plus constant, surtout dans la composition de mes livres, au point que, d’excellentes occasions s’étant offertes, je n’abandonnai pas ce que j’avais entrepris et je persévérai dans mon premier travail, parce que j’avais remarqué tous les dommages causés à mon père par ses changements de projets. Je pense que personne ne me désapprouvera dans la circonstance suivante. Lors de ma réception à l’Académie des Affidati de Pavie[4], qui comptait bon nombre (67) de princes et de cardinaux des plus éminents, j’avais accepté par crainte ; et pourtant, en quittant Pavie, je ne m’en retirai pas et ne donnai pas ma démission. Mais quand les académiciens furent présentés au roi en grand apparat, je me dérobai en disant qu’une telle pompe ne me convenait pas. Pour la vertu, je n’ai rien de plus à dire qu’Horace : « La vertu consiste à fuir le vice. »

Je n’ai jamais rompu une amitié ; et quand une rupture a eu lieu, je n’ai jamais révélé le secret de ce que j’avais connu en tant qu’ami, au cours de mon amitié ; je n’en ai jamais fait des reproches et, qui plus est, je ne me suis jamais attribué rien qui appartînt à autrui. Sur cette matière Aristote ne fut pas irréprochable, Galien s’abaissa à de honteuses disputes ; ainsi par là je ne le cède qu’au seul Platon. J’en ai le témoignage de Vésale, homme modéré, qui, tracassé par Curzio en de mesquines querelles, ne voulut jamais parler de lui. Pour le seul amour des bonnes lettres, moi que Curzio avait accusé de vol parce que j’avais conservé le gage fourni comme caution d’un emprunt qu’il avait contracté sans témoin, je ne refusai pas de rendre hommage à sa science. Il s’ensuivit que, lorsqu’il partit pour Pise et que le Sénat lui demanda (68) si j’étais apte à le remplacer, il répondit que personne ne le pouvait mieux. Comme on savait que nous n’étions pas réconciliés, on m’attribua la charge d’enseigner.

Je tiens sans le moindre doute pour une vertu de n’avoir jamais menti depuis ma jeunesse, d’avoir patiemment supporté la pauvreté, les calomnies, tant de malheurs, et de n’avoir jamais mérité même un reproche d’ingratitude. Mais en voilà trop sur ce sujet.


  1. Ce trait est raconté par Diogène Laërce, VI, 2, 23.
  2. Marc-Antonio Bragadino (1523-18 août 1571) défendit Famagoste contre les Turcs qui, après la reddition, mirent à la torture sous ses yeux ses compagnons d’armes et le supplicièrent ensuite.
  3. J’interprète tout ce passage comme se rapportant à la mort du fils de Cardan. Le secours surnaturel auquel il fait allusion quelques lignes plus bas est sans doute celui dont il parlera au chap. XLIII.
  4. Chap. XXX. — Sur l’académie degli Affidati on peut voir Tiraboschi, Stor. lett. ital., VII, 190, et Salza, Luca Contile, uomo di lettere e di negozi del secolo XVI (Firenze, 1905, pp. 92 sqq.). Fondée en 1562 par treize gentilshommes, elle était encore florissante au xviiie siècle après avoir subi une courte interruption de 1576 à 1597. Parmi les grands seigneurs qui en faisaient partie on cite le duc de Suessa, le marquis de Pescara, parmi les cardinaux Charles Borromée, parmi les savants plusieurs collègues de Cardan comme Branda, Delfino, Zaffiro, etc. Le roi d’Espagne Philippe II accepta de figurer parmi ses membres.