Ma vie (Cardan)/Chapitre XXX

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 68-77).

XXX

DANGERS, ACCIDENTS ET EMBÛCHES NOMBREUSES, DIVERSES, CONTINUELLES

J’ai couru les dangers que je vais rapporter. J’habitais dans la maison des Cattanei. Un matin que la terre était couverte de neige, en allant à mon cours, je m’arrêtai pour uriner près d’un mur qui menaçait ruine, à côté d’un étudiant, puis je continuai par le bas de la rue. À ce moment une brique se détacha du mur d’en face ; je n’échappai au danger que grâce à la neige, qui m’avait détourné de prendre par le haut, comme m’y poussait vivement mon compagnon.

(110) L’année suivante, en 1540 si je ne me trompe, comme j’étais dans la rue orientale, il me vint sans motif à l’idée de traverser du côté gauche au côté droit de la rue. À peine y étais-je qu’une bonne quantité de moëllons tomba de l’autre côté, d’un avant-toit très élevé, sur un si large espace que, à coup sûr, si je n’avais pas changé de route, j’aurais été broyé tout entier. Ainsi je fus sauvé par la volonté de Dieu.

Peu après, non loin du même endroit, j’allais monté sur une mule à côté d’un char, et je voulais le dépasser sur la droite ; car j’étais pressé par mes affaires et ennuyé du retard. Je pensai : et si le char se renverse ? Je m’arrête et il tombe. Sans aucun doute, je me serais trouvé pris sous lui, avec le risque évident d’une blessure et peut-être en grand danger de mort. Je ne m’étonne pas de ce qui est arrivé, mais de ce que, entre tant de fois où j’ai changé de chemin, je ne l’ai jamais fait spontanément qu’en de tels dangers ; peut-être les autres fois n’y ai-je pas prêté attention. C’est pourtant une chose remarquable, mais qui n’est admirable que par le nombre des exemples.

Enfant, j’avais onze ans sauf erreur, j’entrai dans la cour du noble Donato Carcani : un petit chien au poil souple me mordit (111) au ventre et me fit cinq blessures, mais sans gravité quoique les plaies eussent noirci. Je ne dirai rien là dessus, sauf qu’il fut très heureux pour moi de ne pas connaître le danger de la rage. Plus tard, ce que le mal n’avait pas produit, la peur l’aurait fait.

En 1525, l’année de mon rectorat, je faillis me noyer dans le lac de Garde. Avec des chevaux de louage je m’étais embarqué à contrecœur. Le grand mât, le gouvernail et une des deux rames se brisèrent ; la voile du second mât se déchira aussi. La nuit était survenue. Je pus me sauver à Sirmione quand les autres n’avaient plus d’espoir et moi fort peu. Si l’entrée au port avait été retardée, ne fût-ce que de la quarantième partie d’une heure, nous aurions péri ; car la tempête arriva avec tant de force qu’elle tordit les barres de fer aux fenêtres de l’auberge. Quant à moi qui, au début, avais paru effrayé, je dînai content quand on servit un gros brochet. Il n’en fut pas de même des autres, à l’exception de celui dont les conseils avaient provoqué cette erreur, mais qui avait ensuite montré une courageuse activité dans le danger.

Me trouvant à Venise le jour de la Nativité de la Vierge[1]. j’avais perdu de l’argent au jeu. Le lendemain je perdis ce qui me restait. J’étais dans la maison de mon partenaire ; et quand je m’aperçus que les cartes étaient truquées, je tirai mon poignard et le blessai (112) au visage, mais légèrement, en présence de deux jeunes gens, ses serviteurs. Deux lances étaient suspendues au plafond, la porte de la maison fermée à clef. Je me saisis de tout l’argent, aussi bien du sien que du mien ; mes vêtements et mes bagues, que j’avais perdus la veille, je les avais regagnés au début de cette séance et déjà renvoyés chez moi par mon valet. Je rejetai de mon gré une partie de l’argent et je m’élançai sur les domestiques qui ne pouvaient tirer les armes. À leurs supplications, je leur accordai la vie sauve à condition qu’ils m’ouvriraient la porte de la maison. Dans un tel trouble et une telle confusion, considérant que tout retard pourrait être dangereux parce que (je pense) il m’avait attiré chez lui pour tricher avec des cartes faussées, et jugeant que la différence n’était pas grande entre le gain et la perte, leur maître ordonna de m’ouvrir la porte, et je sortis. Le même jour, tâchant d’esquiver les dangers qui pouvaient me venir de la police à cause de la blessure faite à un Sénateur, j’allais armé sous mes vêtements quand, à la deuxième heure de la nuit, je fis un faux pas et tombai dans la mer. Sans perdre (113) la tête, j’étendis la main droite qui saisit une poutre. Sauvé par ceux qui m’accompagnaient, je monte sur un bateau et j’y trouve (ô miracle !) l’homme avec qui j’avais joué, le visage bandé à cause de sa blessure. Il m’offrit spontanément des vêtements de marin, je les mis et je rentrai à Padoue en sa compagnie[2].

À Anvers, comme je voulais acheter une pierre précieuse, je tombai dans une fosse (je ne sais pour quelle raison ou quelle destination elle se trouvait dans la boutique). Blessé et meurtri à l’oreille gauche, je pardonnai assez aisément l’incident, car le dommage n’était que superficiel.

En 1566, à Bologne, je sautai de ma voiture qu’il n’était plus possible d’arrêter dans sa course. J’eus l’annulaire de la main droite brisé, le bras contusionné assez pour ne pouvoir plus le plier de quelques jours ; puis la douleur passa au bras gauche, le droit restant sans dommage. Le plus étonnant, c’est que, neuf ans après, sans cause, comme un avertissement, cette douleur reparut à droite ; et maintenant j’en souffre encore. Quant au doigt, sans l’emploi d’aucun remède, je n’y ressens plus aucune gêne et il n’a gardé qu’une légère déformation.

Que dirai-je du risque que je courus du fait de la peste (114) en 1541 ? J’avais visité un serviteur du colonel Dell’Isola, noble génois, lequel serviteur était arrivé de Suisse infecté pour avoir dormi entre deux malades, morts plus tard. Ignorant la nature du mal, j’avais ensuite porté le dais de l’empereur[3] à son entrée dans Milan, en ma qualité de recteur du Collège des médecins. Quand la maladie fut connue, le colonel voulait que le mort — on le considérait déjà comme tel — fût caché à la campagne. Je refusai d’y consentir, ne craignant rien tant que la fraude et ses suites. Et, avec l’aide de Dieu, le malade, grandement aidé de ma paternelle assistance, se rétablit contre tout espoir.

Que dire encore de ce qui m’arriva en 1546 et qui tient du prodige ? Je revenais, presque débarrassé de souci, d’une maison où la veille un chien m’avait touché de ses dents, mais sans me blesser. Comme il s’était jeté sur moi furtivement et sans aboyer, je craignais qu’il ne fût enragé. Aussi lui avais-je offert de l’eau qu’il avait refusée, mais sans s’enfuir, et il avait mangé une cuisse de chapon qu’on lui avait présentée sur mon ordre. Sur ces entrefaites, je vois s’avancer vers moi d’assez loin un très gros chien. C’était le jour (115) de la Sainte-Croix[4], un jour d’avril fort gai. Les deux côtés du chemin étaient garnis de haies de verdure et d’arbres. Je me disais : Que peuvent avoir les chiens contre moi hier et aujourd’hui ? J’ai évité une crainte vaine, mais qui sait si celui-ci n’est pas vraiment enragé ? Pendant ces réflexions, le chien s’était déjà approché droit vers la tête de ma mule, et je ne savais quel parti prendre. À peine à portée, il sauta pour m’atteindre. La mule que je montais était petite, ce fut ce qui me sauva. Je fis aussitôt le geste que je venais de calculer et je baissai la tête sur l’encolure de ma bête. Le chien passa au-dessus de moi, en faisant claquer ses dents, sans me blesser ni même me toucher, ce qu’on peut compter comme un miracle. Si je ne l’avais pas raconté assez souvent et en divers endroits de mes écrits, je croirais à un rêve ou à une hallucination. En outre, en regardant derrière moi pour voir s’il revenait m’attaquer, j’interrogeai mon valet qui me suivait sur la gauche près de la haie : « Dis-moi, je te prie (le chien s’était déjà éloigné, emporté par son élan), as-tu vu ce qu’a fait ce chien ? t’a-t-il (116) tracassé ? — Point, dit-il, mais j’ai bien vu ce qu’il vous a fait. — Dis-le moi, je te prie, demandai-je encore. — Il a bondi droit sur votre tête, mais comme vous vous êtes courbé, il est passé par dessus sans vous blesser ». Certes, pensai-je, ce ne fut pas une hallucination, mais la chose pourrait paraître incroyable à tout le monde.

Au total, je me suis trouvé quatre fois dans un danger extrême, c’est-à-dire tel que, si je n’y avais pas pourvu, c’était fait de ma vie. Ce fut la noyade d’abord, puis la morsure d’un chien enragé, en troisième lieu la chute des décombres qui fut moins grave, puisque je m’étais éloigné avant qu’elle commençât, et la rixe dans la maison du noble vénitien.

En nombre égal sont les plus grands dommages et les pires embarras que j’ai éprouvés : le premier fut mon impuissance, le second la mort cruelle de mon fils, le troisième la prison, le quatrième la méchanceté de mon second fils. C’est ainsi, en ordre, qu’il faut examiner ma vie. Je ne compte pas la stérilité de ma fille, mon long conflit avec le Collège, tant d’hostiles et d’iniques persécutions, ma mauvaise constitution physique, ma faiblesse continuelle, et l’absence d’un parent qui eût des connaissances et de l’honnêteté ; s’il ne m’avait pas manqué, il m’aurait soulagé d’un grand poids et m’aurait débarrassé de la plupart des petits ennuis.

(117) Quant aux embûches dont le but était ma mort, je vais en raconter d’étonnantes. Aussi soyez attentif, car l’histoire en est rare.

J’enseignais alors à Pavie et je lisais chez moi. J’avais auprès de moi une servante de hasard, le jeune Ercole Visconti, deux jeunes domestiques et un valet. Des deux domestiques, l’un me servait de secrétaire et de musicien, l’autre de laquais. C’était l’année 1562, où j’avais décidé de partir de Pavie et d’abandonner mon enseignement, décision que le Sénat acceptait difficilement, comme si elle avait été prise sous le coup de la colère. Il y avait là deux docteurs : l’un, homme habile, avait été autrefois mon disciple ; l’autre, simple et, je pense, sans méchanceté, était chargé d’un enseignement extraordinaire de la médecine. Il était d’ailleurs bâtard. Mais que ne peut le désir des honneurs et des richesses, surtout quand il s’unit aux connaissances scientifiques ! Mes rivaux, dont tous les soins tendaient à me faire quitter la cité, étaient disposés à tout, semblait-il, pour réaliser ce vœu. Aussi, désespérant de parvenir à me chasser à cause du Sénat et bien que j’eusse demandé mon congé, ils conçurent le dessein de me tuer, non par le fer, à cause de l’infamie (118) et de la crainte du Sénat, mais par la ruse ; car mon compétiteur comprenait qu’il ne pourrait être nommé premier professeur si je ne partais pas. Ils prirent les choses de loin. D’abord ils fabriquèrent sous le nom de mon gendre, et même sous celui de ma fille, une lettre absolument honteuse et dégoûtante : « ils rougissaient de leur parenté avec moi ; le Sénat, le Collège des médecins éprouvaient une égale honte la chose allait si loin qu’on me jugeait indigne d’enseigner et qu’on pensait à m’éloigner de ma chaire. » Frappé de si impudents et audacieux reproches de la part des miens, je ne savais que faire, que dire, que répondre ; et je ne pouvais m’expliquer à quoi cela tendait. Maintenant, il est clair qu’un acte aussi éhonté et cruel avait la même origine que les autres qui furent tramés par la suite. En effet, peu de jours après, on m’apporta une lettre signée de Fioravanti, conçue dans ce sens : « Il avait honte pour notre patrie, pour le Collège, pour le corps des professeurs, du bruit qui se répandait que j’abusais des enfants, qu’un seul ne me suffisait pas si, chose absolument inouïe, je n’y en joignais un second ; il me demandait au nom de tous mes amis de prendre des précautions contre l’infamie publique ; il n’était bruit que de cela dans Pavie, (119) et il pouvait indiquer les maisons où on en parlait. » À cette lecture je restai stupide ; je ne pouvais croire que cette lettre fût de lui, un ami et un homme raisonnable. J’avais encore présente à la mémoire la lettre que je croyais de mon gendre. Maintenant, je suis convaincu qu’elle ne fut jamais de lui et qu’il n’a jamais eu d’idée semblable puisque, depuis lors jusqu’à ce jour, que nous ayons été en bons termes ou fâchés, il m’a toujours respecté et n’a laissé paraître la moindre trace d’une si mauvaise et si absurde opinion. Et puis, si même il l’avait cru, en homme prudent, il se serait gardé d’envoyer une lettre exposée à tomber entre beaucoup de mains, pour reprocher à son beau-père un crime au moins douteux, mais si repoussant, si honteux et qui pouvait nuire à sa propre réputation.

Aussitôt je demande un vêtement, je vais chez Fioravanti et je l’interroge sur la lettre : il avoue qu’elle est de lui. J’étais de plus en plus stupéfait ; car je ne soupçonnais pas la machination, je n’y pensais même pas. Je me mis à discuter et à lui demander où se tenaient ces fameux propos. Là il commença à hésiter sans savoir (120) que dire ; il n’invoquait que la rumeur publique et les racontars du recteur de l’Académie, qui était l’homme de Delfino. Quand il vit que la conséquence de cette affaire était de le mettre en sérieux danger plutôt que m’exposer au soupçon de ce crime, il changea de résolution et céda ; quoique simple, comme je l’ai dit, il voyait la gravité de ce qu’il avait fait. De ce jour tout cessa et leurs inventions s’écroulèrent. Je vais dire, comme je l’ai appris plus tard, dans quelles conditions la chose avait été préparée : le loup et le renard avaient persuadé à cette bonne bête[5] que le Sénat avait décidé de lui accorder, quand je ne serais plus là, la deuxième chaire de médecine ; car la première, c’était mon compétiteur qui se la réservait, en vertu d’une coutume de succession depuis longtemps établie ; le renardeau occuperait la place de Fioravanti. Mais il ne devait pas en être ainsi, comme l’événement le montra ensuite.

Le premier acte de la tragédie achevé, commence le second, qui éclaire le précédent. Avant tout, on prit soin que cet homme (qui faisait rougir sa famille, sa patrie, le Sénat, les Collèges de Milan et de Pavie, le corps des professeurs et jusqu’aux élèves) (121) entrât à l’Accademia degli Affidati de Pavie, où figuraient plusieurs théologiens distingués, deux cardinaux à ce qu’on disait, deux princes, le duc de Mantoue et le marquis de Pescara. Et, voyant que je ne m’y laissais mener qu’à contre-cœur, on recourut à la menace pour forcer mon consentement. Que pouvais-je faire sous le coup de la mort terrible de mon fils ? Ayant fait l’épreuve de tous les malheurs je consentis enfin, surtout parce que j’étais dispensé certains jours de l’obligation d’enseigner à l’Université. Je ne prenais pas garde alors à leur fourberie, cachée sous le désir de recevoir celui que, moins de quinze jours avant, tous les ordres voulaient proscrire comme l’époux de tous les enfants. Ô grands dieux ! Ô barbarie des mortels, ô cruauté d’amis scélérats et traîtres, ô impudence et fureur pires que celles des serpents !

Bref, la première fois que j’entrai à l’Académie je remarquai une poutre placée de telle façon que, glissant à l’improviste, elle pouvait tuer quiconque entrait — je ne sais si c’était par hasard ou fait à dessein. Quoi qu’il en fût, je n’assistais aux séances que le plus rarement possible en imaginant des prétextes ; quand (122) j’y allais, c’était au moment où l’on ne m’attendais pas, et j’étais toujours attentif à la souricière. On ne s’en servit pas, soit que l’on jugeât qu’il ne fallait pas perpétrer un crime avec tant d’éclat, soit que l’on n’eût pas eu cette intention ou que l’on prît un autre parti. Par exemple, je fus appelé peu de jours après au chevet d’un malade, le fils du chirurgien Pier-Marco Troni. Il y avait, appliqué au dessus de la porte, un morceau de plomb comme pour retenir les rideaux de jonc : comment, de quelle façon, je ne comprends pas, mais assurément pour qu’il tombât. Il tomba en effet. S’il m’avait atteint, c’en était fait de moi ; et de peu s’en fallut, Dieu le sait. De ce jour, je commençai à être en proie au soupçon, sans savoir précisément que soupçonner, tant était grande la stupeur de mon esprit.

Mais écoutez le troisième acte, qui découvrit tout. Peu de temps après, cet animal vint me demander de lui prêter deux jeunes domestiques, musiciens, en vue d’une messe nouvelle que l’on voulait célébrer. On savait qu’ils goûtaient les premiers mes aliments, et on s’était mis d’accord avec une servante pour me donner du poison. Auparavant on avait demandé à Ercole [Visconti] de prendre part à cette fête ; et sans soupçonner (123) de mal il avait promis. Mais lorsqu’il vit que l’on faisait aussi appel aux deux autres, il flaira un mauvais coup ; aussi répondit-il : « Un seul est musicien, et non les deux ». Alors ce lourdaud de Fioravanti, brûlant du désir de les emmener, répondit : « Qu’il nous les envoie tous les deux ; nous savons que le second, bien que moins habile, est aussi musicien et, avec les autres, il complètera toujours le chœur des enfants ». « Laissez-moi, dit alors Ercole à ses interlocuteurs (ils étaient deux), dire un mot à mon maître » ; et il vint, informé de tous points. Si je n’avais été tout à fait fou ou insensé, je pouvais facilement comprendre ce qu’on machinait ; et pourtant, même alors, je ne remarquai rien. Je me bornai (parce que Ercole me le conseilla) à ne pas prêter mes deux domestiques. Ils s’en allèrent, car Ercole leur répondit que le second de ces garçons ne connaissait pas une note de musique. Quinze jours après, ou guère plus, ils reviennent et me demandent de leur prêter ces garçons parce qu’ils voulaient représenter une comédie. Alors Ercole revint me trouver en disant : « Maintenant l’affaire est claire. Ils veulent éloigner tous les domestiques de votre table pour vous empoisonner. Il ne faut pas se contenter (124) d’être sur ses gardes pour des ruses de ce genre, mais le rester en toute circonstance. Il n’est pas douteux qu’ils s’acharnent à votre perte. » — « Je le pense », répondis-je, et pourtant je ne pouvais pas me convaincre d’une chose si grave. « Que dirai-je ? » demandai-je à Ercole. « Que vous avez besoin de vos domestique », dit-il. Et sur cette réponse les autres partirent. Enfin, à ce que je crois, au cours de nombreuses délibérations on décida de me perdre tout à fait. C’était un samedi, le 6 juin si je ne me trompe[6]. Vers le milieu de la nuit je me réveille, je m’aperçois que je n’avais plus ma bague sur laquelle était monté une hyacinthe, j’ordonne à mon domestique de se lever et de chercher. Il cherche inutilement. Je me lève, je lui commande d’allumer la lumière. Il va et revient en disant qu’il n’y a plus de feu. Je le menace violemment et lui commande d’aller chercher encore. Il arrive joyeux, portant avec des pincettes du feu, c’est-à-dire un charbon allumé de la grosseur d’un pois. Je lui dis que ce n’est pas suffisant, il répond qu’il n’y en a pas d’autre, et je lui commande de souffler dessus. Après avoir soufflé trois fois et avoir perdu l’espoir de tirer une flamme, comme il éloignait la chandelle du feu, une grande flamme jaillit et alluma la chandelle. Je lui dis : « As-tu remarqué, Giacomo Antonio ? » (c’était son nom) — « Certes », répondit-il. « Quoi donc ? » lui dis-je. — « (125)Que la chandelle s’est allumée bien que le charbon n’ait pas donné de flamme. » — « Eh bien, dis-je, fais attention qu’elle ne s’éteigne pas de nouveau. » Nous cherchons la bague, nous la trouvons par terre au dessous du lit, vers le milieu, où elle n’avait pu arriver qu’après avoir frappé violemment contre le mur et avoir rebondi. En conséquence je fis vœu de ne pas sortir de ma maison le lendemain. Les circonstances favorisaient mon vœu, car c’était jour de fête et je n’avais pas de malade. Le matin arrivent quatre ou cinq de mes élèves en compagnie de Zaffiro[7] ; et ils me demandent d’assister à un dîner où tous les professeurs de l’université et les membres les plus distingués de l’académie seraient présents. Je répondis que je ne pouvais pas. Sachant que je ne déjeunais pas et pensant que c’était là le motif de mon refus, ils dirent : « Par égard pour vous, nous avons retardé ce repas jusqu’au dîner. » Je répondis de nouveau : « Je ne peux absolument pas. » Ils s’informèrent du motif. Je racontai le prodige et mon vœu, tous s’étonnèrent, mais d’eux d’entre eux se jetèrent un coup d’œil inquiet. Ils me prièrent à plusieurs fois de ne pas troubler par mon absence un repas si solennel ; je maintins ma première réponse. Environ une heure après, les voilà de retour pour insister encore plus. Je répondis que je ne voulais pas enfreindre mon vœu (126) et que j’étais absolument décidé à ne pas sortir de chez moi. Le soir pourtant, le ciel étant couvert, j’allai visiter un de mes malades, un pauvre boucher, ce qui ne m’était pas interdit par mon vœu. C’est ainsi que je restai en proie à une inquiétude continuelle jusqu’au moment où je quittai ma patrie. Aussitôt après mon départ, le renard fut choisi par le Sénat pour me remplacer dans ma chaire, il sauta de joie de l’avoir obtenue. Mais que sont les espérances des mortels ! Il avait à peine tenu trois ou quatre leçons qu’il fut, à ce que j’appris, atteint d’une maladie qui dura environ trois mois et dont il mourut, tout baigné de crimes. Plus tard, en effet, je sus que l’un de ses domestiques, qui devait servir à boire pendant le banquet, était complice de son projet. La même année, Delfino mourut[8] et, peu après, Fioravanti. Il en fut de même pour autant de médecins, quoiqu’un peu plus tardivement, dans les intrigues forgées contre moi à Bologne : ceux-là moururent qui poursuivaient la perte de mon âme. Si pourtant Dieu avait consenti, voilà la récompense que, après tant de malheurs dont j’avais été affligé, j’aurais reçue pour les bienfaits sans cesse prodigués par moi au genre humain. J’avais appris à me garder d’accidents de ce genre grâce à l’exemple de mon oncle Paolo, qui (127) était mort empoisonné, et à celui de mon père qui avait absorbé deux fois du poison, y avait échappé, mais avait perdu ses dents.

Par la suite, presque à la même époque, quels malheurs ne m’arrivèrent pas ! Au mois de juillet, je dus entreprendre un voyage à cause d’une grave maladie dont souffrait mon petit-fils à Pavie, tandis que j’étais à Milan. J’y pris un érysipèle au visage ; et comme je souffrais aussi de maux de dents, peu s’en fallut que je n’eusse besoin d’une saignée, si la nouvelle lune qui arriva ne m’en avait gardé. De ce moment j’allai mieux, et ainsi j’échappai au danger de la maladie et du remède. Plus tard, je prévins de quelques heures seulement un meurtre conçu par un domestique pour me voler. À cela succéda une goutte pénible et longue. À soixante-douze ans, des embûches menacèrent ma vie de dangers sérieux, lorsque les rues de Rome m’étaient peu connues ; et les mœurs y étaient si brutales que les médecins plus prudents et mieux avertis des habitudes y trouvèrent la mort. C’est pourquoi me voyant sauvé par la providence divine plutôt que par ma propre sagacité je n’eus plus, par la suite, la même inquiétude en face des dangers. Mais qui ne (128) voit que tout cela fut comme le présage ou comme la veillée de la gloire que je devais atteindre en cette année 1562, où j’obtins d’enseigner à Bologne pendant huit ans, charge honorable et utile qui m’apporta un répit à mes peines et une vie plus agréable.


  1. Le 8 septembre 1526. Liber XII Genitur. ex. (V, 521).
  2. Un autre récit de cette aventure donné dans Liber XII Genitur. (V, 521) diffère de celui-ci par quelques menus détails, mais surtout est plus clair et les circonstances de l’accident s’enchaînent mieux.
  3. Dans la description fort détaillée que donne Bugati de cette entrée solennelle (Historia universale, livre VII, p. 1896) on lit : dietro… seguina Cesare sotto il Baldachino di broccato graue, portato da otto dottori co’loro coadintori a vicenda.
  4. L’adoration de la Sainte-Croix, fixée au 6e vendredi du Carême et qui tombait cette année-là le 16 avril (Pâques le 25 avril).
  5. Des rapprochements entre les diverses parties du récit on peut supposer que le loup est Delfino, le renard Zaffiro, le mouton ou la bonne bête étant clairement Fioravanti.
  6. La date est exacte pour 1562.
  7. Filippo Zaffiro, de Novare, professeur à l’université de Pavie où il enseigna d’abord la dialectique et la philosophie. À partir de 1562 nous le trouvons ad lecturam Medicinae Theoricae ordinarius. Il meurt en 1563 (Mem. e doc. di Pavia cités, p. 173). Cf. aussi chap. XIV n. 3.
  8. Giulio Delfino, de Mantoue, figure sur les rôles de l’université de Pavie d’abord ad lecturam Medicinae Theoricae extraordinarius unicus, puis à partir de 1562 ad lecturam Medicinae Theoricae primus, c’est-à-dire avec le titre qu’avait porté Cardan jusqu’à son départ ; il le garde jusqu’en 1564, qui semble être l’année de sa mort (Mem. e doc. cités, p. 125 et 127). Cf. Introduction n. 13.