Ma vie (Cardan)/Chapitre XXXI

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 78-81).

XXXI

BONHEUR

Bien que la notion même du bonheur soit fort éloignée de notre nature, il arrive pourtant qu’on puisse y atteindre en partie dans ce qu’il a de plus proche à la vérité. Voilà pourquoi j’en ai eu, moi aussi, ma part. D’abord il est clair que j’ai été favorisé, entre tous les mortels, sur ce fait : tout ce qui m’est arrivé s’est produit avec tant de précision que, si le début avait été plus tôt ou plus vite ou si la fin avait été retardée, tout aurait été bouleversé.

En deuxième lieu il faut considérer une partie de ma vie rapportée à l’ensemble ; ce fut le temps que j’habitai à Piove di Sacco. (129) Parmi les géants il y en a nécessairement un qui est le plus petit et parmi les pygmées un qui soit le plus grand, sans que le géant soit petit et le pygmée soit grand : ainsi, même si j’ai connu un certain bonheur tant que je fus à Piove di Sacco, il ne s’ensuit pas pourtant que j’aie jamais été vraiment heureux. Alors je me divertissais, je faisais de la musique, je me promenais, je faisais bonne chère, je m’appliquais à mes études, rarement du reste ; je n’éprouvais ni peines, ni craintes, j’étais traité avec estime et respect et je fréquentais les nobles vénitiens : le printemps de ma vie. Je n’ai rien connu de plus agréable que cette vie qui dura cinq ans et demi, du mois de septembre 1526 au mois de février 1532[1]. J’étais lié avec le préteur, la maison commune était mon royaume et ma tribune. Le signe que ce temps n’est pas seulement disparu mais que le souvenir même s’en est réduit à une impression de plaisir, c’est que mes rêves agréables me ramènent à lui.

Le troisième élément est le plus grand de tous lorsqu’on ne peut pas être ce qu’on voudrait, se contenter d’être ce qu’on peut est déjà une façon de bonheur ; et pour parvenir à un bonheur plus grand nous devons rechercher ce qui est le meilleur parmi tous les objets de nos désirs. Il nous faut (130) donc reconnaître les biens dont nous sommes possesseurs, distinguer parmi eux tout ce qu’il y a bon, de façon à choisir le plus précieux, ou deux ou trois d’entre eux, y appliquer ardemment notre amour et nos désirs et, pour un moindre mal, agir ainsi non seulement avec ce qui a été choisi, mais aussi avec le reste. Enfin il faut s’appliquer à posséder parfaitement ; car c’est tout autre chose que posséder ou posséder parfaitement. Je sais qu’il ne manquera pas de gens qui mépriseront ces idées comme des paradoxes. Mais, pour qui aperçoit la vanité des choses mortelles, pour qui se souvient des choses passées, il sera facile de comprendre qu’elles sont bien plus vraies que nous ne voudrions. Et si tu y refuses encore ton assentiment, le temps découvrira tout et montrera qu’il en est ainsi.

Prenons pour exemples Auguste, M. Scaurus, Sénèque, Acilius. Certes la fortune d’Auguste fut magnifique et, au jugement des hommes, il fut heureux. Que reste-t-il maintenant de lui ? Ni descendance, ni monument ; tout est anéanti. S’il reste quelque chose de ses ossements, qui désirerait ou seulement voudrait les avoir près de soi ? Qui s’emporterait pour défendre son nom si quelqu’un l’attaquait ? Et en fût-il (131) autrement, que lui importerait ? De son vivant il était heureux ? Qu’avait-il de plus que les autres hommes comme lui, sauf les préoccupations, les colères, les fureurs, les craintes, les meurtres, une maison pleine de désordre, une cour pleine d’intrigues, des familiers pleins d’embûches : s’il ne dormait pas, il était malheureux, s’il dormait, le sommeil était préférable à la veille[2] ; la veille est donc mauvaise si elle ne vaut pas le sommeil qui pourtant, en soi, est indifférent.

Et de quoi ont servi à M. Scaurus tous ses trésors, les spectacles, les dépenses folles dont il ne reste pas même l’ombre. En son temps il n’avait que les agitations, les inquiétudes, les veilles, les tracas des écrivains ; les spectacles, l’apparat, le plaisir, les autres en jouissaient ! Quel bonheur pouvait trouver Acilius lorsque ses richesses se dissipaient, que les douleurs prenaient la place des plaisirs, la pauvreté celle de la fortune ? Je ne prendrai pas la peine de montrer qu’Acilius fut malheureux quand il n’y a pas de plus grand motif de l’être que d’avoir autrefois mené une vie agréable et prospère et d’être réduit à la misère.

Pour Sénèque, que reste-t-il de lui maintenant sauf sa mauvaise renommée ? Alors que l’usure écrasait l’Italie, son âme ne pouvait être heureuse, quand il vivait parmi des troupes de débauchés au milieu de tables de cèdre et d’ivoire (132) et dans des jardins dont le nombre passait en proverbe, quand la crainte des poisons de Néron l’eut contraint à ne vivre que de pain, de fruits et d’eau puisée aux sources. Il fit voir ainsi que personne, pourvu qu’il le veuille, ne manque des aliments nécessaires au bonheur, puisque si peu de chose suffisait au plus délicat des prodigues : tout le reste n’était pas destiné à la subsistance mais au seul plaisir.

Nos principes ne sont-ils pas confirmés plus encore par la folle présomption de Sylla ? Après l’assassinat de Marius le jeune il se fit appeler heureux. Il était pourtant alors misérable, vieux, souillé de meurtres et de proscriptions, entouré de tant d’ennemis, et il avait déposé le pouvoir. Si l’on peut être heureux ainsi, je mériterais bien davantage ce nom. Vivons donc puisqu’il n’y a point de bonheur pour les mortels, dont la nature vaine et vide n’est que pourriture.

S’il y a quelque chose de bon pour orner cette scène je n’en ai pas été privé. C’est par exemple le repos, la tranquillité, la modération, la retenue, l’ordre, le changement, l’enjouement, le divertissement, la société, le sommeil, le manger et le boire, l’équitation, la navigation, la promenade, la connaissance des nouveautés, (133) la méditation, la contemplation, l’éducation, la piété, le mariage, les banquets, les souvenirs bien ordonnés du passé, la propreté, l’eau, le feu, l’audition de la musique, les plaisirs de la vue, les conversations, les contes, les histoires, la liberté, la maîtrise de soi, les petits oiseaux, les jeunes chiens, les chats, la pensée consolante de la mort et de la course du temps pareille pour les malheureux et pour les heureux, la succession des malheurs et de la fortune, l’attente d’événements inespérés, l’exercice d’un art que l’on connaît, les changements qui sont multiples et tout le vaste univers. Où est le mal dans cette abondance de bienfaits et de sagesse ? L’espoir est partout. Je ne vis donc pas dans le malheur et, si la condition commune des hommes ne s’y opposait, j’oserais me vanter d’une ample félicité. Mais ce serait un propos honteux et vain que de mentir pour tromper les autres.

Si on me donnait le choix de mon séjour je me transporterais à Aquila ou à Porto Venere, résidences agréables, ou encore, hors d’Italie, à Éryx en Sicile, à Dieppe sur l’Arques, à Tempé en Thessalie, car mon âge ne supporterait pas le climat de la Cyrénaïque ou du mont Sion en Judée et ne me permettrait pas d’aller chercher l’île de Ceylan dans l’Inde. (134) Les pays portent les hommes heureux, ils ne les rendent pas tels.


  1. C’est-à-dire à la date de son mariage.
  2. La pensée semblerait être ici : s’il ne dormait pas il était malheureux, mais même quand il dormait il n’était pas heureux, car son sommeil ressemblait plutôt à une sorte de veille ; or, la veille est mauvaise…