Ma vie (Cardan)/Chapitre XXXII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 82-87).

XXXII

HONNEURS QUE J’AI REÇUS

Je n’ai jamais désiré ni recherché les honneurs, je ne les ai jamais aimés, en homme qui comprenait tout le mal qu’ils apportent dans la vie humaine. La colère est un grand mal mais passager, les inconvénients des honneurs sont durables. L’amour des honneurs épuise nos ressources : à cause de lui nous évitons les travaux et les autres occasions de gain, nous nous habillons avec recherche, nous offrons des repas et nous entretenons de nombreux domestiques. Il nous pousse à la mort, de tant de façons que je n’en ai pas le nombre présent à l’esprit : duels, guerres, rixes, mauvaises querelles, service des princes, festins importuns, commerce avec sa femme ou avec une courtisane. Nous parcourons les mers, nous affirmons qu’il est honorable de combattre pour la patrie. Il était commun chez les Brutus de se dévouer dans le combat ; Scaevola se brûla (135) la main droite ; Fabricius repoussa l’or qu’on lui offrait : ceci était peut-être d’un sage, les autres traits étaient de sots ou plutôt de fous.

Il n’y a pas de raison pour exalter la patrie. Qu’est-ce que la patrie (je veux surtout parler pour les Romains, les Carthaginois, les Lacédémoniens, les Athéniens, chez qui, sous prétexte de patriotisme, les méchants voulaient dominer les bons, les riches dominer les misérables) sinon une ligue de petits tyrans pour opprimer les faibles, les timides, qui sont le plus souvent inoffensifs. Ô perversité des mortels ! Croit-on qu’il y ait des gens prodigues de leur vie jusqu’à s’exposer à la mort pour leur patrie, par amour de la gloire ? Mais des rustres, des pauvres réfléchissaient ainsi : « Qu’y a-t-il de plus misérable que moi ? Si je survis, on me comptera parmi les premiers de la cité et, à la manière de celui-ci ou de celui-là, je me rendrai maître des biens d’autrui comme les autres font maintenant des miens. Si je meurs, mes descendants quitteront la charrue pour le char et le luxe. » Voilà ce qu’était l’amour de la patrie, l’aiguillon de l’honneur. Je ne voudrais charger de cette accusation ni les villes qui combattent pour leur liberté, ni les princes qui ne tirent de leur puissance d’autres profits que de maintenir la justice, de favoriser les gens de bien, d’élever les misérables, d’entretenir les vertus, de rendre meilleurs et leurs proches et ceux qui ont déjà atteint (136) un haut degré de puissance : ainsi le travail est la seule récompense d’un tel honneur. Du reste ce n’est pas un vice pour les villes que de vouloir dominer, ni pour les citoyens de vouloir s’élever au dessus des autres. Mais la nécessité de l’ordre produit l’autorité, la perversité engendre la tyrannie.

Revenons à des idées plus ressassées, car celles-ci, peu de gens, les connaissent. Les honneurs nous dérobent le temps parce qu’ils nous obligent à prêter l’oreille à bien des gens et à bien des saluts ; ils nous arrachent à l’étude de la sagesse qui est-ce qu’on peut trouver de plus divin dans l’homme. Ô combien d’hommes (ce ne sont pas ceux qui m’écoutent) vivent bassement, qui, en consacrant à l’étude les deux heures qu’ils emploient chaque jour à se peigner et à se parer, pourraient en deux ou trois ans prétendre à cette récompense et à cette parure. Les honneurs empêchent aussi de donner des soins à sa famille et à ses enfants. Est-il rien de plus fou ? Ils nous exposent à l’envie ; l’envie entraîne la haine et la jalousie, que suivent le décri populaire, les persécutions, les accusations, les attentats, la perte de nos biens, les tourments ; nous y perdons la plus grande part de notre liberté, sinon toute et, à vouloir partager l’opinion populaire, tout ce qui nous est laissé de bon dans cette vie, le plaisir même. Sur cette voie (137) nous avançons, avec les honneurs, comme sous leur protection, vers le plus funeste des maux qui est une lâche mollesse. Les jeunes gens pervers s’y enfoncent, les maisons en sont ébranlées jusqu’au fond et renversées.

À l’exception des honneurs, tout ce qui est appelé un bien contient quelque chose de bon. Les enfants sont le début de notre perpétuité ; l’amitié nous apporte une part importante du bonheur ; les richesses nous donnent toutes nos aises ; la vertu est une consolation dans le malheur, une parure dans le bonheur ; les associations et les collèges nous procurent une grande sécurité, maintenant et en toute circonstance. Devons-nous donc éviter et fuir les honneurs à tout jamais ? Assurément non. D’abord il est des cas où ils augmentent les richesses, l’influence et le gain comme chez les magistrats, les médecins, les peintres et, d’une façon générale, dans tous les arts, d’où le dicton que l’honneur nourrit les arts[1] ; deuxièmement, parce que parfois les honneurs garantissent d’un danger, comme le font les collèges et les associations pour ceux que tourmente une envie acharnée, la calomnie ou une injuste condamnation ; troisièmement, les honneurs donnent un surcroît de pouvoir, ce qui se trouve surtout dans l’armée, et dans certaines magistratures où les changements se font au choix, comme on dit, (138) et par échelons successifs ; d’une façon générale, ils sont utiles pour effacer une flétrissure et une honte dont les désavantages sont pires que ceux des honneurs, ou par les profits qui dérivent de circonstances accessoires, ou bien lorsqu’on se trouve en un lieu où on est inconnu ; quatrièmement, quand on peut les remplir par sa seule valeur et sans que le soin qu’ils entraînent soit une gêne.

Le sort ne fut pas avare envers moi de faveurs de ce genre. Étant enfant, quand je me rendais au village de Cardano, j’avais une nombreuse escorte, sorte de présage de ma fortune. Dès que j’acquis la connaissance des lettres latines, je fus connu dans notre ville. Ensuite lorsque je fus à Pavie, nombreux étaient ceux qui spontanément me faisaient cortège. Et je reçus des offres telles que, si je les avais embrassées, la voie m’aurait été ouverte vers de grands honneurs auprès du pape Pie IV. Mes disputes publiques furent assez heureuses et Matteo Corti y prit part pour me faire honneur. J’enseignai les mathématiques, mais un an seulement parce que l’Académie fut licenciée[2]. En 1536, je fus appelé auprès du pape Paul III. À ce moment là j’enseignais depuis deux ans les mathématiques, géométrie, arithmétique, astrologie, architecture[3]. (139) En 1546, le cardinal Morone m’offrit une chaire à Rome où j’aurais également touché des honoraires pontificaux. L’année suivante, André Vésale et l’ambassadeur de Danemark me proposaient un traitement annuel de 300 écus d’or hongrois, une indemnité de six écus provenant des impôts sur le commerce des fourrures (ces derniers offrent avec la monnaie royale une différence de valeur du huitième, on les négocie moins facilement, moins sûrement et ils sont soumis en partie aux hasards [du commerce]) ; j’aurais en outre reçu le vivre pour moi, cinq domestiques et trois chevaux. La troisième proposition me fut faite en Écosse : j’ai honte d’énoncer la somme, mais en peu d’années j’aurais été riche. Je n’acceptai pas d’aller au Danemark parce que le pays est extrêmement froid et humide, les habitants absolument barbares, les rites religieux et les dogmes très différents de ceux de l’église romaine ; pour l’Écosse, il n’était pas possible de faire passer de l’argent par les banquiers ou les courriers en Angleterre et encore moins en France ou en Italie. Cette dernière proposition me fut faite en 1552 au mois d’août. Au mois d’octobre, le savant prince de Bois-Dauphin et Vilandri, secrétaire du roi de France, m’en firent une autre : huit cents écus couronnés par an (140) ou, si je voulais seulement baiser la main du roi (comme on dit) et partir aussitôt après, un collier de cinq cents écus. D’autres me sollicitaient pour le service de l’empereur, qui assiégeait alors Metz. Je ne voulus accepter d’aucun côté de l’empereur, parce que je le voyais dans de grands embarras (il perdit la plus grande partie de son armée du froid et de la faim) ; du roi, parce qu’il n’était pas convenable d’abandonner mon souverain pour m’attacher à son ennemi.

Tandis que j’allais d’Anvers à Bâle, l’illustre Carlo Affaitato me reçut dans sa villa et fit tous ses efforts pour me faire accepter, malgré que j’en eusse, une mule de bonne race dont le prix approchait cent écus d’or. Il était en effet d’une urbanité et d’une libéralité singulières, ami des hommes de valeur. Pendant le même voyage le noble génois Azzalino m’offrit une haquenée (ce que les Anglais appellent dans leur langue obin). Par discrétion je me gardai d’accepter, bien qu’à mon sens on ne pût rien souhaiter de plus beau ou de plus remarquable : elle était toute blanche et de belles proportions. Il avait deux chevaux parfaitement semblables, et il me donnait le choix.

L’année (141) suivante, je reçus des offres du prince Don Ferrante (comme on l’appelait d’habitude) : j’aurais eu trente mille écus si j’avais servi, ma vie durant, son frère le duc de Mantoue ; dès le premier jour on m’aurait versé mille écus[4]. Je ne jugeai pas à propos d’accepter. Don Ferrante s’en étonna et fut fâché ; il y était d’autant plus enclin qu’il m’avait pressenti pour une affaire, honorable selon lui mais non pour moi, et comme les exhortations n’avaient pas eu d’effet, il était passé aux menaces. Il comprit enfin pourquoi, à la façon de l’hermine, je préférais la mort à une souillure et, de ce jour, il m’aima davantage suivant l’habitude des âmes généreuses. En 1552, comme je l’ai dit, j’eus une sixième proposition très large du vice-roi Brissac, faite surtout sur le conseil de Louis Birague, notre illustre concitoyen. Les autres me recherchaient comme médecin, Brissac comme ingénieur. ce qui était bien éloigné de mes goûts.

Avant de quitter ce propos, je veux indiquer d’un mot pourquoi je reçus des offres si riches d’un souverain aussi pauvre que le roi d’Écosse qui, à ce qu’on rapporte, n’a pas plus de quarante mille écus d’or de revenu annuel. Il a, (142) dit-on, sous sa dépendance quatorze mille gentilhommes (je ne crois pourtant pas qu’ils soient si nombreux), liés par une loi ils doivent rester sous les armes dans les camps pendant trois mois pour le service du roi ; certains assurent qu’ils font ce service comme une faveur. Si quelqu’un d’eux meurt entre temps, le roi (ou d’après la coutume la personne à qui le roi délègue cette charge) est le tuteur de ses enfants jusqu’au moment où l’aîné atteint ou achève sa vingt-et-unième année. Pendant ce temps, une fois prélevées les dépenses de nourriture et de vêtements, tous les revenus appartiennent au tuteur sans qu’il ait de compte à rendre, parce qu’il remplace le roi. Qui plus est, le tuteur peut marier ses pupilles, garçons ou filles, à qui il veut, pourvu que le conjoint soit également noble ; et la dot ne dépend pas de la situation du pupille mais de la volonté du tuteur.

Je reviens à ce qui me concerne. Je fus nommé trois fois professeur à Pavie, ou quatre fois par le Sénat de Milan[5] ; trois fois par celui de Bologne[6] bien que la dernière nomination ait été nulle. Quarante gentilshommes attendaient à Paris mon retour d’Écosse pour me demander le secours de mon art, et l’un d’eux offrait pour son compte mille écus. Mais il m’était difficile de passer par là, et je n’osai pas le faire. Il existe sur ce point une lettre du président de Paris, Aimar Ranconet, homme, (143) comme je l’ai dit ailleurs, très savant en grec et en latin. Au cours de mon passage à travers la France et l’Allemagne, il en fut pour moi comme autrefois pour Platon à Olympie. J’ai déjà cité aussi le témoignage donné sur mon compte par le Collège de Padoue, que je rapportai au Préfet de la ville[7]. Le cas ne fut pas différent à Venise, lorsque la chose ne pouvait être faite que si personne ne s’y opposait : il y avait plus de soixante voix et je les obtins toutes[8]. J’eus un pareil bonheur à Bologne : le Sénat comptait 29 voix, je fus élu avec 28 et je n’aurai pu l’être avec moins de 25.

Mon nom n’a pas été connu seulement de tous les peuples, mais aussi des princes, des rois, des empereurs, de tout l’univers. Quoi qu’on puisse dire que c’est une chose sotte et vaine, on ne peut cependant la nier. Et si l’on dédaigne chaque motif de fierté en particulier, leur multitude ne peut plus mériter le mépris : une science variée, des voyages, des dangers, les charges exercées, les offres reçues, l’amitié des princes, la réputation, les livres, les miracles dans les guérisons et dans d’autres événements, des dons rares et presque surnaturels, en outre un esprit familier, la connaissance d’une splendeur surhumaine, le fait d’avoir été membre de trois (144) collèges [de médecins], à Milan, à Pavie et à Rome. De tous ces honneurs il n’en est aucun que j’aie sollicité d’un mot, sauf mon admission dans le Collège de Milan où je fus agréé à la fin du mois d’août 1539, et la chaire de Bologne ; dans ces deux cas je fus poussé par la nécessité, non par l’ambition. J’ai été, en outre, honoré du droit de cité par le Sénat de Bologne[9]. En général, comme je l’ai dit, les honneurs sont chose misérable pour les hommes. Mais, si je m’en tiens ici à mon sujet, je n’ai pas seulement obtenu quelque chose mais plus que je n’espérais, comme par exemple mon surnom[10]. Mais parlons maintenant des sujets de honte.


  1. Cicéron, Tusc., 1, 2, 4.
  2. Il s’agit des commentaires d’Euclide dont il fut chargé à Pavie en 1522. L’année suivante l’université chôma du fait des guerres. Cf. chap. IV.
  3. À la fondation Piatti. Voir chap. IV et note 5.
  4. Plus haut, il dit exactement le duc de Mantoue son neveu. chap. IV, note 10.
  5. Les nominations à l’université de Pavie étaient faites par le Sénat de Milan qui appela Cardan à enseigner une première fois à Milan (1543). quand, du fait des guerres, l’université ne pouvait fonctionner à Pavie (Chap. IV et XXXVII) ; cf. De libris propriis (I, 69, 106) ; XII genitur. exempla (V, 523). Les autres nominations à Pavie eurent leur effet : 1. pour l’année scolaire 1544-1545 (Chap. IV et XXXVII) ; cf. Synes. somn. (V, 717 a), De libris propriis (I, 106) ; 2. de 1546 à 1551 (Chap. IV et XVIII) ; 3. enfin de 1559 à 1502 (Chap. IV) ; cf. De utilit. ex advers. cap., II, 9 (II, 50).
  6. La première nomination à Bologne est du 20 octobre 1562, pour un an seulement (Archivio di Stato di Bologna, Partiti, vol. 22). Le 3 avril 1563, Cardan est prorogé dans ses fonctions pour huit ans (Ibid.) et, avant l’expiration de ce contrat, le 28 juin 1570, il était maintenu dans ses fonctions pour deux autres années (Ibid. vol. 23).
  7. Il n’y a pas trace de ce témoignage dans la Vie telle qu’elle nous est parvenue.
  8. On peut supposer qu’il s’agit de son examen de maître-ès-arts qu’il dit avoir passé à Venise (Chap. IV).
  9. Par une décision du Conseil des Quarante en date du 26 mai 1563 (Partiti, vol. 22, fol. 36b).
  10. Le surnom d’homme des inventions que lui donnait Alciat (chap. XLVIII).