Ma vie (Cardan)/Chapitre XXXIII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 88-92).

XXXIII

DES HONNEURS. PART QU’Y ONT EU LES RÊVES.
D’UNE HIRONDELLE DANS LES ARMES DE LA FAMILLE

Il faut décider la conduite à tenir à l’égard du déshonneur tout autrement qu’à l’égard des honneurs : pour la plupart des hommes il vaut mieux fuir les honneurs, mais souffrir le déshonneur n’est, d’après (145) l’opinion populaire, utile ni honorable pour personne. Car, dit-on, en supportant les vieilles injures on en provoque de nouvelles. Si tu les endures, tu seras attaqué comme quelqu’un de méprisable, et humilié. Il ne faut pas ici faire état de l’enfance qui n’est pas capable de honte, ou du moins il conviendrait d’appliquer le mot d’Horace touchant l’éducation paternelle : « Il était lui-même mon gardien fidèle pour m’accompagner chez tous mes maîtres ».

Or, comme je l’ai dit, supporter les déshonneurs et la honte procure tous les mêmes inconvénients que les honneurs, et à plus haut degré, surtout lorsque les femmes y sont en jeu. L’honneur comme le déshonneur étant doubles, c’est un sort terrible que celui de l’homme dont l’honneur est à fleur de peau et qui, dans le fond, est pourri de honte. Respecté des sots et de la foule, détesté des gens supérieurs, il est en butte à la raillerie des insolents. Par contre, ceux dont l’honneur est tout intérieur sont méprisés pour le dehors ; (146) ils mènent une vie sûre et tranquille s’ils peuvent être contents de leur destinée. D’autres, méprisés de toute part, vains et accablés de déshonneur, sont pareils à nos porteurs ou à nos vilains qui, sous le gouvernement de princes justes, arrivent à vivre avec assez d’aisance surtout s’ils s’unissent en sociétés. Ceux qui sont dignes d’honneur, aussi bien en eux qu’extérieurement, sont fort exposés aux calomnies, aux embûches privées, aux accusations : ils sont à l’abri des jugements publics, car ceux qui offenseraient des hommes si justes craindraient de s’exposer au ressentiment populaire ou de mettre leur vie en danger.

Tandis que j’étais à Bologne et qu’on discutait mon contrat, on vint deux ou trois fois la nuit, au nom des sénateurs et des juges, me demander de souscrire à cette proposition : qu’une femme déjà condamnée pour impiété et pour sortilège ou maléfice devait être acquittée du point de vue civil et religieux, surtout en vertu de cet argument que, d’après les philosophes, il n’y aurait pas de démons[1]. Pour une autre femme, qui n’avait pas encore été condamnée, on me demandait de la faire relâcher sous prétexte que son malade était mort entre les mains d’autres médecins. On m’apportait aussi des thèmes (147) de nativités pour que j’en tire l’horoscope, comme un devin ou un prophète et non comme un professeur de médecine. Ils en furent pour leur peine inutile et leur mauvaise réputation.

Un jour, quand j’avais à peine douze ans, je déchargeai un fusil, et la bourre de papier alla blesser la digne femme d’un musicien ; la correction fut une gifle, si forte que je tombai.

La dispute que je soutins à Milan fut une entreprise au-dessus de mes forces et qui ne se termina pas heureusement. Quelques médecins firent pression sur moi pour m’amener, en 1536 ou 37, à conclure avec leur Collège un accord honteux qui, du reste, comme je l’ai dit[2], fut résilié en 1539, et je recouvrai tous mes droits. En 1536, du temps que je donnais mes soins à la famille des Borromée, je vis en songe, au petit jour, un serpent d’une grandeur extraordinaire, par lequel je craignais d’être tué. Peu après, je fus appelé auprès du fils du comte Camille Borromée, homme notable et illustre. J’y allai. L’enfant, qui avait sept ans, ne me parut pas gravement atteint, mais en observant le pouls je notai qu’il était intermittent, (148) une fois sur quatre. La mère du petit, la comtesse Corona, me demandait comment il allait. Je répondis que la fièvre ne semblait pas forte mais que néanmoins je craignais quelque chose en raison de cette défaillance du pouls, sans savoir précisément quoi. Je ne connaissais pas encore les livres de Galien sur le diagnostic par le pouls. Aucun changement ne s’étant manifesté jusqu’au troisième jour, je décidai de donner des pilules du médicament nommé turbith, accompagné de diarob. J’avais déjà écrit l’ordonnance, et un domestique était parti vers la pharmacie, quand je me souvins de mon rêve. Ce symptôme n’indiquerait-il pas que cet enfant doit mourir ? me dis-je. (Et les livres de Galien, quand ils ont paru, depuis, l’ont ainsi montré.) Les médecins qui me sont hostiles en accuseront mon remède. Je rappelle le domestique, qui n’était pas encore à quatre pas de la porte, en disant que je voulais ajouter quelque chose. Je déchire d’abord furtivement la première ordonnance et j’en compose une seconde avec des perles fines, de l’os de licorne et des pierres précieuses en poudre. On administre cette poudre, l’enfant la vomit. Les assistants comprennent que l’enfant est en danger. On fait appeler trois médecins distingués dont un, moins hostile à mon égard, m’avait assisté dans la cure du (149) fils Sfondrato[3]. Ils examinent l’ordonnance et — que voulez-vous ? — bien qu’ils fussent deux à me haïr, Dieu ne permettant pas que les choses aillent plus loin, ils déclarent le remède excellent et ordonnent de le faire prendre encore. Ce fut mon salut. Le soir, en venant, je fus informé de tout. Lo lendemain, à l’aube, on m’appelle. Je trouve l’enfant agonisant et son père prostré et pleurant. « Voici, dit-il, celui que tu ne croyais pas malade (comme si j’avais rien dit de tel). Du moins ne l’abandonne pas tant qu’il vit. » Je le lui promis. Je m’aperçus peu après que deux gentilshommes le retenaient. Il essayait de se dégager en criant ; ils tinrent bon. Il me rendait responsable de ce malheur. Bref, si j’avais employé le remède, diarob et turbith, qui n’était pas sûr du tout, c’en était fait de moi, puisque tant qu’il vécut il fit sur mon compte de telles plaintes que tous me fuyaient « comme si j’avais été touché du souffle de Canidie, plus dangereuse que les serpents africains ». Ainsi j’esquivai la mort ; et le dommage que je souffris de cette honte, je le compensai par l’étude et, dans la suite, je n’eus pas à le regretter.

Je ne croirais pas que ce songe, comme tout ce que j’ai raconté plus haut, ait été fortuit, (150) mais il est aisé d’y voir les avertissements à une âme pieuse que Dieu ne voulut pas abandonner dans l’excès de ses malheurs. Ce fut pour moi un aiguillon, du moment que la vision s’accordait avec l’événement. La maison du comte située sur la place de Santa Maria Pedone est toute peinte de serpents, pour rappeler la vipère qu’il avait ajoutée aux anciennes armes des Borromée.

De même, nous les Cardan, nous eûmes autrefois pour armoiries une citadelle de gueules, avec les tours et la tourelle supérieure du milieu de sable, sur champ d’argent. La tourelle les distinguait de celles des Castiglioni dont le nom glorieux est représenté par un lion dressé sur un château. L’empereur accorda aux Cardan un aigle de sable, sauf le bec, aux ailes étendues sur champ d’or ; — il en est qui figurent l’aigle avec le bec simple, d’autres avec le bec double ; on fait parfois d’or le champ tout entier, d’autres, suivant un ancien usage, le font d’or derrière l’aigle, d’argent derrière la citadelle. Pour ma part, le jour où je fus emprisonné, j’avais adopté pour mon cachet une hirondelle chantant sous un auvent, parce qu’il était très difficile de représenter les autres attributs, à cause de la variété des couleurs. Je choisis l’hirondelle parce qu’elle convenait, de bien des manières, (151) à mon caractère : incapable de causer du dommage, elle ne fuit pas la société des pauvres et, tout en vivant continuellement parmi les hommes, elle n’est jamais familière ; elle change de pays, va et revient assez souvent ; ni solitaire, ni par troupes, elle se crée une famille ; son chant charme son hôte, et elle supporte impatiemment la prison. Seule, elle peut recouvrer la vue après l’avoir perdue ; si petite qu’elle soit, elle porte dans son corps des pierres fort belles[4] et jouit particulièrement de la douceur de l’air et de la chaleur. Habile à construire son nid, elle ne le cède sur ce point qu’au seul alcyon. Blanche sous le ventre, noire au dehors, elle revient à son ancien logis comme si elle éprouvait la reconnaissance et le souvenir. Aucun oiseau, même carnivore, ne la poursuit, aucun ne la surpasse ou ne l’égale dans le vol.

Mais je reviens à mon histoire. Par deux fois, à Piove di Sacco, mes cures eurent une issue malheureuse. Dame Rigona, originaire de notre ville, que j’avais saignée au pied le sixième jour, mourut le septième. Un pauvre sonneur de l’église mourut dans la nuit même où je lui avais donné un remède. La cause de ces deux malheurs fut que je n’avais jamais encore observé (152) la maladie dont tous deux souffraient. Si la honte qui faillit en résulter s’était étendue, j’aurais été en mauvaise posture, tant mes affaires publiques et privées étaient désespérées. Dans le cas de Vignani, les choses allèrent mal, mais non jusqu’à la mort ; aussi m’abandonna-t-il, bien que j’eusse rendu à la santé neuf membres de sa famille. Trois fois, depuis cinquante-et-un ans que j’exerce la médecine, je me suis trompé. Galien ne s’est pas accusé de ses erreurs car elles ont été si nombreuses qu’un aveu n’aurait pu servir d’excuse.

Je n’ai jamais été exposé par là à aucun déshonneur public, bien que quelques bruits aient couru, dont nul ne se porta garant, surtout à Milan et à Bologne. Je crois que ces villes savent un gré infini à leur citoyen. Il n’en est pas de même pour Pavie dont pourtant je suis vraiment citoyen par la naissance, un long séjour et une maison achetée. Mais comme la fièvre résout certaines maladies et préserve de la mort des malades qui ne pourraient guérir d’aucune autre manière, à ce qu’affirme Hippocrate dans ses Aphorismes, ainsi la prison[5], survenant après ces cris qui me chargeaient de tant de crimes, les fit taire tous, et il ne resta plus trace de soupçon ; — bon exemple de ce que (153) peut l’envie. — Et vous médecins, que vous ai-je fait ? La honte donc et le blâme prirent fin là où on espérait les voir commencer.

Mais laissons ces discours touchant l’infamie et le déshonneur. Ce sont, à mon âge, des cancans qui conviennent à des femmes plutôt qu’à des hommes. Ne fut-ce pas une belle invention, ce dialogue que l’on faisait circuler à Bologne sous le titre de Melanphron, c’est-à-dire la science obscure et noire. Mais il était si grossièrement conçu, si mal publié que l’expérience même montrait que la sagesse de l’auteur n’était ni blanche ni noire : aussi furent-ils contraints de détruire eux-mêmes leur œuvre[6].

Revenons dans ma patrie où je fus privé du service médical à l’hôpital Sant’Ambrogio, qui rapportait par an de sept à huit écus d’or[7] ; j’avais alors, sauf erreur, trente-sept ans. Déjà auparavant, à vingt-neuf ans, j’avais perdu à Caravaggio une charge dont le produit n’atteignait pas quatre-vingts écus d’or ; c’était un travail de bête de somme, mais un accord avait déjà été conclu à Magenta pour cinquante-cinq écus. Moi, au bout d’une heure, je m’en étais éloigné, tant je risquais (154) d’y dépérir, bien loin de pouvoir y vieillir. À Bassano (c’est un village du territoire de Padoue) vers la même époque, malgré l’intervention de mes amis, je ne reçus pas l’emploi de médecin qui était payé cent écus d’or.

Une belle proposition fut celle de Cesare Rincio, un des premiers médecins de notre ville : si j’avais voulu me charger du service d’un village des environs de Novare, éloigné de cinquante milles de Milan, j’aurais eu douze écus de traitement annuel. Il ne faut donc pas s’étonner si je restai cinq ans à Piove di Sacco, quoique sans traitement. Gian Pietro Pocobello, à Monza, et Gian Pietro Albuzio, à Gallarate, acquirent un patrimoine d’environ vingt écus[8], grâce à un mariage contracté dans le seul espoir d’hériter. Ni l’un ni l’autre ne put en conclure un autre, car leur première femme survécut.


  1. Sans doute se fondait-on pour cela sur les opinions fort sceptiques qu’il avait exprimées dans le De rerum varietate tant sur les sorciers que sur les démons et qui furent condamnés par la Congrégation de l’Index. Voir chap. IV n. 9.
  2. Chap. IV.
  3. Plus loin chap. XL.
  4. Cf. De rerum uarietate, VII, 36 (III, 111) : Confossis oculis pullorum hirundinum acu, sic ut crystalloides effluat, Aristoteles refert restitui oculum ac uisum : quod uerum est, nam ego in tribus pullis hoc expertus sum. Existimant aliqui, chelidoniae foliis a parentibus adhibitis, id contingere… Atque in horum uentriculis lapilli persaepe inueniuntur. Ces pierres, les chélidoines, passaient pour avoir de grandes vertus quand les hirondelles qui les fournissaient avaient été prises au vol, sans toucher terre.
  5. Chap. IV et n. 9.
  6. Il n’est rien resté de ce dialogue, mais on peut se faire une idée des critiques ou des moqueries qui atteignaient Cardan par la pasquinata de 1563, publiée par Frati d’après le ms 2136 de la bibliothèque de Bologne (Una pasquinata contro i lettori dello studio bolognese nel 1563, Atti e mem. delle R. deput. di storia patria per la… Romagna, IIIe série, XX (1902) pp. 172-186). Voici les traits décochés à Cardan :
    Guardati, infermo, non darti alle sue mani,
    Se dal’ altri non sei prima abandonato,
    Che saresti per Dio tosto spaciato.

  7. Cf. Somn. synes lib. IV, (V, 179) : Anno 1538… cum esset ea dies in qua petiturus eram a Xenodochii Praefectis curam pedotrophii cuius possessione iam eram… ut qui longe maiorem utilitatem quam esset praemium loci eius praestitissem. Petii, repulsam tuli, magno cum rubore.
  8. Vingt mille écus, sans doute ?