Ma vie (Cardan)/Chapitre XXXVII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 96-104).

XXXVII

DE QUELQUES MERVEILLEUSES PRÉROGATIVES NATURELLES ET, ENTRE AUTRES, DES SONGES.

Le premier indice d’une nature, pour ainsi dire, anormale fut ma naissance avec des cheveux longs, noirs, frisés, ce qui n’est pas absolument miraculeux mais au moins (160) prodigieux, étant donné surtout que je vins au monde inanimé. Le deuxième se manifesta quand j’eus quatre ans et dura environ trois ans : sur l’ordre de mon père je restais au lit jusqu’à la troisième heure du jour et, si je m’éveillais plus tôt, le temps qui séparait mon réveil de l’heure habituelle, je l’employais à un spectacle délicieux qui jamais ne frustra mon attente. Je voyais des tableaux divers, comme de corps aériens (ils paraissaient composés de tout petits anneaux comme sont ceux des cottes de mailles, bien que je n’eusse pas, jusqu’alors, vu de cotte de mailles). De l’angle droit au pied du lit ils s’élevaient lentement en demi-cercle et descendaient vers la gauche jusqu’à disparaître complètement : c’étaient des citadelles, des maisons, des animaux, des chevaux avec leurs cavaliers, des herbes, des armes, des instruments de musique, des théâtres, des hommes d’allures différentes et diversement vêtus, des joueurs de trompette dont les instruments semblaient sonner, mais on n’entendait ni une voix ni un bruit ; il y avait en outre des soldats, des foules, des champs, des formes de corps que je n’avais jamais vus (161) jusqu’alors, des bois et des forêts, d’autres choses dont je ne me souviens plus, et quelquefois un amas de choses diverses qui se bousculaient sans se mêler mais en se précipitant. Toutes les figures étaient transparentes, mais non pas au point que ce fût comme si elles n’étaient pas sous mes yeux, et elles n’avaient pas assez de consistance pour que le regard ne put les traverser ; les anneaux eux-mêmes étaient opaques, les espaces entre eux transparents. J’y prenais grand plaisir et je regardais fixement ce prodige, tant que ma tante me demanda un jour si je voyais quelque chose. Tout enfant que je fusse je pensai : si je parle, ce qui m’offre toute cette magnificence s’indignera et m’enlèvera cette fête. Il y avait à ce moment là des fleurs variées, des quadrupèdes, des oiseaux de toute espèce, mais à toutes ces belles apparences il manquait la couleur, car elles étaient aériennes. Aussi, moi qui n’ai jamais eu l’habitude de mentir ni dans ma jeunesse ni dans ma vieillesse, je restai longtemps avant de répondre. Elle dit alors : « Que regardes-tu donc si attentivement, mon enfant ? » Je ne me souviens pas de ma réponse, mais je crois n’avoir rien répondu.

Le troisième indice fut que, plus tard, je ne pouvais presque jamais, comme je l’ai dit, me réchauffer des genoux jusqu’aux pieds, (162) sauf à l’approche du jour. Le quatrième, que, par la suite, en dormant, j’étais baigné d’une sueur chaude. Le cinquième était un songe très fréquent où je voyais un coq que je craignais d’entendre parler d’une voix humaine, et cela arrivait peu après. C’étaient des paroles pour la plupart menaçantes, et pourtant je ne me souviens pas de ce que j’ai entendu si souvent. Ce coq avait les plumes rouges comme la crête et les barbillons. Je crois l’avoir vu plus de cent fois.

Après ce temps, vers la puberté, ces visions disparues, deux autres prérogatives apparurent, qui sont restées presque continuellement et qui persistent encore aujourd’hui. Pourtant après que j’eus écrit mon livre des Problemata et que je l’eus communiqué à mes amis, l’une d’elles cessa quelque temps. Toutes les fois que je lève les yeux au ciel, je vois la lune et je la vois vraiment placée en face de moi ; j’en ai indiqué la cause dans mon livre. Voici la seconde : Ayant remarqué fortuitement que, si je me trouvais par hasard au milieu d’une rixe, il n’y avait ni sang versé ni blessures, je me suis mêlé volontairement aux bagarres et aux (163) émeutes, et jamais personne n’a reçu de blessure. Plus tard, quand je me joignais à des chasseurs, aucun animal n’était blessé ni par les armes ni par les chiens. Cela, j’en ai fait l’observation étant en compagnie, un certain nombre de fois bien qu’assez rarement, et je n’ai jamais été frustré de ce privilège. C’est au point qu’une fois, pendant que j’accompagnais le prince d’Iston à Vigevano, un lièvre ayant été pris, quand on l’enleva de la gueule des chiens on le trouva sans blessure, au grand étonnement de tous. Ce n’est que dans les saignées volontaires et à l’égard de ceux qui subissent un châtiment public, que je suis privé de ce que je peux appeler un privilège. Une fois, sur le parvis du dôme de Milan, un homme avait été jeté à terre par plusieurs adversaires et plusieurs fois blessé. Au moment où j’intervins, comme il poussait des cris, il fut encore une fois frappé par un de ses agresseurs qui, aussitôt après, rejoignit les autres dans la fuite : ainsi je ne pus savoir si le dernier coup avait causé une blessure.

Ma huitième prérogative, c’est qu’en toute occasion je me suis relevé quand il ne semblait plus y avoir de secours. Bien que cela soit naturel, l’effet a été si fréquent et si constant qu’on ne peut plus le dire ni le juger naturel. Il est possible que ce (164) coq aussi, qui m’apparaissait en rêve, soit une chose naturelle, mais l’avoir vu tant de fois et toujours de la même manière peut à coup sûr être qualifié de prodige. C’est comme si, s’agissant d’une affaire ou d’un objet important, il ne vient que trois points quand on jette trois dés non truqués ; le coup est alors naturel et doit être considéré comme tel jusqu’à la seconde fois, s’il se répète ; à la troisième ou à la quatrième, l’homme le plus sage a le droit de le tenir pour suspect. Le cas est identique pour le succès qui ne brille que quand tout espoir est perdu, de façon qu’on n’y puisse voir que l’action de la volonté divine. Je raconterai à ce sujet deux exemples assez probants.

C’était l’an 1542 en été. J’avais l’habitude d’aller chaque jour chez Antonio Vimercati, gentilhomme de notre ville, et j’y passais toute la journée à jouer aux échecs. Nous jouions avec des mises qui allaient d’un réal jusqu’à trois ou quatre et, comme je gagnais constamment, j’emportais chaque jour environ un écu d’or, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Pour lui c’était un plaisir onéreux, pour moi c’était à la fois un jeu et un profit. (165) Mais par là j’étais tombé si bas que, pendant deux ans et quelques mois, je ne me souciai plus de mon métier ni de mes gains, réduits à rien, à l’exception de celui dont je viens de parler, et je sacrifiais la considération publique et mes études. Un jour, sur la fin du mois d’août, soit qu’il fût fatigué de perdre régulièrement, soit qu’il jugeât que le hasard m’était favorable, il prit une décision et, pour ne se laisser détourner de son dessein par aucune raison, par aucun serment, par aucune objurgation, il me força de jurer qu’à l’avenir je ne reviendrai jamais chez lui pour jouer. J’en fis serment par tous les dieux. Ainsi ce jour fut le dernier, et aussitôt après je me livrai tout entier à l’étude. Voilà qu’au début du mois d’octobre, l’université de Pavie chômant à cause des guerres et tous les professeurs s’étant transportés à Pise, le Sénat m’offrit d’enseigner[1]. J’embrassai cette chance inattendue parce que je ne devais pas quitter la ville ; différemment, je n’aurais accepté d’aucune façon, soit qu’il eût fallu quitter ma patrie, soit que j’eusse eu un concurrent. En effet, je n’avais jamais enseigné jusqu’alors, sauf les mathématiques, et encore (166) les seuls jours de fête ; j’aurais dû abandonner mon gain quotidien dans la ville, subir les embarras d’un déménagement et courir le danger de me perdre de réputation[2]. Pour ces raisons, l’année suivante je ne voulais pas m’éloigner de ma patrie, mais (qui le croirait ?) la nuit qui précéda le jour où le Sénat envoya quelqu’un s’informer de ma décision, toute ma maison s’écroula à l’exception de la chambre où je dormais avec ma femme et mes enfants. Ainsi, ce que je n’aurais jamais fait de mon plein gré et que je n’aurais pu faire sans honte, je fus obligé de l’accepter à l’étonnement de ceux qui furent informés.

Je raconterai un autre exemple (quoique ma vie soit remplie de pareils), mais d’un autre genre. Je souffrais, et depuis longtemps, jusqu’à désespérer de ma vie — comme je l’ai dit ailleurs, — d’un empyème purulent. J’avais lu dans les notes de mon père que si, la 25 mars de bon matin, on priait à genou la Sainte Vierge d’intervenir auprès de son fils pour une faveur licite, en ajoutant l’oraison dominicale et la salutation angélique, on obtiendrait ce qu’on demandait. J’observai (167) l’heure et le jour, j’exprimai mes prières et bientôt après, le jour de la Fête-Dieu de la même année, je fus complètement guéri. Une autre fois et bien plus tard, me souvenant de ce qui s’était passé, je suppliai la Sainte Vierge de me guérir de la goutte (c’était précisément de cette maladie que mon père citait deux exemples de guérison) ; j’en eus un grand soulagement et ensuite je guéris. Mais dans ce dernier cas je me servis aussi des secours de l’art.

Je donnerai de ces prérogatives quatre exemples, quatre admirables expériences qui se rapportent à mon fils. Le premier date de son baptême ; le second de sa dernière année ; le troisième de l’heure même où il avoua son crime ; le quatrième dura du jour où on l’arrêta au jour de sa mort. Il naquit le 14 mai 1534 et, comme je craignais pour sa vie, je le fis baptiser le 16 qui fut un dimanche[3]. Un clair soleil brillait dans la chambre ; c’était entre la cinquième et la sixième heure du jour. Suivant l’habitude, tout le monde était rassemblé autour de l’accouchée, sauf un jeune domestique ; on avait tiré le rideau de toile de la fenêtre et il touchait le mur. Un (168) gros taon entra, vola autour de l’enfant, à la grande frayeur de tous les présents, mais sans lui faire de mal ; peu après il se prit dans le rideau et se mit à bourdonner si fort qu’on aurait dit un tambour. On accourt. On ne trouve rien. Il n’avait pu sortir par la fenêtre car nous avions observé attentivement. Alors tout le monde eut un soupçon de ce qui devait arriver, mais sans imaginer une fin si cruelle[4].

L’année où il mourut, je lui avais offert une robe de soie neuve comme en portent les médecins. C’était encore un dimanche. Il alla à la Porta Tosa où se trouvait un boucher devant la porte duquel étaient couchés des porcs : l’un de ceux-ci se leva de la boue, bouscula, salit et fit chanceler mon fils, malgré les efforts de son valet, du boucher et des voisins qui essayaient de chasser l’animal à coups de bâton, si bien que la chose paraissait prodigieuse. Fatigué enfin, le porc laissa aller mon fils qui fuyait, et qui revint vers moi, triste à mourir. Il me raconta tout et me demanda ce que cela lui présageait. Je lui répondis de prendre garde que, s’il menait une vie digne d’un porc, il ne dût subir une fin semblable à la leur. C’était d’ailleurs, sauf pour le jeu et les plaisirs de la bouche, un excellent jeune homme de vie irréprochable.

En février (169) de l’année suivante, j’habitais et j’enseignais à Pavie, quand, regardant par hasard mes mains, je vis à la racine de l’annulaire de la main droite l’image d’une épée couleur de sang. J’en fus épouvanté aussitôt. Que dirai-je de plus ? Le soir arrive un courrier, portant des lettres de mon gendre qui m’informe que mon fils a été arrêté, que je dois venir à Milan. J’y vais le jour suivant. Pendant cinquante-trois jours cette marque s’allonge et monte ; le dernier jour elle avait déjà atteint la pointe du doigt et était rouge vif comme du sang. Sans pouvoir pressentir ce qui allait suivre, j’étais épouvanté et hors de moi, je ne savais que faire, que dire, que penser. Au milieu de la nuit mon fils tombait sous la hache du bourreau. Le matin la marque était presque effacée, le jour suivant elle avait disparu. Une vingtaine de jours avant, pendant qu’il était en prison, je travaillais dans ma bibliothèque. J’entendis la voix de quelqu’un qui se confessait, d’autres qui s’apitoyaient, puis qui se taisaient bientôt après. Alors il me sembla qu’on m’ouvrait le cœur, qu’on le déchirait, qu’on l’arrachait de ma poitrine. Dans un transport de frénésie je sors dans la cour, où étaient des membres de la famille Pallavicini, les propriétaires de la maison, et je m’écrie, sans ignorer le tort que je pouvais faire à la cause (170) de mon fils, s’il n’avait pas avoué son crime et, bien plus encore, s’il était innocent : « Hélas ! il est coupable de la mort de sa femme, il vient d’avouer, il sera condamné à mort et frappé de la hache ». Je m’habille aussitôt et je vais au tribunal. À mi-chemin je rencontre mon gendre qui me dit tristement : « Où vas-tu ? » Je réponds : « Je crains que mon fils ne soit coupable[5] et n’ait tout avoué ». Il me dit alors : « Il en est ainsi. Cela vient d’arriver. » Là-dessus, quelqu’un que j’avais placé comme observateur accourut et raconta toute la suite des événements.

Parmi mes dons naturels, il y eut celui-ci : ma chair sentait le soufre, l’encens et d’autres odeurs encore, surtout vers trente ans, quand j’étais gravement malade. Après mon retour à la santé, il n’y eut plus que mes bras qui semblaient dégager une forte odeur de soufre, et je souffris alors de démangeaisons. Ces symptômes ont disparu depuis le début de la vieillesse.

Une autre particularité c’est que quand j’étudiais, débarrassé de tous autres soucis et avec le secours de mes maîtres, je ne comprenais ni Archimède ni Ptolémée. Dans une vieillesse avancée, après avoir interrompu ces études pendant trente ans, plein (171) d’affaires, encombré de soucis, sans aucune aide, je les comprends tous deux clairement.

RÊVES

Le fait que mes rêves furent si véridiques ne peut-il pas paraître digne d’admiration ? Je ne voudrais qu’effleurer à peine ce sujet. Dans quel but en effet ? Mais ils étaient d’une clarté éblouissante et s’appliquaient à des circonstances décisives. Il en fut ainsi par exemple vers l’année 1534[6] quand je n’avais encore rien d’établi et que tout allait chaque jour de mal en pis. Au point du jour je me vis en rêve, courant au pied d’une montagne qui était à ma droite, en même temps qu’une multitude immense de gens de toute condition, de tout sexe, de tout âge, des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, grands et petits, des pauvres, des riches, tous vêtus diversement. Je demandai où nous courions tous. L’un d’eux me répondit : « À la mort ». Effrayé, moi qui avais les monts à ma gauche, je me tournai pour les avoir à ma droite, je m’accrochai aux vignes qui couvraient le milieu de la montagne jusqu’au point où j’étais : elles portaient des feuilles sèches (172) et aucun raisin, comme on les voit en automne. Je me mis à grimper, péniblement au début, car le bas de la montagne ou plutôt de la colline était très escarpé ; ensuite, cette partie dépassée, je montai facilement. Quand j’étais déjà au sommet de la montagne et que j’allais le franchir dans un élan de volonté, des rochers nus et abrupts apparurent ; et pour un peu je me serais précipité dans un gouffre profond, si sombre et si affreux que le souvenir de ce rêve, après quarante ans passés, m’attriste et m’effraie. Aussi, tournant vers la droite où le terrain n’apparaissait couvert que de bruyères, j’avançais avec crainte, sans savoir quel chemin prendre, quand je m’aperçus que je me trouvais à l’entrée d’une chaumière rustique, couverte de paille, de joncs, de roseaux. Je tenais par la main un enfant de douze ans environ, portant un vêtement couleur de cendre. À ce moment cessèrent tout ensemble mon sommeil et mon rêve. Ce rêve constituait évidemment un présage de l’immortalité de mon nom, des peines immenses et continuelles, de l’emprisonnement, des grandes craintes et de la tristesse qui m’attendaient ; au total une existence pénible, ce qu’indiquaient (173) les cailloux, inféconde ce qu’indiquait le manque d’arbres et de plantes utiles, mais agréable pourtant, égale et unie. Il me promettait pour l’avenir une gloire éternelle car la vigne donne une récolte chaque année. Cet enfant, si c’était un bon génie, était un présage favorable car je le tenais étroitement ; si c’était mon petit-fils le présage était moins bon. Cette masure dans la solitude représentait l’espoir de la tranquillité. Mais cette épouvante et ce précipice pouvaient aussi signifier le malheur de mon fils dont le mariage causa la perte : il n’est pas admissible de supposer que ce malheur eût été omis dans mon rêve. Ce premier rêve me vint à Milan.

Le second, je l’eus peu après dans la même ville. Il me semblait que mon âme se trouvait dans le ciel de la lune, dépouillée du corps et isolée, d’où mes plaintes. J’entendis la voix de mon père qui disait : « Dieu m’a donné à toi comme gardien. Tout ici est plein d’âmes que tu ne vois pas, comme tu ne me vois pas, mais à elles tu ne peux pas parler. Tu resteras dans le ciel sept mille ans, et tout autant dans chacune des sphères jusqu’à la huitième, ensuite tu parviendras au royaume de Dieu. » Je l’interprétai ainsi : l’âme de mon père est mon génie tutélaire (qu’y aurait-il de plus bienveillant et de plus favorable ?) ; la Lune c’est la grammaire ; Mercure (174) la géométrie et l’arithmétique ; Vénus, la musique, l’art de la divination et la poésie ; le Soleil, la science morale ; Jupiter, la science de la nature ; Mars, la médecine ; Saturne, l’agriculture, la connaissance des plantes et les autres arts inférieurs ; le huitième ciel, la glane dans toutes les sciences, la sagesse naturelle et les études diverses[7] ; après cela je reposerai enfin avec le Seigneur. Cette division a été presque reproduite dans les sept sections de mes Problemata. Le temps est proche où ils seront achevés ou publiés.

Il me sembla aussi parfois reconnaître un jeune homme affable à mon égard. Réveillé je ne me rappelais rien. Lorsqu’on lui demandait qui il était et de quel pays, il répondait avec peine Stephanus Dames. Il n’est pas possible de trouver, en latin, une interprétation à ces mots qui ont une consonnance étrangère. J’ai assez souvent réfléchi que στέφανος signifie couronne, μέσος moitié ou milieu[8].

Voici un autre songe qui indiqua que je viendrais vivre à Rome. En 1550 j’étais à Milan sans emploi public. Le 8 janvier je me vis dans une ville pleine de palais magnifiques. Il y avait entre (175) autres une maison dorée dont j’ai vu la pareille plus tard, quand je suis venu à Rome. On aurait dit un jour de fête, j’étais seul avec mon valet et ma mule, qui tous deux restaient cachés derrière une maison. J’entendais pourtant la voix du valet. Comme quelques personnes passaient dans la rue, je m’informai curieusement auprès de tous du nom de la ville. Personne ne me renseigna ; seule une vieille me dit qu’elle s’appelait Bacchetta, c’est à dire la verge dont on bat les enfants et qu’on appelait autrefois férule. Ainsi Juvénal dit : « Et nous avons donc retiré notre main sous la férule ». Troublé, j’allais cherchant quelqu’un qui m’indiquât le véritable nom. Car, me disais-je, ce n’est pas un nom barbare, et je n’ai jamais entendu dire qu’en Italie il y eût un tel nom de ville. Je l’avais déjà fait remarquer à la vieille. Elle avait ajouté : « Dans cette ville il y a cinq palais ». « À ce que je vois, lui dis-je, il y en a plus de vingt. » Alors elle répéta : « Mais il n’y en a que cinq ». Je n’avais pas encore retrouvé mon valet et ma mule quand je me réveillai. Je ne peux rien apporter de certain, sauf qu’il s’agissait clairement de Rome, ni indiquer à quoi se rapportait ce nom de Bacchetta. Quelqu’un a dit que le mot s’applique à Naples[9]. La confusion de ce songe provenait (176) des circonstances et du sujet pleins de trouble, ou bien de la volonté divine.

Au cours de l’été de 1547, je reçus un avertissement pendant que mon plus jeune fils était malade à Pavie : il me semblait qu’il était sur le point de mourir, et je m’évanouissais. Je me réveille, et au même instant accourt une servante qui me dit : « Levez-vous, je pense qu’Aldo va mourir ». « Qu’y a-t-il ? » « Il a les yeux révulsés et il est étendu immobile. » Je me lève, je lui fais prendre une poudre de perles et de pierres précieuses en quoi j’avais confiance ; il rend, je la lui donne une deuxième fois. Il garda le remède, dormit, sua et en trois jours fut rétabli.

De telles faveurs sont réservées aux hommes à la piété agissante, fermes dans leur foi en Dieu, prudents dans leurs desseins, sachant, en vue d’une fin salutaire, comme des pères de famille prévoyants, saisir les occasions utiles de conserver le corps et l’âme qui y est étroitement unie, en se servant de la méthode la plus convenable de traitement. Et cette méthode, si d’autres veulent l’imiter, ils se rendent ridicules comme de vains prophètes, car ce sont des choses qui ne se peuvent réduire en règles. Ce malheureux est celui qui m’a donné tant de peines[10].

J’ai vu encore bien d’autres songes étonnants et incroyables, que j’omets ici volontairement. Ces prodiges, mes pensées de divers genres, mes songes, les (177) quatre accidents dont trois ont déjà été racontés, c’est-à-dire le contrat de Magenta, ma chute dans la mer, l’écroulement de ma maison et dont le quatrième, l’étonnante histoire des aiguillettes, sera rapporté plus loin[11], — tout cela, je dois le reconnaître comme des faveurs de Dieu. Mais personne ne pourrait établir comme une règle commune ce qui m’est arrivé de ce genre, soit par accident, soit dans des circonstances passagères, soit dans les rêves. Il serait largement et peut-être gravement déçu. Il ne le serait pas moins celui qui voudrait les rapporter à mes mérites. Ce sont en effet des dons de la libéralité divine qui ne doit rien à personne et encore moins à moi. On se trompe beaucoup en les attribuant à mon zèle, à mes travaux, à mes études qui auraient à peine pu en réaliser la millième partie. L’erreur la plus grave est celle des gens qui ont supposé que j’avais simulé tout cela pour le soin d’une vaine gloire, dont je suis bien éloigné. Enfin, pourquoi voudrais-je souiller de ces balivernes frivoles et de ces contes ridicules un mérite qui ne m’est pas seulement naturel (si vous voulez) mais qui, je le sais, vient de Dieu.


  1. Cf. De libris propriis III (I, 106) : Ob uigentia bella, Academia in urbem nostram translata est. Abeuntibus etiam professoribus ob inopiam rei pecuniariae, locum cius accepi qui Papiae iam anno MDXXXVI pro me fuerat subrogatus (il s’agit de Boldone) medicinamque professus Mediolani, inde Papiae. C’est en 1543, peu après la naissance de son fils Aldo que Cardan fut appelé à enseigner à Milan (XII Genitur. ex., V, 533). En 1544 il passe à Pavie et en 1545 il abandonne sa chaire pour la reprendre en 1546 (Somn. Synes., IV, Op. IV, 717). Cf. chap. XXXII n. 1.
  2. D’après les XII genitur. ex. (V, 523) le résultat sembla justifier cette crainte : Res omnino infeliciter cessit, extra Academiam, sine auditore, inexpertus.
  3. Le 16 mai 1534 était un samedi. De libris propriis III (I, 98) donne exactement die domini proxima, scilicet XVII, sacro fonte leuatus est.
  4. La version donnée dans De libris propriis, loc. cit., offre quelques différences dans les détails.
  5. Cardan a affirmé souvent que l’instigateur et l’auteur de la tentative d’empoisonnement sur sa bru était un valet de son fils, qui ne fut pas inquiété au cours du procès. Voir entre autres : De util. ex. adver. cap. IV, 12 (II, 267 sqq.)
  6. Ce rêve est un de ceux que Cardan a le plus souvent rappelés, par exemple dans les diverses rédactions des De libris propriis, II (I, 64) III (I, 101) et ailleurs. La comparaison montrerait comment le sens général de l’interprétation restant le même, Cardan la rectifie et la complète peu à peu à l’aide des accidents successifs de sa vie. En 1554 il ne savait pas ce que signifiait cet enfant qu’il tenait par la main, en 1562 il y reconnaissait le jeune Ercole Visconti, alumnus meus qui statim a coniugo filii domum meam ingressus est : conueniunt enim aetas, tempus et forma ad unguem. En 1575 c’est une troisième, ou une quatrième solution qui lui vient à l’esprit.
  7. Dante expose dans le Convivio, II, 14, un système analogue de correspondances entre les sciences et les planètes, mais, si la Lune répond aussi à la grammaire, la hiérarchie et le dénombrement des sciences se conforment aux divisions traditionnelles du trivium et du quadrivium. Mercure est apparenté à la dialectique, Vénus à la rhétorique, le Soleil à l’arithmétique, Mars à la musique, Jupiter à la géométrie, Saturne à l’astronomie. Plus haut, le ciel étoilé est rapproché de la physique et de la métaphysique, le ciel cristallin de la philosophie morale, et l’empyrée de la science divine.
  8. L’explication donnée dans Somn. Synes. est bien différente : Contigit… ut tunc uiderem me quotquot annulos haberem, praeter duos…, tradidisse hispano mercatori… nec illum pecunias numerasse… Rogaui praenomen illius quod esset ? Ille primum suspensus grauate dicere uidebatur, tandem dixit Stephanum se uocari. Interrogaui postmodum de nomine et illud etiam difficilius exponere uidebatur : tandem dixit de Mes, est autem urbs quae paucis ante annis obsidione graui cincta a Caesare… capi non potuit. (Metz assiégée par les Impériaux en 1552.)
  9. Cf. Somn. Synes. IV, 4 (V, 721) : Tum somno solutus, narrareque somnium cognito, quem tamen a somno incognitum fuisse constat : admirariquo quaenam esset illa cinitas et quale nomen ? ille mihi, Neapolis est. Quid, ego inquam, Bachetae cum Neapoli ?
  10. C’est son plus jeune fils Aldo. Voir chap. XXVII n. 6, XXV n. 3 et XLI.
  11. Il y a bien dans le texte dont j’ai parlé plus haut, mais l’anecdote n’est racontée qu’au chap. XLIX.