Ma vie (Cardan)/Chapitre XLIX

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 165-168).

XLIX

MON JUGEMENT SUR LES CHOSES DE CE MONDE

Le malheur des humains a deux grandes causes. Alors que tout est vain et futile, l’homme cherche quelque chose de substantiel et de solide. Et quand on croit manquer de ce quelque chose de solide, — le malade de la santé, le pauvre des richesses, l’homme sans famille des enfants, le malheureux d’amis — on cherche, on ne trouve pas, et on se torture ; c’est encore pis quand on trouve ; on est déçu et on continue à chercher, car il manque toujours quelque chose. Ainsi Auguste se plaignait du défaut d’amis et de l’impudicité dans sa famille. Ceux-là se trompent eux-mêmes. L’autre cause se trouve (280) chez ceux qui croient savoir ce qu’ils ignorent : ils se trompent et ils trompent autrui ; d’autres feignent de savoir, et eux aussi trompent les autres.

À ces maux s’en ajoutent deux autres qui tiennent aux circonstances, quand on vit dans des pays et à des époques où l’état fait naufrage à cause de lois mauvaises. Essayer de résister est bien difficile, plein d’angoisse et absolument déraisonnable ; échapper aux conditions générales est aussi dangereux sans être moins difficile : les bien-fonds et l’argent souffrent les répercussions des malheurs publics. L’autre effet du hasard est l’incertitude où est enfermée notre courte vie ; à cause de quoi la plupart des hommes meurent à la tâche pour le profit d’autrui. Ces difficultés, qui existent pour tous, sont plus grandes pour les vieillards et les gens peu avisés, et il est presque impossible d’en triompher pour qui est sans expérience ou sans attention. Elles sont aggravées par la sottise d’autrui qui, accompagnée de l’ignorance, rend les méchants plus mauvais encore pour eux-mêmes et pour les autres. C’est pourquoi certains se joignent à des groupements. Pour d’autres le premier moyen à proposer est la pensée de Dieu et de la mort : de l’un, comme de celui qui ne trompe pas ; de la seconde, comme du mal suprême, qui nous force à mépriser tout le reste, qui est assuré et qui mettra fin à nos maux. Le second moyen est de prendre plusieurs appuis, pour que, si (281) l’un est détruit, tu ne tombes pas ou tu ne deviennes pas l’esclave des tiens. Le troisième de juger les choses non d’après la quantité, mais d’après la qualité : il faut en effet préférer les humbles débuts de grandes choses à ce qui, grand en apparence, est moindre par essence. Étant donné qu’on a divers besoins, et qu’il n’est pas possible de les satisfaire tous, il ne faut s’attacher sans mesure à aucun d’eux, mais prendre pour but la nécessité et la sécurité. Par suite, il ne faut pas rechercher tous les biens également, mais à proportion de leur valeur, par exemple la vertu parce qu’elle n’a besoin d’aucun secours, les richesses parce qu’elles aident à tout. Le sixième moyen est l’éducation, qui peut beaucoup sur les enfants. Mais si rien n’a eu d’effet utile, que tes enfants soient naturellement méchants et stupides, rebelles par goût de la liberté, et que, déjà grands, ils soient paresseux, que tu en aies un seul et que tu sois un vieillard, voilà le plus grand des malheurs, si tu y ajoutes la pauvreté, les procès, le patrimoine dispersé, ou les temps malheureux : tous ces maux, sauf le dernier, sont maintenant mon partage. Dans ces conditions, je prétends qu’il y a d’autres secours, outre ceux que j’ai indiqués : d’abord, considérer que tu pourrais être dans un plus grand besoin, si tu n’avais rien ; ensuite te hâter de trouver un Scipion parmi les tiens, par exemple une bru ou un parent éloigné (dans ce choix il convient de ne pas se méprendre) ; puis, (282) comme si tu renaissais après tant de sottises, te donner tout entier à cette tâche.

Pour conclure brièvement, puisque dans cette vie tout est mesquin et vain, chaque circonstance de nos actions, même dans celles que l’on néglige, dépend de conditions passagères. Cela est surtout vrai en ce qui me concerne. J’en aurais bien d’autres exemples, mais je n’en ferai connaître qu’un seul. En 1562, le 15 octobre si je ne m trompe, j’étais à Milan et j’allais partir pour Bologne. Six jours avant environ, j’avais perdu la garniture de laiton des cordons dont je me servais pour attacher mes chausses au plastron, et je m’en étais d’autant moins occupé que j’étais plus pressé par mes affaires. J’avais pourtant fait acheter, la veille du jour où la garniture était tombée, six petits paquets de ces aiguillettes pour les emporter à Bologne. Au jour et à l’heure du départ, — ou plutôt juste au moment où je montais en voiture ― j’eus envie d’uriner. Après avoir fini, quand je voulus rattacher mes chausses, je n’y réussis pas. Ennuyé du contretemps, je vais pour acheter de ces cordons dans les boutiques, — il y en avait trois, sauf erreur, au voisinage de ma maison ; — je n’en trouve nulle part. Embarrassé sur ce que je ferais, (283) je me souviens des paquets. Je demande la clef à mon gendre, il me la donne, j’ouvre mon coffre dont la serrure allemande était difficile, je trouve les aiguillettes, et voilà que je remarque les tas de tous mes manuscrits, que j’y avais cachés avec l’intention de les emporter quand je partirais plus tard. « Je restai interdit, mes cheveux se hérissèrent et ma voix s’arrêta dans ma gorge. » Je les pris, je les emportai, je commençai mes leçons. Au début de décembre des lettres arrivèrent : pendant la nuit le coffre avait été fracturé, et tout le contenu emporté. Sans les aiguillettes, je ne pouvais enseigner, je perdais mon emploi, j’aurais mendié, toutes mes œuvres auraient disparu, je serais mort bientôt de désespoir. Et tout cela a dépendu d’un rien. Ô condition, ou pour mieux dire, ô misère humaine !

Pour connaître les caractères des hommes, leur goût pour les sciences et leur degré de culture, tu devras tenir compte de leur nature, de leurs lois et de leurs habitudes. Les ignorants sont simples et obstinés, à cause de quoi ils se tiennent (284) aux extrêmes ; excellents quand ils sont bons, car ils ne se laissent pas corrompre ; détestables quand ils sont mauvais, ils ne sont ni gagnés par la raison, ni ébranlés par la persuasion ; à l’égard des plaisirs de Vénus ils sont abominables, et ignobles dans la gourmandise ; dans la colère ils sont impitoyables, les pauvres par cupidité, les riches par ambition ; par ailleurs ils sont indolents, grossiers, envieux, et, comme tels, malfaisants et avares. Parmi ceux qui sont sous l’autorité des tyrans, les puissants vivent en s’efforçant de s’emparer du bien d’autrui, les pauvres de garder ce qui leur appartient. Là où règne la cupidité, il n’y a ni amour, ni bonne foi, ni miséricorde ; l’audace unie à la colère rend cruels, la paresse rend dégoûtants, surtout associée à la gourmandise et à la luxure. La nécessité et l’habitude rendent laborieux, le dénuement ingénieux. Si les lois éloignent les hommes des sciences, que l’activité pratique soit honorée et que l’ambition ait une place, par exemple sous un gouvernement aristocratique, ils s’adonnent aux arts et aux métiers, surtout quand le pays a des ressources variées. Dans une république, et là où on recherche les richesses, on ne s’attache à l’honneur d’aucune manière.

J’ai apporté un exemple des faits dont j’ai parlé. J’en ajouterai maintenant un autre comme il en arrive par milliers. On rira (285) et pourtant la vie et la mort ne tiennent qu’à si peu de choses. C’est arrivé aujourd’hui 8 avril 1576. J’allais au Forum et, pour trouver un joaillier, je devais passer par une rue étroite. Je dis à mon cocher, un endormi, d’aller au Campo degli Altoviti. Il répond oui, mais comprend un autre endroit, où il se rend. Je retourne, je ne le trouve pas ; je suppose qu’il est sur la place du Château ; je m’y dirige, chargé de vêtements à cause de ma précédente course en voiture[1]. Chemin faisant, je rencontre le musicien Vincenzo de Bologne, mon ami, qui remarque que je n’ai pas de voiture. J’arrive et je ne trouve pas le cocher. Aussitôt une grande inquiétude me prit, car il me fallait retraverser le pont, étant las, à jeun, couvert de sueur. Je pouvais demander une voiture au commandant [du château] mais il y avait trop d’inconvénients à ce parti. Je me recommandai à Dieu et je me dis qu’il fallait de la prudence et de la patience. Je revins sur mes pas avec l’intention de ne pas me fatiguer et de ne pas m’arrêter pour me reposer. Au bout du pont j’entrai chez Altoviti, sous prétexte de m’informer (286) du change sur Naples, que je désirais connaître, et je pus ainsi m’asseoir. On me renseigna volontiers. Le commandant arriva, ce qui me fit partir aussitôt, et je vis sur la place mon cocher averti par l’ami que j’avais rencontré. Je montai en voiture, incertain sur la direction à prendre parce que j’avais faim. Dans ma sacoche je trouvai trois grains de raisin sec ; grâce à quoi je finis toutes mes affaires tranquillement et même avec plaisir. On peut voir quel concours de hasards : ma rencontre avec Vincenzo, celle de Vincenzo avec mon cocher, mon idée d’aller chez le banquier, le loisir où était celui-ci, le passage du commandant qui provoqua ma sortie où je rencontrai le cocher, et la trouvaille de ces grains de raisin. Soit sept rencontres, et si une seule avait avancé ou retardé le temps de prononcer à peine deux paroles, c’était ma perte, ou l’origine d’ennuis et d’embarras très grands.

Je ne nie pas que des aventures de ce genre arrivent à d’autres qu’à moi, mais elles ne dépendent pas autant du hasard, ne sont pas si pleines de grands dangers ou enveloppées d’énormes difficultés — ou peut-être les autres ne les remarquent-ils pas.


  1. Cf. chap. VII.