Ma vie (Cardan)/Chapitre L

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 169-178).

L

PROPOS FAMILIERS, QUI SONT EN DÉFINITIVE DES OBSERVATIONS
CHANT FUNÈBRE QUI ÉCARTE UNE OPINION FAUSSE

(287) Il ne faut faire que ce dont le souvenir ne sera jamais pénible à aucun âge, et pour la réalisation de quoi les moyens manquent aux hommes plus tôt que le désir. C’est dans la mémoire de ces actes que réside notre tranquillité ; et le mieux est que celle-ci n’exige aucun soin.

Parmi des maux contraires, il faut tenir pour le moindre celui qui, à long aller, apporte le moins de dommage.

Comme disait Soranus, il est honorable d’accepter de ceux qui offrent et de ne pas réclamer de ceux qui ne donnent pas.

Dans l’incertitude, choisis le parti qui est plus avantageux par nature : par exemple administre de préférence une pilule ; si c’est une potion il n’est pas possible de revenir sur ce qui a été fait. Dans l’incertitude tu seras déconcerté, et ta dignité en souffrira.

(288) Qui ne veut pas agir suivant la raison est une bête : ou il mérite d’être battu, ou tu dois t’écarter de lui. Seul en effet l’homme se sert de la parole pour traiter ses affaires et les diriger.

Les gens chagrins, ceux qui sont intraitables, ou durs, ou inactifs font peut-être moins de tort dans une affaire importante que dans une foule d’autres ; aussi faut-il les éviter plus que personne.

Avec les puissants surtout, il suffit de parler ainsi, pour garder de la retenue : « Vous m’avez fait un tort », ou « J’ai à me plaindre d’une injustice ». Avec des parents ou des héritiers : « Est-ce ainsi qu’après ma mort vous voulez garder mes biens ? » Tu les embarrasseras.

À quelqu’un qui me reprochait le petit nombre de mes disciples je répondis : on vend plus de Donats que de Virgiles. Au reproche d’être seul de mon opinion : c’est sa singularité qui fait le prix de la licorne.

À un jurisconsulte, qui me reprochait le petit nombre de mes élèves, je répondis : la présence de quelques élèves fait honneur ; le départ d’un certain nombre d’entre eux est un sujet de honte.

À quelqu’un qui se vantait d’avoir beaucoup de malades, je répondis : ce n’est pas cela qui importe, mais si beaucoup d’eux sont guéris. À d’autres j’ai dit plus durement : c’est une grande honte qu’il y en ait tant qui meurent entre vos mains.

(289) Pour éloigner un jeune homme de la fréquentation de malhonnêtes gens, je lui dis : je te montrerai un fruit qui a gâté tout un tas ; tu ne pourras pas me montrer un tas de fruits qui en ait guéri un gâté.

À ceux qui me reprochaient d’entretenir beaucoup de jeunes domestiques, je répondis : j’ai double mérite ; je fais une bonne action et j’en tire mauvaise réputation.

La sagesse comme les autres matières précieuses, doit être arrachée aux entrailles de la terre.

À quelqu’un qui me comparaît à d’autres savants, j’opposai ce vers de Virgile : « Et quoi ! puisqu’il disputerait la palme du chant à Phébus lui-même ».

J’ai souvent engagé à réfléchir profondément sur le seul point : Qu’est-ce qui est plus important ? Qu’est-ce qui l’est moins ?

C’est une grande preuve de sagesse que d’avoir un ami éminent.

À quelqu’un qui me reprochait ma vieillesse : il n’y a de vieillard que celui qui est abandonné de Dieu.

Les amis apportent un secours dans l’adversité, les flatteurs un conseil.

Il faut soigner le mal par le bien, non par le mal.

Je sais que les âmes sont immortelles, je ne sais pas comment.

(290) Je dois plus aux mauvais médecins, parce qu’ils causent la perte de mes ennemis, qu’aux bons quand même ils sont mes amis.

Comme on me reprochait les erreurs de mes pronostics du temps où je me trouvais au milieu de méchants et d’incapables, je dis : Il aurait été étonnant que parmi de telles gens je pusse prédire correctement ou faire bien quelque autre chose.

Sur le point de faire une chose, réfléchis à l’état où tu te trouveras quand tu l’auras faite, qu’elle réussisse ou non.

Un homme remarquable doit vivre où vit le prince.

Reçois tes amis avec un visage riant, ils le méritent ; tes ennemis de façon à marquer ta supériorité.

Ceux qui écrivent des ouvrages confus sont comme ceux qui mangent des aliments crus : pour un léger plaisir ils s’exposent à de graves embarras.

Il faut mesurer la bonne foi des hommes à leur intérêt, à moins qu’ils ne soient d’un caractère absolument supérieur à la chose qui est en jeu.

Le plus important dans les actions des hommes est d’en trouver le terme.

Les hommes les plus humains de notre temps, pour être uniquement attachés aux biens présents et sensibles, sont d’un mot accusés d’impiété, (291) d’ingratitude et d’ignorance.

Quand je dois renvoyer un domestique je lui dis : tu fais mon affaire mais je ne fais pas la tienne, c’est pourquoi tu es forcé de me quitter.

Quelqu’un me disait : Comment se fait-il qu’étant si sage, tu aies des enfants si fous ? — Parce que je ne suis pas aussi sage qu’ils sont fous.

Les hommes favorisés par la fortune sont semblables aux enfants qui sautent des marches d’un escalier : plus ils en franchissent dans un saut, plus ils sont contents, mais le danger et les risques auxquels ils s’exposent grandissent à proportion.

Il vaut mieux taire cent choses à dire qu’en exprimer une qu’il fallait taire.

Il faut obliger les enfants à une réponse immédiate, pour qu’ils oublient tout le reste et qu’ils ne répondent pas aux questions avec l’esprit ailleurs.

À qui me demande ce qu’on fait à Rome, je réponds : ce qu’on doit faire dans la capitale des villes et des choses humaines.

— As-tu été en prison ? Je réponds à l’un : — Veux-tu y aller aussi ? À un autre plus stupide : — Qu’as-tu fait pour en avoir peur ?

Il ne faut pas mettre dans ses livres ce qui n’est pas arrivé à une conclusion ou ce qui n’est pas digne de lecture.

(292) Quand tu fais des mots d’esprit tu dois avoir la peau assez épaisse ; quand tu en entends, pense que tu l’as encore.

Dans les affaires pratiques il n’en est pas comme dans les arts, une connaissance générale ne sert de rien, il faut des notions exactes. Nous pouvons en effet faire du bien à un malade qui a une fièvre tierce en lui donnant de la rhubarbe même si nous ne savons pas la dose ; mais il vaut mieux se taire ou ne pas visiter un client si on ne sait pas mesurer le traitement.

Les larmes sont le remède de la douleur, la colère celui de la pitié, et la nécessité — l’histoire le montre bien — celui de l’une ou de l’autre. En général, pour toutes choses il est bon de pouvoir gagner du temps.

Dans tes affaires, oppose vice à vice : par exemple à l’indolence le soin des procès et le recouvrement des créances ; à l’entêtement la colère ; à l’orgueil l’injure et la faim ; et pour ceux qui font usage des poings au lieu de mots, dénonce-les sans tarder auprès des puissants.

Quand tu veux te laver, prépare d’abord la serviette pour t’essuyer.

Au moment de prendre une vieille servante demande lui si elle sait coudre, laver, faire le pain et commande lui de marcher et d’allumer le feu. (293) Tu te plaindras de n’avoir pas de vin. Tu lui demanderas si elle a des parents, comme si tu avais besoin d’eux, ou des amis ; comment elle a quitté son dernier maître ; combien elle a eu de maris et d’enfants. Ensuite ne l’engage pas ou du moins prends les précautions utiles.

La précipitation dans les paroles est détestable ; dans l’action elle est parfois nécessaire ; dans le conseil elle doit être modérée.

Ne réclame pas ce qui dépend d’autrui, surtout des seigneurs ; ce qui est à toi ne le demande pas sous conditions, emploie-le à ta guise mais avec mesure.

Avec les hommes ne dis pas ce que tu penses, mais sois bien plus attentif là-dessus qu’à connaître la personne à qui tu feras un prêt.

Dieu étant éternel, le temps ne nous donne que son ombre, mais cela même est impur, comme étant soumis au changement.

Dans les affaires dangereuses ou exposées à la calomnie, de leur fait ou du tien, si tu n’es pas certain de pouvoir prouver tes affirmations, il vaut mieux garder le silence : sur ce chapitre beaucoup de gens se trompent parce qu’ils ambitionnent trop la réputation de savoir beaucoup ou d’avoir été mêlés à tout.

(294) Prends garde de ne pas remettre ton bien entre les mains d’un officieux : si tu le lui laisses, il s’en servira ; si tu le lui réclames, tu cours le danger de t’attirer sa haine, et, en tout cas, il te tiendra longtemps dans l’attente.

Efforce-toi de faire que ton livre satisfasse à l’usage, et que l’usage l’améliore. Ainsi seulement il est achevé.

À qui me disait : j’ai pitié de toi, je répondis : tu n’as pas motif de le faire.

Le mal est le défaut de bien ; le bien est en soi une vertu qui est en notre pouvoir, ou encore il est ce qui est nécessaire.

Si tu n’as eu ni richesses, ni enfants, ni amis et que tu aies d’autres biens, tu es heureux ; si le reste te manque aussi, tu n’iras pas loin.

Les arts sont nombreux, mais il y a un seul art qui domine tous les arts : c’est de parler par principes généraux, à l’aide de quoi on peut dire beaucoup en peu de mots, exprimer clairement ce qui est obscur, substituer le certain à l’incertain. Mais trois conditions sont nécessaires : que tous ces principes généraux concourent à cet art unique, qu’ils s’adaptent l’un à l’autre convenablement, enferment tout le sujet et le délimitent ; il faut aussi qu’ils soient propres à l’usage qu’on en veut faire, seule condition négligée par Aristote à cause de la pauvreté de la science de son époque. On se souviendra aussi qu’on peut donner quelque chose à l’agrément, dans l’histoire par exemple.

(295) Beaucoup se plaignent à tort de la vertu en disant qu’elle est aux ordres de la fortune ; d’autres estiment qu’elle est maîtresse du bonheur. Voici des paroles dignes de l’orgueilleux : « La sagesse triomphe de la fortune. Mais nous dirons qu’ils sont heureux aussi ceux qui ont appris à supporter les maux de la vie sans secouer le joug… » Il y a là deux erreurs : la première est d’enseigner que la sagesse (si l’on entend la nôtre) est plus puissante que la fortune, quand chaque jour nous faisons l’expérience contraire ; la raison en est qu’en toute chose la fortune s’offre tout entière et déploie ses forces tandis que nous n’avons qu’une frêle petite pousse de sagesse. La fortune n’est donc pas plus puissante que la sagesse, mais notre sagesse, encore moins, triomphe de la fortune ; bien mieux, la fortune cède spontanément à la sagesse divine et n’ose mettre le pied là où elle flaire que celle-ci est passée. Je ne trouve pas justes les paroles de Brutus mourant : « (296) Malheureuse vertu qui n’a que des mots à ton service, pourquoi dans ta conduite suis-tu la fortune comme une maîtresse ? » Quoique Plutarque apporte le témoignage d’Antoine, d’après qui Brutus aurait été seul à prendre part au meurtre de César pour la gloire du geste, les autres agissant par jalousie, peut-être les véritables raisons sont-elles différentes. On le voit d’après ce que dit Cicéron dans ses lettres à Atticus : Brutus supportait mal beaucoup d’événements, se chagrinait des conséquences, ce qui n’aurait pas été s’il n’avait eu que la gloire pour but. Il se plaignait injustement que la fortune eût préféré Antoine, qui avait passé toute sa vie à combattre, à lui qui s’appliquait tranquillement à l’éloquence. Les paroles des hommes courageux sont sans ordre et sans art, mais le sens en est vigoureux, suivant le mot adressé à Néron que rapporte Tacite. Aussi, quelle folie de la part de Brutus que de chercher dans la guerre civile une place à la vertu : quand on ne peut trouver un homme heureux dans une ville cernée par les ennemis, on le trouverait bien (297) moins dans une ville où règne l’émeute. Et, bien que le bonheur ne se trouve pas dans la fortune mais dans la vertu, la fortune en s’opposant, dresse plus d’obstacles que la vertu n’apporte de secours.

Trois éléments surtout modifient le caractère : l’âge, la fortune, le mariage. Aussi prends garde : la fréquentation des hommes est comme un fer rougi ; tenu dans les mains, il n’est rien de pire, battu au marteau il procure un gain au forgeron, de l’utilité aux autres.

THRÈNE SUR LA MORT DE MON FILS

Qui t’a ravi à moi, mon fils bien-aimé ? Qui a pu causer tant de larmes à ma vieillesse ? Quelle âme fut si cruelle ? Cruels destins ! qui voulurent trancher cette fleur naissante ! Calliope ni Apollon ne t’ont sauvé. Que la cithare et les chants et les flûtes sonores se taisent, (298) qui réveilleraient mes soupirs pour mon cher enfant : je me souviens des chants qu’il modulait d’une douce voix. À quoi t’ont servi le laurier qui t’a consacré médecin, tant de connaissances et un rare talent d’élocution en latin, si, d’un trait, le fruit de ces longs travaux est maintenant perdu ? À quoi t’a servi d’avoir sauvé les chefs espagnols ? ou tes concitoyens éminents, si un citoyen et un duc espagnol ont présidé au supplice où tu tombas ensanglanté sous la hache impitoyable. Hélas ! que faire ? Mon âme succombe, fils bien-aimé, quand, silencieux, je réfléchis à ton destin cruel. Et je n’ai pas pu exprimer mes pleurs dans un livre. (299) Ah quel crime ! On m’arrache mon fils, on ne me laisse pas le pleurer ! Et la gloire éternelle que je donnais en dernier hommage à ses cendres, et les causes de sa mort injuste, je suis contraint de les taire. Enfant, sous un prince qui ne manquait pas de douceur, tu as subi la terrible sentence du Sénat, d’après l’exemple affreux des anciennes lois, quand tu te hâtais pour mettre un terme aux crimes d’une courtisane perfide. Maintenant, sans être inquiétée, l’adultère insulte aux époux, et on châtie le noble jeune homme dont la droite est vengeresse. Hélas, fils bien-aimé, fidèle image de la vertu paternelle, tu étais digne de vivre éternellement. On ne te l’a pas permis, les Parques emportent tout bien (300) vers les cieux et, ce qui brille, elles l’arrachent à la ténébreuse terre. Enfant, tu avais la vertu du cœur comme la gloire du sang et tu suivais ton père et ton aïeul dans le chemin de l’honneur. Lointain est le roi, espoir certain de salut ; Phébus et Phébé refusent leur lumière à la terre ; aucune étoile ne brille dans le ciel serein pour ne pas voir le sombre palais souillé par ce meurtre. Où irai-je ? quel endroit de la terre renferme maintenant tes membres, ta tête tranchée, ton corps déchiré ? Dis-le moi, mon fils, à moi qui t’ai cherché par les terres et par les mers. Et vous, cruels, tuez-moi si vous avez quelque pitié, (301) jetez tous vos traits contre moi ; que je sois le premier que votre fer fasse périr. Ou toi, puissant père des Dieux, prends pitié de celui qui t’appartient, frappe ma tête odieuse et précipite-moi dans les Enfers, puisque je ne puis, autrement, mettre fin à ma cruelle vie. Ce n’étaient pas ces promesses, mon fils, que tu avais faites à ton père : tu devais être plus prudent en te confiant au cruel amour. C’est lui qui a perdu mon fils. Ô sainte femme, quel bonheur pour toi d’être morte et de n’avoir pas vécu pour souffrir ainsi. C’est moi, mon fils, qui ai taché ton nom d’un crime ; moi que la jalousie a chassé de ma patrie et du foyer paternel, je devais une expiation à ma patrie et aux haines des miens. (302) J’aurais donné moi-même, à travers toutes les morts, mon âme coupable ; en vivant j’ai triomphé des destins : pourtant ton nom, mon fils, vivra éternellement dans les siècles. Connu des Bactriens, connu des Indiens, tu n’es mort pour nous que pour vivre dans tout l’univers.

Nous mourons tous pareillement, dit Horace. Il ne survit de gloire que pour le mérite qui a trouvé un héraut, c’est à dire un divin et fameux poète : c’est pourquoi Alexandre souhaitait si fort d’avoir un Homère. Dans l’histoire, les exploits anciens s’effacent devant ceux des générations nouvelles ; les poètes font des contes, ce qui leur attire le mépris. C’est un grand prodige de la part d’Horace d’avoir, sans écrire l’histoire, espéré perpétuer son nom, car hors de l’histoire les écrivains ne peuvent charmer ; lui-même le déclare : « Il faut à la fois charmer le lecteur et l’instruire ».

Mais ce qui aurait nui à d’autres, je veux dire la décadence (303) rapide de la pureté du latin, a fait de lui, à cause de ses rares qualités, un écrivain exceptionnel, unique et désirable. Il faut donc, pour qu’une action célèbre et glorieuse résiste au temps, que l’histoire en soit recueillie, amplifiée d’ornements poétiques, car un simple récit ne s’accommoderait pas d’un style pompeux. C’est l’explication de ce mot : « La Muse donna aux Grecs le don du langage harmonieux ». On doit mettre un soin religieux à embellir ces récits, de façon à observer tous les préceptes qu’Aristote a pu, à peine, enfermer dans un beau livre. Si ces quatre conditions sont réalisées, le nom sera éternel, autrement non.

— Mais où tend ce discours ?

Moi. — À montrer ce qui est nécessaire à une vie heureuse, et puisque le bonheur n’existe pas dans cette vie, éviter qu’en le cherchant nous ne nous heurtions à des obstacles et soyons plus profondément malheureux.

S. — Mais cela ne suffit pas. Il est faux que, comme tous les autres artisans, nous connaissions aussi le but à atteindre. Le forgeron, par exemple, sait faire et enseigne à faire des clous et des verrous, des enclumes et des marteaux ; les clous pour assembler les planches, les verrous pour fermer les portes, l’enclume pour recevoir (304) les coups. Mais toi, dit-on, tu n’enseignes rien de tout cela : ni la nature du bonheur, ni son existence, ni l’usage à en faire. Assurément, le plus embarrassant pour nous est de ne pas savoir, avec tes propos sur le vide et la vanité des choses humaines, si ta science t’a fait trouver davantage et si vraiment il y a quelque chose dans ce vide. C’est pourquoi nous voudrions savoir quel profit espérer ou quel but atteindre. Si vraiment il n’y a aucune utilité, à quoi bon écrire, enseigner et apprendre ?

Moi. — Oui et non. Premier point : nous savons, comme je l’ai dit, que notre malheur est plus grand que le bonheur, qui est à peu près nul. Et, dans ce vide, il y a parfois quelque chose, mais petit et bref. J’ai pourtant ramené tout à rien, pour que nous sachions saisir à temps ce peu de chose et éviter le malheur. En ce qui concerne le malheur, il n’est, en soi, ni grand ni médiocre et, encore moins, excessif et extrême ; pourvu qu’il ne soit pas excessif par rapport à l’homme, comme il peut l’être, nous saurons l’éloigner de nous et le réduire à rien, tandis qu’en ignorant ces moyens tu seras malheureux.

S. — À ce que je vois, le profit est quintuple : d’abord alléger (305) le malheur s’il n’est pas extrême ; deuxièmement, augmenter ce peu de bonheur qui appartient à l’humaine nature ; troisièmement, recueillir quelque chose de minuscule qui, pour un court moment, remplisse ce vide ; quatrièmement, savoir qu’il existe un bonheur, tout petit et court, qui consiste seulement dans la vertu que n’entravent pas de grands malheurs ; cinquièmement, que la durée de ce bonheur peut être augmentée un peu plus, car ses éléments et leur emploi peuvent être sensiblement prolongés, si on les rapporte à la brièveté de la vie humaine. Mais si la vie humaine durait cinq ou six cents ans, tout le monde y mettrait un terme par désespoir. Il en va de même du bonheur récent.

Moi. — Très bien et je te remercie d’avoir expliqué la question bien mieux que je n’aurais su la présenter. J’ajouterai encore ceci : ce bonheur, si petit et si grêle qu’il soit, ou mieux (pour parler clair) à peu près nul, a tout de même quatre degrés : le premier, quand le bonheur est actuel ; il est passager et semble être quelque chose quoiqu’il ne soit rien ; la preuve en est que, du consentement (306) des philosophes, le bonheur n’est rien que le défaut de souffrance. Deuxième degré, le bonheur vient de passer et il en subsiste les conséquences et les effets de sorte qu’il paraît présent. Troisième degré, quand le temps s’est écoulé le souvenir persiste encore, mais comme une ombre qui n’a plus aucune substance. Quatrième degré, il ne reste aucune trace des événements heureux, ils sont devenus comme les accidents de chaque jour dont le souvenir même disparaît ; et, quand même nous en garderions la mémoire, elle ne s’accompagnerait d’aucun sentiment. D’où il résulte évidemment qu’il suffit de passer notre vie sans trop grands malheurs.