Ma vie (Cardan)/Chapitre LI

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 179-180).

LI

EN QUOI JE ME SENS INSUFFISANT

Les Troyens arrivèrent tard à la sagesse. Il est impossible de ne pas se tromper, mais ceux qui recherchent les plaisirs commettent nécessairement beaucoup de fautes. Ma plus grande erreur fut l’éducation de mes enfants, car la puissance de l’éducation est grande. Mais je manquai des moyens d’agir : (307) des enfants raisonnables, des frères, des sœurs, des parents, des amis, des richesses, de l’influence, des serviteurs sûrs. Je pouvais faire un choix, si j’avais voulu m’abstenir de tant écrire, contraindre ma nature et régler mes plaisirs, si j’avais été plus soigneux à cultiver mes amitiés, si j’avais attendu la décision du Sénat de Bologne : je tirai profit de n’avoir pas sollicité, j’en aurais eu un bien plus grand de ne pas presser l’affaire. Dans des cas de ce genre, où tes ennemis se dressent contre toi et où tes amis ne sont pas de force, il faut attendre le moment favorable[1]. Je ne condamne pas tellement ma passion pour le jeu de dés, mais j’approuve plutôt la pensée exprimée par Horace en ces mots : « J’ai vécu. Que demain le père remplisse le ciel d’une nuée noire… », en ajoutant : pourvu que ce ne soit pas un obstacle aux plaisirs à venir.

Mais, en outre, je n’ai guère appliqué mon esprit ni mes soins à être modéré dans mon alimentation et à garder de la tenue. C’était peu de chose, si j’avais observé dans mes actions les sept principes de la conduite, mais pour quel avantage ? Je m’adonnai sans mesure à mes études ; la même constance m’aurait été utile dans mes autres occupations et elle n’aurait pas paru si étonnante dans le premier cas. Ce fut bien assez que (308) tant de choses m’aient manqué : la mémoire, la connaissance du latin durant mon adolescence, une bonne santé, des amis et une famille capables de m’être utiles, pendant longtemps la puissance en amour, l’élégance et l’agrément de la physionomie, des enfants qui eussent au moins un peu de la sagesse commune. En revanche j’eus en partage un caractère craintif, de longe procès, des parents importuns, des temps troublés par les guerres et les hérésies. Mais, dira-t-on, tu pouvais profiter de tant de découvertes. La vérité ne doit faire de tort à personne : les découvertes des autres sont, ou je les ai trouvées fausses, pour la plupart, ou bien je ne les ai pas comprises, par suite je n’eus pas à les employer. Les miennes ont été plus utiles mais tardives ; si j’avais pu trouver à temps ce que j’ai obtenu par la suite, ou si j’avais connu ce qui avait été acquis par les autres, peut-être aurais-je moins souffert.

Néanmoins il me reste encore assez pour qu’à ma place un autre s’estimât heureux : la connaissance de tant de sciences, ma descendance assurée[2] malgré les atteintes subies, les livres que j’ai publiés et tous ceux qui restent à publier, ma réputation, les distinctions reçues, d’honnêtes richesses, des amis puissants, la connaissance de secrets et, ce qui est mieux, le culte de Dieu. Mais, comme je l’ai dit, un seul homme ne peut pas tout avoir ni exceller (309) en tout genre ; s’il est vraiment supérieur ce ne sera que pour un seul objet et, là même, il ne pourra arriver à la perfection. Pourquoi rechercher en moi ce qui est refusé à tout le genre humain ? ou t’étonner des fautes que j’ai commises quand tous les autres se trompent aussi ?


  1. Cf. chap. XVII.
  2. Moins assurée qu’il ne le supposait, car son petit-fils Fazio semble n’avoir pas laissé de descendance. — On rapporte le propos suivant de Naudé : « Quand je fus à Milan, je m’enquis de la postérité de Cardan. On me dit qu’il n’y avoit plus qu’un certain Bonnetier lequel disoit que Cardan avoit été à Rome en intention d’y devenir Cardinal, et qu’il y avait été empoisonné. » (Naudaeana, 2e éd., Amsterdam, 1703, page 17).