Ma vie (Cardan)/Chapitre XLI

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 121-126).

XLI

MERVEILLES NATURELLES, MAIS RARES, À PROPOS DE MA VIE ET DE LA VENGEANCE DE MON FILS

Parmi les prodiges naturels, le premier et le plus rare c’est que je suis né dans ce siècle où toute la terre a été découverte, alors que les anciens n’en connaissaient guère plus d’un tiers. D’un côté, nous parcourons l’Amérique (j’indique maintenant chaque région : le Brésil, la plus grande partie des terres autrefois inconnues, la Terre de feu, la Patagonie, le Pérou, Charcas, Parana, Acutia, Caribana, Picora[1], la Nouvelle-Espagne, Quito, Quirina qui est la partie la plus occidentale, la Nouvelle-France et, plus au sud, la Floride, Cortereale, Estotitland, Marata) ; en outre à l’orient, sous l’antipode, le pays des Antisciens qui sont peut-être des Scythes ; et des pays septentrionaux encore inconnus, la Laponie, Binarchia, (207) les Amazones et ce qui est dans l’île des Démons (si ce ne sont pas des terres fabuleuses). Assurément, pour qu’une juste répartition soit faite, il s’ensuivra de grands malheurs. Les connaissances se sont étendues ; les arts utiles vont être amoindris et méprisés et l’on échangera le certain pour l’incertain. Mais la place de ces considérations est ailleurs ; en attendant jouissons des fleurs de notre champ. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que l’artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des Dieux. Et je ne te passerai pas sous silence, ô grand aimant qui nous conduis sur les vastes mers, par les nuits ténébreuses et les tempêtes horribles, dans des pays étrangers et inconnus. Ajoutons-y en quatrième lieu l’invention de l’imprimerie, conçue par l’esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins. Que nous manque-t-il encore, sinon de prendre possession du ciel ? Ô démence des hommes, si nous ne reconnaissons pas la vanité [de nos découvertes], si nous ne recherchons pas les principes ! Quel orgueil si nous ne sentons point d’étonnement ! Mais je reviens à mon sujet.

C’était le 20 décembre 1557. Tout semblait pour moi aller heureusement. Je n’avais pas dormi jusqu’à minuit ; quand je voulais m’endormir, (208) mon lit parut trembler et, avec lui, toute la chambre ; je crus à un tremblement de terre. Plus tard enfin le sommeil me prit. Le matin, dès qu’il fit jour, je demandais à Simone Sosia, qui est maintenant ici à Rome et qui avait dormi près de moi dans un lit pliant, s’il avait remarqué quelque chose. Il répondit : « Un tremblement de la chambre et du lit ». — « À quelle heure ? » — « À six ou sept heures » répondit-il. Je vais alors sur la place et je demande à plusieurs personnes si elles avaient senti cette nuit un tremblement de terre. Personne ne répondit affirmativement. Je rentre. Un domestique accourt au-devant de moi, tout triste, et m’annonce que [mon fils] Giovanni Battista avait épousé Brandonia Seroni[2], une jeune fille sans aucune fortune, qu’il aimait. D’où des chagrins et des larmes. Je me rends sur place et je vois la chose faite. Ce fut bien le début de tous ses malheurs. Je réfléchis que le messager divin avait voulu m’annoncer, dans la nuit, ce qu’il savait avoir été conclu le soir. À l’aube, avant que mon fils quittât la maison, je l’avais rencontré et je lui avais dit (moins à cause de l’avertissement miraculeux, que parce qu’il semblait égaré) : « Mon fils, prends garde de rien faire aujourd’hui qui puisse être un grand malheur. » Je me souviens de l’endroit, c’était près de la porte, (209) mais je ne sais plus si je dis un mot du prodige. Quelques jours après, je sens de nouveau trembler la chambre. Je tâte de la main, je sens mon cœur palpiter ; j’étais, en effet, couché sur le côté gauche. Je me relève, agitation et palpitations cessent. Je me recouche, tout recommence, et je reconnais que les deux faits dépendent l’un de l’autre. Je me rappelai alors que la fois précédente, quand j’avais cru remarquer un tremblement, mon cœur avait palpité ensuite, ce qui était naturel. Mais comment ce trouble affectait-il mon valet, je ne le comprenais pas. Je remarquai seulement que le tremblement était double : un naturel qui a pour cause la palpitation du cœur, un autre causé par l’esprit qui intervient par ce moyen. Je suis arrivé à cette conclusion par analogie avec ce qui se passait il y a bien des années : autrefois en effet, si je me levais avant le jour, j’étais tourmenté de lourds et pénibles soucis ; dans ces dernières années, même s’il m’arrive de veiller, les soucis ne se produisent pas, parce que cette veille est provoquée plutôt par un état maladif que par une émanation surnaturelle.

Il m’arriva quelque chose de semblable en 1531. Contre son habitude, une chienne d’humeur tranquille hurlait sans arrêt ; des corbeaux s’installèrent sur le faîte de la maison (210) en croassant plus qu’à l’ordinaire ; des fagots de bois qu’un domestique brisait dégageaient des étincelles brûlantes. Ce fut l’année où je me mariai à l’improviste, et depuis ce moment ç’a été un cortège de malheurs.

Tout ce qui m’arrivait n’était pas pourtant avertissement divin. J’avais environ treize ans quand un corbeau, sur la place de Sant’Ambrogio, me prit par un pan de mon habit et ne voulut plus me lâcher, malgré tous mes efforts soit pour l’entraîner soit pour le repousser ; cependant, de longtemps, rien de funeste n’arriva à moi, ni à aucun des miens.

J’ai observé aussi d’autres grands phénomènes, mais tout à fait naturels. Dans mon enfance, deux heures avant le coucher du soleil, une étoile, semblable à Vénus, brilla avec tant d’éclat que toute la ville put la voir. En 1531 au mois d’avril, je vis à Venise, où j’étais alors par hasard, trois soleils entourés de rayons, tous trois à l’orient, et ce spectacle dura presque trois heures entières. Auparavant, vers 1512, dans le territoire de Bergame près de l’Adda, il tomba en une nuit, à ce qu’on dit, plus de mille pierres. Le soir précédent une immense flamme pareille (211) à une énorme poutre avait traversé le ciel. Étant enfant, j’ai vu une de ces pierres qui pesait plus de cent dix livres dans la maison de Marc Antonio Dugnani, près de l’église de San Francesco (je ne me souviens pas si c’étaient des livres communes ou des grandes, cent onze livres grandes équivalant à deux cent cinquante-neuf livres de Milan). La pierre était de forme régulière, de couleur cendrée assez foncée, et toute fissurée, ce qui permettait de supposer sa chute : frottée elle dégageait une odeur de soufre ; elle était en tout semblable à une pierre à aiguiser. Ce pouvait être aussi artificiel, car dans la région on extrait ces pierres de la terre et on les vend à travers le monde entier comme queux. J’ai tenu à donner ces détails parce que, ni chez Gasparo Bugati ni chez Francesco Sansovino, diligents écrivains italiens de notre temps[3], je ne trouve rien sur ce sujet. Mais dans quel but ces gentilshommes auraient-ils façonné ces pierres ? Et on en montrait d’autres encore, çà et là, bien que de moindre volume, ce qui ne devait pas être un spectacle agréable aux princes qui régnaient alors. On sait que ces phénomènes encouragent les séditieux à ourdir des changements, et peut-être en effet ont-ils une action en cela, pour une raison évidente. (212) Mais que ce soit l’un ou l’autre, il est certain qu’à Venise, environ vers le même temps, la terre trembla si fort que les cloches des églises sonnèrent d’elles-mêmes ; ce prodige eut lieu en 1511.

En 1513, lorsque Maximilien Sforza, prince de Milan, ayant perdu ses états, était assiégé dans Novare par les Français, les chiens des Français vinrent en troupe dans la ville, léchant et caressant les chiens des Suisses. À cette vue Jakob Mutt d’Altdorf, officier des troupes suisses, qui avais pris part à plusieurs batailles, courut trouver Sforza, lui promettant une victoire certaine sur les assiégeants, victoire remportée le lendemain. Je parais ici être sorti de l’ordre et du propos que je m’étais fixés, mais tout cela tend à montrer que suis né à une époque où j’ai pu voir bien des choses étonnantes. Quand j’étais jeune (et maintenant quand je viens de me réveiller), les objets qui se trouvaient dans ma chambre apparaissaient comme entourés d’une lumière qui peu après s’évanouissait. On rapporte que Tibère avait le même don.

La nuit qui précéda le 23 janvier 1565, le jour que Caesius se retira et que Crassus entra, mon lit prit feu (213) deux fois, d’où je prédis que je ne resterais pas à Bologne ; la première fois je résistai, à la seconde je ne pus. En 1552, une petite chienne domestique, d’humeur douce, laissée à la maison, monta sur ma table et déchira le manuscrit de mes leçons publiques. Mon livre De fato, qui paraissait plus à sa portée, ne fut pas touché. À la fin de l’année, contre toute attente, je cessai d’enseigner publiquement pour huit ans entiers[4]. Quelquefois on peut tirer une conjecture de menus détails qui persistent outre mesure. Ainsi que je l’ai déjà expliqué, tout chez les hommes est fait de petites choses d’une seule espèce, qui se répètent, à la manière des mailles des filets, et prennent divers aspects, comme font les nuées. Les accroissements ne se font pas seulement par degrés très petits, il faut encore diviser cette petitesse peu à peu en un nombre infini de parties, pour ainsi dire. Seul se distinguera dans les arts, les conseils, les affaires civiles, et atteindra les cimes celui qui le comprendra et saura en tenir compte dans ses actes. C’est pourquoi, dans tous les événements, il est bon d’observer ces détails minuscules. Le jour où Lodovico Ferrari[5] arriva à Bologne avec son cousin germain Luca, une pie, dans la cour, criailla (214) si longtemps et tellement plus qu’à l’ordinaire que je compris que je devais attendre l’arrivée de quelqu’un ; c’était le 30 novembre 1536. Y avait-il un rapport entre les deux faits ? Pas du tout. Combien de fois les présages n’aboutissent à rien ! Les uns comme Auguste ont tiré profit d’observations mal fondées, d’autres comme Jules César ou Sylla de les avoir méprisées. Il en est de même pour le jeu de dés, dans lequel il n’y a pas de règle, ou du moins cette règle est obscure. Mais ce qui dépasse la nature n’est pas du domaine de la raison naturelle ; ce qui lui est soumis ne contient rien de merveilleux, sauf pour les ignorants.

Ce fut différent le jour où je faillis me noyer dans le lac de Garde[6] ; je craignais de m’embarquer sans savoir pourquoi et l’air était parfaitement tranquille. La même année, plusieurs phénomènes apparurent dont les uns indiquaient la délivrance, les autres un malheur, comme la rupture de mon collier où était suspendue une émeraude. Mais auparavant, trois bagues que je portais à divers doigts (la chose est vraiment étonnante) s’étaient groupées sur un seul doigt ; qu’elles eussent pu quitter mes doigts et qu’elles se fussent réunies, tout était fort digne d’admiration, surtout du fait que, par la suite, la libération et la condamnation se réalisèrent. Mais ce sont des dons de Dieu, car tout ce qui touche au prodige n’est rien de moins. J’étais, dès ma première enfance, condamné (215) à une mort prématurée par bien des signes : la difficulté de respirer, le grand froid aux pieds qui persistait jusqu’au milieu de la nuit, les palpitations de cœur dans mon âge mûr, cette sueur abondante qui se transforma plus tard en un flux d’urine durable, les dents espacées et très faibles, la main droite mal construite, la ligne de vie très courte, inégale, brisée, ramifiée et les autres lignes principales ténues comme des cheveux ou tout à fait tortueuses ; les astres qui menaçaient absolument ma mort, dont tout le monde disait qu’elle arriverait avant mes quarante-cinq ans. Tout s’est révélé vain. Je vis, j’ai soixante-quinze ans. Ce n’est pas que ces disciplines soient trompeuses, mais leurs adeptes sont incapables. Si elles étaient telles, cela ne pouvait se manifester avec plus d’éclat que chez Aristote, à propos duquel on ne lit rien de pareil. Mais passons à l’histoire de mon fils qui mérite vraiment plus d’attention[7].

Son sort se décida en cent vingt-et-un jours[8]. Il mourut en s’écriant que sa mort était causée par l’ignorance de celui qui avait obtenu la sentence par ses arguments et ses objurgations. C’était le Sénateur Falcuzio[9], homme de premier plan, qui fut suivi par toute l’assemblée. Aussitôt après la condamnation de mon fils, il tomba malade, comme pris (216) par la phtisie, et mourut en ayant craché ses poumons. Le président lui-même, Rigoni[10], qui pressait le jugement, fit enterrer sa femme sans cérémonie religieuse, chose étonnante mais que j’ai entendu affirmer par plusieurs témoins ; on raconte aussi que, malgré sa réputation d’intégrité, il n’échappa que par la mort au procès qu’on lui intentait ; ensuite son fils, un jeune homme, fut emporté par la mort, de sorte qu’on pourrait dire que sa maison tout entière fut ravagée par les Furies. Quelques jours après, le beau-père de mon fils, qui avait travaillé à sa mort, fut jeté en prison et, après avoir perdu son emploi de collecteur d’impôts, réduit à mendier ; son fils qu’il aimait beaucoup finit à la potence, ayant été condamné en Sicile, à ce que j’ai appris. De tous ceux qui accusèrent mon fils aucun n’échappa sans un grand malheur, une condamnation, ou la mort : jusqu’à notre souverain et prince[11], par ailleurs généreux et humain, qui l’avait abandonné par jalousie à mon égard et à cause de la foule des accusateurs. Lui aussi, fut en proie à toute sorte de tourments : des maladies graves, le meurtre de sa nièce assassinée par son mari, de pénibles démêlés. Puis il arriva même un malheur public : l’île de Zotophagite[12] perdue et la flotte royale dispersée. Je ne serais pas assez imprudent (217) ou insensé pour croire que rien de tout cela ait à faire avec moi ; mais, de même que dans les orages les moissons sont détruites, les hommes de bien succombent aux époques de grandes calamités, quand ils n’ont plus l’appui des bons princes, absorbés par les malheurs publics ou par leurs propres malheurs. Ce sont les temps que guettent soigneusement les malhonnêtes imposteurs, car ils y mettent tous leurs espoirs.


  1. Tous ces noms géographiques ne sont pas sûrement identifiables. Cardan a toujours été curieux des découvertes géographiques récentes, et ses ouvrages, le De rerum varietate en particulier, témoignent qu’il allait chercher ses informations dans les livres de voyageurs, surtout espagnols.
  2. Sur son caractère et sa conduite cf. De utilitate ex adversis capienda, IV, 2 (II, 267 sqq.) et Defensio Ioan. Baptistae Cardani filii mei… dans l’édition de Bâle, 1561, de De util. ex adv. cap., pp. 1107-1144.
  3. Voir chap. XLVIII, nos 17 et 18.
  4. C’est à la fin de 1551 qu’il cesse d’enseigner (cf. chap. IV). L’année 1552 est occupée presque tout entière par son voyage en Écosse (départ de Milan le 21 février, retour le 29 décembre).
  5. Chap. XXXV et n. 1.
  6. Chap. XIII.
  7. Voir chap. XXVIII et notes 1 à 5.
  8. Chiffre mal explicable. Entre l’arrestation (17 février) et l’exécution (10 avril) il ne s’écoula que 53 jours. Il faut peut-être y ajouter les deux mois que durèrent les hésitations (fassus est rem totam, adeo stulte ut adiecerit se iam duobus mensibus ante hoc deliberasse. De util. ex adv. cap., IV, 12)
  9. Cardan avait précédemment dédié une édition de ses Contradicentium medicorum libri duo au Sénat de Milan (Amplissimis, prudentissimis honestissimis Caesaris Senatoribus mediolanensibus, VI, 295-298) et parmi les noms qu’il couvrait d’éloges on trouve ceux qu’il stigmatise ici.
  10. Bugati, Historia universale, p. 1024, le nomme Pietro Paolo Arrigone presidente del Senato.
  11. Le duc de Suessa, gouverneur du Milanais, qui n’intervint pas en faveur de Giovanni Battista. Cardan a raconté (De util. ex adv. cap., III, 9-10) qu’il avait perdu la faveur de ce prince en insistant maladroitement pour obtenir la restitution d’un livre précieux qu’il lui avait prêté. Peu de temps avant, Cardan lui avait dédié avec de grandes flatteries une édition de De Subtilitate (Bâle, 1560).
  12. Faudrait-il lire Lotophagite insula, l’île des Lotophages ? et penser au désastre de l’expédition de Tripoli en 1560. Cf. Bugati, Historia universale, p. 1037 : Sciagura dei Christiani alle Gerbi ; rimasero perse uentisette galere nostre, una galeotta, con quattordici naui, le monitioni, le artiglierie et altre ricchezze, et che fu più da quindici, in diciotto mila anime.