Ma vie (Cardan)/Chapitre XII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 30-32).

XII

DISCUSSION ET ENSEIGNEMENT

Je montrai bien plus d’éclat et d’habileté en ceci : à Bologne, j’improvisai presque toujours mes leçons. Aussi personne n’osait disputer avec moi. Au cours de la dispute publique que je soutins à Pavie pendant trois jours contre Camuzio en présence du Sénat, il fut réduit au silence le premier jour dès mon premier argument, au témoignage de tous mes émules qui y assistaient : il en existe un compte-rendu imprimé dans ses œuvres[1]. (52) Tout le monde le reconnut si bien qu’on disputait, non plus du contenu de l’argument proposé, mais de ma force qui paraissait invincible ; et je crois que le souvenir de cette dispute vit encore. Branda, mon maître, — je l’ai dit — l’attribuait à mon habileté et à mon intelligence ; mes rivaux au démon ; d’autres, par une hypothèse plus vraisemblable, à une cause meilleure et plus parfaite. De fait, ni à Milan, ni à Pavie ou à Bologne pas plus qu’en France ou en Allemagne, je n’ai, depuis vingt-trois ans, trouvé personne qui voulût me contredire ou disputer avec moi. Je n’en tire pas vanité ; car si j’avais été une borne, ils auraient fait de même. Loin d’être un privilège de ma nature ou de ma supériorité, cela tient à l’aveuglement de ceux qui doivent se mesurer avec moi : ainsi, quand une seiche enveloppe de son noir un dauphin et l’oblige à fuir, ce n’est pas à la gloire de la seiche, mais une conséquence de sa nature.

Angelo Candiano avait argumenté devant de nombreux érudits et je lui avais répondu. Puis, comme je voulais lui offrir la réciprocité, il ne rougit pas de dire : « J’ai déclaré que j’entendais argumenter, mais non te répondre ». Et c’était un médecin très érudit qui avait occupé les premières places auprès du prince dans notre patrie et (53) en Belgique auprès de la reine de Hongrie ; homme de la plus grande autorité et, si cela a rapport à notre sujet, fort riche. Aussi quand je protestais de ma simplicité et de mon ignorance, bien des gens disaient : « Sur le premier point, nous savons que tu mens et que tu es très habile ; pour le reste nous doutons, car nous ne voyons pas quoi tend ce mot d’ignorance, surtout de la part d’un homme qui s’est vanté si souvent de ne jamais mentir ». Quant à l’exemple inimitable de mon enseignement, le degré positif (comme disent les grammairiens) a cessé d’étonner depuis que le superlatif est devenu familier. On ne voulut pas tenter d’en voir l’expérience ; mais le soleil ne brille pas moins quand il est caché par une nue épaisse. Il ne faut pas te tourmenter si, quand ta chambre est pleine de lumières éclatantes, ceux qui sont au dehors refusent de les voir, pas plus qu’il ne faut craindre qu’une chose divine périsse ; car les fleurs adorent le soleil levant que les Garamantes[2] maudissent : partout en effet, ne se manifeste pas seulement la divine providence, mais brille aussi une puissance éternelle. En outre, je ne me contentai pas d’exceller dans la leçon extemporanée, je l’enseignai encore aux autres. Et si grand que je puisse paraître par là, (54) je n’avais ni élégance dans l’expression, ni abondance dans l’élocution, de sorte que je perdais de ce côté ce que j’avais gagné de l’autre. Dans la discussion j’étais si fougueux que tous en admiraient l’exemple et en évitaient l’épreuve. Aussi ai-je vécu longtemps débarrassé de cette charge, surtout après qu’on en vit deux cas qui passèrent tout espoir. D’abord à Pavie, Branda Porro, autrefois mon maître en philosophie, s’était mêlé à une dispute ordinaire que je soutenais contre Camuzio en philosophie, sujet où l’on m’attirait souvent, car on jugeait, je l’ai dit, qu’en médecine je ne leur laissais aucun espoir de gloire. Il avançait l’autorité d’Aristote dont il citait les paroles. — « Prends garde, lui dis-je, non manque après album, et la phrase est contre toi. » — « Pas du tout », s’écria Porro. Moi, mettant à profit le rhume de cerveau que j’ai continuellement[3], je répondais avec lenteur ; furieux, il envoie chercher le volume ; je le réclame, il me le fait donner ; je lis ce qu’il y avait. Soupçonnant que je me moquais de lui, il me l’arrache des mains en criant que je voulais tromper les auditeurs et se met à lire ; en arrivant au mot en discussion, il lit et se tait. Tout le monde (55) était stupéfait ; et, les yeux tournés vers moi, les assistants admiraient. À peu de jours de là, il arriva que Branda se rendit à Milan. On avait écrit l’affaire au Sénat qui lui demanda si c’était vrai. En homme probe et sincère il répondit que ce n’était que trop vrai et que ce jour-là il devait être ivre, croyait-il. Le Sénat se tut, bouche bée.

La seconde fois, ce fut à Bologne avec Fracanzano, premier professeur de pratique médicale. Il discutait du méat du fiel dans l’estomac et avait récité un texte grec en présence de toute l’Académie (il faisait une dissection anatomique). Je lui dis : « Il manque οὐ ». Et lui : « Pas du tout. » Comme j’affirmais tranquillement, les étudiants s’écrient : « Qu’on envoie chercher le volume. » Il y consent avec plaisir, on l’apporte aussitôt ; il lit, trouve que j’avais dit vrai, se tait, s’étonne, admire, et plus encore les étudiants qui m’avaient entraîné là de force. De ce jour il fuyait ma rencontre, au point d’avoir prévenu ses domestiques qu’ils l’avertissent de ma venue ; et ainsi il évitait de me rencontrer dans la rue. Un jour qu’on m’avait amené par ruse à une de ses leçons d’anatomie, il prit la fuite et s’embarrassant dans sa robe, tomba la face en avant ; (56) tous ceux qui étaient présents en restèrent interdits. Peu après, il quitta Bologne, bien que son contrat fût conclu pour plusieurs années.


  1. Andreae Camutii disputationes quibus Hieronymi Cardani magni nominis uiri conclusiones infirmantur, Galenus ab eiusdem iniuria uindicatur, Hippocratis praeterea aliquot loca diligentius multo, quam unquam alias explicantur… Papiae, apud Hieronymum Bartolem, 1563, in-8, pièces lim., 84 ff.
  2. Les Garamantes sont une peuplade africaine, au sud-est des Gétules ; mais Hérodote (V, 184) attribue aux Atarantes qui habitent à dix journées de marche des Garamantes la coutume rapportée ici.
  3. Cf. XII Genitur. (V, 522) : laboraui perpetuo defluuio pituitae insipidae a cerebro ad uentriculum et hoc etiam ab utroque parente haereditarium fuit.