Desbarats et Derbishire (p. 355-411).

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS


CHAPITRE PREMIER.


(a) Tous les bateliers de la Pointe-Lévis étant aussi cultivateurs, il y a quelque soixante ans, ce n’était pas une petite affaire que de traverser le fleuve Saint-Laurent pour se rendre à Québec, pendant les travaux agricoles ; hors les jours de marché, où le trajet avait lieu à certaines heures fixes, le voyageur était obligé d’attendre quelquefois pendant des demi-journées entières et même de coucher souvent à la Pointe-Lévis. Les bateliers, généralement assez bourrus de leur métier, ne se dérangeaient de leur besogne que pour leurs pratiques, qu’ils refusaient, d’ailleurs, souvent de traverser, pour peu qu’ils eussent d’autres affaires. Il faut pourtant avouer que les femmes suppléaient de temps à autre à leurs maris ; qu’en les cajolant un peu, elles finissaient par prendre le voyageur en pitié, et laissaient leur ménage aux soins des dieux Lares, pour prendre l’aviron. Il est juste de leur rendre ce témoignage, qu’une fois l’aviron en main, elles guidaient les petits canots d’alors avec autant d’habileté que leurs époux.

À défaut des Canadiens restait, pendant la belle saison de l’été, la ressource des sauvages, dont les cabanes couvraient près de deux milles des grèves, depuis l’église de la Pointe-Lévis, en courant au sud-ouest. Mais ces messieurs n’étaient guère tempérants ! ils avaient pour principe bien arrêté, de boire à la santé de leur bon père le Roi George III, jusqu’à la dernière nippe des cadeaux qu’ils recevaient du gouvernement ; ce sentiment était sans doute très louable ! mais peu goûté des voyageurs, à la vue de leurs frêles canots d’écorce de bouleau, guidés par des hommes à moitié ivres.

Ceci me rappelle une petite anecdote qui peint assez bien les mœurs de cette époque. C’était un dimanche, jour de gaieté pour toute la population sans exception de cultes. Les auberges étaient ouvertes à tout venant ; et les sauvages, malgré les lois prohibitives à leur égard, avaient bu dans le courant de la matinée plus de lom (rum) que de raitte (lait).

(Je n’ai jamais pu résoudre pourquoi ces sauvages substituaient la lettre l à la lettre r dans rum et la lettre r à la lettre l dans lait ; et aussi la lettre b à la lettre f dans frère : ils disaient le plus souvent mon brère, au lieu de mon frère. Je laisse le soin de décider cette importante question à ceux qui sont versés dans la connaissance des idiomes indiens).

C’était donc un dimanche ; plusieurs jeunes gens (et j’étais du nombre), libérés des entraves de leur bureau, devaient se réunir l’après-midi, à la Basse-Ville, pour aller dîner à la Pointe-Lévis. Mais lorsque j’arrivai au débarcadère avec un de mes amis, la bande joyeuse avait traversé le fleuve dans une chaloupe que le hasard leur avait procurée : c’était imprudent à eux par le vent épouvantable qu’il faisait.

Le premier objet qui attira nos regards fut quatre sauvages, à demi ivres, qui laissaient le rivage, dans une de leurs frêles embarcations. Ils étaient à peine à un arpent de distance que voilà le canot renversé. Nous les vîmes aussitôt reparaître sur l’eau ; et nageant comme des castors vers la grève où les attendaient une vingtaine de leurs amis, qui leur tendaient des avirons pour leur aider à remonter sur un petit quai à fleur d’eau, d’où ils étaient partis quelques minutes avant leur immersion ; nous fûmes ensuite témoins d’un plaisant spectacle : l’eau-de-vie avait, sans doute, attendri le cœur de ces philosophes naturels, toujours si froids, si sérieux ; car les hommes et femmes se jetèrent en pleurant, sanglotant, hurlant dans les bras des naufragés, qui, de leur côté, pleuraient, sanglotaient, hurlaient ; et ce furent des étreintes sans fin.

L’aventure de ces quatre sauvages aurait dû donner un avis salutaire du danger auquel nous serions exposés en traversant le fleuve par le temps qu’il faisait, mais nous étions déterminés d’aller rejoindre nos amis ; et rien ne nous arrêta. Le fleuve Saint-Laurent était aussi notre ami d’enfance : nous avions déjà failli nous y noyer deux ou trois fois dans nos exploits aquatiques : il ne pouvait nous être hostile dans cette circonstance.

Nous décidâmes, néanmoins, malgré ce beau raisonnement, qu’il serait toujours plus prudent de n’employer qu’un sauvage sobre pour nous traverser : c’était, il faut l’avouer, rara avis in terrâ ; mais en bien cherchant, nous aperçûmes à une petite distance un jeune Indien Montagnais d’une rare beauté, d’une haute stature, élancé comme une flèche, qui, les bras croisés, regardait la scène qui se passait devant lui d’un air stoïque, où perçait le mépris.

Nous avions enfin trouvé l’homme que nous cherchions.

— Veux-tu nous traverser, mon brère ? lui dis-je.

— Le Français, fit l’Indien, toujours grouille, toujours grouille, pas bon, quand vente.

Mon ami l’assura que nous étions de jeunes Français très posés, très experts dans les canots d’écorce, et qu’il gagnerait un chelin. Comme preuve de ce qu’il disait, il s’empara aussitôt d’un aviron. Le Montagnais le regarda d’un air de mépris, lui ôta, assez rudement, l’aviron des mains ; et nous dit : « viens. » Il fit ensuite un signe à une toute jeune femme qui parut, d’abord, peu disposée à risquer la traversée : elle nous regardait, en effet, d’un air assez malveillant pendant la discussion ; mais, à un signe impératif de son mari, elle prit un aviron et s’agenouilla en avant du canot.

L’Indien fit asseoir les deux Français au milieu de l’embarcation et s’assit lui-même, malgré nos remontrances, sur la pince du canot.

Nous étions à peine au quart de la traversée que je m’aperçus qu’il était ivre. Ses beaux yeux noirs, de brillants qu’ils étaient à notre départ, étaient devenus ternes ; et la pâleur habituelle aux sauvages pendant l’ivresse se répandit sur tous ses traits. Je fis part de cette découverte à mon ami, afin d’être préparés à tout événement. Nous convînmes que le plus prudent pour nous était de continuer notre route, que quand bien même le Montagnais consentirait à retourner, cette manœuvre nous exposerait à un danger imminent. Toutefois, nous eûmes la précaution d’ôter nos souliers.

Je puis affirmer que nous volions sur l’eau comme des goélands ! La femme coupait les vagues avec une adresse admirable, tandis que son mari, nageant tantôt du côté droit, tantôt du côté gauche, en se balançant pour conserver l’équilibre, poussait le léger canot d’écorce avec un bras d’Hercule. Nos amis, qui, assis sur le rivage de la Pointe-Lévis, nous voyaient venir, sans se douter que nous étions dans la barque, nous dirent ensuite, qu’ils distinguaient souvent le dessous de notre canot dans toute sa longueur, comme si nous eussions volé au-dessus des vagues. Ô jeunesse imprudente ![1]

Dix ans, à peu près, avant cette aventure, et c’était encore un dimanche, pendant l’été, la ville de Québec offrait un spectacle qui paraîtrait bien étrange de nos jours : il est vrai de dire qu’il s’est écoulé bien près de trois quarts de siècle depuis cette époque, car alors j’étais, tout au plus, âgé de neuf ans.

Vers une heure de relevée, un si grand nombre de sauvages, traversés de la Pointe-Lévis, commencèrent à parcourir les rues par groupes assez imposants pour inspirer quelque inquiétude au commandant de la garnison, qui fit doubler les gardes aux portes de la ville et des casernes. Il n’y avait pourtant rien de bien hostile dans leur aspect : les hommes, à la vérité, n’avaient pour tout vêtement que leurs chemises et leurs brayets ; pour toute arme que leur tomahawk dont ils ne se séparaient jamais. Quelques chevelures humaines, accrochées à la ceinture des vieux Indiens, attestaient, même, qu’ils avaient pris une part active à la dernière guerre de l’Angleterre contre les Américains.

C’étaient bien de vrais aborigènes que ceux que j’ai connus pendant ma jeunesse : leur air farouche, leur visage peint en noir et en rouge, leur corps tatoué, leur crâne rasé à l’exception d’une touffe de cheveux, qu’ils laissaient croître au-dessus de la tête pour braver leurs ennemis, leurs oreilles découpées en branches, comme nos croquecignoles canadiens, et dont quelques-uns de ces sauvages ne possédaient plus que quelques lambeaux pendant sur leurs épaules, tandis que d’autres plus heureux les avaient conservées intactes et en secouaient d’un air fier les branches chargées d’anneaux d’argent de quatre pouces de diamètre, échappés à leurs rixes fréquentes pendant l’ivresse : c’étaient bien, dis-je, de vrais Indiens ; et tout attestait en eux le guerrier barbare et féroce, prêt à boire le sang dans le crâne d’un ennemi, ou à lui faire subir les tortures les plus cruelles.

Je n’ai jamais su pourquoi ils se réunirent en si grand nombre, ce dimanche-là, dans la ville de Québec. Avaient-ils reçu leurs présents la veille ? ou était-ce jour de fête particulière à leurs nations ? Toujours est-il que je n’en ai jamais vu, ni auparavant, ni depuis, un si grand nombre dans l’enceinte des murs de la cité. Une particularité assez remarquable était l’absence de leurs femmes ce jour-là.

Les Indiens, après avoir parcouru les principales rues de la ville par groupe de trente à quarante guerriers, après avoir dansé devant les maisons des principaux citoyens, qui leur jetaient des pièces de monnaie par les fenêtres, soit pour les récompenser de leur belle aubade, soit peut-être aussi pour s’en débarrasser, finirent par se réunir sur le marché de la haute ville, à la sortie des vêpres de la cathédrale. C’est là que je les vis au nombre de quatre à cinq cents guerriers, chanter et danser cette danse terrible qui a nom « la guerre, » parmi tous les sauvages de l’Amérique du Nord.

Il était facile de comprendre leur pantomime. Ils nous parurent d’abord tenir un conseil de guerre ; puis, après quelques courtes harangues de leurs guerriers, ils suivirent à la file leur grand chef en imitant avec leurs tomahawks l’action de l’aviron qui bat l’eau en cadence. Ils tournèrent longtemps en cercle en chantant un air monotone et sinistre : c’était le départ en canot pour l’expédition projetée. Le refrain de cette chanson, dont j’ai encore souvenance pour l’avoir souvent chanté en dansant la guerre avec les gamins de Québec, était, sauf correction quant à l’orthographe : « sâhontès ! sâhontès ! sâhontès ! oniakérin ouatchi-chicono-ouatche. »

Enfin, à un signal de leur chef, tout rentra dans le silence ; et ils parurent consulter l’horizon en flairant l’air à plusieurs reprises. Ils avaient, suivant leur expression, senti le voisinage de l’ennemi. Après avoir parcouru l’arène pendant quelques minutes en rampant à plat ventre comme des couleuvres et en avançant avec beaucoup de précautions, le principal chef poussa un hurlement épouvantable, auquel les autres firent chorus ; et, se précipitant dans la foule des spectateurs en brandissant son casse-tête, il saisit un jeune homme à l’air hébété, le jeta sur son épaule, rentra dans le cercle que fermèrent aussitôt ses compagnons, l’étendit le visage contre terre, et lui posant le genou sur les reins, il fit mine de lui lever la chevelure. Le retournant ensuite brusquement, il parut lui ouvrir la poitrine avec son tomahawk, et en recueillir du sang avec sa main qu’il porta à sa bouche, comme s’il eût voulu s’en abreuver, en poussant des hurlements féroces.

Les spectateurs éloignés crurent pendant un instant que la scène avait tournée au tragique, quand l’Indien, sautant sur ses pieds, poussa un cri de triomphe en agitant au-dessus de sa tête une vraie chevelure humaine teinte de vermillon, qu’il avait tirée adroitement de sa ceinture ; tandis que les assistants les plus rapprochés du théâtre où se jouait le drame, s’écrièrent, en riant aux éclats :

— « Sauve-toi, mon petit Pitre (Pierre) ! les canaouas vont t’écorcher comme une anguille ! »

Le petit Pitre ne se le fit pas dire deux fois ; il s’élança parmi la foule, qui lui livrait passage, prit sa course à toutes jambes le long de la rue de la Fabrique, aux acclamations joyeuses du peuple, qui criait : « sauve-toi, mon petit Pitre ! »

Les sauvages, après avoir dansé pendant longtemps, en poussant des cris de joie, qui nous semblaient être les hurlements d’autant de démons que satan, d’humeur accostable, avait déchaînés ce jour-là, finirent par se disperser ; et sur la brune, la ville retomba dans son calme habituel : ceux des aborigènes qui n’étaient pas trop ivres retournèrent à la Pointe-Lévis, tandis que ceux qui avaient succombé dans le long combat qu’ils avaient livré au lom (rum), dormirent paisiblement sur le sein de leur seconde mère, la terre, dans tous les coins disponibles de la haute et de la basse ville de Québec.

Deux ans après la scène burlesque que je viens de peindre, je fus témoin d’un spectacle sanglant qui impressionna cruellement toute la cité de Québec : le théâtre était le même ; mais les acteurs au lieu d’être les peaux-rouges, étaient les visages-pâles. Il s’agissait de David McLane, condamné à mort pour haute trahison.

Le gouvernement, peu confiant dans la loyauté dont les Canadiens Français avaient fait preuve pendant la guerre de 1775, voulut frapper le peuple de stupeur par les apprêts du supplice. On entendit dès le matin le bruit des pièces d’artillerie que l’on transportait sur la place de l’exécution en dehors de la porte Saint-Jean ; et de forts détachements de soldats armés parcoururent les rues. C’était bien une parodie du supplice de l’infortuné Louis XVI, faite en pure perte.

J’ai vu conduire McLane sur la place de l’exécution : il était assis le dos tourné au cheval sur une traîne dont les lisses grinçaient sur la terre et les cailloux. Une hache et un billot étaient sur le devant de la voiture. Il regardait les spectateurs d’un air calme et assuré, mais sans forfanterie. C’était un homme d’une haute stature et d’une beauté remarquable. J’entendais les femmes du peuple s’écrier en déplorant son sort :

« Ah ! si c’était comme du temps passé, ce bel homme ne mourrait pas ! il ne manquerait pas de filles qui consentiraient à l’épouser pour lui sauver la vie ! »

Et plusieurs jours même après le supplice, elles tenaient le même langage.

Cette croyance, répandue alors parmi le bas peuple, venait, je suppose, de ce que des prisonniers français, condamnés au bûcher par les sauvages, avaient dû la vie à des femmes indiennes qui les avaient épousés.

La sentence de McLane ne fut pourtant pas exécutée dans toute son horreur. J’ai tout vu, de mes yeux vu : un grand écolier, nommé Boudrault, me soulevait de temps à autre dans ses bras, afin que je ne perdisse rien de cette dégoûtante boucherie. Le vieux Dr. Duvert était près de nous ; il tira sa montre aussitôt que Ward, le bourreau, renversa l’échelle sur laquelle McLane, la corde au cou et attaché au haut de la potence, était étendu sur le dos ; le corps, lancé de côté par cette brusque action, frappa un des poteaux de la potence, et demeura ensuite stationnaire, après quelques faibles oscillations.

— « Il est bien mort, » dit le Dr. Duvert, lorsque le bourreau coupa la corde à l’expiration de vingt-cinq minutes ; « il est bien mort : il ne sentira pas toutes les cruautés qu’on va lui faire maintenant ! » Chacun était sous l’impression que la sentence allait être exécutée dans toute sa rigueur, que la victime éventrée vivante verrait brûler ses entrailles ! mais, non : le malheureux était bien mort quand Ward lui ouvrit le ventre, en tira le cœur et les entrailles qu’il brûla sur un réchaud, et qu’il lui coupa la tête pour la montrer toute sanglante au peuple.

Les spectateurs les plus près de la potence rapportèrent que le bourreau refusa de passer outre après la pendaison, alléguant « qu’il était bourreau, mais qu’il n’était pas boucher, » et que ce ne fut qu’à grands renforts de guinées que le shérif réussit à lui faire exécuter toute la sentence ; qu’à chaque nouvel acte de ce drame sanglant, il devenait de plus en plus exigeant. Toujours est-il que le sieur Ward devint après cela un personnage très important : il ne sortait dans la rue qu’en bas de soie, coiffé d’un chapeau tricorne et l’épée au côté. Deux montres, l’une dans le gousset de sa culotte, et l’autre, pendue à son cou avec une chaîne d’argent, complétaient sa toilette.

Je ne puis m’empêcher, en me séparant de cet exécuteur des hautes œuvres, de rapporter un fait dont je n’ai jamais pu me rendre compte. À mon arrivée à Québec, vers l’âge de neuf ans, pour aller à l’école, on semblait regretter un bon bourreau nommé Bob ; c’était un nègre dont tout le monde faisait des éloges. Cet éthiopien aurait dû inspirer l’horreur qu’on éprouve pour les gens de son métier ; mais tout au contraire, Bob entrait dans les maisons comme les autres citoyens, jouissait d’un caractère d’honnêteté à toute épreuve, faisait les commissions ; et tout le monde l’aimait. Il y avait, autant que je puis me souvenir, quelque chose de bien touchant dans l’histoire de Bob : il était victime de la fatalité, qui l’avait fait exécuteur des hautes œuvres à son corps défendant. Il versait des larmes quand il s’acquittait de sa cruelle besogne. Je ne sais pourquoi ma mémoire, si tenace pour tout ce que j’ai vu et entendu pendant ma plus tendre enfance, me fait défaut, quand il s’agit d’expliquer la cause de cette sympathie dont Bob était l’objet.

Mais je reviens à McLane. Un spectacle semblable ne pouvait manquer d’impressionner vivement un enfant de mon âge ; aussi ai-je beaucoup réfléchi sur le sort de cet homme qu’une partie de la population considérait comme ayant été sacrifié à la politique du jour. J’ai fait bien des recherches pour m’assurer de son plus ou moins de culpabilité. Je pourrais dire beaucoup de choses sur ce sujet ; mais je me tairai. Qu’il me suffise d’ajouter que si, maintenant, un Yankee vantard proclamait à tout venant, qu’avec cinq cents hommes de bonne volonté, armés de bâtons durcis au feu, il se ferait fort de prendre la ville de Québec, les jeunes gens s’empresseraient autour de lui to humour him, pour l’encourager à parler, lui feraient boire du champagne, et en riraient aux éclats sans que le gouvernement songeât à l’éventrer.

On a prétendu que McLane était un émissaire du gouvernement français : je n’en crois rien pour ma part : la république française, aux prises avec toutes les puissances de l’Europe, avait alors trop de besogne sur les bras pour s’occuper d’une petite colonie contenant quelques millions d’arpents de neige ; suivant une expression peu flatteuse pour nous.

La politique de nos autorités à cette époque était soupçonneuse et partant cruelle. On croyait voir partout des émissaires du gouvernement français. Deux Canadiens furent alors expulsés du pays : leur crime était d’avoir été à la Martinique, je crois, dans un navire américain, pour terminer quelques affaires de commerce : on leur fit la grâce d’emmener avec eux leurs femmes et leurs enfants.

Je fis la rencontre dans un hôtel d’Albany, en l’année 1818, d’un vieillard qui vint passer la soirée dans un salon où nous étions réunis. Il avait bien, certainement, la tournure d’un Yankee, mais, quoiqu’il parlât leur langue avec facilité, je m’aperçus aussitôt qu’il avait l’accent français : et comme un Français s’empresse toujours de répondre à une demande polie (soit dit sans offenser d’autres nations moins civilisées) j’abordai franchement la question : et je lui demandai s’il était Français.

— Certainement, me dit-il ; et je suppose que vous êtes un compatriote ?

— Mais quelque chose en approchant, répliquai-je ; je suis d’origine française et citoyen de la ville de Québec.

— Ah ! la cité de Québec ! fit-il, me rappelle de bien douloureux souvenirs ! j’ai été incarcéré pendant l’espace de deux ans dans l’enceinte de ses murs, et je veux être pendu comme un chien si je sais, même aujourd’hui, quel crime j’avais commis. C’était, il est vrai, au début de la révolution française, la république était en guerre avec l’Angleterre ; mais étant sujet américain naturalisé depuis longtemps, je crus pouvoir sans crainte visiter le Canada avec mes marchandises. On m’empoigna néanmoins aussitôt que j’eus franchi la frontière, et je fus enfermé dans le couvent des Récollets à Québec, dont une partie servait alors de prison d’état.

— Vous étiez, lui dis-je, en bonne voie de faire pénitence dans ce saint asile.

— Oh oui ! répliqua-t-il, j’en fis une rude pénitence. Je fus longtemps au secret, ne pouvant communiquer avec personne, et j’aurais encore beaucoup plus souffert sans la sympathie des âmes charitables qui m’envoyaient des douceurs et du linge pour me changer.

— Mais, lui dit mon ami feu Monsieur Robert Christie mon compagnon de voyage, vous deviez vous prévaloir de votre titre de citoyen américain ?

— C’est ce que je fis, parbleu ! répliqua le vieillard, je produisis mes lettres de naturalisation qui étaient en règle, mais tout fut inutile. On me retint comme émissaire du gouvernement français. Je n’étais pourtant guère pressé de m’occuper de ses affaires ! tandis que mes compatriotes s’égorgeaient comme des sauvages, j’étais trop heureux de vivre tranquillement ici, sous un gouvernement de mon choix. N’importe ; à l’expiration de deux ans de captivité, on me mit à la porte et l’on poussa même la politesse jusqu’à me faire reconduire à la frontière sous bonne escorte. On aurait pu s’en épargner les frais : je ne demandais pas mieux que de fuir cette terre inhospitalière, en jurant de n’y jamais remettre les pieds.

Nous l’invitâmes à souper, et il nous raconta maintes anecdotes divertissantes sur les divers personnages, et les autorités de Québec pendant sa réclusion ; anecdotes que je me donnerai bien garde de répéter, car il n’épargnait guère son prochain. À notre grande surprise, il avait connu tout le monde, rapportait les faibles de celui-ci, les ridicules et les vices de celui-là, assaisonnait le tout de récits d’aventures assez scandaleuses, dont j’ignorais même une partie, et qui se trouvèrent, après information, être véritables.

Je lui parlai de ma famille et il me nomma quatre de mes oncles. Il narrait avec beaucoup de bonheur ; et s’il déversait le sarcasme à pleines mains sur ceux qui l’avaient maltraité, il parlait avec la plus vive reconnaissance de ceux dont il avait eu à se louer.

J’oubliais de dire que les premières paroles qu’il proféra lorsqu’il sut que j’étais de Québec, furent celles-ci :

— « Madame LaBadie est-elle encore vivante ? »

Et il se répandit ensuite en éloges sur cette bonne et charitable femme à laquelle il avait tant d’obligation ; et de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

(b) J’ai dit et fait même des bêtises pendant le cours de ma longue vie, mais Baron m’a corrigé depuis soixante ans d’en répéter une qui s’est propagée de générations en générations jusqu’à nos jours : c’est autant de gagné.

Le pont de la Pointe-Lévis avait pris à vive et fine glace pendant la nuit, mais les canotiers l’avaient néanmoins traversé avec leurs canots en l’endommageant un peu. Baron, qui avait son franc parler, était au débarcadère de la Basse-Ville entouré d’un groupe d’hommes considérable.

— Eh bien ! maître Baron, dit un citadin, voilà le pont pris malgré vos efforts pour l’en empêcher.

— Il n’y a que les gens de la ville assez simples, répliqua Baron, pour de telles bêtises ! nous traversons le pont avec nos canots, bande d’innocents, quand la glace est faible, crainte d’accident pour nos pratiques qui ne peuvent attendre qu’elle soit plus ferme. Vos imbéciles de la citadelle tirent le canon pour nous disperser, quand ils nous voient de grand matin occupés à préparer des chemins pour descendre nos canots ou pour d’autres objets. Nous ne sommes ordinairement qu’une poignée d’hommes, mais vous autres qui êtes si fins, mettez-vous donc à l’œuvre, cinq, dix et même vingt mille hommes, et nous verrons si vous le ferez déraper !

Baron avait bien raison ; j’ai vu des cinquantaines d’hommes travailler des journées entières pour faire avancer d’un demi arpent des goélettes prises dans les glaces formées pendant une seule nuit, sur de bien petites rivières.


CHAPITRE TROISIÈME.


(a) J’avais vingt ans lorsque je rendis visite à la prétendue sorcière de Beaumont. Je retournais de Saint-Jean-Port-Joli à Québec, après un court voyage chez mes parents. Mon père m’avait donné, à cause de mes péchés, je crois, un de ses censitaires pour charretier : c’était un habitant très à l’aise, mais qui lui devait une quinzaine d’années d’arrérages de cens et rentes. Mon père, ainsi que mon grand-père, avaient pour principe de ne jamais poursuivre les censitaires : ils attendaient patiemment ! c’est un mal de famille. Mon conducteur de voiture était très reconnaissant, à ce qu’il paraît, de cette indulgence ! c’était un de ces hâbleurs insolents, bavard impitoyable, comme on en rencontre quelquefois dans nos paroisses de la Côte du Sud, et qui descendent presque tous de la même souche. Obligé, en rechignant, de s’acquitter envers le père d’une dette légitimement due, il s’en dédommageait amplement sur le fils par une avalanche de sarcasmes grossiers, de bas quolibets, à l’adresse des curés, des seigneurs, des messieurs qu’il gratifiait à n’en plus finir du nom de dos blancs, d’habits à poches, etc.[2]

J’étais résigné à endurer ce supplice avec patience ; sous l’impression qu’il ne cherchait qu’un prétexte pour me planter-là. Arrivé à la paroisse de Beaumont, il me parla de la mère Nolette, la femme savante, la sorcière qui connaissait le passé, le présent et l’avenir ; le tout appuyé d’histoires merveilleuses de curés, de seigneurs, de dos blancs et d’habits à poches qu’elle avait rembarrés. Je lui dis à la fin que les gens d’éducation avaient l’avantage sur lui de ne pas croire de telles bêtises, et qu’elle n’avait rembarré, suivant son expression, que des imbéciles comme lui.

Ce fut de sa part un nouveau déluge de quolibets.

— Voulez-vous faire un marché avec moi, lui dis-je ; nous allons arrêter chez votre sorcière : si je vous prouve qu’elle n’est pas plus sorcière que vous, ce qui n’est pas beaucoup dire, voulez-vous me promettre de ne plus me parler pendant le reste de la route ?

— De tout mon cœur, me dit-il ; mais prenez garde : je dois vous dire sans vous faire de peine, qu’elle en a confondu de plus futés que vous.

— Soit, lui dis-je, nous verrons.

C’était bien un antre de sorcière que l’habitation de la mère Nolette : petite maison noire, basse, construite au pied d’une côte escarpée, et aussi vierge de chaux en dehors et en dedans que si le bois avec lequel elle avait été construite eût encore poussé dans la forêt. Tout annonçait la pauvreté, sans être la misère absolue.

Nous conversâmes pendant un certain temps : c’eût été de ma part un grand manque aux usages des habitants de la campagne que de l’entretenir immédiatement du sujet de ma visite. La sorcière me parut une femme douce, simple et même bonace : elle montra pourtant ensuite quelque sagacité en tirant mon horoscope.

Est-ce bien là, pensai-je, cette femme extraordinaire dont j’ai tant entendu parler ? Est-ce bien cette sibylle dont les prédictions merveilleuses ont étonné mon enfance ? C’était pourtant bien elle ; et aujourd’hui même, après un laps d’au moins quarante ans qu’elle a passé de vie à trépas, son nom est encore aussi vivace dans nos campagnes de la Côte du Sud, qu’il l’était lorsque je lui rendis visite, il y a plus d’un demi-siècle.

Je finis par lui dire que je désirais la consulter, ayant entendu parler d’elle comme d’une femme savante.

— Souhaitez-vous, fit-elle, m’entretenir privément, ou en présence de votre compagnon de voyage ?

— En présence de monsieur, répondis-je.

Et je vois encore la figure triomphalement insolente de mon habitant.

La vieille nous fit passer dans une espèce de bouge obscur où elle alluma une chandelle de suif aussi jaune que du safran, s’assit près d’une table dont elle tira un jeu de cartes qui devait avoir servi à charmer les loisirs du malheureux Charles VI, tant il était vieux et tout rapetassé avec du fil jadis blanc ; mais, alors, aussi noir que les cartes mêmes. Les figures étaient différentes de toutes celles que j’avais vues auparavant ; et je ne n’en ai point vues de semblables depuis. Un grand chat noir, maigre, efflanqué, orné d’une queue longue et traînante, et sortant, je ne sais d’où, fit alors son apparition. Après avoir fait un long détour en nous regardant avec ses yeux fauves et sournois, il sauta sur les genoux de sa maîtresse. C’était bien la mise en scène d’un bon drame de sorcellerie ! tout était prêt pour la conjuration ! mon compagnon me regardait en clignotant de l’œil ; je compris ; cela signifiait : enfoncé l’habit à poches !

J’avais eu besoin de me placer en face de mon habitant, afin de pouvoir intercepter au besoin tout signe télégraphique entre la sorcière et lui.

— Que souhaitez-vous savoir ? me dit la sibylle.

— Je suis parti d’Halifax, répondis-je, il y a plus d’un mois, et je suis très inquiet de ma femme et de mes enfants.

La vieille remua les cartes, les étendit sur la table et me dit :

— Vous avez eu bien de la misère dans votre voyage ?

Ah ! oui, la mère, lui dis-je ; on en mange de la misère, quand on est réduit à faire souvent huit lieues sur des raquettes, et que pour se délasser le soir, on fait un trou dans la neige pour y passer la nuit ; ça n’arrange pas un homme !

— Pauvre monsieur, dit la vieille, en me regardant d’un air de compassion.

Mon Jean-Baptiste[3], commençant à trouver la chambre chaude, défit deux boutons de son capot qui lui serraient la gorge, et s’agita sur son siège.

— Mais, il ne s’agit pas de ma misère, lui dis-je : elle est passée ; je n’y pense plus. Donnez-moi, s’il vous plaît, des nouvelles de ma femme et de mes enfants. La sorcière rassembla les cartes, les mêla de nouveau, les étendit sur la table, et s’écria :

— Oh ! la jolie créature.

— Mais pas trop laide, fis-je en me rengorgeant.

Mon charretier, qui savait à quoi s’en tenir sur mon prétendu mariage, me lança un regard courroucé et déboutonna son capot jusqu’à la ceinture, qu’il desserra. Il tenait à la réputation de la sorcière, n’aimait pas à la voir mystifier ; encore moins à passer pour un sot lui-même.

— Votre femme, continua la sibylle, se porte bien, bien, et a tout à souhait. Elle s’ennuie un peu et attend avec hâte une lettre de vous qu’elle recevra bien vite.

— J’en suis bien aise, lui dis-je : car je lui ai écrit à la sortie du portage, et je craignais que ma lettre eût été perdue. Maintenant, mes enfants ?

Elle fait un tour de cartes et commence à compter.

— Un, deux…… en me regardant attentivement.

— Et, oui ; la mère, lui dis-je, deux enfants ; un petit garçon et une petite fille.

Évidemment soulagée, elle s’écria de nouveau :

— Oh ! les beaux petits anges ! comme ils sont gaillards ! Le plus jeune paraît pourtant tourmenté, mais ça ne sera rien : ce sont ses dents qui le font souffrir.

— Justement, la mère, lui dis-je.

Après l’avoir remerciée de ces bonnes nouvelles, je lui donnai une pièce blanche ; prodigalité à laquelle elle ne s’attendait guère : son tarif étant de trois sous pour les pauvres et de six pour les gens riches.

— Partons, dit mon charretier.

— Oui ; il fait pas mal chaud ici, répondis-je, d’un ton assez goguenard.

Une fois dehors, il lâcha un juron à s’ébranler toutes les dents, sauta dans sa carriole, et garda à ma grande satisfaction un silence obstiné jusqu’au passage de la Pointe-Lévis.

(b) Il y a deux moyens bien simples, suivant la tradition, de se soustraire aux espiègleries des feux follets les plus mal intentionnés. Le premier consiste à demander à celui qui intercepte votre route, quel quantième est Noël ? Le sorcier, toujours peu au fait de notre calendrier, ne sait que répondre et s’empresse de faire la même question à son interlocuteur. Malheur alors au voyageur s’il hésite seulement à répondre catégoriquement ! C’est un pauvre diable bien à plaindre entre les mains d’un sorcier aussi malfaisant !

Les enfants autrefois dans les campagnes ne manquaient pas de s’informer, aussitôt qu’ils commençaient à balbutier, du quantième de Noël, crainte de faire la rencontre d’un feu-follet. Ceux qui avaient la mémoire ingrate faisaient la même question vingt fois par jour. Le second moyen, encore plus infaillible que le premier, est de mettre en croix deux objets quelconques que le feu follet, toujours mauvais chrétien, ne peut franchir.

Ceci me rappelle une anecdote connue dans ma jeunesse. Plusieurs jeunes gens, retournant chez eux fort tard après une veillée, aperçurent tout à coup un feu follet qui, sortant d’un petit bois, venait à leur rencontre. Chacun s’empresse de mettre en croix au milieu du chemin tous les objets qu’il avait dans sa poche : couteaux, sac à tabac, pipes &c. ; nos jeunes gens rebroussent ensuite chemin en se sauvant d’abord à toutes jambes. Ils se retournent néanmoins à une distance respectueuse et aperçoivent le feu-follet qui, après avoir voltigé longtemps autour des objets qu’ils avaient déposés, s’enfonçait de nouveau dans le bois, d’où il était sorti.

Il y eut alors une longue discussion entre les jeunes gens.

— Je ne demande pas mieux que de m’en retourner chez nous, disait Baptiste, si François veut passer le premier.

— Non ! répondait François ; passe, toi, José, qui est le plus vieux.

— Pas si fou ! disait José : que Tintin (Augustin) nous donne l’exemple, et nous le suivrons.

Nos braves seraient encore probablement à la même place, si le Nestor de la bande n’eût proposé l’expédiant de se tenir tous par la main, et d’avancer comme font les soldares en ligne de bataille. Cette proposition fut adoptée ; mais, hélas ! il ne restait plus rien de leurs dépouilles ! le feu follet avait tout emporté. Il est probable qu’un rusé farceur avait voulu hacher son tabac et fumer sa pipe à leurs dépens.


CHAPITRE QUATRIÈME.


(a) Anachronisme : la Corriveau ne fut exposée dans une cage de fer qu’après le 15 avril 1763, ainsi qu’il appert par un jugement d’une cour martiale en date de ce jour.

Trois ans après la conquête du pays, c’est-à-dire en 1763, un meurtre atroce eut lieu dans la paroisse de Saint-Valier, district de Québec ; et quoiqu’il se soit bientôt écoulé un siècle depuis ce tragique événement, le souvenir s’en est néanmoins conservé jusqu’à nos jours, entouré d’une foule de contes fantastiques qui lui donnent tout le caractère d’une légende.

En novembre 1749, une femme du nom de Corriveau se maria à un cultivateur de Saint-Valier.

Après onze ans de mariage, cet homme mourut dans cette paroisse le 27 avril 1760. Une vague rumeur se répandit alors que La Corriveau s’était défait de son mari, en lui versant, tandis qu’il était endormi, du plomb fondu dans l’oreille.

On ne voit pas toutefois que la justice de l’époque ait fait aucune démarche pour établir la vérité ou la fausseté de cette accusation ; et trois mois après le décès de son premier mari, La Corriveau se remariait en secondes noces, le 20 juillet 1760, à Louis Dodier, aussi cultivateur de Saint-Valier.

Après avoir vécu ensemble pendant trois ans, la tradition s’accorde à dire que, sur la fin du mois de janvier 1763, La Corriveau, profitant du moment où son mari était plongé dans un profond sommeil, lui brisa le crâne, en le frappant à plusieurs reprises avec un broc (espèce de pioche à trois fourchons). Pour cacher son crime, elle traîna le cadavre dans l’écurie, et le plaça en arrière d’un cheval, afin de faire croire que les blessures infligées par le broc, provenaient des ruades de l’animal. La Corriveau fut, en conséquence, accusée du meurtre conjointement avec son père.

Le pays étant encore à cette époque sous le régime militaire, ce fut devant une cour martiale que le procès eut lieu.

La malheureuse Corriveau exerçait une telle influence sur son père (Joseph Corriveau), que le vieillard se laissa conduire jusqu’à s’avouer coupable de ce meurtre : sur cet aveu, il fut condamné à être pendu, ainsi que le constate la pièce suivante extraite d’un document militaire, propriété de la famille Nearn, de la Malbaie.

Quebec, 10th April 1763.
general order.

« The Court Martial, whereof Lieutenant Colonel Morris was president, having tried Joseph Corriveau and Marie Josephte Corriveau, canadians, for the murder of Louis Dodier, as also Isabelle Sylvain, a canadian, for perjury on the same trial. The Governor doth ratify and confirm the following sentence : That Joseph Corriveau having been found guilty of the charge brough against him, he is therefore adjudged to be hung for the same.

« The Court is likewise of opinion that Marie Josephte Corriveau, his daughter and widow of the late Dodier, is guilty of knowing of the said murder, and doth therefore adjudge her to receive sixty lashes, with a cat o’nine tails on her bare back, at three different places, viz : under the gallows, upon the market place of Quebec and in the parish of St. Valier ; twenty lashes at each place, and to be branded in the left hand with the letter M.

« The Court doth also adjudge Isabelle Sylvain to receive sixty lashes with a cat o’nine tails on her bare back, in the same manner and at the same time and places as Marie Josephte Corriveau, and to be branded in the left hand with the letter P. »

[Traduction]
Québec, 10 avril 1763.
ordre général.

« La Cour martiale, dont le Lieutenant Colonel Morris était président, ayant entendu le procès de Joseph Corriveau et de Marie Josephte Corriveau, canadiens, accusés du meurtre de Louis Dodier, et le procès d’Isabelle Sylvain, une canadienne, accusée de parjure dans la même affaire ; le gouverneur ratifie et confirme les sentences suivantes : Joseph Corriveau, ayant été trouvé coupable du crime imputé à sa charge, est en conséquence condamné à être pendu.

« La Cour est aussi d’opinion que Marie Josephte Corriveau, sa fille, veuve de feu Dodier, est coupable d’avoir connu avant le fait le même meurtre, et la condamne, en conséquence, à recevoir soixante coups de fouet à neuf branches sur le dos nu, à trois différents endroits, savoir : sous la potence, sur la place du marché de Québec et dans la paroisse de Saint-Valier, vingt coups à chaque endroit, et à être marquée d’un fer rouge à la main gauche avec la lettre M.

« La Cour condamne aussi Isabelle Sylvain à recevoir soixante coups de fouet à neuf branches sur le dos nu, de la même manière, temps et places que la dite Josephte Corriveau, et à être marquée d’un fer rouge à la main gauche avec la lettre P. »

Heureusement ces sentences ne furent point exécutées, et voici comment le véritable état de la cause fut connu.

Le malheureux Corriveau, décidé à mourir pour sa fille, fit venir le Père Glapion, alors supérieur des Jésuites à Québec, pour se préparer à la mort.

À la suite de sa confession, le condamné demanda à communiquer avec les autorités. Il dit alors qu’il ne lui était pas permis consciencieusement d’accepter la mort, dans de pareilles circonstances, parce qu’il n’était pas coupable du meurtre qu’on lui imputait. Il donna ensuite aux autorités les moyens d’arriver à la vérité et d’exonérer Isabelle Sylvain du crime supposé de parjure, dont elle était innocente.

À la suite des procédés ordinaires, l’ordre suivant fut émané :

Quebec, 15th April, 1763.
general order.

« The Court Martial, whereof Lieutenant Col. Morris was president, is dissolved.

« The General Court Martial having tried Marie Josephte Corriveau, for the murder of her husband Dodier, the Court finding her guilty. The Governor (Murray) doth ratify and confirm the following sentence : – That Marie Josephte Corriveau do suffer death for the same, and her body to be hung in chains wherever the Governor shall think fit. »

(Signed, ) Thomas Mills,
T. Major
[Traduction]
Québec, 15 avril 1763.
quartier général.

« La Cour Martiale, dont le Lieutenant Colonel Morris était Président, est dissoute.

« La Cour Martiale Générale ayant fait le procès de Marie Josephte Corriveau, accusée du meurtre de son mari Dodier, l’a trouvée coupable. Le Gouverneur (Murray) ratifie et confirme la sentence suivante : – Marie Josephte Corriveau sera mise à mort pour ce crime, et son corps sera suspendu dans les chaînes, à l’endroit que le gouverneur croira devoir désigner. »

(Signé) Thomas Mills,
Major de ville.

Conformément à cette sentence, Marie Josephte Corriveau fut pendue, près des plaines d’Abraham, à l’endroit appelé les buttes à Nepveu, lieu ordinaire des exécutions, autrefois.

Son cadavre fut mis dans une cage de fer, et cette cage fut accrochée à un poteau, à la fourche des quatre chemins qui se croisent dans la Pointe-Lévis, près de l’endroit où est aujourd’hui le monument de tempérance – à environ douze arpents à l’ouest de l’église, et à un arpent du chemin.

Les habitants de la Pointe-Lévis, peu réjouis de ce spectacle, demandèrent aux autorités de faire enlever cette cage, dont la vue, le bruit et les apparitions nocturnes tourmentaient les femmes et les enfants. Comme on n’en fit rien, quelques hardis jeunes gens allèrent décrocher, pendant la nuit, La Corriveau avec sa cage, et allèrent la déposer dans la terre à un bout du cimetière, en dehors de l’enclos.

Cette disparition mystérieuse, et les récits de ceux qui avaient entendu, la nuit, grincer les crochets de fer de la cage et cliqueter les ossements, ont fait passer La Corriveau dans le domaine de la légende.

Après l’incendie de l’église de la Pointe-Lévis, en 1830, on agrandit le cimetière ; ce fut ainsi que la cage s’y trouva renfermée, et qu’elle y fut retrouvée en 1850, par le fossoyeur. La cage, qui ne contenait plus que l’os d’une jambe, était construite de gros fer feuillard. Elle imitait la forme humaine, ayant des bras et des jambes, et une boîte ronde pour la tête. Elle était bien conservée et fut déposée dans les caveaux de la sacristie. Cette cage fut enlevée secrètement, quelque temps après, et exposée comme curiosité à Québec, puis vendue au musée Barnum, à New-York, où on doit encore la voir.


CHAPITRE CINQUIÈME.


(a) Un îlot, dont il existe encore quelques restes, mais plus près du moulin à scie, couronnait le sommet de la chute de Saint-Thomas, pendant mon enfance. On l’abordait quand les eaux étaient basses, soit en passant sur la chaussée même du moulin, soit en traversant dans un petit canot les eaux profondes de l’écluse. Pendant les fréquentes visites que ma famille faisait au seigneur Jean-Baptiste Couillard, son fils et moi faisions des excursions fréquentes sur l’îlot, où nous avions construit une petite cabane avec les branches de cèdre et de sapin dont il était encore couvert, malgré les ravages fréquents des débâcles du printemps.

Mon jeune ami demanda un jour à son père de lui céder ce petit domaine, dont il avait même déjà pris possession.

— Volontiers, lui dit son père, qui était un savant en us ; mais quel nom lui donnerons-nous ? attends un peu, et choisis toi-même.

Et il commença alors à faire une nomenclature de toutes les îles connues, je crois, des anciens Grecs et des anciens Romains, et le fils de lui dire :

— Non ! non ! Il y a une heure que je m’égosille à crier que je veux l’appeler « l’îlot au petit Couillard ».

On fut aux voix ; et toute la société prit pour l’enfant, malgré les réclamations du père désolé de ne pouvoir lui donner un nom scientifique.

Toute la société se transporta l’après-midi sur « l’îlot au petit Couillard », où une excellente collation l’attendait ; et mon jeune ami prit possession de son domaine.

Ô le plus ancien et le plus constant de mes amis ! tu m’as abandonné sur cette terre de douleurs, après une amitié sans nuage de plus d’un demi-siècle, pour habiter un lieu de repos. Car toi aussi, ô le plus vertueux des hommes que j’ai connus ! tu as bu la coupe amère des tribulations ! tu as vu passer le domaine de tes aïeux entre les mains de l’étranger ! Et lorsque tu es descendu dans le tombeau, tu n’as emporté avec toi, de toutes tes vastes possessions, de l’îlot même que tu affectionnais pendant ton enfance, que la poignée de terre que le fossoyeur et tes amis ont jetés sur ton cercueil !


CHAPITRE SIXIÈME.


(a) La maîtresse de la maison s’amusait quelquefois pendant l’hiver à mystifier ses amis en substituant un plat de belle neige, arrosée de quelques cuillerées de la vraie sauce jaune de cet excellent entre-mets, pour mieux servir à l’illusion. Bien entendu, qu’après avoir beaucoup ri, le véritable plat d’œufs-à-la-neige était substitué au premier par trop froid pour les convives.

(b) L’auteur a toujours vu la mode actuelle des couteaux de table pendant le service des viandes ; néanmoins la tradition était telle qu’il l’a mentionnée plus haut : l’anecdote suivante le confirme.

Un vieux gentilhomme canadien dînant un jour au château Saint-Louis, après la conquête, se servit à table d’un superbe couteau à gaîne, qu’il portait suspendu à son coup. Son fils, qui était présent, et qui, suivant l’expression de son père, avait introduit chez lui les couteaux de table avant le dessert pour faire l’anglais, racontait à l’auteur qu’il pensa mourir de honte en voyant ricaner en dessous les jeunes convives des deux sexes.

Les habitants se servaient toujours, il y a cinquante ans, de leur couteau de poche pendant le repas : les hommes de couteaux plombés ; un forgeron en fabriquait la lame ; les manches en bois étaient ornés de ciselure en étain ; et comme cet instrument n’avait pas de ressort, le patient était contraint de tenir constamment la lame assujétie avec le pouce : l’esprit ingénieux de l’artiste facilitait l’opération au moyen d’un petit bouton, placé à la partie de la lame attenante au manche. Les habitants s’en servaient avec beaucoup d’adresse ; mais les novices se pincaient horriblement le pouce : un petit apprentissage était nécessaire.

Les femmes se servaient de couteaux de poche ordinaires qu’elles achetaient chez les boutiquiers.

(c) Quelques familles canadiennes avaient conservé l’usage des gobelets d’argent pendant leurs repas, il y a près de soixante-et-dix ans. On y ajoutait les verres à pattes de crystal au dessert, dont les convives se servaient indifféremment, suivant leur soif plus ou moins vive : l’ivrognerie était alors, d’ailleurs, un vice inconnu à la première classe de la société canadienne.

(d) L’auteur a cru faire plaisir aux gourmets, en leur donnant un description minutieuse de cet ancien pâté canadien, leur conseillant d’en faire l’essai, s’ils ne le croient pas sur parole. Les familles nombreuses en faisaient souvent deux, montant à l’assaut du second, quelque temps après la démolition du premier.

(e) Quelques personnes m’ont demandé si mon vieux pasteur n’était pas le type d’un ancien curé de la paroisse de Saint-Thomas, qui, lui aussi, avait baptisé et marié tous ses paroissiens, dont il avait enterré trois générations. Oh, oui ! c’est bien le modèle que j’avais sous les yeux en écrivant « La débâcle ». J’ai beaucoup connu le respectable monsieur Verrault, depuis mon enfance jusqu’à sa mort. C’était un prêtre d’un zèle inextinguible, mais aussi indulgent pour les autres qu’il était sévère pour lui-même. Il aimait la société, et se dépouillait, dans ses rapports avec elle, de la rigidité nécessaire au ministre des autels, quand il exerce ses fonctions. Ce n’était plus alors que le vieillard gai et aimable, se livrant avec entrain aux charmes de la causerie.

La mansuétude du saint homme fut mise un jour à une rude épreuve, à un souper, chez le seigneur du lieu.

J’ai déjà dit, dans une note précédente, que le seigneur Couillard, père de mon ami le Docteur Couillard, si avantageusement connu dans le district de Québec, était un savant en us ; il parlait les langues latine, anglaise et allemande avec autant de facilité que la sienne propre. Sa mémoire était si prodigieuse, qu’il serait devenu, sans doute, un linguiste distingué en Europe, où il aurait eu la facilité d’étudier plusieurs idiomes des nations. étrangères. Un régiment de troupes allemandes était stationné à Saint-Thomas ; monsieur Couillard fit la connaissance des officiers, et au bout de trois mois il parlait l’allemand aussi bien qu’eux. Mais grand fut son désespoir, après le départ de ses nouveaux amis, de n’avoir personne pour converser dans une langue qu’il affectionnait.

Il apprend, le jour même du souper dont j’ai parlé plus haut, qu’un docteur allemand, arrivé la veille, avait élu domicile dans le village de Saint-Thomas. Quelle bonne fortune pour lui ! Il se rappelle les moments agréables qu’il avait passés peu d’années auparavant dans la société du docteur Oliva ; marié à sa cousine germaine, médecin aussi distingué dans sa profession que par ses vastes connaissances littéraires : sans doute que tous les docteurs allemands doivent se ressembler, à peu de chose près. Il se rend aussitôt chez l’étranger, qui lui fait l’accueil le plus aimable. Ils conversent tous deux en allemand pendant deux heures, à se disloquer la mâchoire ; et monsieur Couillard finit par l’inviter à souper pour le soir même.

On allait se mettre à table, lorsque le nouveau docteur arriva half seas over, c’est-à-dire à moitié ivre. Le malheureux n’avait, je crois, appris de la langue française qu’un vocabulaire de tous les jurons, en usage chez la canaille canadienne, qu’il débitait avec une verve impitoyable. Le pauvre prêtre, assis entre ma mère et la dame de la maison qui présidait à sa table, s’écriait à chaque instant :

— « Dites donc un peu ! (cette locution lui était habituelle) ! dites donc un peu, mesdames, que le bon Dieu est offensé par un homme comme celui-là ! »

Tout le monde était consterné ; madame Couillard lançait des œillades peu bienveillantes à son érudit époux : ces œillades voulaient dire sans doute : – où as-tu pêché cet animal-là ? Monsieur Couillard faisait l’impossible pour détourner la conversation entièrement au profit de la langue allemande, mais si les oreilles du saint curé se reposaient tant soit peu, le diable n’y perdrait rien, car le docteur devait jurer encore davantage, en se servant de sa langue vernaculaire ; autant qu’on en pouvait juger par les grimaces que faisait son interlocuteur, qui était très pieux.

Le seigneur Couillard finit enfin par où il aurait dû commencer : il dit quelques mots à l’oreille d’un des servants, et quelques minutes après, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte du manoir. Un garçon de ferme entra d’un air effaré, en disant qu’on était venu chercher le docteur pour une femme qui se mourait. Les adieux de l’Esculape furent des plus touchants ; il était complètement ivre, et secoua, les larmes aux yeux, pendant au moins cinq minutes, la main de son généreux amphitryon, sans pouvoir s’en détacher.

Le saint homme de prêtre, très soulagé après le départ de ce malencontreux convive, s’écria :

— « Dites donc un peu, mes amis, que le bon Dieu a été offensé par cet homme-là. » Il reprit ensuite sa bonne humeur ordinaire, abandonnant pour le quart d’heure le schlinderlitche à son malheureux sort.

Il est inutile de dire que tout rapport cessa dès ce jour entre le cher docteur et la bonne société, pendant le peu de temps qu’il résida dans la paroisse.

Je me permettrai de consigner une autre anecdote, tant j’aime à parler de mes anciens amis. Mon père, sachant que son ami, le même monsieur Couillard, était arrivé à Québec, se rend aussitôt à l’hôtel où il pensionnait pour lui rendre visite ; il demande à un domestique allemand de le conduire à la chambre qu’occupait le monsieur canadien.

— Ché n’ai pas connaître de monchire canadien, dit le domestique, il être ichi trois anclais et une monchire allemand, ché lui être une cran pel homme plond, avec de cros chieux pleus et peaucoup crandement des couleurs au fisage.

C’était bien le signalement du cher seigneur ; et mon père, sachant que mon ami parlait l’allemand, pensa que le domestique l’avait pris pour un compatriote ; il lui dit que c’était le monsieur qu’il désirait voir, mais qu’il était canadien.

— Chez lui il être allemande, fit le domestique, il me l’a dit lui-même ; ché lui barlé mieux que moi mon langue. Ché lui barlé moi de l’Allemagne et du crand Frieds (Grand Frédéric) qui me l’afait fait donner peaucoup crandement de schlag, quand moi l’être soldat.

Mon père, entendant rire du haut de l’escalier, aperçut son ami qui lui criait de monter à sa chambre :

— Quel diable t’a possédé, dit mon père, de te faire passer ici pour un Allemand ?

— Ce n’est pas moi, répliqua monsieur Couillard en montrant le domestique, c’est lui qui a voulu absolument que je fusse son compatriote ; j’ai accepté bravement mon rôle, et je m’en suis, je t’assure, très bien trouvé ; il est aux petits soins avec moi.

Cher Monsieur Couillard ! l’ami d’enfance de mon père, comme son fils était le mien, je lui ai fermé les yeux, il y a cinquante-six ans, dans la rue de la cité de Québec qui porte son nom !

Il tomba malade, à son retour de Montréal, dans une maison de pension, et ne put être transporté chez lui. Tel père, tel fils ; ce sont les deux meilleurs hommes et les deux hommes les plus vertueux que j’aie connus.

Monseigneur Plessis, son ancien compagnon de classe, venait le voir fréquemment pendant sa maladie ; et leurs longues conversations étaient toujours en latin, langue que tous deux affectionnaient.

Je ne puis passer sous silence le fait suivant que nous ne pûmes expliquer. J’avais constamment veillé Monsieur Couillard, avec son fils, pendant sa maladie ; et, la nuit qu’il mourut, j’étais encore auprès de lui avec son fils et feu M. Robert Christie, notre ami. Lorsque le moribond fut à l’agonie, je courus chez son confesseur, Monsieur Doucet, alors curé de Québec ; il vint lui-même m’ouvrir la porte du presbytère en me disant :

Fâché de t’avoir fait attendre.

— Comment ! répliquai-je ; j’arrive à l’instant même.

— Mon domestique, fit-il, est pourtant venu m’éveiller, il y a environ un quart d’heure, en me disant de me dépêcher, que Monsieur Couillard se mourrait.

Était-ce une hallucination produite par l’inquiétude qu’éprouvait le prêtre sur l’état alarmant d’un malade qu’il chérissait ? Était-ce l’ange de la mort, faisant sa ronde nocturne, qui s’arrêta au chevet du zélé serviteur du Très-Haut pour lui envoyer une dernière consolation qu’il implorait ? Sa mission funèbre ne fut guère interrompue, car à ces mots sublimes prononcés par le prêtre : « Partez, âme chrétienne, au nom du Dieu Tout-Puissant qui vous a créée ! » cette belle âme s’envola au ciel sur les ailes du messager de Jéhovah !

(f) Cette note peut être utile à plusieurs personnes dans certaines circonstances critiques.

Je puis affirmer que la population mâle de la cité de Québec, à quelques exceptions près, savait nager, il y a soixante ans. Quand la marée était haute le soir pendant la belle saison, les grèves étaient couvertes de baigneurs depuis le quai de la Reine, maintenant le quai Napoléon, jusqu’aux quais construits récemment sur la rivière Saint-Charles, à l’extrémité ouest du Palais. Quant à nous, enfants, nous passions une partie de la journée dans l’eau, comme de petits canards. L’art de la natation était, d’ailleurs, alors très simplifié : voici ma première et ma dernière leçon.

J’avais près de neuf ans, et je commençais à barboter très joliment au bord de l’eau, en imitant les grenouilles, sans résultat notable. La raison en était bien simple ; le volume d’eau n’était pas suffisant pour me faire flotter.

Je sortais un jour de l’école, à quatre heures de relevée, lorsque j’entendis, dans la rue de la Fabrique, la voix d’un gamin en chef qui s’égosillait à crier : cook ! cook ! C’était un cri de ralliement, dont il m’est difficile de tracer l’origine ; perte très précieuse, je l’avoue, pour la génération actuelle. Si j’osais néanmoins émettre une opinion sur une question aussi importante, je crois que ce cri venait d’un jeu introduit par les enfants anglais, et que voici : un de nous élu roi, par acclamation, pendant une belle soirée de l’été, s’asseyait majestueusement, disons, sur les marches de l’église des Récollets, remplacée par le Palais de Justice actuel ; et de là envoyait ses sujets à tels postes qu’il lui plaisait d’assigner aux coins des rues adjacentes ; mais à l’encontre des potentats de tous les pays du monde, il agissait, généralement avec assez d’équité pour que les plus grands se trouvassent les plus éloignés de son trône. Il y avait quelquefois peut-être de la partialité ; mais quel souverain, ou même quel gouvernement constitutionnel, peut se flatter d’en être exempt ?

Chacun était au poste à lui assigné ; le roi criait à s’époumoner : a tanta ! a tanta ! bétri cook ! et chacun d’accourir à qui mieux mieux ; le dernier arrivé était passible d’une amende assez arbitraire.

Le lecteur, je suppose, n’est guère plus savant qu’il l’était avant cet exposé : je vais lui venir en aide. Bien peu de Canadiens-Français parlaient l’anglais à cette époque ; et ceux qui s’en mêlaient, massacraient sans pitié la langue de sa Majesté Britannique, tandis que les enfants anglais étant peu nombreux parlaient le français aussi bien, ou aussi mal que nous. Je dois supposer que ce que nous prononcions bétri cook devait être Pastry cook, pâtissier : artiste si apprécié de tout temps du jeune âge. Quant aux deux mots, a tanta, c’était peut-être notre manière de prononcer attend all, rendez-vous tous : nous en étions bien capables.

Mais revenons à nos moutons. J’avais à peine rejoint mon premier ami, qu’un autre petit polisson, qui faisait rouler, à force de coups de bâton, un cercle de barrique aussi haut que lui, et orné intérieurement de tous les morceaux de fer-blanc qu’il avait pu y clouer, répondit à l’appel en criant aussi cook ! cook ! Un troisième accourut ensuite en agitant entre ses doigts deux immenses os de bœuf, castagnettes peu coûteuses et très à la mode parmi ces messieurs. Celui-ci criait : « Roule billot, la moelle et les os » : c’était un autre cri de ralliement. Comment me séparer d’une société si distinguée ! j’étais bien, à la vérité, un peu confus, humilié même, de ne pouvoir faire ma partie dans ce charmant concert ! D’abord, les instruments me manquaient, et je n’avais pas même acquis ce cri aigre, aigu, particulier aux gamins des villes, si difficile à imiter pour un petit campagnard récemment arrivé parmi eux. Mais ces messieurs, pleins d’indulgence, en considération des sous qu’ils me suçaient, ne se faisaient aucun scrupule de m’admettre dans leur aimable société.

J’avais, malheureusement, alors, mes coudées franches, étant en pension chez des étrangers ; mon père et ma mère vivaient à la campagne, et j’évitais avec grand soin, dans mes escapades, ceux de mes parents qui demeuraient à Québec. Aussi étais-je, au bout de deux ans, maître passé dans l’art de jouer le marbre, à la toupie, &c. La marraine, hélas ! était le seul jeu dans lequel je montrais mon infériorité. Il fallait se déchausser pour bien faire circuler une pierre, en se balançant sur un seul pied, à travers un certain nombre de cercles tracés sur la terre ; et ces messieurs, tant ceux qui marchaient assez souvent nu-pieds, que ceux qui ôtaient leurs souliers pour l’occasion, avaient un grand avantage sur moi en se servant, pour cette opération, des doigts des pieds avec autant de dextérité que des singes. Certaines habitudes aristocratiques, que j’avais contractées dans ma famille, m’empêchaient de me déchausser dans les rues ! c’était être par trop orgueilleux !

J’avais donc fait beaucoup de progrès dans l’art de la gaminerie, mais peu dans mes études, quand mon père, qui appréciait fort peu mes talents variés et estimables, me flanqua (c’était son expression quand il était de mauvaise humeur), me flanqua, dis-je, pensionnaire au séminaire de Québec. Je ne puis nier que j’y gagnai beaucoup, mais aussi notre bonne ville perdit un de ses polissons les plus accomplis.

Mais revenons encore une fois à mes précieux compagnons ; car, au train dont j’y vas, mon histoire sera éternelle, elle n’aura ni commencement, ni fin.

— Qu’allons-nous faire ? cria le roule-billot en agitant ses castagnettes.

— Nous baigner, répondit le gamin en chef.

Là-dessus, nous descendîmes la côte de Léry, à la course ; et nous fûmes bien vite rendus sur la grève vis-à-vis de la rue Sault-au-matelot ; la marée était haute et baignait le sommet d’un rocher élevé d’environ sept à huit pieds. Quelques minutes étaient à peine écoulées que mes trois amis se jouaient comme des dauphins dans les eaux fraîches du fleuve Saint-Laurent, tandis que, moi, j’étais resté triste, pensif et désolé, comme la fille du soleil après le départ d’Ulysse.

— Est-ce que tu ne te baignes pas ? me crièrent les bienheureux dauphins.

— Je ne sais pas nager ; répondis-je d’une voix lamentable.

— C’est égal, fit le principal gamin, que j’admirais beaucoup, jette-toi toujours à l’eau, innocent ! imite la grenouille, et si tu te noies, nous te sauverons.

Comment résister à une offre aussi gracieuse ! « si tu te noies, nous te sauverons ; » je fus irrésolu pendant une couple de minutes ; le cœur me battait bien fort : j’avais un abîme à mes pieds ! la honte l’emporta, et je m’élançai dans l’eau. À ma grande surprise, je nageai aussitôt avec autant de facilité que les autres. Je m’éloignai peu d’abord, comme le petit oiseau, qui, sortant de son nid, fait l’essai de ses ailes ; et je remontai sur mon rocher. Ah ! que le cœur me battait ! mais c’était de joie alors. Que j’étais fier ! j’avais conquis un nouvel élément. Mes amis s’étaient éloignés ; je jouis pendant un certain temps de ma victoire : et me jetant de nouveau à l’eau, j’allai vite les rejoindre au large. Il ne me manquait que la force musculaire pour traverser le Saint-Laurent.

Je ne conseille à personne de suivre mon exemple, à moins d’être assisté de puissants nageurs. Il est certain que je me serais infailliblement noyé, si ma bonne étoile ne m’eût favorisé : qu’attendre, en effet, d’enfants de mon âge ? Il est même probable que la ville de Québec, aurait eu aussi à regretter la perte d’un ou deux autres de ses gamins les plus turbulents.

L’art de nager ne s’oublie jamais ; pourquoi ? parce que tout dépend de la confiance que l’on a en soi-même, c’est la chose la plus simple : chacun pourrait nager, s’il conservait son sang-froid et se persuadait qu’il peut le faire. Le premier mouvement d’une personne qui tombe à l’eau par accident, est, aussitôt qu’elle revient à la surface, de se renvoyer la tête en arrière pour respirer, ce qui la fait caler infailliblement. Qu’elle tienne au contraire son menton seulement à la surface de l’eau, qu’elle imite les mouvements de la grenouille, ou bien qu’elle batte l’eau alternativement des pieds et des mains à l’instar des quadrupèdes ; et elle nagera aussitôt.

Si, lors du sinistre du vapeur, le Montréal, brûlé il y a six ans, vis-à-vis du Cap-Rouge, et où tant de malheureux perdirent la vie, des personnes conservant tout leur sang-froid, se fussent, après s’être dépouillés de leurs vêtements, précipitées, sans crainte, dans le fleuve, les pieds les premiers (car il est très dangereux de frapper l’eau de la poitrine sans tomber même de bien haut, le coup étant presque aussi violent qu’une chute sur un plancher), si, dis-je, ces personnes eussent suivi la méthode que je viens d’indiquer, il est probable que vingt-cinq sur trente naufragés auraient réussi à sauver leur vie.

Il est très dangereux, même pour un excellent nageur, de secourir une personne en danger de se noyer, sans les plus grandes précautions. J’en ai fait moi-même l’expérience.

Je me promenais un jour sur les bords de la rivière Saint-Charles, auprès de l’ancien pont Dorchester, avec mon jeune frère, âgé de quinze ans ; j’en avais vingt. Il faisait une chaleur étouffante du mois de juillet, et l’envie de nous baigner nous prit : il est vrai que la marée était basse, mais une fosse longue et profonde, près des arches du pont, pouvait suppléer à cet inconvénient quant à moi ; et j’en profitai aussitôt. Mon frère, élevé à la campagne, ne savait pas encore nager, et aurait voulu jouir aussi de la fraîcheur de l’eau, où je me jouais comme un pourcil.

J’eus alors l’imprudence de lui dire, sans autres instructions :

— Ne crains pas, viens avec moi, appuie seulement ta main sur mon épaule droite, nage de l’autre et des pieds, comme tu me vois faire ; et tout ira bien.

Tout alla bien en effet pendant quelques minutes ; mais enfonçant à la fin dans l’eau, il fut saisi d’une frayeur subite ; et il m’enlaça au cou de ses deux bras, tenant sa poitrine appuyée contre la mienne. Je ne perdis pourtant pas mon sang-froid dans ce moment critique, où toutes mes ressources de nageur étaient paralysées ; je fis des efforts désespérés pour prendre terre : efforts inutiles ! le poids de tout son corps, suspendu à mon cou, m’entraînait à chaque instant au fond de la fosse. Il me fallait, en outre, de toute nécessité, frapper le sable fortement de mes deux pieds pour venir respirer à la surface de l’eau, ce qui me faisait perdre bien du temps, en sorte que je n’avançais guère. Je me déterminai alors à rester au fond de l’eau, et en m’aidant des pieds et des mains, en saisissant les ajoncs, et les pierres, d’essayer à sortir de la terrible fosse. Je faisais un peu plus de chemin ; les secondes me paraissaient des siècles, lorsque j’entendis du bruit sur le rivage ; je m’élançai hors de l’eau par un effort puissant, et je distinguai une voix qui criait : « saisissez la perche » : je l’empoignai au hasard, et notre sauveur nous tira tous deux sur le sable. C’était un jeune homme qui, travaillant de l’autre côté de la rivière, aurait pu nous secourir dès le commencement, s’il n’eût pensé que, sachant nager tous deux, nous nous amusions à jouer dans la rivière. Mon frère vomit beaucoup d’eau ; pour moi, je n’en avais pas avalé une seule goutte.

J’ai souvent failli me noyer par mes imprudences, mais je n’ai jamais couru un si grand danger.

Le proverbe populaire : beau nageur, beau noyeur, est vrai à certains égards : nous étions tous alors d’une témérité qui me fait frémir maintenant. Si l’un de nous disait : vous n’êtes pas capables de nager jusqu’à ce navire ancré dans la rade ; rien n’empêchait les autres d’accepter le défi ; ni la marée contraire, ni le vent, ni même la tempête. Il ne faut pas néanmoins en conclure que l’art de la natation doit être négligé. En voici encore un exemple entre mille.

Je me promenais, étant enfant, sur le fleuve Saint-Laurent, dans un bien petit canot, avec un de mes jeunes amis, lorsqu’en nous penchant tous deux par inadvertance sur un des bords de la légère embarcation, nous la fîmes chavirer. Renversés en arrière, nous fîmes une culbute qui nous procura l’agrément de faire la connaissance de quelques poissons, à deux ou trois brasses de profondeur, avant de reprendre l’équilibre pour remonter à la surface de l’eau ; mais loin d’être déconcertés, ce ne fut qu’un nouveau surcroît de jouissance pour nous. Aussi notre premier mouvement fut de rire aux éclats en nageant vers notre canot et vers nos chapeaux que le courant emportait. Après mûre délibération, nous convînmes de faire un paquet de nos hardes, savoir : gilets, chaussures, chapeaux ; et, à l’aide de nos cordons de souliers, de les déposer sur la quille de la petite barque, transformée en dos d’âne, avec son bât pour l’occasion. La marée aidant, nous réussîmes à remorquer le canot jusqu’à terre. Nous n’avancions guère à la vérité, et ça nous prit beaucoup de temps, mais nous avions un endroit de refuge, et nous accrochant à la barque quand nous étions fatigués.

Voilà un exemple frappant de l’utilité de savoir nager : ce qui ne fut pour nous qu’une partie de plaisir aurait probablement été un accident fatal à d’autres qui, dans notre position, auraient ignoré cet art utile.

(g) Le capitaine Demeule, de l’Île-d’Orléans, qui fréquentait les mers du sud, me racontait, il y a cinquante ans, qu’une semblable aventure lui était arrivée.

(h) Un ancien habitant, auquel on offrait de la volaille à un repas, cria : ce sont des vêtes ! parlez-moi d’un bon soc de cochon, ou d’une bonne tiaude. Ce dernier mets est composé d’un rang de morue fraîche et d’un rang de tranches de lard, superposés alternativement, et qu’on fait étuver. L’origine en est hollandaise.

(i) Les scotch-reels, que les habitants appellent cos-reels, étaient, à ma connaissance, dansés dans les campagnes, il y a soixante-et-dix ans. Les montagnards écossais, passionnés pour la danse comme nos Canadiens, les avaient sans doute introduits peu de temps après la conquête.

(j) Quoique ami du progrès, je ne puis m’empêcher d’avouer qu’il y avait beaucoup de charme, de poésie même pour la jeunesse, dans la manière primitive dont on passait les rivières, il y a soixante ans. Aucuns ponts n’existaient alors sur la rivière des Mères, sur les deux rivières vis-à-vis le village de Saint-Thomas et sur celle de la Rivière-Ouelle. Quant à cette dernière, comme je l’ai toujours traversée dans un bac, avec cheval et voiture, je n’en parle que pour mémoire. Il est vrai qu’elle avait aussi ses agréments : le câble était sujet à se rompre pendant la tempête, ou par la force et la rapidité du courant ; et si, par malheur, la marée baissait alors, le bac et sa charge couraient grand risque d’aller faire une petite promenade sur le fleuve Saint-Laurent. J’ai entendu parler d’un accident semblable, où plusieurs personnes faillirent perdre la vie.

On passait les trois premières rivières à gué, quand les eaux étaient basses, en sautillant dans la voiture comme un enfant qui marcherait pieds nus sur des écailles d’huîtres ; mais c’était un plaisir pour la jeunesse, folle de la danse. Il arrivait bien parfois des accidents sérieux ; mais la vie n’est-elle pas semée de ronces et d’épines !

J’ai vu, un jour, mon père et ma mère renverser en traversant le bras de Saint-Thomas ; mais ce n’était pas la faute de l’aimable rivière ! Mon père conduisait deux chevaux un peu violents, attelés de front ; une des guides s’accrocha je ne sais à quelle partie du harnais, une des roues de la voiture monta sur une roche énorme, et il fallut bien faire la culbute dans l’eau, d’ailleurs très limpide et peu profonde, mais très solidement pavée de gros cailloux. Comme c’était à cette époque la seule manière de traverser le bras, je n’ai jamais ouï-dire que mon père lui ait gardé rancune ; il s’en est toujours pris aux rênes qu’il tenait en main.

Mais l’agrément ! ce que j’appelle agrément ! était de passer ces rivières quand les eaux étaient trop profondes pour les franchir à gué.

Un voyageur arrive au village de Saint-Thomas, dans une calèche, avec sa famille. Métivier, le seul et unique batelier, demeure de l’autre côté de la rivière, et il n’est pas toujours d’humeur accostable ; je dois, cependant, lui rendre la justice de dire, qu’après maints signaux, et lorsque le requérant a les poumons vides, ou peu s’en faut, le batelier se décide à donner signe de vie en laissant la rive opposée dans une espèce de coque-de-noix qu’il affirme être un canot.

Le plus difficile, d’abord, est de traverser la calèche beaucoup trop large pour entrer dans la barque ; cependant, Métivier, après avoir beaucoup pesté contre les voyageurs en général qui se servent de voitures en dehors de toutes proportions légitimes, et contre sa chienne de pratique en particulier, finit par poser la calèche sur le haut du canot, les roues traînantes dans l’eau de chaque côté d’icelui. Il a beau protester ensuite qu’il n’y a aucun danger à faire le trajet avec une compagne aussi aimable, pourvu que l’on sache bien garder l’équilibre, personne ne veut en courir les risques ; et cela sous le vain prétexte que la rivière est très rapide et que l’on entend le bruit de la cataracte qui mugit comme un taureau en fureur à quelques arpents au-dessous du débarcadère. Comme personne n’a voulu servir de leste vivant, Métivier,[4] après avoir voué les peureux à tous les diables, jette quelques grosses pierres au fond du canot ; et, comme l’acrobate Blondin, il sait bien conserver l’équilibre, malgré les oscillations de la calèche, qu’il franchit, sans plus de danger que lui, sinon le Niagara, du moins la rivière du Sud.

Et le cheval maintenant ! Ah ! le cheval ! c’est une autre affaire. Il regarde tout, d’un air inquiet, il renâcle fréquemment, tandis qu’on le tient poliment par la bride, seule partie qui lui reste de son harnois. Comme il ne se soucie guère de se mettre à l’eau, un combat toujours opiniâtre s’engage alors, entre la bête et les gens, qui, à grands renforts de coups de fouet, veulent l’obliger à traverser seul la rivière ; mais, comme il se trouve le plus maltraité, il finit par succomber dans la lutte, se jette à la nage, se promettant bien, sans doute, de prendre sa revanche à l’autre rive où on le guette. Aussi a-t-il bien soin de ne jamais prendre terre où ses ennemis l’attendent.

Oh ! comme je riais de bon cœur, lorsque je voyais le noble animal, libre de toute entrave, franchir les clôtures, courir dans les champs et dans les prairies pendant que ses ennemis suaient à grosses gouttes pour le rattraper.

J’ai dit plus haut que j’étais ami du progrès : je me rétracte. La civilisation a tué la poésie : il n’y en a plus pour le voyageur ! belle prouesse, en effet ! exploit bien glorieux que de passer sur un pont solide comme un roc, et assis confortablement dans une bonne voiture ! Aussi dois-je garder de la rancune à M. Riverin qui, le premier, vers l’année 1800, a privé le voyageur du plaisir de passer la rivière des Mères avec ses anciens agréments. J’ai, de même, beaucoup de peine à pardonner à M. Fréchette qui, en l’année 1813, a construit le superbe pont sur la Rivière-du-Sud dont s’enorgueillit le village de Montmagny. Je crois encore en vouloir davantage au seigneur de la Rivière-Ouelle, d’avoir construit un pont magnifique sur la rivière du même nom. Il y avait tant d’agrément à hâler, en chantant, le câble de l’ancien bac, après avoir failli verser de voiture en y embarquant. On a proclamé bien haut que ces messieurs avaient été les bienfaiteurs de leur pays ! bienfaiteurs ? oui ; mais poètes ? non.

(k) Mon bon ami feu Messire Boissonnault, curé de Saint-Jean-Port-Joli, me raconta qu’il avait connu, lorsqu’il desservait la paroisse de Sorel, un des deux frères que leur père et leurs oncles avaient ainsi délivrés de leur captivité entre les mains d’une troupe d’Iroquois. Chaque fois que cet homme racontait cette aventure, il ne manquait jamais d’ajouter :

— Mon père et mes oncles étaient des hommes auxquels je n’aurais conseillé à personne de cracher à la figure.

— Et, disait Monsieur Boissonnault, je n’aurais conseillé à personne de faire la même insulte à mon interlocuteur, tout vieux qu’il était.

(l) Il n’était pas prudent, à certaines saisons de l’année, de se mettre en route à moins d’affaires indispensables, sans s’informer de l’état de la savane du Cap, il y a quelques soixante ans. J’en parlerai plus au long dans une autre note.

(m) C’était une belle dote, pendant mon enfance, que celle de la Thècle Castonguay : la fille d’habitant, qui l’apportait en mariage, était bien vite pourvue d’un époux à son choix.

(n) De nos jours encore les habitants appellent souliers français, ceux qui s’achètent dans les magasins.

(o) Je descendais, pendant une belle nuit du mois de juin de l’année 1811, à la cour de circuit de la paroisse de Kamouraska. Le conducteur de ma voiture était un habitant de la paroisse de Saint-Jean-Port-Joli, nommé Desrosiers : homme, non seulement de beaucoup d’esprit naturel, et d’un jugement sain, mais aussi très facétieux. Je le fis asseoir à côté de moi, quoiqu’il s’en défendit d’abord : mon père et ma mère m’avaient accoutumé, dès l’enfance, à traiter avec beaucoup d’égards nos respectables cultivateurs. Je ne me suis jamais aperçu que cette conduite nous ait fait moins respecter de cette classe d’hommes estimables ; bien au contraire !

Après avoir épuisé plusieurs sujets, nous parlâmes des revenants, auxquels Desrosiers croyait mordicus, avec une espèce de raison appuyée sur une aventure qu’il me raconta.

— Je rencontrai, un soir, me dit-il, un de mes amis arrivant d’un long voyage. C’était auprès d’un jardin, où avait été enterré un Canadien rebelle, auquel le curé de la paroisse avait refusé de donner la sépulture ecclésiastique[5]. Il y avait longtemps que nous nous étions vus : et nous nous assîmes sur l’herbe pour jaser. Je lui dis, dans le cours de la conversation, que Bernuchon Bois était mort.

— Est-il trépassé, dit-il, avec sa grande pipe dans la bouche, qu’il ornait de toutes les plumes de coq vertes et rouges qu’il pouvait ramasser ?

— Oui, lui répondis-je en badinant : je crois qu’il ne l’a lâchée que pour rendre le dernier soupir.

Et là-dessus nous nous mîmes à faire des charades qui n’avaient plus de fin.

Vous savez, monsieur, ajouta Desrosiers, que les habitants se servent toujours de brûlots bien courts : c’est plus commode pour travailler ; mais le défunt Bernuchon était un homme glorieux, qui portait haut ; et il fumait constamment, même pendant les jours ouvriers, avec une longue pipe ; il en avait en outre une, pour les dimanches, ornée comme l’avait dit mon ami. Les jeunesses s’en moquaient, mais il ne voulait pas en démordre. Tous ces badinages étaient bons de son vivant, mais c’était très mal à nous de le charader, quand il était à dix pieds de nous bien tranquille dans son cercueil. Les morts sont rancuneux, et ils trouvent toujours le moyen de prendre leur revanche : on ne perd rien pour attendre ; quant à moi, je n’attendis pas longtemps, comme vous allez voir.

Il faisait une chaleur étouffante du mois de juillet ; le temps se couvrit tout à coup, si bien qu’en peu d’instants il fit aussi noir que dans le fond d’une marmite. Un éclair dans le sud nous annonça l’orage, et mon ami et moi nous nous séparâmes après avoir bien ri du défunt Bernuchon et de sa grand’pipe.

J’avais près de trois bons quarts de lieue pour me rendre chez moi ; et plus j’avançais, plus je me trouvais mal à l’aise de m’être moqué d’un chrétien qui était défunté…… Boum ! boum ! un coup de tonnerre ; le pas commence à me ralentir : j’avais une pesanteur sur les épaules. Je faisais mon possible pour hâter le pas, je pensais toujours au défunt et je lui faisais ben des excuses d’en avoir fait des risées. Cri ! cra ! cra ! un épouvantable coup de tonnerre, et je sens aussitôt un poids énorme sur mon dos, et une joue froide collée contre la mienne ; je ne marchais plus qu’en tricolant.

Ce n’était pourtant pas, ajouta Desrosiers, la pesanteur de son corps qui me fatiguait le plus : c’était un petit homme chétif de son vivant ; j’en aurais porté quatre comme lui, sans me vanter : et il devait encore avoir pas mal racorni depuis trois ans qu’il était dans la terre. Ce n’était donc pas sa pesanteur qui me fatiguait le plus, mais…… Tenez, monsieur, faites excuse si je suis obligé de jurer ; je sais que ce n’est pas poli devant vous.

— À votre aise, mon cher Desrosiers, lui dis-je ; vous contez si bien, que je consentirais à vous voir souffrir quelques mois de purgatoire, plutôt que de supprimer les moindres circonstances de votre intéressante aventure.

— C’est de votre grâce, monseigneur, répliqua-t-il tout fier de mon éloge.

Desrosiers se faisait courtisan : je n’étais alors seigneur qu’en perspective. Si je lui eusse demandé l’heure, il m’aurait probablement répondu : l’heure qu’il plaira à votre seigneurie, comme fit à Sa Majesté Louis XIV, je ne sais quel courtisan, d’une flatterie sans pareille.

Desrosiers, alors, libre de toute entrave, grâce à ma libéralité de vingt-cinq ans, continua son récit dans les mêmes termes :

— Ce n’était donc pas sa pesanteur qui me fatiguait le plus, mais c’était sa s…ée pipe, qui me battait continuellement le long de la gueule.

— Certes, lui dis-je, un évêque même vous pardonnerait, je crois, ce juron.

Et me voilà pris d’une telle fougue de rire, que je ne pouvais plus m’arrêter. C’était ce bon, ce franc rire de la jeunesse, alors que le cœur est aussi léger que l’air qu’il respire. Mon compagnon ne partageait guère mon hilarité, et paraissait au contraire très mécontent.

Je voulus ensuite badiner en lui disant que c’était sans doute un mendiant qui, n’ayant pas les moyens de payer la poste, lui avait monté sur les épaules pour voyager plus à l’aise. Et je recommençai à rire de plus belle.

Enfin, voyant qu’il me boudait, je tâchai de lui faire comprendre que tout ce qui lui était arrivé était très naturel ; que les impressions de son enfance, que la ferme croyance où il était que les morts se vengent de ceux qui s’en moquent, que l’état pesant de l’atmosphère, que le coup de tonnerre qui l’avait probablement électrisé, avaient causé ce cauchemar ; qu’aussitôt que la peur maîtrisait un homme, il ne raisonnait guère plus qu’un cheval saisi d’épouvante, qui va follement se briser la tête contre une muraille.

— Ce que vous me dites là, monsieur, fit Desrosiers, a bien du bon sens, et je me rappelle, en effet, qu’étant enfant, je me réveillai, la nuit, en peur ; j’étais dans les bras de ma mère, qui tâchait de me consoler, ce qui ne m’empêchait pas de voir toujours notre gros bœuf rouge qui voulait m’encorner, et je continuai à crier longtemps, car il était toujours là qui me menaçait.

Je sais que les gens instruits ne croient pas aux revenants, ajouta-t-il ; ils doivent en savoir plus long que les pauvres ignorants comme nous, et je pense vraiment que le tout était l’effet de mon imagination effrayée. N’importe ; je fus un peu soulagé une fois dans ma maison, mais je ne fus débarrassé de Bernuchon et de sa…… j’allais encore jurer.

— Ne vous gênez pas, lui dis-je ; je trouve que vous jurez avec beaucoup de grâce, et que votre récit perdrait infiniment de son sel sans cela.

— Non, non, fit Desrosiers ; vous en parlez à votre aise, vous, avec vos quelques mois de purgatoire qui ne vous feront pas grand mal. Je vois maintenant que chacun pour soi est la meilleure des maximes. Je conclurai donc en disant que je ne fus débarrassé de Bernuchon et de son insécrable pipe que dans mon lit, à côté de ma femme.

Pourriez-vous me dire, vous qui êtes un avocat d’esprit, continua mon compagnon, qui me conservait un peu de rancune, si chaque religion a son enfer ?

— Comment ! chaque religion son enfer ? dis-je.

— Oui, monsieur ; un enfer pour les catholiques, un enfer pour les protestants, un enfer pour les juifs, et chacun à son à part.

— Je ne suis guère versé dans la théologie, repris-je pour le faire parler ; pourquoi me faites-vous cette question ?

— Ah dame ! voyez-vous, quand le bétail est bien nombreux, il faut bien faire des séparations dans les écuries et dans les étables. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus ; ce sont ces pauvres protestants qui doivent avoir un enfer bien rude à endurer, eux qui ont aboli le purgatoire, et qui sont si tendres à leur peau, qu’ils ne veulent ni jeûner ni faire carême : ça doit chauffer dur, allez. Vous comprenez, n’est-ce pas, que les plus grands pécheurs de notre religion font toujours un petit bout de pénitence de temps à autre ; autant de pris, autant de payé, et notre enfer doit moins chauffer.

— Savez-vous, Desrosiers, lui dis-je, que vous m’inquiétez…

— Ne soyez pas en peine, monsieur ; les avocats ne seront pas logés dans le grand enfer avec les autres, ils auraient bien vite tout bouleversé avec leurs chicanes, si bien que satan n’aurait pas assez de diables pour faire la police.

— Que ferez-vous donc, m’écriai-je en éclatant de rire ?

— Ils auront leur petit enfer, bien clos, bien chauffé, bien éclairé même pour se voir mieux, où, après avoir mangé les pauvres plaideurs sur la terre, ils se dévoreront à belles dents, sans que le diable s’en mêle.

Desrosiers s’était vengé de moi. Ce fut à son tour de rire, et je fis chorus de grand cœur.

— Maintenant, lui dis-je, que vous avez disposé si charitablement des avocats, que ferez-vous des docteurs ?

— Il ne faut pas dire du mal de son prochain, reprit-il. (Desrosiers ne comptait pas, à ce qu’il paraît, les avocats comme son prochain,) je n’en connais qu’un, âgé de quatre-vingts ans, et j’espère que le diable lui fera avaler toutes les pilules de terre glaise qu’il a fait prendre à ses malades ; ma pauvre femme en a pris six pour sa part d’une haleinée, et a pensé en crever à la peine[6]. Il lui avait expressément recommandé de n’en prendre qu’une à la fois, soir et matin, mais comme il la soignait à l’entreprise, elle croyait, avec raison, que c’était pour ménager ses remèdes, et elle se dit en englobant les six boulettes d’une gueulée : je vais l’attraper, et il faudra bien qu’il m’en donne d’autres.

Le soleil, qui s’était levé radieux sur les côtes de Pincourt, éclairait alors un des plus beaux sites du Canada, et mit fin à notre conversation. Nous étions à Kamouraska, où quatre cents causes nouvelles, à expédier en deux jours, attendaient juges, avocats et greffiers. Nous n’étions que quatre avocats récemment admis au barreau, MM. Vallière, LeBlond, Plamondon et moi ; et nous fîmes honneur à toute cette besogne, aux dépens, je crains bien, de nos pauvres clients. Comme j’étais le seul d’entre nous qui fut connu dans les paroisses d’en bas, et que j’eusse le choix de presque toutes les causes, j’ai souvent pensé depuis à la place que le charitable Desrosiers avait assignée à messieurs les membres du barreau, partis de Québec pour assister à la seule cour de tournées qui se tenait alors une fois par année, seulement, dans la paroisse de Kamouraska ; et comprenant un immense arrondissement.


CHAPITRE SEPTIÈME.


(a) Malheur au Seigneur qui acceptait d’être le parrain d’un seul des enfants de ses censitaires : il lui fallait ensuite continuer à se charger de ce fardeau, pour ne point faire de jaloux. L’auteur se trouvait, le premier jour de l’an, chez un Seigneur qui reçut, après l’office du matin, la visite d’une centaine de ses filleuls.

Le parrain fournissait toute la boisson qui se buvait au festin du compérage, ainsi que celle que buvait la mère de l’enfant nouveau-né, pendant sa maladie, le vin et l’eau-de-vie étant considérés comme un remède infaillible pour les femmes en couche.

(b) Ces droits seigneuriaux, si solides, ont croulé dernièrement sous la pression influente d’une multitude de censitaires contre leurs Seigneurs, et aux cris de : fiat justitia ! ruat cœlum ! Pauvre ciel ! il y a longtemps qu’il se serait écroulé au cri de fiat justitia, s’il n’eût été plus solide que les institutions humaines.

(c) Croquecignoles : beignets à plusieurs branches essentiellement canadiens. La cuisinière passe les doigts entre les branches, pour les isoler, avant de les jeter dans le saindoux bouillant.

(d) Cet usage était universellement répandu parmi les habitants riches, ou qui aspiraient à le paraître ; ainsi que parmi les riches bourgeois des villes. La première classe de la société encombrait aussi ses tables dans les grandes occasions, mais non à cet excès.

(e) Les anciens habitants dépensaient un sou avec plus de répugnance que leurs descendants un louis, de nos jours. Alors riches pour la plupart, ils ignoraient néanmoins le luxe : le produit de leurs terres suffisait à tous leurs besoins. Un riche habitant, s’exécutant pour l’occasion, achetait à sa fille en la mariant, une robe d’indienne, des bas de coton et des souliers, chez les boutiquiers : laquelle toilette passait souvent aux petits enfants de la mariée.

(f) Dégréyer (dégréer) : ce terme, emprunté à la marine, est encore en usage dans les campagnes. Dégréyez-vous, dit-on, c’est-à-dire, ôtez votre redingote, etc. Quelle offre généreuse d’hospitalité que de traiter un ami comme un navire que l’on met en hivernement. Cette expression vient de nos ancêtres normands, qui étaient de grands marins.

(g) Les femmes de cultivateurs avaient rarement des servantes autrefois : elles en ont souvent de nos jours.

(h) Josephte : sobriquet que les gens des villes donnent aux femmes des cultivateurs.

Les mauvaises récoltes de blé, depuis trente ans et surtout les sociétés de tempérance, ont, en grande partie, mis fin à cette hospitalité par trop dispendieuse.


CHAPITRE HUITIÈME.


(a) Cette pieuse coutume des habitants de faire une prière avant de commencer un ouvrage qui peut les exposer à quelque danger : tel que l’érection du comble d’un édifice, etc., existe encore de nos jours. C’est un spectacle imposant de les voir se découvrir, s’agenouiller et d’entendre un vieillard réciter, à voix haute, des prières auxquelles les autres répondent.

(b) Les Canadiennes, sans cesse exposées aux surprises des sauvages, savaient au besoin se servir des armes à feu. Les Dames de Verchères, grand’tantes de l’auteur, défendirent, en l’année 1690, et en l’année 1692, un fort attaqué par ces barbares, et les repoussèrent. La tradition, dans la famille de l’auteur, est que ces dames, leurs servantes et d’autres femmes, se vêtirent en hommes pour tromper les Indiens, tirèrent le canon, firent le coup de fusil en se multipliant sur tous les points attaqués ; jusqu’à ce que les ennemis, pensant le fort défendu par une forte garnison, prirent la fuite.

(c) Cette coutume de mutiler les mâts, qui existait pendant l’enfance de l’auteur, a cessé lorsque les habitants leur substituèrent ensuite les beaux mâts, écaris sur huit faces, dont quelques-uns subsistent encore aujourd’hui.

(d) Il fallait prier et supplier pour obtenir du pain à la table d’un riche habitant, un jour de noces ou de festins : la réponse était toujours : mais, monsieur, la galette est pourtant meilleure que le pain.


CHAPITRE NEUVIÈME.


(a) Cette coutume, si générale autrefois, n’est pas tout-à-fait tombée en désuétude : nos habitants vendent encore pour les mêmes fins, à la porte de l’église, à l’issue des offices, les prémisses des produits de leurs terres, pour remercier Dieu de leur réussite.

(b) Cette aventure n’est arrivée que cinquante ans après ; et voici sous quelles circonstances elle me fut racontée par trois chasseurs qui faillirent être la victime de leur imprévoyance. C’était vers l’année 1817, que, passant un mois à Saint-Jean-Port-Joli, M. Charron, négociant, et deux notables de l’endroit, du nom de Fournier, oncles du représentant actuel du comté de L’Islet, m’invitèrent, ainsi que notre responsable et aimable curé, Messire Boissonnault, à une partie de chasse sur la batture aux Loups-Marins.

Nous étions à la grande mer d’août, époque de l’ouverture de la chasse au petit gibier sur cette batture. Lorsque nous l’abordâmes, elle était littéralement couverte de pluviers, de corbijeaux et d’alouettes. Quelle aubaine pour un chasseur citadin ! L’enthousiasme me domine, je saisis mon fusil, je saute à terre et laisse mes compagnons s’éreinter à monter la chaloupe sur le sable.

J’avais déjà tiré sept ou huit coups de fusil au grand amusement de mes compagnons de chasse, qui n’étaient qu’à moitié de leur besogne, lorsque M. Charron, qui était très farceur, me cria en riant : — bravo, mon Seigneur ! encore un coup ! tâchez de laisser le père et la mère pour empêcher la race de s’éteindre ! On vous le passe pour cette fois ici ; mais gare à votre prochaine visite à la batture.

Je ne compris que la première partie de l’apostrophe ironique, et je continuai mon massacre de petit gibier.

Chacun se dispersa ensuite sur la grève, et la nuit seule nous réunit à la cabane où nous préparâmes aussitôt l’apola, ou étuvée d’alouettes avec pommes de terre, mie de pain et michigouen : plat obligé des chasseurs qui fréquentent la batture à cette saison, nonobstant les amples provisions dont ils sont munis. Le michigouen, qui a conservé son nom indigène, est une espèce de persil d’un arôme bien supérieur à celui de nos jardins : il donne surtout un fumet exquis au saumon frais.

En attendant la cuisson de notre apola, je demandai à M. Charron ce que signifiaient les dernières paroles qu’il m’avait adressées et que je n’avais pas comprises. Il commença alors en présence des deux messieurs Fournier, ses compagnons d’infortune, à me faire le récit que j’ai mis dans la bouche de mon oncle Raoul. Quoique M. Charron fût le plus jeune et d’une force athlétique, il aurait certainement succombé le premier sans le secours qu’ils reçurent des gens de l’Île-aux-Coudres. Mais laissons-le parler lui-même :

— J’étais si épuisé que j’étais presque toujours assoupi ; et pendant cette espèce de sommeil, je ne faisais qu’un seul et unique rêve : j’étais à une table couverte des mets les plus appétissants et je mangeais avec une voracité de loup, sans pouvoir me rassasier. Eh bien ! n’allez pas croire qu’une fois réveillé, j’eusse seulement l’idée de désirer ces mets : oh non ! Au milieu de mes souffrances atroces, je m’écriais : ma fortune entière pour la nourriture que mes domestiques donnent chez moi à mes plus vils animaux.

Vous voyez, continua M. Charron, ce caillou qui est là à une demi-portée de fusil : je sors un jour en chancelant de la cabane avec mon fusil, et j’aperçois une corneille sur ce même caillou. Je la couche en joue, et alors au lieu d’une corneille, j’en vois trois ; je tire et la corneille s’envole : il n’y en avait pourtant qu’une seule ; et moi, qui suis, sans me vanter, un excellent chasseur, je l’avais manquée presque à bout portant. Je la convoitais avec tant d’avidité que je l’aurais croquée crue avec ses plumes. Je compris alors toute l’horreur de ma situation, et quelques larmes coulèrent de mes yeux.

— Je ne puis concevoir, lui dis-je, comment cinq hommes ont pu vivre pendant dix-sept jours sur un seul pain et une bouteille de rum.

– C’est pourtant la vérité, répliqua-t-il, car, excepté quelques têtes d’anguilles et quelques pelures de patates gelées, que nous trouvâmes dans le sable, nous n’eûmes pas d’autre nourriture.

— Maintenant, repris-je, les paroles que vous m’avez adressées lorsque je chassais ?

— Ce n’était qu’un badinage, répliqua-t-il, sur la peine que vous vous donniez pour tuer une quinzaine d’alouettes par coup de fusil, quand elles sont dispersées à basse marée sur toute la batture, tandis qu’en attendant comme nous une couple d’heures, vous en auriez tué cinquante, soixante et souvent cent d’un seul coup de fusil. Et ensuite, ajouta-t-il, c’était un petit reproche de ne pas nous aider à monter sur le sable notre chaloupe qui est très pesante, car depuis notre triste aventure, nous sommes convenus entre chasseurs de ne jamais tirer un seul coup de fusil avant de l’avoir mise hors de toute atteinte de la marée ; mais vous êtes étranger et ça ne vous regardait pas : ce n’était qu’un badinage.

J’ai fait ensuite la chasse avec les mêmes personnes pendant une dizaine d’années, mais je n’avais garde de me soustraire à un règlement aussi prudent.

(c et d) J’ai bien connu, pendant mon enfance, et même à un âge plus avancé, la pauvre Marie, que les habitants appelaient la Sorcière du Domaine, parce qu’elle habitait une cabane construite au milieu d’un bois qui avait fait partie d’un ancien domaine de mon grand-père. C’était une belle femme, d’une haute stature, marchant toujours les épaules effacées, et d’un air fier et imposant. Malgré sa vie errante et sa réputation de sorcière, elle n’en jouissait pas moins d’un haut caractère de moralité. Elle se plaisait à confirmer les habitants dans leur croyance et simulant souvent un entretien avec un être invisible, qu’elle faisait mine de chasser, tantôt d’une main, tantôt de l’autre.

Il serait difficile de résoudre pourquoi, femme d’un riche cultivateur, elle abandonnait sa famille pour mener une vie si excentrique. Elle allait bien quelquefois chercher des vivres chez son mari, mais elle mangeait le plus souvent dans les maisons des cultivateurs qui, la craignaient plus qu’ils ne l’aimaient, n’osaient lui refuser ce qu’elle leur demandait, même à emporter, crainte des ressorts (maléfices) qu’elle pouvait jeter sur eux.

On s’entretenait souvent, dans ma famille, de cette femme excentrique. On supposait qu’il y avait autant de malice que de folie dans son caractère aigri par des chagrins domestiques, causés peut-être par un mariage mal assorti.

Mon père et ma mère lui disaient souvent, quand elle faisait ses momeries à leur manoir, où elle venait fréquemment :

— Tu dois bien savoir, Marie, que nous n’ajoutons pas foi à tes prétendus entretiens avec le diable ! Tu peux en imposer aux superstitieux habitants, mais non à nous !

Ce qui ne l’empêchait pas de soutenir qu’elle conversait souvent avec le mauvais esprit, qui la tourmentait quelquefois plus qu’à son tour, disait-elle.

Il y avait longtemps que mon père voulait s’assurer si elle était vraiment de mauvaise foi, ou si, dans sa folie, elle croyait voir et entendre l’esprit de ténèbre. Un jour donc, pendant mes vacances de collège, il la soumit à l’épreuve qu’il préméditait. Nous la vîmes venir de loin, et pensant bien qu’elle ne passerait pas sans nous rendre visite, nous nous préparâmes en conséquence.

— Bienheureuse de te voir, ma pauvre Marie, lui dit ma mère : je vais te faire préparer un déjeuner.

— Merci, madame, dit Marie, j’ai pris ma suffisance.

— N’importe ; reprit ma mère, tu vas toujours prendre une tasse de thé.

Il était difficile de refuser une offre aussi gracieuse : le thé était à cette époque un objet de luxe très rare même chez les riches habitants.

— Pas de refus pour un coup de thé, dit Marie.

Elle avait à peine avalé deux gorgées du délicieux breuvage, qu’elle commença son monologue ordinaire : « va-t-en, laisse-moi tranquille ; je ne veux pas t’écouter. »

— As-tu jamais vu le diable auquel tu parles si souvent ? fit ma mère.

— Je l’ai vu plus de cent fois, répliqua la sorcière : il n’est pas si méchant que le monde pense, mais pas mal tourmentant par escousse.

— Si tu le voyais, dit ma mère, tu n’en aurais donc pas peur ?

— En voilà une demande ? fit Marie.

Et elle avala une autre gorgée de thé, après avoir entamé sa galette.

La porte s’ouvrit au même instant, à un signe que fit mon père par la fenêtre, et donna passage à une espèce de démon d’environ quatre pieds de haut, revêtu d’une chemise d’homme de grosse toile qui lui tombait jusqu’aux genoux, et laissait voir à nu des bras, des jambes et des pieds d’un noir de mulâtre. Ce farfadet portait sur sa figure un masque horrible, orné de cornes ; et tenait une fourche de fer dans sa main droite. Ce diablotin était tout simplement Lisette, fille mulâtre que mon grand-père avait achetée à l’âge de quatre ans, et qui en avait alors seize à dix-sept. Quant au masque, je l’avais apporté de Québec.

L’épreuve était trop forte ; la pauvre femme devint pâle comme une morte, poussa un cri lamentable, et se sauva dans une chambre, où elle se barricada avec tous les meubles, qu’avec une force surhumaine elle empila contre la porte.

Nous étions tous au désespoir d’une imprudence qui pouvait avoir des suites funestes pour cette malheureuse femme. Ma mère, tout en se désolant, tâchait de calmer Marie en lui criant que c’était un tour qu’on lui avait fait ; que le prétendu diable n’était que la mulâtresse. Elle finit par lui faire entendre raison et lui montrant toutes les pièces de la mascarade, par la fenêtre de la chambre où elle s’était renfermée. Elle lui fit avaler ensuite des gouttes de je ne sais quoi, lui fit boire du vin chaud, et la renvoya chargée de présents ; mais avec la ferme résolution de ne plus se prêter à l’avenir à de tels badinages. J’ai toujours entendu dire que la folle du domaine avait cessé d’habiter sa cabane après cette aventure.


CHAPITRE DIXIÈME.


(a) Monsieur James Caldwell, réfugié à Québec après la prise du Détroit, et cousin germain de ma femme, (son père ayant épousé une demoiselle Baby du Haut-Canada,) me racontait vers, l’année 1814, une anecdote à peu près semblable. Son frère, le capitaine John Caldwell, ayant rendu à un sauvage ivrogne un service à peu près analogue à celui que j’ai consigné, l’indigène réformé voulut d’abord lui témoigner sa reconnaissance en lui offrant de riches présents et ensuite d’une manière assez singulière, quoique dans les mœurs de ces barbares.

Il apprend que son bienfaiteur est en danger de mort des suites d’une blessure qu’il avait reçue dans un combat, pendant la dernière guerre américaine avec l’Angleterre. Il se rend au chevet du lit du malade avec deux prisonniers américains qu’il avait fait, et lui dit :

— Tiens, mon frère, je vais casser la tête à ces deux chiens de grands couteaux (noms que les sauvages donnaient aux Américains) et le manitou satisfait te laissera vivre.

Le capitaine Caldwell eut beaucoup de peine à empêcher le sacrifice au manitou, mais à force de supplications, la reconnaissance l’emporta, et l’Indien lui fit présent des deux prisonniers.

Les circonstances, qui accompagnèrent la blessure de Caldwell, méritent d’être reportées. Dans un combat qu’il livrait aux Américains avec nos alliés sauvages, il aperçut un soldat ennemi blessé, qui faisait des efforts inutiles pour se relever ; mû par la compassion, il courut à lui, afin d’empêcher les Indiens de le massacrer ; mais comme il se baissait en disant à l’Américain de ne rien craindre, et qu’il allait le protéger, celui-ci tira un couteau et le lui passa au travers de la gorge. Caldwell tomba à terre, et l’Américain, penché à son tour sur lui, allait redoubler le coup, quand un sauvage, embusqué à une cinquantaine de verges, voyant le danger que courait son ami, lâcha un coup de fusil avec tant de précision que la cervelle du Yankee jaillit sur le visage de la victime qu’il allait immoler.

Chose extraordinaire ! le Capitaine Caldwell guérit assez promptement de sa blessure ; et assista même peu de temps après comme témoin à une cour martiale siégeant à Montréal, autant que je m’en souviens, pour le procès du Général Proctor.

Quand il commença à rendre son témoignage d’une voix faible, le président de la cour lui cria :

Speak louder, parlez plus haut.

Impossible, répliqua Caldwell en montrant son cou encore entouré d’emplâtres : un Américain m’a passé un couteau au travers de la gorge.

J’avoue qu’on aurait pu être enroué à moins.

Caldwell était simplement capitaine dans la milice du Haut-Canada, tandis que les officiers, qui composaient la cour martiale, appartenaient à l’armée régulière, ce qui fut cause, probablement, que sa réponse fut accueillie avec beaucoup d’hilarité par ces messieurs.

Le capitaine Caldwell indigné leur dit :

Je parlais aussi haut qu’aucun de vous, en présence de l’ennemi, avant ma blessure.

Plusieurs officiers, qui avaient servi dans la milice du Haut-Canada, pendant la guerre de 1812, m’ont raconté que les officiers de l’armée régulière les traitaient avec une hauteur impardonnable ; il m’est impossible d’en expliquer la raison, car les miliciens du Bas-Canada n’ont eu qu’à se louer, à cette époque, des égards que leur montraient les officiers de l’armée régulière dans leurs rapports mutuels.


CHAPITRE ONZIÈME.


(a) C’était, je crois, en 1806 : toute la famille était à table chez mon père à Saint-Jean-Port-Joli, vers une heure de relevee, lorsque nous fûmes témoins d’un semblable phénomène. Comme le soleil brillait de son plus bel éclat, la détonation, qui ébranla le manoir jusques dans ses fondements, ne pouvait être, comme nous le pensâmes d’abord, l’effet de la foudre. On aurait pu croire que l’immense farinier, mesurant dix pieds de longueur, qui était dans le grenier, avait été soulevé jusqu’au toit, par le fluide électrique, pour retomber de tout son énorme poids sur le plancher. Je laisse aux physiciens le soin d’expliquer la cause de ce phénomène.

(b) Les grands poètes observent, avec soin, la nature humaine : rien ne leur échappe. En lisant Notre-Dame-de-Paris, cette belle conception de Victor Hugo, je fus particulièrement frappé de la scène si touchante de la recluse, couvrant de larmes et de baisers le petit soulier de l’Esmeralda, car elle m’en rappela une semblable.

Ma mère avait perdu une petite fille de six ans, mon unique sœur : elle en eut tant de chagrin que nous n’avons jamais osé prononcer le nom de l’enfant en sa présence. Près de dix ans après cette perte cruelle, j’entrai, par distraction, dans sa chambre à coucher, sans frapper à la porte : je la trouvai tout en larmes, assise sur le tapis près d’une commode, dont le tiroir inférieur, toujours soigneusement fermé à la clef, était alors ouvert.

— Qu’avez-vous, ma chère mère, lui dis-je en l’embrassant ?

— Je n’ai plus, dit-elle, que ce petit soulier, qui me la rappelle, que je baise et que j’arrose souvent de mes larmes !

En effet, ma famille, aussitôt après la mort de l’enfant, avait cru devoir faire disparaître tous les objets dont la vue pouvait nourrir la douleur de la mère, mais sa tendresse ingénieuse en avait soustrait ce petit soulier à l’insu de tout le monde.


CHAPITRE DOUZIÈME.


(a) Madame Couillard, seigneuresse de Saint-Thomas, Rivière-du-Sud, morte depuis soixante ans, me racontait une scène à peu près semblable. Mon père, disait-elle, était bien malade, lorsque je vis venir un détachement de soldats anglais ; je sortis comme une insensée, et me jetant aux pieds de l’officier qui les commandait, je lui dis en sanglotant : « Monsieur l’anglais, ne tuez pas mon vieux père, je vous en conjure ! il est sur son lit de mort ! n’abrégez pas le peu de jours qui lui restent à vivre ! »

Cet officier était le quartier-maître Guy Carleton, depuis Lord Dorchester.

— Il me releva avec bonté, ajoutait-elle, me traita avec les plus grands égards ; et pour dissiper mes craintes, posa une sentinelle devant ma maison.

Lord Dorchester, devenu ensuite gouverneur du Bas-Canada, ne manquait pas de demander à Madame Couillard, chaque fois qu’elle visitait le château Saint-Louis, « si elle avait encore bien peur des Anglais ? »

— « Non, répondait cette dame ; mais vous avouerez, Mylord, que ce n’était pas sans sujet que les Canadiennes craignaient vos compatriotes, qui n’étaient pas à beaucoup près aussi humains que vous. »

Les préjugés des anciens Canadiens étaient tels qu’ils n’auraient pas cru pouvoir bénir un protestant. Un brave et vaillant officier canadien, M. de Beaujeu, racontait qu’il avait blessé à mort un soldat anglais à la prise de l’Acadie, et que ce malheureux lui dit en tombant :

Me Roman Catholic.

Que ne l’avez-vous dit plus tôt, mon cher frère, répondit cet officier, je vous aurais pressé dans mes bras.

Mais, ajoutait-il, il était trop tard : ses entrailles traînaient sur la neige.

Et le vieux octogénaire s’attendrissait encore à ce souvenir.

Ces préjugés des catholiques Canadiens-Français, contre leurs frères d’une autre croyance, sont entièrement effacés : je désirerais, de tout mon cœur, faire le même compliment à un grand nombre de nos frères séparés.

Le respectable vieillard, canadien de naissance, qui me racontait cette anecdote, était Louis Liénard Villemonble de Beaujeu, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, grand-père de mon gendre, l’honorable Saveuse de Beaujeu, membre actuel du Conseil Législatif.

Ce vaillant officier avait commandé avec honneur, sous le gouvernement français, à Michilimakinak et à la Louisiane. Il s’était distingué à la prise de l’Acadie, et ce fut lui qui réunit, en 1775, près de mille miliciens de sa seigneurie et des environs, avec lesquels le général Carleton partit de Montréal pour rencontrer Montgomery.

Son frère, Daniel Liénard de Beaujeu, paya de sa vie la victoire éclatante qu’il remporta en 1755, contre Braddock, à Monongahéla, où le général anglais fut tué en même temps que lui. Les deux généraux préludaient à la scène sanglante qui eut lieu, quatre ans plus tard, sur les plaines d’Abraham, où les deux commandants, Wolfe et Montcalm, périrent aussi sur le champ de bataille.

M. J. G. Shea, dans ses relations de la bataille de Monongahéla, et notre historien, M. Garneau, rapportent que Washington, qui, à la tête de ses miliciens, assura la retraite des Anglais échappés au massacre, écrivait : « Nous avons été battus, battus honteusement par une poignée de Français ! »

Le nom de Beaujeu me rappelle un autre Canadien de la même famille, qui a fait honneur à son pays, sur l’autre hémisphère.

L’abbé Louis Liénard de Beaujeu était frère des précédents. La famille de Beaujeu doit à l’obligeance du vénérable abbé Faillon, qui s’occupe, avec tant de succès, de nos annales canadiennes, la copie d’une lettre d’un supérieur de Saint-Sulpice, à Paris, au supérieur de la maison succursale à Montréal, qui contient le passage suivant : « J’ai le plaisir de vous annoncer qu’un jeune Canadien, l’abbé de Beaujeu, a remporté le prix d’une thèse de théologie sur tous ses concurrents français. » L’abbé de Beaujeu fut ensuite le confesseur ordinaire de l’infortuné Louis XVI.


CHAPITRE TREIZIÈME.


(a) Le Marigotte est un petit lac giboyeux, situé à environ un mille au sud du lac des Trois-Saumons : les anciens prétendaient que c’était l’œuvre des castors.

(b) Canaoua : nom de mépris que les anciens Canadiens donnaient aux sauvages.

(c) Le hibou, peu sociable de sa nature, pousse souvent des cris lamentables à la vue du feu qu’allument, la nuit, dans les bois, ceux qui fréquentent nos forêts canadiennes. On croirait que, dans leur fureur, ils vont se précipiter dans les flammes qu’ils touchent fréquemment de leurs ailes.

(d) Mettre en cache : expression dont se servaient les Canadiens et les sauvages pour désigner les objets qu’ils cachaient dans les bois.

(e) Les anciens sauvages disaient souvent aux Canadiens : « Mon frère ment comme un Français » : Ce qui ferait croire que les Indiens étaient plus véridiques.

Un sauvage montagnais accusait un jour, en ma présence, un jeune homme de sa tribu de lui avoir volé une peau de renard.

— Eh ! oui, dit le coupable en riant aux éclats, je l’ai prise ; tu la trouveras dans la forêt.

Et il lui indiqua en même temps le lieu où il l’avait cachée.

Malgré ce fait, les Sauvages n’en ont pas moins mérité la réputation de menteurs. On connaît le proverbe canadien : menteur comme un sauvage.

(f) Les sauvages avaient horreur de la corde ; ils préféraient le poteau, où leurs ennemis les torturaient pendant des journées entières. Un jeune sauvage ayant assassiné deux Anglais, quelques années après la conquête, sa tribu ne le livra au gouvernement qu’à la condition expresse qu’il ne serait pas pendu. Convaincu de ce meurtre, il fut fusillé. Le pays devait être alors sous la loi militaire : une cour criminelle ordinaire n’aurait pu légalement substituer le plomb à la corde dans un cas de meurtre.

Il est de tradition dans ma famille que mon bisaïeul maternel, le second baron de Longueuil, étant gouverneur de Montréal, fit pendre un prisonnier iroquois ; et que cet acte de rigueur eut le bon effet d’empêcher ces barbares de torturer les prisonniers français qu’ils firent ensuite, le baron de Longueuil leur ayant déclaré qu’il ferait pendre deux prisonniers sauvages pour un français qu’ils feraient brûler.

(g) Lorsque les sauvages retournaient d’une expédition guerrière, ils poussaient, avant d’entrer dans leurs villages, autant de cris de mort qu’ils avaient perdu d’hommes. J’ai eu l’occasion d’entendre ces cris lamentables qu’ils tirent du fond de leurs poitrines. C’était pendant la guerre de 1812, contre les Américains. Dix-huit grands chefs, députés des diverses tribus du Haut-Canada vers le gouverneur Provost, vinrent à Québec, pendant l’hiver ; ils étaient assis dans le fond des carioles ; et commencèrent à pousser leurs cris de mort vis-à-vis de l’Hôpital-Général, et ne cessèrent que quand ils laissèrent leurs voitures pour entrer dans la maison du « Chien d’or » où ils furent d’abord reçus.

Il paraît que cette réception, dans une maison presque vierge de meubles, fut loin de leur plaire, et qu’ils s’attendaient à être reçus moins cavalièrement : en effet, un aide-de-camp étant venu les complimenter de la part du gouverneur, un des chefs lui dit que s’ils eussent rendu visite au président des États-Unis, on les aurait traités avec plus d’égards à Washington. Dès le lendemain, ils furent logés dans le meilleur hôtel de Québec aux frais du gouvernement. Il paraît néanmoins qu’ils n’attachaient aucun prix aux meubles des chambres, car ils ne se servirent ni des lits, ni des chaises, pendant tout le temps qu’ils restèrent dans l’hôtel.

Ils ne furent frappés que de deux choses pendant leur séjour dans notre cité : d’abord du flux et du reflux de la marée qui attira toute leur admiration, ne sachant comment expliquer ce phénomène ; et ensuite de la hauteur de la citadelle. Ils s’écrièrent qu’ils étaient heureux de voir que les grands-couteaux ne culbuteraient pas leur Père (le gouverneur) dans le grand lac.

Ils étaient accompagnés de leurs truchements. Quelqu’un observa à un chef Sioux qu’il ressemblait au Prince de Galles :

— Je n’en suis pas surpris, répliqua-t-il, car moi aussi je suis le fils d’un Roi.

Une autre personne lui ayant demandé s’il était un grand guerrier :

— Je suis un si grand guerrier, dit-il en se redressant d’un air superbe, que quand je marche au combat, la terre tremble sous mes pieds.

J’ai rarement vu un plus bel homme que cet Indien.

(h) Faire la médecine : les sauvages n’entreprenaient aucune expédition importante, soit de guerre, soit de chasse, sans consulter les esprits infernaux par le ministère de leurs sorciers.

Le mitsimanitou était le grand-dieu des sauvages ; et le manitou, leur démon, ou génie du mal, divinité inférieure toujours opposée au dieu bienfaisant.

(i) Les sauvages sont très-friands des têtes et des pattes des animaux. Je demandais un jour à un vieux canaoua, qui se vantait d’avoir pris part à un festin où sept de leurs ennemis avaient été mangés, quelle était la partie la plus délicieuse d’un ennemi rôti : il répondit sans hésiter, en se faisant claquer la langue : certes, ce sont les pieds et les mains, mon brère.

(j) Un vieux soldat, nomme Godrault, qui avait servi sous mon grand-père me racontait, il y a près de soixante-et-dix ans, cette scène cruelle dont il avait été témoin. Il me disait que l’infortunée victime criait : mein Gott ! Ma famille croyait que c’était une faute de prononciation de la part du soldat, et que ce devait être plutôt : my God ! mais il est probable que cette malheureuse femme était hollandaise et qu’elle criait vraiment : mein Gott.

(k) Cette maison, construite en pierre, et appartenant à monsieur Joseph Robin, existe encore ; car, après le départ des Anglais, les Canadiens, cachés dans les bois, éteignirent le feu. Une poutre, roussie par les flammes, atteste cet acte de vandalisme. La tradition veut que cette maison ait été préservée de l’incendie par la protection d’un Christ, les autres disent d’une madone, exposée dans une niche pratiquée dans le mur de l’édifice, comme cela se voit encore dans plusieurs anciennes maisons canadiennes.


CHAPITRE QUATORZIÈME.


(a) Voir la note (g) chapitre seizième.

(b) Ce mot se prononce aussi Suète, et provient peut-être de ce que la terre sue dans cet endroit.

(c) Ma grand’-tante, la mère Sainte-Alexis, qui a été supérieure de l’Hôpital-Général pendant de longues années, et dont le nom est encore vénéré dans cet hospice, me disait souvent à ce sujet :

— Tout le linge de notre maison fut déchiré pour les pansements des blessés des deux nations, y compris notre linge de corps ; il ne nous restait que les habits que nous portions le jour de la bataille. Nous n’étions pas riches et nous fûmes réduites à la plus grande pauvreté ; car non-seulement notre linge, qui était un objet considérable dans un hospice, mais aussi nos provisions et les animaux de nos fermes furent mis à la disposition des malades. Le gouvernement anglais refusa de nous indemniser après la conquête.

Il ne nous restait, ajoutait-elle, d’autre ressource, dans cette extrémité, que de fermer notre maison et de nous disperser dans les autres couvents de la colonie, mais la Providence vint à notre secours. Notre chapelain trouva un matin dans sa chambre une bourse de cent portugaises ; et comme nous n’avons jamais pu découvrir la main charitable qui nous l’a envoyée, nous avons cru que c’était un miracle de Dieu.

L’Hôpital-Général était encore bien pauvre, il y a cinquante ans, mais les concessions de terrains, que la communauté a faites depuis, a répandu l’aisance dans cette maison consacrée au soutien des infirmes.

(d) Voir la note (k) chapitre seizième.

(e) Montgomery est, dans cet ouvrage, un personnage imaginaire, quoique son homonyme ait aussi commis des actes d’une cruauté froide et barbare envers les Canadiens, lors de la conquête. Les mémoires du colonel Malcolm Fraser, alors lieutenant du 78e des Fraser’s Highlanders, en font foi : “There were several of the ennemy killed and wounded, and a few taken prisoners, all of whom the barbarous Captain Montgomery, who commanded us, ordered to be butchered in a most inhuman and cruel manner.

Le même colonel Malcolm Fraser, lors de l’invasion du Canada par le général Wolfe, faisait partie d’un détachement qui incendia les habitations des Canadiens, depuis la Rivière-Ouelle jusqu’à la rivière des Trois-Saumons. Devenu, après la conquête, l’intime ami de ma famille, il répondait à mon grand-père, lorsque celui-ci se plaignait de cet acte de vandalisme :

« Que voulez-vous, mon cher ami, à la guerre comme à la guerre : vos Français, embusqués dans les bois, tuèrent deux des nôtres, lorsque nous débarquâmes à la Rivière-Ouelle. »

— « Vous auriez dû, au moins, » répliquait mon grand-père, « épargner mon moulin à farine ; mes malheureux censitaires n’auraient pas été réduits à faire bouillir leur blé, pour le manger en sagamité comme font les sauvages. »

— « À la guerre comme à la guerre, ajoutait ma grand’-mère ; je veux bien vous accorder cette maxime, mais était-ce de bonne guerre d’avoir assassiné mon jeune frère Villiers de Jumonville, comme le fit au fort Nécessité, M. Washington, votre compatriote. »

— « Ah ! madame, répondait le colonel Fraser, de grâce, pour l’honneur des Anglais, ne parlez jamais de ce meurtre atroce. »

Et tous les Anglais tenaient alors le même langage.

J’ai reproché bien doucement à notre célèbre historien, M. Garneau, d’avoir passé légèrement sur cet horrible assassinat. Il me répondit que c’était un sujet bien délicat, que la grande ombre de Washington planait sur l’écrivain, ou quelque chose semblable.

D’accord ; mais il m’incombe à moi de laver la mémoire de mon grand-oncle, dont Washington, dans ses écrits, a cherché à ternir le caractère pour se disculper de son assassinat.

La tradition dans ma famille est que Jumonville se présenta comme porteur d’une sommation enjoignant au major Washington, commandant du fort Nécessité, d’évacuer ce poste construit sur les possessions françaises, qu’il éleva son pavillon de parlementaire, montra ses dépêches et que néanmoins le commandant anglais ordonna de faire feu sur lui et sur sa petite escorte, et que Jumonville tomba frappé à mort, ainsi qu’une partie de ceux qui l’accompagnaient.

Il y a une variante, très facile d’ailleurs à concilier, entre la tradition de ma famille et la vérité historique. En outre, cette variante est insignifiante quant à l’assassinat du parlementaire, dont la mission était de sommer les Anglais d’évacuer les possessions françaises et non le fort Nécessité, qui ne fut achevé qu’après le guet-apens.

Voyons maintenant si l’histoire est d’accord avec la tradition. Ce qui suit est un extrait du tome 1er, page 200, du « Choix d’anecdotes et faits mémorables, » par M. De LaPlace :

« Les Anglais, ayant franchi, en 1753, les monts Apalaches, limites de leurs possessions et des nôtres dans l’Amérique Septentrionale, bâtirent, sur nos terres, un fort qu’ils nommèrent le fort de Nécessité ; sur quoi le commandant français leur députe M. de Jumonville, jeune officier qui s’était plus d’une fois signalé contre eux, pour les sommer de se retirer.

« Il part avec une escorte ; et lorsqu’il s’approche du fort, les Anglais font contre lui un feu terrible. Il leur fait signe de la main, montre de loin ses dépêches et demande à être entendu. Le feu cesse, on l’entoure, il annonce sa qualité d’envoyé, il lit la sommation dont il est porteur. Les Anglais l’assassinent : sa troupe est enveloppée ; huit hommes sont tués, le reste est chargé de fers. Un seul Canadien se sauve et porte au commandant français cette affreuse nouvelle.

« M. de Villiers, frère de l’infortuné Jumonville, est chargé d’aller venger son propre sang et l’honneur de la France.

« En moins de deux heures, le fort est investi, attaqué et forcé de capituler…… De Villiers[7] voit à ses pieds ses ennemis lui demander la vie…… Il sacrifie son ressentiment à la tranquillité des nations, à sa propre gloire, à l’honneur de la patrie, aux devoirs de l’humanité…… Quel contraste !

« Un bon Français, au moment où il apprit, en frémissant, cette affreuse nouvelle, s’écria, quoique d’une voix étouffée de ses sanglots :

« Perfides dans la guerre et traîtres dans la paix,
« À la foi des traités par système indociles,
« Anglais ! dans ce tombeau repose Jumonville :
« Rougissez, s’il se peut, à l’aspect d’un Français !
« Si par l’assassinat dans vos fureurs brutales,
« De ce jeune héros vous crûtes vous venger,
« Après un tel forfait, atroces cannibales,
« Il ne restait qu’à le manger. »

À la nouvelle de ce meurtre, il s’éleva un cri de rage et d’indignation dans toute la Nouvelle et l’Ancienne France, et un membre de l’Académie Française, Thomas, écrivit le poème Jumonville.

Avant de citer la capitulation que M. de Villiers fit signer à Washington, je crois devoir donner un extrait, tiré des Archives de la marine française, où l’on trouve les instructions qu’il avait reçues de son officier supérieur :

« M. de Contrecœur, le 28 Juin, envoya M. de Villiers, frère de Jumonville, avec six cents Canadiens et cent sauvages, venger la mort de son frère, etc.

« Lui ordonnons (au sieur de Villiers) de les attaquer et de les détruire même en entier, s’il se peut, pour les châtier de l’assassin (sic) qu’ils nous ont fait en violant les lois les plus sacrées des nations policées.

« Malgré leur action inouïe, recommandons au sieur de Villiers d’éviter toute cruauté, autant qu’il sera en son pouvoir.

« Il ne leur laissera pas ignorer (aux Anglais) que nos sauvages, indignés de leur action, ont déclaré ne vouloir rendre les prisonniers qui, sont entre leurs mains, etc.

« Fait au camp du fort Duquesne, le 28 Juin, 1754.

(Signé) Contrecœur. »

Il faut avouer que mon grand-oncle de Villiers avait à-peu-près cartes blanches ; et que sans son âme magnanime, Washington n’aurait jamais doté ses concitoyens d’un grand et indépendant empire ; et qu’il n’occuperait aujourd’hui qu’une bien petite place dans l’histoire.

Ci-suit un extrait de la capitulation :

« Ce 3 juillet 1754, à huit heures du soir.

« Capitulation accordée par M. de Villiers, capitaine d’infanterie, commandant les troupes de S. M. T. C., à celui des troupes anglaises actuellement dans le fort de la Nécessité qui avait été construit sur les terres du domaine du roy :

« Savoir : comme notre intention n’a jamais été de troubler la paix et la bonne armonie (sic) qui régnait entre les deux princes amis, mais seulement de venger l’assassin qui a été fait sur un de nos officiers porteur d’une sommation et sur son escorte, etc. »

Nous lisons ensuite à l’article VII de cette capitulation :

« Que comme les Anglais ont en leur pouvoir un officier, deux cadets, et généralement les prisonniers qu’ils ont faits dans l’assassinat du Sieur de Jumonville, etc. »

« Fait double sur un des postes de notre blocus, etc. »

« (Signés) James Mackay,
G. Washington.
« (Signé) Coulon Villiers. »[8]

Certes, personne n’est plus disposée que moi à rendre justice aux grandes qualités du héros américain ; lorsque l’on s’entretenait dans ma famille de la mort cruelle et prématurée de notre parent assassiné au début d’une carrière qui promettait d’être brillante, je cherchais à excuser Washington sur sa grande jeunesse ; il n’était alors, en effet, âgé que de vingt ans. Je faisais valoir ses vertus, son humanité, lorsque, vingt-deux ans après cette catastrophe, il prenait en main la cause de ses compatriotes et créait une grande et indépendante nation.

Aussi n’aurais-je jamais songé à tirer de l’oubli cette déplorable aventure, si Washington lui-même ne m’en eut donné l’occasion en cherchant, pour se disculper, à ternir la réputation de mon grand-oncle Jumonville, dans des mémoires qu’il a publiés plusieurs années après la catastrophe.

« Nous étions informés, dit-il, que Jumonville, déguisé en sauvage, rôdait (was prowling) depuis plusieurs jours aux environs de nos postes, et je dus le considérer comme un espion. »

Cette excuse n’a rien de vraisemblable, parce que Washington ne pouvait pas ignorer que non-seulement les soldats, mais les officiers mêmes de l’armée française, lorsqu’ils faisaient la guerre dans les forêts, portaient le costume des aborigènes : capot court, mitasses, brayets et souliers de chevreuil. Cet accoutrement souple et léger leur donnait un grand avantage sur des ennemis toujours vêtus à l’européenne. De Jumonville ne pouvait non plus, sans une témérité blâmable, se rendre directement aux postes des Anglais, qu’en prenant de grandes précautions ; les bois étant infestés de sauvages, ennemis des Français, qui, dans un premier mouvement, auraient peu respecté son titre de parlementaire.

Après avoir fait justice de cette accusation d’espionnage à laquelle Washington n’a songé que bien des années après le meurtre, en écrivant ses mémoires, voyons ce qu’il dit, pour sa justification, dans ses dépêches à son gouvernement immédiatement après le guet-apens. Il est nécessaire de faire observer ici que les couronnes de France et d’Angleterre vivaient alors en paix, que la guerre ne fut déclarée par Louis XV qu’après cet événement ; que les seules hostilités commises, l’étaient par les Anglais qui avaient envahi les possessions françaises ; et que c’était contre cet acte que Jumonville venait protester.

Mais revenons à la justification de Washington dans ses dépêches. Il dit « qu’il regardait la frontière de la Nouvelle-Angleterre comme envahie par les Français, que la guerre lui semblait exister, etc. Que les Français à sa vue avaient couru aux armes ; qu’alors il avait ordonné le feu ; qu’un combat d’un quart d’heure s’était engagé, à la suite duquel les Français avaient eu dix hommes tués, un blessé et vingt-et-un prisonniers ; et les Anglais, un homme tué et trois blessés ; qu’il était faux que Jumonville ait lu la sommation, etc. Qu’il n’y avait point eu de guet-apens ; mais surprise et escarmouche, ce qui est de bonne guerre. »

Excellente guerre sans doute pour un fort détachement qui attaque à l’improviste une poignée d’hommes en pleine paix ! Ce n’était pas trop mal s’en tirer pour un simple major âgé de vingt ans ; certains généraux de l’armée américaine du Nord ne feraient pas mieux aujourd’hui, eux qui s’en piquent. Les deux phrases suivantes sont d’une admirable naïveté : « que la guerre lui semblait exister » «  que les Français à sa vue avaient couru aux armes. » Ces chiens de Français avaient sans doute oublié qu’il était plus chrétien de se laisser égorger comme des moutons.

Si l’on accepte la version de Washington, comment expliquer alors le cri d’indignation et d’horreur qui retentit dans toute la Nouvelle-France et jusqu’en Europe ? On n’a pourtant jamais reproché aux Français de se lamenter comme des femmes pour la perte de leurs meilleurs généraux, ou pour une défaite même signalée : pourquoi alors leur indignation, leur fureur à la nouvelle de la mort d’un jeune homme qui faisait, pour ainsi dire, ses premières armes, s’il avait péri dans un combat livré suivant les règles des nations civilisées. Ceci doit tout d’abord frapper le lecteur, qui n’aura pas même lu la version française que je vais citer.

Tous les prisonniers français, et Manceau, qui seul se déroba par la suite au massacre, les sauvages mêmes alliés des Anglais déclarèrent que Jumonville éleva un mouchoir au-dessus de sa tête, qu’il invita les Anglais, par un interprète, à s’arrêter, ayant quelque chose à leur lire ; que le feu cessa, que ce fut pendant qu’il faisait lire la sommation par un truchement qu’il fut tué par une balle qu’il reçut à la tête, que, sans les sauvages qui s’y opposèrent, toute la petite troupe aurait été massacrée.

M. Guizot, dans ses mémoires sur Washington, après avoir cité le poème « Jumonville, » des extraits de Hassan, de Lacretelle, de Montgaillard qui corroborent tous la version de M. de LaPlace, fait fi de toutes ces autorités consignées dans les archives de la marine française, et s’en tient à la version seule de Washington.

La grande ombre du héros républicain aurait-elle influencé le jugement du célèbre écrivain français ? Il ne m’appartient pas à moi, faible pygmée, d’oser soulever ce voile. Je dois baisser pavillon en présence d’une si haute autorité, me contentant de dire : Washington alors n’aurait jamais dû signer un écrit où les mots assassin et assassinat lui sont jetés à la figure, comme on le voit dans le cours de la capitulation que j’ai citée.

N’importe ; c’est maintenant au lecteur à juger si j’ai lavé victorieusement la mémoire de mon grand-oncle, accusé d’espionnage. Si Jumonville eût accepté le rôle odieux que son ennemi lui prête pour se justifier d’un honteux assassinat, les Français n’auraient pas versé tant de larmes sur la tombe de la victime.


CHAPITRE QUINZIÈME.


(a) Historique. Plusieurs anciens habitants m’ont souvent raconté qu’alors, faute de moulins, ils mangeaient leur blé bouilli.

Les moulins à farine étaient peu nombreux même pendant mon enfance. Je me rappelle que celui de mon père, sur la rivière des Trois-Saumons, ne pouvant suffire, pendant un rude hiver, aux besoins des censitaires, ils étaient contraints de transporter leur grain soit à Saint-Thomas distant de dix-huit à vingt milles, soit à Kamouraska éloigné de quarante milles ; et il leur fallait souvent attendre trois à quatre jours avant d’obtenir leur farine.

(b) Tous les anciens habitants que j’ai connus s’accordaient à dire que sans cette manne de tourtes, qu’ils tuaient très-souvent à coups de bâtons, ils seraient morts de faim.

(c) En consignant les malheurs de ma famille, j’ai voulu donner une idée des désastres de la majorité de la noblesse canadienne ruinée par la conquête, et dont les descendants déclassés végètent sur ce même sol que leurs ancêtres ont conquis et arrosé de leur sang. Que ceux qui les accusent de manquer de talents et d’énergie se rappellent qu’il leur était bien difficile, avec leur éducation toute militaire, de se livrer tout-à-coup à d’autres occupations que celles qui leur étaient familières.

(d) Cette scène entre M. de Saint-Rue, échappé au naufrage de l’Auguste, et mon grand-père Ignace Aubert de Gaspé, capitaine d’un détachement de la marine, a été reproduite telle que ma tante paternelle, Madame Bailly de Messein, qui était âgée de douze ans à la conquête, me la racontait, il y a cinquante ans.

(e) Les anciennes familles canadiennes, restées au Canada après la conquête, racontaient que le général Murray, n’écoutant que sa haine des Français, avait insisté sur leur expulsion précipitée ; qu’il les fit embarquer dans un vieux navire condamné depuis longtemps ; et qu’avant leur départ, il répétait sans cesse en jurant : « On ne reconnaît plus les vainqueurs des conquis, en voyant passer ces damnés de Français avec leurs uniformes et leurs épées. » Telle était la tradition pendant ma jeunesse.

(f) L’auteur a toujours entendu dire que son grand-père fut le seul qui obtint un répit de deux ans pour vendre les débris de sa fortune ; plus heureux que bien d’autres qui vendirent à d’énormes sacrifices.

(g) L’auteur n’a jamais été crédule, c’est une faiblesse que personne ne lui a reprochée ; néanmoins, au risque de le paraître sur ses vieux jours, il va rapporter l’anecdote suivante, telle que la racontait sa grand’mère maternelle et sa sœur madame Jarret de Verchères, toutes deux filles du Baron Lemoine de Longueuil, et sœurs de madame de Mézière qui périt, avec son enfant dans l’Auguste.

Le 17 novembre 1762, une vieille servante, qui avait élevé les demoiselles de Longueuil, parut le matin tout en pleurs.

— Qu’as-tu, ma mie, (c’était le nom d’amitié que lui donnait toute la famille,) qu’as-tu à pleurer ?

Elle fut longtemps sans répondre ; et finit par raconter qu’elle avait vu en songe pendant la nuit madame de Mézière sur le tillac de l’Auguste avec son enfant dans les bras ; et qu’une vague énorme les avait emportés.

On ne manqua pas d’attribuer ce rêve à l’inquiétude qu’elle éprouvait sans cesse, pour la jeune demoiselle qu’elle avait élevée. L’auteur malgré ses doutes quant à la date précise de la vision, n’a pu s’empêcher d’ajouter foi à une anecdote que non-seulement sa famille, mais aussi plusieurs personnes de Montréal attestaient comme véritable. Qui sait après tout ; encore un chapitre à faire sur les qui sait !

(h) Madame Élizabeth de Chapt de LaCorne, fille de M. de Saint-Luc, décédée à Québec le 31 mars 1817, et épouse de l’honorable Charles Tarieu de Lanaudière, oncle de l’auteur, racontait que la précaution qu’avait prise son père de déposer sous son aisselle, dans un petit sac de cuir, un morceau de tondre, dès le commencement du sinistre, lui avait sauvé la vie, ainsi qu’à ses compagnons d’infortune.

(i) Après le récit de M. de Saint-Luc, disait ma tante Bailly de Messein, nous passâmes le reste de la nuit à pleurer et à nous lamenter sur la perte de nos parents et amis, péris dans l’Auguste.

L’auteur avait d’abord écrit, de mémoire, le naufrage de l’Auguste d’après les récits que ses deux tantes lui en avaient fait dans sa jeunesse ; il se rappelait aussi, mais confusément, avoir lu, il y a plus de soixante ans, la relation de ce sinistre écrite par M. de Saint-Luc, publiée à Montréal en 1778, et en possession de sa fille Madame Charles de Lanaudière. Malgré ces souvenirs, celle version ne pouvait être que très-imparfaite, quand, après maintes recherches, il apprit que cette brochure était entre les mains des Dames Hospitalières de l’Hôpital-Général, qui eurent l’obligeance de la lui prêter, et partant de lui donner occasion de corriger quelques erreurs commises dans sa première version.

(j) L’auteur croit que de toutes les passions la vindication est la plus difficile à vaincre. Il a connu un homme, excellent d’ailleurs, souvent aux prises avec cette terrible passion. Il aurait voulu pardonner, mais-il lui fallait des efforts surhumains pour le faire. Il pardonnait et ne pardonnait pas : c’était une lutte continuelle, même après avoir prononcé pardon et amnistie ; car si quelqu’un proférait le nom de celui qui l’avait offensé, sa figure se bouleversait tout-à-coup, ses yeux lançaient des éclairs ; il faisait peine à voir dans ces combats contre sa nature vindicative.

(k) Historique. Ma tante, fille de M. de Saint-Luc, m’a souvent raconté l’entrevue de son père avec le général Murray.

(l) L’auteur, en rapportant les traditions de sa jeunesse, doit remarquer qu’il devait exister de grands préjugés contre le gouverneur Murray, et qu’il est probable que la calomnie ne l’a pas épargné. M. de Saint-Luc, dans son journal, en parle plutôt avec éloge qu’autrement, mais suivant la tradition, ces ménagements étaient dus à la conduite subséquente du gouverneur envers les Canadiens ; et surtout à la haute faveur dont, lui, M. de-Saint-Luc était l’objet de la part de Murray.

(m) M. de Saint-Luc, d’un commerce très-agréable, devint dans la suite un favori du général Haldimand, qui s’amusait beaucoup des reparties spirituelles, mais quelquefois assez peu respectueuses du vieillard, que l’auteur ne croit pas devoir consigner. Un jour qu’il dînait au château Saint-Louis, en nombreuse compagnie, il dit au général :

— Comme je sais que votre Excellence est un bon casuiste, j’oserai lui soumettre un cas de conscience qui ne laisse pas de me tourmenter un peu.

— Si c’est un cas de conscience, dit le Gouverneur, vous ferez mieux de vous adresser à mon voisin, le révérend Père de Bérey, supérieur des Récollets.

— Soit ! fit M. de Saint-Luc ; mais j’ose me flatter que votre Excellence sanctionnera le jugement du révérend Père.

— J’y consens, dit en riant le général Haldimand qui aimait beaucoup à mettre le Père de Bérey, homme bouillant d’esprit, aux prises avec les laïques : beaucoup de ces laïques, très-spirituels d’ailleurs, mais imbus des mêmes principes philosophiques du xviiie siècle que le Gouverneur lui-même, ne laissaient échapper aucune occasion de railler sans pitié le fils de Saint-François. Il faut dire du reste qu’aucun d’eux ne s’en retirait sans quelques bons coups de griffes du révérend Père, lequel ayant été aumônier d’un régiment, était habitué à cette sorte d’escrime, et emportait presque toujours le morceau, quelque fut le nombre des assaillants.

— Voici donc mon cas de conscience, dit M. de Saint-Luc. Je passai en France après la cession finale du Canada, en 1763, où j’achetai une quantité considérable de dentelles de fil, d’or et d’argent, et d’autres marchandises précieuses. Les droits, sur ces effets, étaient très-onéreux ; mais il fallait bien s’y soumettre. Je me présente aux douanes anglaises, avec quatre grands coffres en sus de mes effets particuliers, exempts de tous droits. Les officiers de ce département retirèrent, du premier coffre qu’ils ouvrirent, un immense manteau de la plus belle soie écarlate, qui aurait pu servir au couronnement d’un empereur, tant il était surchargé de dentelles de fil, d’or et d’argent, etc.

— Oh ! Oh ! dirent messieurs les douaniers : tout ceci est de bonne prise.

— Vous n’y êtes pas, messieurs, leur dis-je. Et je retirai l’un après l’autre tous les articles qui composent l’habillement d’un grand chef sauvage ; rien n’y manquait : chemise de soie, capot, mitasses du plus beau drap écarlate, le tout orné de précieux effets, sans oublier le chapeau de vrai castor surchargé aussi de plumes d’autruche les plus coûteuses. J’ôtai mon habit, et, dans un tour de main, je fus affublé, aux yeux ébahis des douaniers, du riche costume d’un opulent chef indien. Je suis, messieurs, leur dis-je, surintendant des tribus sauvages de l’Amérique du Nord ; si vous en doutez, voici ma commission. Ce superbe costume est celui que je porte lorsque je préside un grand conseil de la tribu des Hurons, et voici le discours d’ouverture obligé. Je prononçai alors, avec un sang-froid imperturbable, un magnifique discours dans l’idiome le plus pur de ces aborigènes : harangue qui fut très-goûtée, si je puis en juger par les éclats de rire avec laquelle elle fut accueillie.

— Passe pour l’accoutrement obligé, à l’occasion du discours d’ouverture des chambres de messieurs les Hurons, dit le chef du bureau en se pâmant d’aise.

Nous passâmes ensuite au second coffre : il contenait un costume aussi riche, mais différent quant à la couleur de la soie et du drap seulement.

Mêmes objections, même mascarade. On me fit observer que le roi d’Angleterre, tout puissant qu’il fût, portait uniformément le même costume quand il ouvrait son parlement ; corps autrement auguste que celui de mes Hurons. Je répliquai qu’il ne s’agissait plus de Hurons, mais bien d’Iroquois, tribu très-pointilleuse à l’endroit de sa couleur nationale qui était le bleu ; et que je ne doutais aucunement que si le roi d’Angleterre présidait quelques grandes solennités écossaises, il adopterait leur costume, y inclus la petite jupe, aux risques de s’enrhumer ; et là-dessus j’entonnai un superbe discours en idiome iroquois. Le flegme britannique ne put y tenir, et à la fin de mon discours on s’écria : « passe donc pour l’ouverture du parlement iroquois. »

Bref, je réussis à passer le contenu de mes quatre coffres, comme président des grands conseils des Hurons, des Iroquois, des Abenaquis et des Maléchites. Ce qui me fut d’un grand secours, je crois, c’est qu’étant très-brun et parlant avec facilité la langue de ces quatre tribus, les douaniers me prenaient pour un sauvage pur sang, et étaient assez disposés à l’indulgence envers celui qui leur avait donné une telle comédie.[9]

Maintenant, mon révérend père, continua M. de Saint-Luc, je vous avouerai que j’ai eu quelquefois des petits picottements de conscience, quoique messieurs les Anglais aient fait les choses galamment en laissant passer mes marchandises exemptes de droits ; et comme son Excellence vous a laissé la décision de cette question théologique, avec promesse d’y souscrire, j’attends votre sentence.

Le père de Bérey avait pour habitude dans la chaleur de la discussion, ou quand il était pris à l’improviste de tutoyer, par distraction ; il marmotta entre ses dents :

— « Je ne te croyais pas si fin. »

— Que dites-vous, mon révérend père, fit M. de Saint-Luc ?

— « Que le diable en rit, répliqua le moine. »

Cette saillie excita l’hilarité des convives Canadiens et Anglais ; et du général Haldimand lui-même.

En terminant cette note, je me permettrai de citer quelques fragments d’une lettre du même M. de Saint-Luc, que j’ai extraits des « Mémoires de Famille » de ma bonne amie et parente madame Eliza Anne Baby, veuve de feu l’Honorable Charles E. Casgrain. Cette lettre semble avoir été écrite d’hier tant elle renferme d’actualité ; elle fait voir en même temps avec quelle rectitude de jugement, et quel coup d’œil sur, cet homme remarquable envisageait les affaires du pays.

À Monsieur Baby, à Québec, en Canada.
« Paris, rue des fosses Montmartre, ce 20 mars, 1775. »

« J’ay reçu, mon cher pays, celle que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire… Recevez mes remercîments des bonnes nouvelles que vous me donnez et du détail consolant que vous m’y faites sur la réponse du gouvernement aux demandes qui lui avaient été faites de la part des Canadiens. Il paroit que cette cour est remplie de bonne volonté à leur égard ; je suis intimement persuadé qu’il dépendra d’eux d’obtenir également une décision favorable. Sur les appréhensions qui vous restent, et dont vous me parlez, si vous estes tous bien unis, que vous ne vous divisiez pas et que vous soyez surtout d’accord avec votre preslal, qui est éclairé et (aussi) par les grâces de son état, vous verrez que tout ira bien. Vous ne devez, mon cher pays, ne faire qu’un corps et une âme, et suivre aveuglément l’advis de votre premier pasteur…… L’histoire des Bostonais et des colonies anglaises révoltées fait icy beaucoup de bruit ; il paroit…… qu’ils ont pris le dessus. Quoiqu’il en soit, je crois fermement que vous avez très-bien fait et agi sagement en ne prenant point partie pour eux ; soyez toujours neutres, comme les Hollandais, et reconnaissants des bontés du gouvernement ; mon principe est de ne pas manquer le premier, et l’ingratitude est mon monstre ; soyez assurés d’ailleurs qu’en vous attachant à la cour de Londres, vous jouirez au moins des mêmes prérogatives des habitants de la Nouvelle-Angleterre. Tel est mon avis. »


CHAPITRE SEIZIÈME.


(a) Historique. L’auteur se plaît à rappeler, avec bonheur, les témoignages d’affection des censitaires de Saint-Jean-Port-Joli envers sa famille, depuis plus de cent ans.

Hors de l’abolition de la tenure seigneuriale, il y a neuf ans, les marguilliers de l’œuvre et fabrique de la paroisse de Saint-Jean-Port-Joli décidèrent que, nonobstant l’acte du parlement à ce contraire, je jouirais du banc seigneurial ma vie durant.

Cette preuve si touchante d’affection me fut communiquée par Pierre Dumas, écuyer, alors marguillier en charge.

(b) Ma mère entrait un jour dans sa laiterie, (il y a quelque soixante ans de cela). Elle trouve, aux prises avec notre mulâtresse, deux matelots, dont l’un portait une chaudière et l’autre un pot de faïence.

— Qu’y a-t-il, Lisette ? dit ma mère.

— Je leur ai donné du lait, répliqua celle-ci, et maintenant ils me font signe qu’ils veulent de la crème : ils n’ont pas le bec assez fin pour cela.

— Donne-leur ce qu’ils demandent, fit ma mère : ces pauvres matelots ont bien de la misère pendant leurs longues traversées, et me font beaucoup de peine.

Trois mois après cette scène, ma mère, dînant au château Saint-Louis, s’aperçut qu’un officier la regardait en souriant en dessous. Un peu choquée, elle dit, assez haut, à sa voisine de table :

— Je ne sais pourquoi cet original me regarde ainsi ; c’est sans doute de la politesse britannique.

— Je vous prie de vouloir bien m’excuser, madame, répondit l’officier en bon français ; je ne puis m’empêcher de sourire en pensant à l’excellente crème que vous faites donner aux pauvres matelots pour leur adoucir la poitrine.

Cet officier et un de ses amis s’étaient déguisés en matelots pour jouer ce tour

(c) L’auteur, qui, malgré la meilleure volonté du monde, n’a jamais pu conserver vingt-quatre heures de rancune à ses plus cruels ennemis, a étudié avec un intérêt pénible cette passion dans autrui. Cette rébellion continuelle de la nature vindicative, dans une âme noble et généreuse, lui a toujours paru une énigme.

(d) Lord Dorchester a sans cesse traité la noblesse canadienne avec les plus grands égards : il montrait toujours une grande sensibilité en parlant de ses malheurs.

(e) Lisette est ici le type d’une mulâtresse que mon grand-père avait achetée lorsqu’elle n’était âgée que de quatre ans.

(f) Les anciens Canadiens appelaient les montagnards écossais « les petites jupes. »

(g) Lord Dorchester a toujours rendu justice à la bravoure de ses anciens ennemis. Bien loin de leur faire, comme tant d’autres, le reproche de pusillanimité, il ne craignait pas de proclamer son admiration pour leur héroïque résistance malgré leur peu de ressources, et l’étonnement qu’il avait éprouvé, lors de la capitulation, en entrant dans la ville de Québec, qui n’était alors qu’un amas de ruines. En effet, mon oncle maternel l’Honorable François Baby, qui était un des défenseurs de Québec en 1759, me disait souvent qu’à l’époque de la capitulation, la ville n’était plus qu’un monceau de décombres, qu’on ne se reconnaissait même plus dans certaines rues, et que l’on ne tirait quelques coups de canon de temps en temps, qu’afin de faire croire à l’ennemi qu’il y avait encore des munitions ; mais qu’elles étaient presqu’entièrement épuisées. Lord Dorchester ne perdit jamais le souvenir de cette bravoure ; j’ai entre mes mains une de ses lettres, en date du 13 septembre 1775, à mon grand-oncle le colonel Dominique Emmanuel Lemoine de Longueuil, dans laquelle il y a ce passage remarquable : « Je vous prie de recommander à ceux qui sortiront d’être bien circonspects et de ne point écouter leur valeur ; cela a été la perte du pauvre Perthuis. »

(h) « Sers ton souverain anglais avec autant de zèle, de dévouement, de loyauté, que j’ai servi le monarque français, et reçois ma bénédiction ! » Telles furent les dernières paroles de mon grand-père à son fils unique.

(i) Historique. Une demoiselle canadienne, dont je tairai le nom, refusa, dans de semblables circonstances, la main d’un riche officier écossais de l’armée du général Wolfe.

(k) Historique dans la famille de l’auteur.

(l) Berg-op-zoom, La Pucelle, prise, le 16 septembre, 1747, par le comte de Lowendhall qui commandait l’armée française.

(m) Un ancien Seigneur canadien, très-chatouilleux à l’endroit des rois de France, blâmait mon père de me laisser chanter, quand j’étais enfant, la complainte de Biron.


CHAPITRE DIX-SEPTIÈME.


(a) L’auteur a souvent entendu, pendant sa jeunesse, cinquante ans même après la conquête, répéter ces touchantes paroles par les vieillards, et surtout par les vieilles femmes.

(b) Un officier distingué de la cité du Détroit, ci-devant comprise dans les limites du Haut-Canada, le colonel Caldwell, qui avait fait les guerres de 1775 et de 1812 contre les Américains avec les alliés sauvages de l’Angleterre, racontait cette aventure assez extraordinaire. L’auteur ayant demandé à plusieurs des parents et des amis du colonel quelle foi on devait ajouter a cette anecdote, tous s’accordaient à rendre témoignage à la véracité du colonel, mais ajoutaient qu’ayant fait longtemps la guerre avec les sauvages, il était imbu de leurs superstitions.

Le colonel Caldwell, qui a laissé une nombreuse postérité dans le Haut-Canada, avait épousé une des filles de l’Honorable Jacques Dupéron Baby, tante de la femme de l’auteur.

(c) Autrefois le vin ne s’apportait sur la table ordinairement qu’au dessert ; les domestiques, employés pendant les services des viandes, faisaient alors l’office d’échansons.

(d) Cette malheureuse savane faisait autrefois le désespoir des voyageurs, non-seulement l’automne et le printemps, mais aussi pendant les années de sécheresse, car la tourbe s’enflammait alors souvent par l’imprévoyance des fumeurs et flambait pendant des mois entiers. Chacun se plaignait, jurait, tempêtait contre la maudite savane, toutefois il faut dire que si elle avait beaucoup d’ennemis, elle avait aussi de chauds partisans. José (sobriquet donné aux cultivateurs) tenait à sa savane par des liens bien chers : son défunt père y avait brisé un harnais, son défunt grand-père y avait laissé les deux roues de son cabrouet et s’était éreinté à la peine ; enfin son oncle Baptiste avait pensé y brûler vif avec sa guevalle. Aussi le grand-voyer, M. Destimauville, rencontra-t-il beaucoup d’opposition, lorsqu’il s’occupa sérieusement de faire disparaître cette nuisance publique. Il ne s’agissait pourtant que de tracer un nouveau chemin à quelques arpents pour avoir une des meilleures voies de la Côte-du-Sud. Tous les avocats du barreau de Québec, heureusement peu nombreux alors, (car il est probable que le procès ne serait pas encore terminé), furent employés pour plaider pour ou contre l’aimable savane ; mais comme un des juges avait, un jour, pensé s’y rompre le cou, le bon sens l’emporta sur les arguties des hommes de loi et le procès-verbal du grand-voyer fut maintenu. Les voyageurs s’en réjouissent ; la savane défrichée produit d’excellentes récoltes, mais il ne reste plus rien, hélas ! pour défrayer les veillées, si ce n’est les anciennes avaries arrivées, il y a quelque cinquante ans, dans cet endroit.

(e) Les enfants des cultivateurs ne mangeaient autrefois à la table de leurs père et mère qu’après leur première communion. Il y avait, dans les familles aisées, une petite table très-basse pour leur usage ; mais généralement les enfants prenaient leur repas sur le billot : il y en avait toujours plusieurs dans la cuisine, qui était quelquefois la chambre unique des habitants : ces billots suppléaient dans l’occasion à la rareté des chaises ; et servaient aussi à débiter et hacher la viande pour les tourtières (tourtes) et les pâtés des jours de fêtes. Il ne s’agissait que de retourner le billot, suivant le besoin. Dans leurs petites querelles, les enfants plus âgés disaient aux plus jeunes : — tu manges encore sur le billot ! ce qui était un cruel reproche pour les petits.

(f) Le récit de ce meurtre, raconté par le capitaine Des Écors, est entièrement historique. Un des petits-neveux de l’infortuné Nadeau disait dernièrement à l’auteur que toute sa famille croyait que le général Murray avait fait jeter à l’eau les deux orphelines dans le passage de l’Atlantique, pour effacer toute trace de sa barbarie, car on n’avait jamais entendu parler d’elles depuis. Il est plutôt probable que Murray les aura comblées de biens et qu’elles sont aujourd’hui les souches de quelques familles honorables. L’auteur a toujours entendu dire, pendant sa jeunesse, à ceux qui avaient connu le général Murray, et qui ne l’aimaient pourtant guère, que son repentir avait été réel.

(g) Les anciens Canadiens avaient pour habitude, même à leurs moindres réunions, de chanter à leurs dîners et soupers : les dames et les messieurs alternativement.

(h) Ces jeux, qui faisaient les délices des réunions canadiennes, il y a soixante ans, ont cessé par degré dans les villes, depuis que l’élément étranger s’est mêlé davantage à la première société française.

(i) L’auteur peint la société canadienne sans exagération et telle qu’il l’a connue dans son enfance.


CHAPITRE DIX-HUITIÈME.


(a) Les anciens Canadiens, lorsqu’ils étaient en famille, déjeunaient à huit heures. Les dames prenaient du café ou du chocolat, les hommes quelques verres de vin blanc avec leurs viandes presque toujours froides. On dînait à midi : une assiétée de soupe, un bouilli et une entrée composée soit d’un ragoût, soit de viande rôtie sur le gril, formaient ce repas. La broche ne se mettait que pour le souper qui avait lieu à sept heures du soir ; changez les noms et c’est la manière de vivre actuelle. Le dîner des anciens est notre goûter, leur souper notre dîner.

(b) Voir la note (i) chapitre seizième.

(c) L’auteur croit qu’un mot d’avis à ses jeunes compatriotes ne sera pas déplacé ici. Chacun dans ce siècle peut aspirer au rang de gentleman et l’obtenir même bien vite ; mais autre chose est d’en avoir le rang, autre chose d’en avoir le ton et les manières. C’est un plus long apprentissage que l’on n’est porté à le croire généralement, pour celui qui n’y a pas été habitué dès l’enfance. Malheur à celui qui, entrant dans ce monde nouveau, aura l’outrecuidance de croire qu’il n’aura rien à apprendre : avec de telles idées, il sera toute sa vie un être ridicule. Il ne dira pas un mot, il ne fera pas l’action la plus ordinaire, sans prêter le flanc à la raillerie : il est certain, chaque fois qu’il ira en société, d’en faire l’amusement pendant plusieurs jours par ses bévues, il sera tourné en ridicule sans pitié ; si c’est, au contraire, un jeune homme timide et sans prétentions, il observera naturellement le ton et les manières des gens bien élevés et apprendra assez vite le langage et les manières de la bonne société, toujours indulgente.

Il n’y aura que les fats qui prendront cet avis en mauvaise part.

(d) Donnez-lui, madame, son coup du matin : ça le ranimera.

(e) Les anciens Canadiens détestaient le thé. Les dames en prenaient quelquefois, comme sudorifique, pendant leurs maladies, donnant la préférence, néanmoins, à une infusion de camomille.

Lorsque la mère de l’auteur, élevée dans les villes, où elle fréquentait la société anglaise, introduisit le thé dans la famille de son beau-père, après son mariage, il y a soixante-et-dix-huit ans, les vieillards se moquaient d’elle en disant qu’elle prenait cette drogue pour faire l’Anglaise, et qu’elle ne devait y trouver aucun goût.

(f) L’auteur a connu à la campagne, pendant son enfance, deux notaires qui passaient régulièrement tous les trois mois, chargés de leur étude, dans un sac de loup-marin, pour la préserver de la pluie. Ces braves gens se passaient bien de voûtes à l’épreuve du feu ; dans un cas d’incendie, ils jetaient sac et étude par la fenêtre.

(g) Il y avait certainement, alors, des notaires très-instruits au Canada : leurs actes en font foi ; mais il y en avait aussi d’une ignorance à faire rayer du tableau un huissier de nos jours.

Un certain notaire de la seconde catégorie rédigeait un acte pour une demoiselle, fille majeure. Il commence le préambule. Fut présente demoiselle L…., écuyer.

— Oh ! fit le père de l’auteur, une demoiselle, écuyer !

— Alors, écuyère, dit le notaire pensant s’être trompé de genre.

— Bah ! M. le notaire ! biffez-moi cela.

— Eh bien ! écuyèresse ! s’écria le notaire triomphant.

(h) Ni la distance des lieux, ni la rigueur de la saison, n’empêchaient les anciens Canadiens qui avaient leurs entrées au château Saint-Louis, à Québec, de s’acquitter de ce devoir : les plus pauvres gentilhommes s’imposaient même des privations pour paraître décemment à cette solennité. Il est vrai de dire que plusieurs de ces hommes ruinés par la conquête, et vivant à la campagne sur des terres qu’ils cultivaient souvent de leurs mains, avaient une mine assez hétéroclite en se présentant au château, ceints de leur épée, qu’exigeait l’étiquette d’alors. Les mauvais plaisants leur donnaient le sobriquet « d’épétiers ; » ce qui n’empêchait pas Lord Dorchester, pendant tout le temps qu’il fut gouverneur de cette colonie, d’avoir les mêmes égards pour ces pauvres « épétiers, » dont il avait éprouvé la valeur sur les champs de bataille, que pour d’autres plus favorisés de la fortune. Cet excellent homme était souvent attendri jusqu’aux larmes à la vue de tant d’infortune.



  1. L’ami d’enfance, l’ami de cœur, dont j’ai parlé plus haut, était le Dr Pierre de Sales Laterrière, alors étudiant en médecine ; et frère de l’honorable Pascal de Sales Laterrière, membre actuel du Conseil législatif. Il m’a abandonné, comme tant d’autres sur le chemin de la vie, il y a déjà près de vingt-cinq ans.
  2. Le mot injurieux « dos blancs » venait probablement de la poudre que les messieurs portaient journellement, et qui blanchissait le collet de leurs habits.
  3. Nom que l’on donne souvent aux Canadiens-Français, mais surtout aux habitants.
  4. Que la terre, qui recouvre le brave et honnête Métivier, lui soit légère ! que ses mânes me pardonnent d’avoir évoqué son souvenir ! Si le voyageur ingrat l’a oublié, je me plais, moi, à le faire revivre dans cette note : il a fait rétrograder de soixante et quelques années l’ombre qui marque les heures sur le cadran de ma vie. Ce n’a été, il est vrai, que pendant un instant ! mais quel instant précieux pour le vieillard que celui qui lui rappelle quelques bonnes jouissances de sa jeunesse.
  5. On remarquait autrefois plusieurs de ces tombes, le long de la Côte du Sud. C’étaient celles d’un certain nombre de Canadiens rebelles, qui pendant la guerre de 1775, avaient pris fait et cause pour les Américains ; et auxquels leurs curés avaient été obligés, quoique bien à regret, de refuser la sépulture ecclésiastique, à cause de leur obstination à ne pas vouloir reconnaître leur erreur. Ces infortunés, ayant appris que les Français combattaient pour la cause de l’indépendance, s’imaginèrent à l’époque de l’invasion de 1775, qu’en se rangeant du côté des Américains, ils verraient bientôt venir les Français derrière eux. Le souvenir de la conquête était en effet bien vivace alors, et les persécutions du gouvernement n’avaient pas peu contribué à attiser les haines invétérées des Canadiens contre les Anglais. Il était donc bien naturel de voir les malheureux vaincus tourner toujours leurs regards attristés vers l’ancienne patrie, d’où ils espéraient toujours voir revenir « leurs gens. » On rapporte qu’un des rebelles étant à son lit de mort, le curé vint l’exhorter à avouer sa faute. Le mourant se soulève à demi, et le regarde d’un air de mépris en lui disant : « Vous sentez l’anglais ! » Puis il se retourne du côté de la muraille et expire.
  6. Un docteur pesait, avec précaution, une dose d’émétique pour un habitant, en présence de l’auteur : — allons-donc, Mr. le Docteur, dit Jean-Baptiste, on vous paie bien ! donnez bonne mesure !
  7. Mon grand-oncle, Coulon de Villiers, mourut de la picote à l’âge de soixante et quelques années, en répétant sans cesse ces paroles : « Moi, mourir dans un lit comme une femme ! Quelle triste destinée pour un homme qui a affronté tant de fois la mort sur les champs de bataille ! J’espérais pourtant verser la dernière goutte de mon sang pour ma patrie ! »
  8. Le double de ce document existe encore au greffe de Montréal. L’autre copie est aux archives de la marine, à Paris.
  9. M. de Saint-Luc parlait avec facilité quatre à cinq idiomes indiens.