Desbarats et Derbishire (p. 332-354).

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.

Séparateur


Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible ! Homme, tu n’es qu’un songe rapide, un rêve douloureux ; tu n’existes que par le malheur ; tu n’es quelque chose que par la tristesse de ton âme et l’éternelle mélancolie de ta pensée !
Chateaubriand.


conclusion.


Après le départ des convives, on vécut dans la douce intimité de famille d’autrefois. Jules, que l’air vivifiant de la patrie avait retrempé, passait une grande partie de la journée à chasser avec de Locheill : l’abondance du gibier dans cette saison en faisait un passe-temps très agréable. On soupait à sept heures, on se couchait à dix ; et les soirées paraissaient toujours trop courtes, même sans le secours des cartes (a).

Jules, ignorant ce qui s’était passé entre sa sœur et de Locheill sur les rives du Port-Joli, ne laissait pas d’être frappé des accès de tristesse de son ami, sans néanmoins en pénétrer la cause. À toutes ses questions sur le sujet, il ne recevait qu’une réponse évasive. Comme il pensa à la fin en avoir deviné la cause, il crut, un soir qu’ils veillaient seuls ensemble, devoir aborder franchement la question.

— J’ai remarqué, mon frère, dit-il, tes accès de mélancolie, malgré tes efforts pour nous en cacher la cause. Tu es injuste envers nous, Arché, tu es injuste envers toi-même. Fort de ta conscience dans l’accomplissement de devoirs auxquels un soldat ne peut se soustraire, tu ne dois plus songer au passé. Tu as rendu, d’ailleurs, d’assez grands services à toute ma famille en leur sauvant une vie qu’elle devait perdre dans le naufrage de l’Auguste, pour être quitte envers elle ; c’est nous, au contraire, qui te devons une dette de reconnaissance que nous ne pourrons jamais acquitter. Il est bien naturel que, prévenus d’abord par les rapports de personnes que les désastres de 1759 avaient réduites à l’indigence, et qu’oubliant tes nobles qualités, des amis même comme nous, aigris par le malheur, aient ajouté foi à ces rapports envenimés ; mais tu sais qu’une simple explication a suffi pour dissiper ces impressions, et te rendre toute notre ancienne amitié. Si mon père t’a gardé rancune pendant longtemps, c’est qu’il est dans sa nature, une fois qu’il se croit offensé, de ne vouloir prêter l’oreille à aucune justification. Il t’a maintenant rendu toute sa tendresse ; nos pertes sont en grande partie réparées, et nous vivons plus tranquilles sous le gouvernement britannique que sous la domination française. Nos habitants, autres Cincinnatus, comme dit mon oncle Raoul, ont échangé le mousquet pour la charrue. Ils ouvrent de nouvelles terres, et dans peu d’années cette seigneurie sera d’un excellent rapport. La petite succession, que j’ai recueillie, aidant, nous serons bien vite aussi riches qu’avant la conquête. Ainsi, mon cher Arché, chasse ces noires vapeurs qui nous affligent, et reprends ta gaieté d’autrefois.

De Locheill garda longtemps le silence ; et répondit après un effort pénible :

— Impossible, mon frère : la blessure est plus récente que tu ne le crois, et saignera pendant tout le cours de ma vie, car tout mon avenir de bonheur est brisé. Mais laissons ce sujet : j’ai déjà été assez froissé dans mes sentiments les plus purs : un mot désobligeant de ta bouche ne pourrait qu’envenimer la plaie.

— Un mot désobligeant de ma bouche ! dis-tu, Arché ! Qu’entends-tu par cela ? L’ami, le frère que j’ai quelquefois offensé par mes railleries, sait très bien que mon cœur n’y avait aucune part ; que j’étais toujours prêt à lui en demander pardon. Tu secoues la tête avec tristesse ! Qu’y a-t-il bon Dieu ? Qu’y a-t-il que tu ne peux confier à ton ami d’enfance ? À ton frère, mon cher Arché ? Je n’ai jamais eu, moi, rien de caché pour toi : tu lisais dans mon âme comme dans la tienne, et tu paraissais me rendre la réciproque. Tu semblais aussi n’avoir aucun secret pour moi. Malédiction sur les événements qui ont pu refroidir ton amitié !

— Arrête, s’écria Arché ; arrête, mon frère, il est temps ! Quelque pénibles que soient mes confidences, je dois tout avouer plutôt que de m’exposer à des soupçons qui, venant de toi, me seraient trop cruels. Je vais te parler à cœur ouvert, mais à la condition expresse que, juge impartial, tu m’écouteras jusqu’à la fin sans m’interrompre. Demain, demain seulement, nous reviendrons sur ce pénible sujet ; jusque-là, promets-moi de garder secret ce que je vais te confier.

— Je t’en donne ma parole, dit Jules en lui serrant la main.

De Locheill raconta alors, sans omettre les moindres circonstances, l’entretien qu’il avait eu récemment avec Blanche ; et allumant une bougie, il se retira, en soupirant, dans sa chambre à coucher.

Jules passa une nuit des plus orageuses. Lui qui n’avait étudié la femme que dans les salons, dans la société frivole du faubourg Saint-Germain, ne pouvait comprendre ce qu’il y avait de grand, de sublime, dans le sacrifice que s’imposait sa sœur : de pareils sentiments lui semblaient romanesques, ou dictés par une imagination que le malheur avait faussée. Trop heureux d’une alliance qui comblait ses vœux les plus chers, il se décida, avec l’assentiment d’Arché, à un entretien sérieux avec Blanche, bien convaincu qu’il triompherait de ses résistances : elle l’aime, pensa-t-il, ma cause est gagnée.

L’homme avec toute son apparente supériorité, l’homme dans son vaniteux égoïsme, n’a pas encore sondé toute la profondeur du cœur féminin, de ce trésor inépuisable d’amour, d’abnégation, de dévouement à toute épreuve. Les poètes ont bien chanté sur tous les tons cette Ève, chef-d’œuvre de beauté, sortie toute resplendissante des mains du créateur, mais qu’est-ce que cette beauté toute matérielle comparée à celle de l’âme de la femme vertueuse, aux prises avec l’adversité ! c’est là qu’elle se révèle dans tout son éclat ! c’est sur cette femme morale que les poètes auraient dû épuiser leurs louanges ! en effet, quel être pitoyable que l’homme en face de l’adversité ! c’est alors que, pygmée méprisable, il s’appuie en chancelant sur sa compagne géante, qui, comme l’Atlas de la fable portant le monde matériel sur ses robustes épaules, porte, elle aussi, sans ployer sous le fardeau, toutes les douleurs de l’humanité souffrante ! Il n’est point surprenant que Jules, qui ne connaissait que les qualités matérielles de la femme, crût triompher aisément des scrupules de sa sœur.

— Allons, Blanche, dit Jules à sa sœur après dîner, le lendemain de l’entretien qu’il avait eu avec son ami ; allons, Blanche, voici notre Nemrod Écossais qui part, son fusil sur l’épaule, pour nous faire manger des sarcelles à souper ; voyons si nous gravirons l’étroit sentier qui conduit au sommet du cap, aussi promptement que dans notre enfance.

— De tout mon cœur, cher Jules ; cours en avant, et tu verras que mes jambes canadiennes n’ont rien perdu de leur agilité.

Le frère et la sœur, tout en s’aidant des pierres saillantes, des arbrisseaux qui poussaient dans les fentes du rocher, eurent bien vite monté le sentier ardu qui conduit au haut du cap ; et là, après un moment de silence, employé à contempler le magnifique panorama qui se déroulait devant leurs yeux, Jules dit à sa sœur.

— Ce n’est pas sans dessein que je t’ai conduite ici : je désire t’entretenir privément sur un sujet de la plus grande importance. Tu aimes notre ami Arché ; tu l’aimes depuis longtemps ; et cependant pour des raisons que je ne puis comprendre, par suite de sentiments trop exaltés qui faussent ton jugement, tu t’imposes des sacrifices qui ne sont pas dans la nature, et tu te prépares un avenir malheureux, victime d’un amour que tu ne pourras jamais extirper de ton cœur. Quant à moi, si j’aimais une Anglaise et qu’elle répondit à mes sentiments, je l’épouserais sans plus de répugnance qu’une de mes compatriotes.

Les yeux de Blanche se voilèrent de larmes ; elle prit la main de son frère, qu’elle pressa dans les siennes avec tendresse, et répondit :

– Si tu épousais une Anglaise, mon cher Jules, je la recevrais dans mes bras avec toute l’affection d’une sœur chérie ; mais ce que tu peux faire, toi, sans inconvenance, serait une lâcheté de la part de ta sœur. Tu as payé, noblement ta dette à la patrie. Ton cri de guerre « à moi, grenadiers » électrisait tes soldats dans les mêlées les plus terribles ; on a retiré deux fois ton corps sanglant de nos plaines encore humides du sang de nos ennemis, et tu as reçu trois blessures sur l’autre continent ! Oui, mon frère chéri, tu as payé noblement ta dette à la patrie, et tu peux te passer la fantaisie d’épouser une fille d’Albion ! mais, moi, faible femme, qu’ai-je fait pour cette terre asservie et maintenant silencieuse ; pour cette terre qui a pourtant retenti tant de fois des cris de triomphe de mes compatriotes ! Est-ce une d’Haberville qui sera la première à donner l’exemple d’un double joug aux nobles filles du Canada ? Il est naturel, il est même à souhaiter que les races française et anglo-saxonne, ayant maintenant une même patrie, vivant sous les mêmes lois, après des haines, après des luttes séculaires, se rapprochent par des alliances intimes ; mais il serait indigne de moi d’en donner l’exemple après tant de désastres ; on croirait, comme je l’ai dit à Arché, que le fier Breton, après avoir vaincu et ruiné le père, a acheté avec son or la pauvre fille canadienne, trop heureuse de se donner à ce prix. Oh ! jamais ! jamais (b) !

Et la noble demoiselle pleura amèrement, la tête penchée sur l’épaule de son frère.

— Tout le monde ignorera, reprit-elle ; tu ne comprendras jamais toi-même toute l’étendue de mon sacrifice ! mais ne crains rien, mon cher Jules, ce sacrifice n’est pas au-dessus de mes forces : fière des sentiments qui me l’ont inspiré, toute à mes devoirs envers mes parents, je coulerai des jours paisibles et sereins au milieu de ma famille. Et sois certain, continua-t-elle avec exaltation, que celle qui a aimé constamment le noble Archibald Cameron de Locheill, ne souillera jamais son cœur d’un autre amour terrestre. Tu as fait, Jules, un mauvais choix de ce lieu pour l’entretien que tu désirais, de ce cap d’où j’ai tant de fois contemplé, avec orgueil, le manoir opulent de mes aïeux, remplacé par cette humble maison construite au prix de tant de sacrifices et de privations. Descendons maintenant ; et si tu m’aimes, ne reviens jamais sur ce pénible sujet.

— Âme sublime ! s’écria Jules.

Et le frère et la sœur se tinrent longtemps embrassés en sanglotant.

Arché, après avoir perdu tout espoir d’épouser Blanche d’Haberville, s’occupa sérieusement d’acquitter la dette de gratitude qu’il devait à Dumais. Le refus de Blanche changeait ses premières dispositions à cet égard, et lui laissait plus de latitude ; car lui aussi jura de garder le célibat. Arché, que le malheur avait mûri avant l’âge, avait étudié bien jeune et de sang-froid les hommes et les choses ; et il en était venu à la sage conclusion qu’il est bien rare qu’un mariage soit heureux sans amour mutuel. Bien loin d’avoir la fatuité de presque tous les jeunes gens, qui croient de bonne foi que toutes les femmes les adorent, et qu’ils n’ont que le choix des plus beaux fruits dans la vaste récolte des cœurs, de Locheill avait une humble opinion de lui-même. Doué d’une beauté remarquable, et de toutes les qualités propres à captiver les femmes, il se faisait remarquer de tout le monde par ses manières élégantes dans leur simplicité, lorsqu’il paraissait dans une société ; mais il n’en était pas moins aussi modeste que séduisant, et croyait, avec la Toinette de Molière, que les grimaces d’amour « ressemblent fort à la vérité » (c). J’étais pauvre et proscrit, pensait-il, j’ai été aimé pour moi-même ; qui sait maintenant que je suis riche, si une autre femme aimerait en moi autre chose que mon rang et mes richesses, en supposant toujours que mon premier, et mon seul amour, pût s’éteindre dans mon cœur ? Arché se décida donc au célibat.

Le soleil disparaissait derrière les Laurentides, lorsque de Locheill arriva à la ferme de Dumais. Il fut agréablement surpris de l’ordre et de la propreté qui régnaient partout. La fermière, occupée des soins de sa laiterie, et assistée d’une grosse servante, s’avança au-devant de lui sans le reconnaître, et le pria de se donner la peine d’entrer dans la maison.

— Je suis ici, je crois, dit Arché, chez le sergent Dumais.

— Oui, monsieur, et je suis sa femme ; mon mari ne doit pas retarder à revenir du champ avec une charretée de gerbes de blé ; je vais envoyer un de mes enfants pour le hâter de revenir.

— Rien ne presse, madame ; mon intention en venant ici est de vous donner des nouvelles d’un M. Arché de Locheill, que vous avez connu autrefois ; peut-être l’avez-vous oublié.

Madame Dumais se rapprocha de l’étranger ; l’examina pendant quelque temps en silence, et dit :

— Il y a assurément une certaine ressemblance ; vous êtes, sans doute, un de ses parents ? Oublier M. Arché ! oh ! ne dites pas qu’il nous croit capables d’une telle ingratitude ! ne savez-vous donc pas qu’il s’est exposé à une mort presque certaine pour sauver la vie de mon mari, que nous prions tous les jours le bon Dieu de le conserver, d’étendre ses bénédictions sur notre bienfaiteur ! oublier M. Arché ! vous m’affligez beaucoup, monsieur.

De Locheill était très attendri. Il prit sur ses genoux la petite Louise, âgée de sept ans, la plus jeune des enfants de Dumais, et lui dit en la caressant :

— Et toi, ma belle petite, connais-tu M. Arché ?

— Je ne l’ai jamais vu, dit l’enfant, mais nous faisons tous les jours une prière pour lui.

— Quelle est cette prière ? reprit Arché.

« Mon Dieu, répandez vos bénédictions sur M. Arché, qui a sauvé la vie à papa, s’il vit encore ; et s’il est mort, donnez-lui votre saint paradis. »

De Locheill continua à s’entretenir avec Madame Dumais jusqu’à ce que celle-ci, entendant la voix de son mari près de la grange, courut lui dire qu’un étranger l’attendait à la maison pour lui donner des nouvelles de M. Arché. Dumais, qui se préparait à décharger sa charrette, jeta sa fourche, et ne fit qu’un saut de la grange à la maison. Il faisait déjà brun, quand il entra, pour l’empêcher de distinguer les traits de l’étranger.

— Vous êtes le bienvenu, lui dit-il en le saluant, vous qui m’apportez des nouvelles d’un homme qui m’est si cher.

— Vous êtes, sans doute, le sergent Dumais ? dit de Locheill.

— Et vous M. Arché ! s’écria Dumais en se jetant dans ses bras : croyez-vous que je puisse oublier la voix qui me criait « courage, » lorsque j’étais suspendu au-dessus de l’abîme, cette même voix que j’ai entendue tant de fois pendant ma maladie ?

— Mon cher Dumais, reprit Arché, vers la fin de la veillée, je suis venu vous demander un grand service.

— Un service ! fit Dumais ; serais-je assez heureux, moi pauvre cultivateur, pour être utile à un gentilhomme comme vous ? ce serait le plus beau jour de ma vie.

— Eh bien, Dumais, il ne dépendra que de vous de me rendre la santé : tel que vous me voyez, je suis malade, plus malade que vous ne pensez.

— En effet, dit Dumais, vous êtes pâle et plus triste qu’autrefois. Qu’avez-vous, mon Dieu ?

— Avez-vous entendu parler, repartit de Locheill, d’une maladie, à laquelle les Anglais sont très sujets, et que l’on appelle le spleen ou diable bleu ?

— Non, fit Dumais ; j’ai connu plusieurs de vos Anglais, qui, soit dit sans vous offenser, paraissaient avoir le diable au corps, mais je les aurais crus, ces diables, d’une couleur plus foncée.

Arché se prit à rire.

— Ce que l’on appelle, mon cher Dumais, diable bleu, chez nous, est ce que vous autres Canadiens appelez peine d’esprit.

— Je comprends, maintenant, dit Dumais ; mais qu’un homme comme vous, qui a tout à souhait, qui possède tant d’esprit, et tant de ressources pour chasser les mauvaises pensées, puisse s’amuser à vos diables bleus, c’est ce qui me surpasse.

— Mon cher Dumais, reprit Arché, je pourrais vous répondre que chacun a ses peines dans le monde, même ceux qui paraissent les plus heureux ; qu’il me suffise de vous dire que c’est maladie chez moi, et que je compte sur vous pour m’en guérir.

— Commandez-moi, M. Arché, je suis à vous le jour comme la nuit.

— J’ai essayé de tout, continua Arché : l’étude, les travaux littéraires ; j’étais mieux le jour, mais mes nuits étaient sans sommeil ; et si j’avais même la chance de dormir, je me réveillais aussi malheureux qu’auparavant. J’ai pensé qu’un fort travail manuel pourrait seul me guérir, et qu’après une journée de fort labeur, je goûterais un sommeil réparateur qui m’est refusé depuis longtemps.

— C’est vrai cela, dit Dumais : quand un homme a bien travaillé le jour, je le défie d’avoir les insomnies ; mais où voulez-vous en venir ? et en quoi serais-je assez heureux pour vous aider ?

— C’est de vous, mon cher Dumais, que j’attends ma guérison. Mais écoutez-moi sans m’interrompre, et je vais vous faire part de mes projets. Je suis maintenant riche, très riche même ; mon principe est que, puisque la providence m’a donné des richesses que je ne devais jamais espérer, je dois en employer une partie à faire le bien. Il y a dans cette paroisse et dans les environs une immense étendue de terre en friche, soit à vendre, soit à concéder. Mon dessein est d’en acquérir une quantité considérable, et non seulement d’en surveiller le défrichement, mais d’y travailler moi-même : vous savez que j’ai les bras bons ; et j’en ferai bien autant que les autres.

— Connu, fit Dumais.

— Il y a beaucoup de pauvres gens, continua Arché, qui seront trop heureux de trouver de l’ouvrage, surtout en leur donnant le plus haut salaire. Vous comprenez, Dumais, que je ne pourrai seul suffire à tout, et qu’il me faut une aide : que ferais-je d’ailleurs le soir, sous la tente et pendant le mauvais temps, sans un ami pour me tenir compagnie : c’est alors que le chagrin me tuerait.

— Partons dès demain, s’écria Dumais, et allons visiter les plus beaux lots, que je connais, au reste, déjà assez bien.

— Merci, dit Arché, en lui serrant la main. Mais qui prendra soin de votre ferme pendant vos fréquentes absences ?

— Soyez sans inquiétude là-dessus, monsieur : ma femme seule pourrait y suffire, quand bien même elle n’aurait pas son frère, vieux garçon, qui vit avec nous : jamais ma terre n’a souffert de mes absences. Que voulez-vous, c’est comme un mal, j’ai toujours, moi, préféré le mousquet à la charrue. Ma femme me tance de temps en temps à ce sujet, mais à la fin, nous n’en sommes pas pires amis.

— Savez-vous, dit Arché, que voilà sur le bord de la rivière, près de ce bosquet d’érables, le plus charmant site que je connaisse pour y construire une maison. La vôtre est vieille ; nous allons en bâtir une assez grande pour nous loger tous. Je me charge de ce coin, à condition que j’aurais le droit d’en occuper la moitié, ma vie durant ; et à ma mort, ma foi, le tout vous appartiendra. J’ai fait vœu de rester garçon.

— Les hommes comme vous, fit Dumais, sont trop rares : il serait cruel que la race vînt à s’en éteindre. Mais je commence à comprendre qu’au lieu de songer à vous, c’est à moi et à ma famille que vous pensez, et que c’est nous que vous voulez enrichir.

— Parlons maintenant à cœur ouvert, reprit Arché ; je n’ai de vrais amis dans le monde que la famille d’Haberville et la vôtre.

— Merci, monsieur, dit Dumais, de nous mettre sur la même ligne, nous pauvres cultivateurs, que cette noble et illustre famille.

— Je ne considère dans les hommes, repartit de Locheill, que leurs vertus et leurs bonnes qualités. Certes, j’aime et respecte la noblesse ; ce qui ne m’empêche pas d’aimer et respecter tous les hommes estimables, et de leur rendre la justice qu’ils méritent. Mon intention est de vous donner le quart de ma fortune.

— Ah ! monsieur, s’écria Dumais.

— Écoutez-moi bien, mon ami. Un gentilhomme ne ment jamais. Lorsque je vous ai dit que j’avais ce que vous appelez des peines d’esprit, je vous ai dit la vérité. J’ai trouvé le remède contre cette affreuse maladie : beaucoup d’occupations et de travail manuel ; et ensuite faire du bien à ceux que j’aime. Mon intention est donc de vous donner, de mon vivant, un quart de ma fortune ; gare à vous, Dumais : je suis persévérant et entêté comme un Écossais que je suis ; si vous me chicanez, au lieu du quart, je suis homme à vous en donner la moitié. Mais pour parler sérieusement, mon cher Dumais, vous me rendriez très malheureux si vous me refusiez.

– S’il en est ainsi, monsieur, dit Dumais avec des larmes dans la voix, j’accepte vos dons que j’aurais, d’ailleurs, mauvaise grâce de refuser d’un homme comme vous.

Laissons de Locheill s’occuper activement d’enrichir Dumais, et retournons à nos autres amis.

Le bon gentilhomme, presque centenaire, ne vécut qu’un an après l’arrivée de Jules. Il mourut entouré de ses amis, après avoir été l’objet des soins les plus touchants de Blanche et de son frère, pendant un mois que dura sa maladie. Quelques moments avant son décès, il pria Jules d’ouvrir la fenêtre de sa chambre, et jetant un regard éteint du côté de la petite rivière qui coulait paisiblement devant sa porte, il lui dit :

— C’est là, mon ami ; c’est à l’ombre de ce noyer que je t’ai fait le récit de mes malheurs ; c’est là que je t’ai donné des conseils dictés par l’expérience que donne la vieillesse. Je meurs content, car je vois que tu en as profité. Emporte après ma mort ce petit bougeoir : en te rappelant les longues insomnies dont il a été témoin dans ma chambre solitaire, il te rappellera aussi les conseils que je t’ai donnés, s’ils pouvaient sortir de ta mémoire.

— Quant à toi, mon cher et fidèle André, continua M. d’Egmont, c’est avec bien du regret que je te laisse sur cette terre, où tu as partagé tous mes chagrins. Tu seras bien seul et isolé après ma mort ! Tu m’as promis de passer le reste de tes jours avec la famille d’Haberville : elle aura le plus grand soin de ta vieillesse. Tu sais qu’après ton décès les pauvres seront nos héritiers.

– Mon cher maître, dit Francœur en sanglotant, les pauvres n’attendront pas longtemps leur héritage.

Le bon gentilhomme, après avoir fait les adieux les plus tendres à tous ses amis, s’adressant au curé, le pria de réciter les prières des agonisants. Et à ces paroles : « Partez, âme chrétienne, au nom du Dieu tout-puissant qui vous a créée », il rendit le dernier soupir. Sterne aurait dit : « l’ange régistrateur de la chancellerie des cieux versa une larme sur les erreurs de sa jeunesse, et les effaça pour toujours. » Les anges sont plus compatissants que les hommes, qui n’oublient ni ne pardonnent les fautes d’autrui !

André Francœur fut frappé de paralysie lorsqu’on descendit le corps de son maître dans sa dernière demeure, et ne lui survécut que trois semaines.

Lorsque Jules avait dit à sa sœur : « si j’aimais une Anglaise, et qu’elle voulût accepter ma main, je l’épouserais sans plus de répugnance qu’une de mes compatriotes, » elle était loin alors de soupçonner les vraies intentions de son frère. Jules, en effet, pendant la traversée de l’Atlantique, avait fait la connaissance d’une jeune demoiselle anglaise, d’une grande beauté. Jules, autre Saint-Preux, lui avait donné d’autres leçons que celles de langue et de grammaire française, pendant un trajet qui dura deux mois. Il avait d’ailleurs montré son bon goût : la jeune fille, outre sa beauté ravissante, possédait toutes les qualités qui peuvent inspirer une passion vive et sincère.

Enfin, tous les obstacles levés, toutes les difficultés surmontées par les deux familles, Jules épousa l’année suivante la blonde fille d’Albion, qui sut bien vite gagner le cœur de tous ceux qui l’entouraient.

Mon oncle Raoul, toujours rancunier au souvenir de la jambe que les Anglais lui avaient cassée dans l’Acadie, mais trop bien élevé pour manquer aux convenances, se renfermait d’abord, quand il voulait jurer à l’aise contre les compatriotes de sa belle nièce ; mais, entièrement subjugué au bout d’un mois par les prévenances et l’amabilité de la charmante jeune femme, il supprima, tout à coup, ses jurons, au grand bénéfice de son âme et des oreilles pieuses qu’il scandalisait.

— Ce coquin de Jules, disait mon oncle Raoul, n’est pas dégoûté d’avoir épousé cette Anglaise ; et il avait bien raison ce saint homme de pape de dire que ces jeunes insulaires seraient des anges, s’ils étaient seulement un peu chrétiens : non angli, sed angeli forent, si essent christiani, ajoutait-il d’un air convaincu.

Ce fut bien autre chose quand le cher oncle, tenant un petit-neveu sur un genou et une petite-nièce sur l’autre, les faisait sauter en leur chantant les jolies chansons des voyageurs canadiens. Qu’il était fier quand leur maman lui criait :

— Mais venez donc de grâce à mon secours, mon cher oncle, ces petits démons ne veulent pas s’endormir sans vous.

Mon oncle Raoul avait déclaré qu’il se chargerait de l’éducation militaire de son neveu ; aussi, dès l’âge de quatre ans, ce guerrier en herbe, armée d’un petit fusil de bois, faisait déjà des charges furieuses contre l’abdomen de son instructeur, obligé de défendre avec sa canne la partie assiégée.

– Le petit gaillard, disait le chevalier en se redressant, aura le bouillant courage des d’Haberville, avec la ténacité et l’indépendance des fiers insulaires dont il est issu par sa mère.

José s’était d’abord montré assez froid pour sa jeune maîtresse, mais il finit par lui être sincèrement attaché. Elle avait bien vite trouvé le point vulnérable de la cuirasse : José, comme son défunt père, aimait le vin et l’eau-de-vie, qui n’avaient d’ailleurs guère plus d’effet sur son cerveau breton que si l’on eût versé les liqueurs qu’il absorbait, sur la tête du coq dont était couronné le mai de son Seigneur, afin de fausser le jugement de ce vénérable volatile dans ses fonctions ; aussi la jeune dame ne cessait-elle de présenter à José, tantôt un verre d’eau-de-vie pour le réchauffer et tantôt un gobelet de vin pour le rafraîchir. Aussi José finit-il par avouer que si les Anglais étaient pas mal rustiques, les Anglaises ne leur ressemblaient nullement.

Monsieur et madame d’Haberville rassurés, après tant de malheurs, sur l’avenir de leurs enfants, coulèrent des jours paisibles et heureux jusqu’à la vieillesse la plus reculée. Les dernières paroles du capitaine à son fils furent :

— Sers ton nouveau souverain avec autant de fidélité que j’ai servi le roi de France ; et que Dieu te bénisse, mon cher fils, pour la consolation que tu m’as donnée !

Mon oncle Raoul, décédé trois ans avant son frère, n’eut qu’un regret avant de mourir : celui de laisser la vie avant que son petit-neveu eût embrassé la carrière militaire.

— Il n’y a qu’une carrière digne d’un d’Haberville, répétait-il sans cesse, c’est celle des armes.

Il se consolait pourtant un peu dans l’espoir que son neveu, qui achevait de brillantes études, serait un savant comme lui, et que la science ne s’éteindrait pas dans la famille.

José, qui avait un tempérament de fer et des nerfs d’acier, José qui n’avait jamais eu un instant de maladie depuis qu’il était au monde, regardait la mort comme un événement assez hypothétique. Un de ses amis lui disant un jour, après le décès de ses anciens maîtres :

— Sais-tu, José, que tu as au moins quatre-vingts ans bien sonnés, et qu’à te voir on t’en donnerait à peine cinquante ?

José s’appuyant sur une hanche, comme signe de stabilité, souffla dans le tuyau de sa pipe pour en expulser un reste de cendre, fouilla longtemps dans sa poche de culotte, de la main qui lui restait, pour en retirer son sac à tabac, son tondre et son briquet, et répliqua ensuite, sans se presser, comme preuve de ce qu’il allait dire :

— Je suis, comme tu sais, le frère de lait de notre défunt capitaine ; j’ai été élevé dans sa maison ; je l’ai suivi dans toutes les guerres qu’il a faites, j’ai élevé ses deux enfants, j’ai commencé, entends-tu, sur de nouveaux frais, à prendre soin de ses petits-enfants. Eh ben ! tant qu’un d’Haberville aura besoin de mes services, je ne compte pas désemparer !

— Tu penses donc vivre aussi longtemps que le défunt Maqueue-salé ? (Mathusalem) fit le voisin.

— Plus longtemps encore, s’il le faut, répliqua José.

Ayant ensuite tiré de sa poche tout ce qu’il lui fallait, il bourra sa pipe, mit dessus un morceau de tondre ardent, et se mit à fumer en regardant son ami de l’air d’un homme convaincu de ce qu’il avait avancé.

José tint parole pendant une douzaine d’années ; mais il avait beau se raidir contre la vieillesse, en vaquant à ses occupations ordinaires, malgré les remontrances de ses maîtres, force lui fut enfin de garder la maison.

Toute la famille s’empressa autour de lui.

— Qu’as-tu, mon cher José ? dit Jules.

— Bah ! c’est la paresse, dit José, ou peut-être mon rhumatique (rhumatisme).

Or José n’avait jamais eu aucune attaque de cette maladie : c’était un prétexte.

Give the good old fellow, mam, his morning glass : it will revive him, fit Arché (d).

— Je vais vous apporter un petit coup d’excellente eau-de-vie, dit madame Jules.

— Pas pour le quart d’heure, repartit José ; j’en ai toujours dans mon coffre, mais ça ne me le dit pas ce matin.

On commença à s’alarmer sérieusement : c’était un mauvais symptôme.

— Je vais alors vous faire une tasse de thé, dit madame Jules, et vous allez vous trouver mieux (e).

— Mon Anglaise, reprit d’Haberville, croit que son thé est un remède à tous maux.

José but le thé, déclara que c’était une fine médecine, et qu’il se trouvait mieux : ce qui n’empêcha pas le fidèle serviteur de prendre le lit le soir même pour ne plus le quitter vivant.

Lorsque le brave homme vit approcher sa fin, il dit à Jules, qui le veillait pendant cette nuit :

— J’ai demandé au bon Dieu de prolonger ma vie jusqu’aux vacances prochaines de vos enfants, afin de les voir encore une fois avant de mourir ; mais je n’aurai pas cette consolation.

— Tu les verras demain, mon cher José.

Une heure après, de Locheill était sur la route qui conduit à Québec et le lendemain au soir tout ce que le fidèle et affectionné serviteur avait de plus cher au monde entourait sa couche funèbre. Après s’être entretenu avec eux pendant longtemps, après leur avoir fait les plus tendres adieux, il recueillit toutes ses forces pour s’asseoir sur son lit, et une larme brûlante tomba sur la main de Jules, qui s’était approché pour le soutenir. Après ce dernier effort de cette nature puissante, celui qui avait partagé la bonne et la mauvaise fortune des d’Haberville n’existait plus.

— Prions pour l’âme d’un des hommes le plus excellents que je connaisse, dit Arché en lui fermant les yeux.

Jules et Blanche, malgré les représentations qu’on leur fit, ne voulurent se reposer sur personne du soin de veiller auprès de leur vieil ami, pendant les trois jours que son corps resta au manoir.

— Si un de notre famille fût mort, dirent-ils, José ne l’aurait pas abandonné à autrui.

Un jour qu’Arché, pendant ses fréquentes visites chez les d’Haberville, se promenait avec Jules devant le manoir, il vit venir un vieillard à pied, passablement mis, portant un sac de loup-marin sur ses épaules.

— Quel est cet homme ? dit-il.

— Ah ! dit Jules, c’est notre ami M. D… portant son étude sur son dos (f).

— Comment ? son étude ? dit Arché.

— Certainement ; il est notaire ambulant ; il parcourt tous les trois mois certaines localités, passant de nouveaux actes et expédiant des copies de ses minutes qu’il porte toujours avec lui, pour n’être pas pris au dépourvu. C’est un excellent et très aimable homme, Français de naissance et plein d’esprit. Il commença par faire, à son arrivée au Canada, un petit commerce d’images peu profitable ; et puis, se rappelant qu’il avait étudié jadis pendant deux ans chez un clerc d’avoué en France, il se présenta bravement devant les juges, passa un examen, si non brillant, du moins assez solide pour sa nouvelle patrie ; et s’en retourna triomphant chez lui avec une commission de notaire dans sa poche. Je t’assure que tout le monde s’accommode très bien de ses actes rédigés avec la plus scrupuleuse honnêteté : ce qui supplée à une diction plus pure, mais souvent entachée de mauvaise foi, de certains notaires plus érudits (g).

— Votre notaire nomade, reprit Arché en souriant, arrive fort à propos : j’ai de la besogne pour lui.

En effet de Locheill, déjà très avancé dans l’œuvre de défrichement qu’il poursuivait avec activité au profit de son ami Dumais, lui fit un transport en bonne et due forme, de tous ses immeubles ; se réservant seulement, sa vie durant, la moitié de la nouvelle et vaste maison qu’il avait construite.

Les visites d’Arché au manoir d’Haberville devinrent plus fréquentes à mesure qu’il avançait en âge ; et il finit même par s’y fixer lorsque l’amitié la plus pure eut remplacé le sentiment plus vif qui avait obscurci les beaux jours de sa jeunesse. Blanche ne fut désormais aux yeux d’Arché que sa sœur par adoption : et le doux nom de frère, que Blanche lui donnait, purifiait ce qui restait d’amour dans ce noble cœur de femme.

Jules avait un fils tendre et respectueux : ses deux enfants furent pour lui ce qu’il avait été pour ses bons parents.

Tant que M. et Mme d’Haberville vécurent, Jules leur tint fidèle compagnie, ne s’absentant que pour affaires indispensables, ou pour remplir un devoir auquel son père, strict observateur de l’étiquette avant la conquête, tenait beaucoup : celui d’assister avec son épouse au bal de la reine, le 31 de Décembre ; et le lendemain, à onze heures, à un lever, où le représentant du roi recevait l’hommage respectueux de toutes les personnes ayant leurs entrées au château Saint-Louis, à Québec (h).

L’auteur a tant d’affection pour les principaux personnages de cette véridique histoire qu’il lui en coûte de les faire disparaître de la scène : on s’attache naturellement aux fruits de ses œuvres. Il craindrait aussi d’affliger ceux des lecteurs qui partagent son attachement pour ses héros, en les tuant d’un coup de plume : le temps fera son œuvre de mort sans l’assistance de l’auteur.

Il est onze heures du soir, vers la fin d’octobre ; toute la famille d’Haberville est réunie dans un petit salon suffisamment éclairé, sans même le secours des bougies, par la vive clarté que répand une brassée d’éclats de bois de cèdre, qui flambe dans la vaste cheminée. De Locheill, qui approche la soixantaine, fait une partie d’échecs avec Blanche. Jules, assis près du feu entre sa femme et sa fille, les fait endêver toutes deux, sans négliger pourtant les joueurs d’échecs.

Le jeune Arché d’Haberville, fils unique de Jules et filleul de Locheill, paraît réfléchir sérieusement, tout en suivant d’un œil attentif les figures fantastiques que crée son imagination dans le brasier qui s’éteint lentement dans l’âtre de la cheminée.

— À quoi pensez-vous, grave philosophe ? lui dit son père.

— J’ai suivi avec un intérêt toujours croissant, répond le jeune homme, un petit groupe d’hommes, de femmes, d’enfants qui marchaient, dansaient, sautaient, montaient, descendaient ; et puis tout a disparu.

En effet, le feu de cèdre venait de s’éteindre.

— Tu es bien le fils de ta mère, et le digne filleul de ton parrain, fit Jules d’Haberville en se levant pour souhaiter le bonsoir à la famille, prête à se retirer pour la nuit.

Semblables à ces figures fantastiques que regardait le jeune d’Haberville, mes personnages, cher lecteur, se sont agités pendant quelque temps devant vos yeux, pour disparaître tout à coup, peut-être pour toujours, avec celui qui les faisait mouvoir.

Adieu donc aussi, cher lecteur, avant que ma main, plus froide que nos hivers du Canada, refuse de tracer mes pensées.


FIN.