Desbarats et Derbishire (p. 145-159).

CHAPITRE NEUVIEME.

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la saint-jean-baptiste.


Chaque paroisse chômait autrefois la fête de son patron. La Saint-Jean-Baptiste, fête patronale de la paroisse de Saint-Jean-Port-Joli, qui tombait dans la plus belle saison de l’année, ne manquait pas d’attirer un grand concours de pèlerins, non seulement des endroits voisins, mais des lieux les plus éloignés. Le cultivateur canadien, toujours si occupé de ses travaux agricoles, jouissait alors de quelque repos, et le beau temps l’invitait à la promenade. Il se faisait de grands préparatifs dans chaque famille pour cette occasion solennelle. On faisait partout le grand ménage, on blanchissait à la chaux, on lavait les planchers que l’on recouvrait de branches d’épinette, on tuait le veau gras, et le marchand avait bon débit de ses boissons. Aussi, dès le vingt-troisième jour de juin, veille de la Saint-Jean-Baptiste, toutes les maisons, à commencer par le manoir seigneurial et le presbytère, étaient-elles encombrées de nombreux pèlerins.

Le seigneur offrait le pain bénit et fournissait deux jeunes messieurs et deux jeunes demoiselles de ses amis, invités même de Québec longtemps d’avance, pour faire la collecte pendant la messe solennelle, célébrée en l’honneur du saint patron de la paroisse. Ce n’était pas petite besogne que la confection de ce pain bénit et de ses accessoires de cousins (gâteaux), pour la multitude qui se pressait, non seulement dans l’église, mais aussi en dehors du temple, dont toutes les portes restaient ouvertes, afin de permettre à tout le monde de prendre part au saint sacrifice.

Il était entendu que le seigneur et ses amis dînaient, ce jour-là, au presbytère, et que le curé et les siens soupaient au manoir seigneurial. Un grand nombre d’habitants, trop éloignés de leurs maisons pour y aller et en revenir entre la messe et les vêpres, prenaient leur repas dans le petit bois de cèdres, de sapins et d’épinettes qui couvrait le vallon, entre l’église et le fleuve Saint-Laurent. Rien de plus gai, de plus pittoresque que ces groupes assis sur la mousse ou sur l’herbe fraîche, autour de nappes éclatantes de blancheur, étendues sur ces tapis de verdure. Le curé et ses hôtes ne manquaient jamais de leur faire visite et d’échanger, avec les notables, quelques paroles d’amitié.

De tous côtés s’élevaient des abris, espèces de wigwams, couverts de branches d’érable et de bois résineux, où l’on débitait des rafraîchissements. Les traiteurs criaient sans cesse d’une voix monotone, en accentuant fortement le premier et le dernier mot : À la bonne bière ! Au bon raisin ! À la bonne pimprenelle ! Et les papas et les jeunes amoureux, stimulés pour l’occasion, tiraient avec lenteur, du fond de leur gousset, de quoi régaler les enfants et la créature !

Les Canadiens de la campagne avaient conservé une cérémonie bien touchante de leurs ancêtres normands : c’était le feu de joie, à la tombée du jour, la veille de la Saint-Jean-Baptiste. Une pyramide octogone, d’une dizaine de pieds de hauteur, s’érigeait en face de la porte principale de l’église ; cette pyramide, recouverte de branches de sapin, introduites dans les interstices d’éclats de cèdre superposés, était d’un aspect très agréable à la vue. Le curé, accompagné de son clergé, sortait par cette porte, récitait les prières usitées, bénissait la pyramide et mettait ensuite le feu, avec un cierge, à des petits morceaux de paille disposés aux huit coins du cône de verdure. La flamme s’élevait aussitôt pétillante, au milieu des cris de joie, des coups de fusil des assistants, qui ne se dispersaient que lorsque le tout était entièrement consumé.

Blanche d’Haberville, son frère Jules et de Locheill n’avaient pas manqué d’assister à cette joyeuse cérémonie, avec mon oncle Raoul, à qui il incombait de représenter son frère, que les devoirs de l’hospitalité devaient nécessairement retenir à son manoir. Un critique malicieux, en contemplant le cher oncle appuyé sur son épée, un peu en avant de la foule, aurait peut-être été tenté de lui trouver quelque ressemblance avec feu Vulcain, de boiteuse mémoire, lorsque la lueur du bûcher enluminait toute sa personne d’un reflet pourpre : ce qui n’empêchait pas mon oncle Raoul de se considérer comme le personnage le plus important de la fête.

Mon oncle Raoul avait encore une raison bien puissante d’assister au feu de joie : c’était la vente de saumon qui se faisait ce jour-là. En effet, chaque habitant, qui tendait une pêche, vendait, à la porte de l’église le premier saumon qu’il prenait, au bénéfice des bonnes âmes, c’est-à-dire qu’il faisait dire une messe, du produit de ce poisson, pour la délivrance des âmes du purgatoire (a). Le crieur annonçant le but de la vente, chacun s’empressait de surenchérir. Rien de plus touchant que cette communion des catholiques, avec ceux de leurs parents et amis que la mort a enlevés, que cette sollicitude qui s’étend jusqu’au monde invisible ! Nos frères des autres cultes versent bien, comme nous, des larmes amères sur le tombeau qui recèle ce qu’ils ont de plus cher au monde, mais là s’arrête les soins de leur tendresse !

Ma mère, quand j’étais enfant, me faisait terminer mes prières par cet appel à la miséricorde divine : « Donnez, ô mon Dieu ! votre saint paradis à mes grand-père et grand-mère ! » Je priais alors pour des parents inconnus et en bien petit nombre ; combien, hélas ! à la fin d’une longue carrière, en aurais-je à ajouter, s’il me fallait énumérer tous les êtres chéris qui ne sont plus !

Il était nuit close depuis quelque temps, lorsque mon oncle Raoul, Blanche, Jules et de Locheill quittèrent le presbytère, où ils avaient soupé. Le cher oncle, qui avait quelque teinture d’astronomie, expliquait à sa nièce qu’il ramenait dans sa voiture, les merveilles de la voûte éthérée : trésors de science astronomique, dont les deux jeunes messieurs ne profitaient guère, au grand dépit du professeur d’astronomie improvisé, qui leur reprochait d’éperonner sournoisement leurs montures, plus raisonnables que les cavaliers. Les jeunes gens tout à leur gaieté, et qui respiraient le bonheur par tous les pores, pendant cette nuit magnifique, au milieu de la forêt, s’excusaient de leur mieux et recommençaient leurs gambades, malgré les signes réitérés de Blanche, qui, aimant beaucoup son oncle, cherchait à éviter tout ce qui pouvait lui déplaire. La route était en effet d’autant plus agréable, que le chemin royal était tracé au milieu d’arbres de toutes espèces qui interceptaient, de temps à autre, la vue du fleuve Saint-Laurent, dont il suivait les sinuosités, jusqu’à ce qu’une clairière offrît de nouveau ses ondes argentées.

Arrivés à une de ces clairières, qui leur permettait d’embrasser du regard tout le panorama, depuis le cap Tourmente jusqu’à la Malbaie, de Locheill ne put retenir un cri de surprise, et s’adressant à mon oncle Raoul :

— Vous, monsieur, qui expliquez si bien les merveilles du ciel, vous plairait-il d’abaisser vos regards vers la terre, et de me dire ce que signifient toutes ces lumières qui apparaissent simultanément sur la côte du nord, aussi loin que la vue peut s’étendre ? Ma foi, je commence à croire à la légende de notre ami José : le Canada est vraiment la terre des lutins, des farfadets, des génies, dont ma nourrice berçait mon enfance dans mes montagnes d’Écosse.

— Ah ! dit mon oncle Raoul, arrêtons-nous ici un instant : ce sont les gens du nord qui, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, écrivent à leurs parent et amis de la côte du sud. Ils ne se servent ni d’encre, ni de plume pour donner de leurs nouvelles ! Commençons par les Éboulements : onze décès de personnes adultes dans cette paroisse depuis l’automne, dont trois dans la même maison, chez mon ami Dufour : il faut que la picote ou quelques fièvres malignes aient visité cette famille, car ce sont des maîtres hommes que ces Dufour, et tous dans la force de l’âge ! Les Tremblay sont bien ; j’en suis charmé : Ce sont de braves gens. Il y a de la maladie chez Bonneau : probablement la grand’mère, car elle est très âgée. Un enfant mort chez Bélair ; c’était, je crois, le seul qu’ils eussent : c’est un jeune ménage.

Mon oncle Raoul continua ainsi pendant quelque temps à s’informer des nouvelles de ses amis des Éboulements, de l’Île aux Coudres et de la Petite-Rivière.

– Je comprends, dit de Locheill, sans pourtant en avoir la clef, ce sont des signes convenus que se font les habitants des deux rives du fleuve, pour se communiquer ce qui les intéresse le plus.

— Oui, reprit mon oncle Raoul ; et si nous étions sur la côte du nord, nous verrions des signaux semblables sur la côte du sud. Si le feu une fois allumé, ou que l’on alimente, brûle longtemps sans s’éteindre, c’est bonne nouvelle ; s’il brûle en amortissant, c’est signe de maladie ; s’il s’éteint tout à coup, c’est signe de mortalité. Autant de fois qu’il s’éteint subitement, autant de personnes mortes. Pour un adulte, une forte lumière ; pour un enfant, une petite flamme. Les voies de communication étant assez rares, même l’été, et entièrement interceptées pendant l’hiver, l’homme, toujours ingénieux, y a suppléé par un moyen très simple.

Les mêmes signaux, continua mon oncle Raoul, sont connus de tous les marins qui s’en servent dans les naufrages pour communiquer leur détresse. Pas plus tard que l’année dernière, cinq de nos meilleurs chasseurs seraient morts de faim sur la batture aux Loups-Marins sans cette connaissance. Vers le milieu de mars, il se fit un changement si subit qu’on dut croire au printemps. En effet, les glaces disparurent du fleuve ; et les outardes, les oies sauvages, les canards, firent en grand nombre leur apparition. Cinq de nos chasseurs, bien munis de provisions (car le climat est traître au Canada), partent donc pour la batture mais leurs outardes sont en si grande abondance qu’ils laissent leurs vivres dans le canot, qu’ils amarrent avec assez de négligence vis-à-vis de la cabane, pour courir prendre leurs stations dans le chenal où ils doivent commencer par se percer avant le reflux de la marée. On appelle, comme vous devez le savoir, se percer, creuser une fosse dans la vase, d’environ trois à quatre pieds de profondeur, où le chasseur se blottit pour surprendre le gibier qui est très méfiant, surtout l’outarde et l’oie sauvage. C’est une chasse de misère, car vous restez souvent accroupi sept à huit heures de suite dans ces trous, en compagnie de votre chien. L’occupation ne manque pas d’ailleurs pour tuer le temps, car il vous faut dans certains endroits vider continuellement l’eau bourbeuse qui menace de vous submerger.

Néanmoins tout était prêt et nos chasseurs s’attendaient à être amplement récompensés de leurs peines à la marée montante, quand il s’éleva tout à coup une tempête épouvantable. La neige poussée par le vent état d’une abondance à ne pas voir le gibier à trois brasses du chasseur. Nos gens après avoir patienté jusqu’au flux de la mer, qui les chassa de leurs gabions, retournèrent, de guerre lasse, à leur cabane où un triste spectacle les attendait : leur canot avait été emporté par la tempête, et il ne restait pour toutes provisions aux cinq hommes qu’un pain et une bouteille d’eau-de-vie qu’ils avaient mis dans leur cabane à leur arrivée, afin de prendre un coup et une bouchée avant de partir pour la chasse. On tint conseil et on se coucha sans souper : la tempête de neige pouvait durer trois jours, et il leur serait impossible, à une distance à peu près égale de trois lieues des terres du nord et du sud de faire apercevoir les signaux de détresse. Il fallait donc ménager les vivres. Ils étaient loin de leur compte ; il se fit un second hiver, le froid devint très intense, la tempête de neige dura huit jours, et à l’expiration de ce terme, le fleuve fut couvert de glaces comme en janvier.

Ils commencèrent alors à faire des signaux de détresse que l’on vit bien des deux rives du Saint-Laurent ; mais impossible de porter secours. Aux signaux de détresse succédèrent ceux de mort. Le feu s’allumait tous les soirs, et s’éteignait aussitôt ; on avait déjà enregistré la mort de trois des naufragés, quand plusieurs habitants, touchés de compassion firent, au péril de leur vie, tout ce que l’on pouvait attendre d’hommes dévoués et courageux ; mais inutilement, car le fleuve était tellement couvert de glaces, que les courants emportaient les canots soit au nord-est, soit au sud-ouest, suivant le flux et le reflux de la mer, sans les rapprocher du lieu du sinistre. Ce ne fut que le dix-septième jour qu’ils furent secourus par un canot monté par des habitants de l’île aux Coudres. À leur arrivée, n’entendant aucun bruit dans la cabane, ils les crurent tous morts. Ils étaient néanmoins tous vivants, mais bien épuisés. Ils furent bien vite sur pied, après les précautions d’usage ; mais ils promirent bien, quoiqu’un peu tard, que leur première besogne en abordant une île, même en été, serait de mettre leur canot hors de toute atteinte de la marée (b).

Mon oncle Raoul, après avoir longtemps parlé, finit comme tout le monde par se taire.

— Ne trouvez-vous pas, mon cher oncle, dit Blanche, qu’une chanson, pendant cette belle nuit si calme, le long des rives du prince des fleuves, ajouterait beaucoup au charme de notre promenade ?

— Oh ! oui ! une chanson, dirent les jeunes gens.

C’était prendre le chevalier pas son sensible. Il ne se fit pas prier et chanta de sa superbe voix de ténor la chanson suivante qu’il affectionnait singulièrement, comme chasseur redoutable avant sa blessure. Tout en avouant qu’elle péchait contre les règles de la versification, il affirmait que ces défauts étaient rachetés par des images vives d’une grande fraîcheur.

Chanson de mon oncle Raoul.

Me promenant sur le tard,
Le long d’un bois à l’écart,
Chassant bécasse et perdrix
Dans ce bois joli,
Tout à travers les roseaux
J’en visai une ;
Tenant mon fusil bandé
Tout prêt à tirer.

J’entends la voix de mon chien,
Du chasseur le vrai soutien ;
J’avance et je crie tout haut
À travers les roseaux :
D’une voix d’affection
Faisant ma ronde,
J’aperçus en faisant mon tour
Un gibier d’amour.

Je vis une rare beauté
Dedans ce bois écarté,

Assise le long d’un fossé
Qui s’y reposait ;
Je tirai mon coup de fusil
Pas bien loin d’elle,
La belle jeta un si haut cri
Que le bois retentit.

Je lui ai dit, mon cher cœur,
Je lui ai dit avec douceur :
Je suis un vaillant chasseur
De moi n’ayez point peur ;
En vous voyant, ma belle enfant,
Ainsi seulette,
Je veux être votre soutien
Et vous faire du bien.

— Rassurez-moi, je vous prie,
Car de peur je suis saisie :
Je me suis laissée annuiter,
Je me suis écartée ;
Ah ! montrez-moi le chemin
De mon village,
Car sans vous, mon beau monsieur,
Je mourrais sur les lieux.

— La belle, donnez-moi la main,
Votre chemin n’est pas loin ;
Je puis vous faire ce plaisir,
J’en ai le loisir ;
Mais avant de nous quitter,
Jolie mignonne,
Voudriez-vous bien m’accorder
Un tendre baiser ?

— Je ne saurais vous refuser,
Je veux bien vous récompenser :
Prenez-en deux ou bien trois,
C’est à votre choix :
Vous m’avez d’un si grand cœur
Rendu service !
C’est pour moi beaucoup d’honneur :
Adieu donc, cher cœur.

— Diable ! dit Jules, monsieur le chevalier, vous n’y allez pas de main morte. Je gage, moi, que vous deviez être un furieux galant parmi les femmes dans votre jeunesse, et vous avez fait bien des victimes ? Eh ! Eh ! n’est-ce pas, cher oncle ? De grâce racontez-nous vos prouesses.

— Laid, laid, mon petit-fils, fit mon oncle Raoul en se rengorgeant, mais plaisant aux femmes.

Jules allait continuer sur ce ton, mais voyant les gros yeux que lui faisait sa sœur, tout en se mordant les lèvres pour s’empêcher de rire, il reprit le refrain du dernier couplet :

Vous m’avez d’un si grand cœur,
Rendu service :
C’est pour moi beaucoup d’honneur ;
Adieu donc, cher cœur.

Les jeunes gens continuaient à chanter en chœur, lorsqu’ils virent, en arrivant à une clairière, un feu dans le bois, à une petite distance du chemin.

— C’est la sorcière du domaine, dit mon oncle Raoul.

— J’ai toujours oublié de m’informer pourquoi on l’appelle la sorcière du domaine, dit Arché ? (c)

— Parce qu’elle a établi son domicile de prédilection dans ce bois, autrefois le domaine d’Haberville, repartit mon oncle Raoul. Mon frère l’a échangé pour le domaine actuel, afin de se rapprocher de son moulin de Trois-Saumons.

— Allons rendre visite à la pauvre Marie, dit Blanche ; elle m’apportait, le printemps, dans mon enfance, les premières fleurs de la forêt et les premières fraises de la saison.

Mon oncle Raoul fit bien quelques objections, vu l’heure avancée, mais comme il ne pouvait rien refuser à son aimable nièce, on attacha les chevaux à l’entrée d’un taillis, et on se rendit près de la sorcière.

L’habitation de la pauvre Marie ne ressemblait en rien à celle de la sibylle de Cumes, ni à l’antre d’aucune sorcière ancienne ou moderne. C’était une cabane de pièces sur pièces, de poutres non équarries, tapissée en dedans de mousse de diverses couleurs ; et dont le toit en forme de cône était recouvert d’écorce de bouleau et de branches d’épinette.

Marie, assise à la porte de la cabane sur un arbre renversé, veillait à la cuisson d’une grillade qu’elle tenait dans une poêle à frire, au-dessus d’un feu entouré de pierres pour l’empêcher de s’étendre. Elle ne fit aucune attention aux visiteurs, mais continua, à son ordinaire, une conversation commencée avec un être invisible, derrière elle, à qui elle répétait, sans cesse, en faisant le geste de le chasser tantôt de la main droite, tantôt de la main gauche qu’elle agitait en arrière : va-t-en ! va-t-en ! c’est toi qui amènes l’Anglais pour dévorer le Français !

— Ah ça ! prophétesse de malheur, dit mon oncle Raoul, quand tu auras fini de parler au diable, voudrais-tu bien me dire ce que signifie cette menace ?

— Voyons, Marie, ajouta Jules : dis-nous donc si tu crois, vraiment, parler au diable ? Tu peux en imposer aux habitants ; mais tu dois savoir que nous n’ajoutons pas foi à de telles bêtises.

— Va-t-en ! va-t-en ! continua la sorcière en faisant les mêmes gesticulations, c’est toi qui amènes l’Anglais pour dévorer le Français.

— Je vais lui parler, dit Blanche ; elle m’aime beaucoup ; je suis sûre qu’elle me répondra.

S’approchant alors, elle lui mit la main sur l’épaule, et lui dit de sa voix la plus douce :

— Est-ce que tu ne me reconnais pas, ma bonne Marie ? Est-ce que tu ne reconnais pas la petite seigneuresse, comme tu m’appelais quand j’étais enfant ?

La pauvre femme interrompit son monologue, et regarda la belle jeune fille avec tendresse. Une larme même s’arrêta dans ses yeux sans pouvoir couler : cette tête fiévreuse et toujours brûlante en contenait si peu ! (d)

— Pourquoi, ma chère Marie, dit mademoiselle d’Haberville, mènes-tu cette vie sauvage et vagabonde ? Pourquoi vivre dans les bois, toi la femme d’un riche habitant, toi la mère d’une nombreuse famille ? Tes pauvres petits enfants, élevés par des femmes étrangères, auraient pourtant bien besoin des soins de leur bonne mère ! Je viendrais te chercher après la fête avec maman et nous te ramènerons chez toi : elle parlera à ton mari qui t’aimes toujours ; tu dois être bien malheureuse !

La pauvre femme bondit sur son siège ; et ses yeux lancèrent des flammes, lorsque debout, pâle de colère, elle s’écria en regardant les assistants :

— Qui ose parler de mes malheurs ?…

Est-ce la belle jeune fille, l’orgueil de ses parents, qui ne sera jamais épouse et mère ?

Est-ce la noble et riche demoiselle, élevée entre la soie et le coton, qui n’aura bientôt comme moi qu’une cabane pour abri ? Malheur ! Malheur ! Malheur !

Elle se releva tout à coup avant de s’enfoncer dans la forêt, et s’écria de nouveau et voyant Jules très affecté :

— Est-ce bien Jules d’Haberville qui s’apitoie sur mes malheurs ? Est-ce bien Jules d’Haberville, le brave entre les braves, dont je vois le corps sanglant traîné sur les plaines d’Abraham ? Est-ce bien lui qui ensanglante le dernier glorieux champ de bataille de ma patrie ? Malheur ! Malheur ! Malheur !

— Cette pauvre femme me fait beaucoup de peine, dit de Locheill comme elle se préparait à entrer dans le fourré.

Elle l’entendit, se retourna pour la dernière fois, se croisa les bras, et lui dit avec un calme plein d’amertume :

— Garde ta pitié pour toi, Archibald de Locheill : la folle du domaine n’a pas besoin de ta pitié ! garde-la pour toi et tes amis ! garde-la pour toi-même lorsque contraint d’exécuter un ordre barbare, tu déchireras avec tes ongles cette poitrine qui recouvre pourtant un cœur noble et généreux ! Garde ta pitié pour tes amis, ô Archibald de Locheill ! lorsque tu promèneras la torche incendiaire sur leurs paisibles habitations : lorsque les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants fuiront devant toi comme les brebis à l’approche d’un loup furieux ! Garde ta pitié ; tu en auras besoin lorsque tu porteras dans tes bras le corps sanglant de celui que tu appelles ton frère ! Je n’éprouve, à présent, qu’une grande douleur, ô Archibald de Locheill ! c’est celle de ne pouvoir te maudire ! Malheur ! Malheur ! Malheur !

Et elle disparut dans la forêt.

— Je veux qu’un Anglais m’étrangle, dit mon oncle Raoul, si Marie la folle n’était pas ce soir le type de toutes les sorcières chantées par les poètes anciens et modernes : je ne sais sur quelle herbe elle a marché, elle toujours si polie, si douce avec nous.

Tous convinrent qu’ils ne l’avaient jamais entendue parler sur ce ton. On fit le reste du chemin en silence, car sans ajouter foi à ses paroles, ils avaient néanmoins laissé dans leur âme un fonds de tristesse.

Mais ce léger nuage fut bientôt dissipé, à leur arrivée au manoir où ils trouvèrent une société nombreuse.

De joyeux éclats de rire se faisaient entendre du chemin même, et l’écho du cap répétait le refrain :

Ramenez vos moutons, bergère,
Belle bergère, vos moutons.

Les danseurs avaient rompu un des chaînons de cette danse ronde, et parcouraient en tous sens la vaste cour du manoir à la file les uns des autres. On entoura la voiture du chevalier, la chaîne se renoua, et l’on fit quelques tours de danse en criant à mademoiselle d’Haberville : — Descendez, belle bergère.

Blanche sauta légèrement de voiture ; le chef de la danse s’en empara, et se mit à chanter :

C’est la plus belle de céans, (bis)
Par la main je vous la prends, (bis)
Je vous la passe par derrière,
Ramenez vos moutons, bergère :
Ramenez, ramenez, ramenez donc,
Vos moutons, vos moutons, ma bergère.
Ramenez, ramenez, ramenez donc,
Belle bergère, vos moutons.

On fit encore plusieurs rondes autour de la voiture du chevalier en chantant :

Ramenez, ramenez, ramenez donc,
Belle bergère, vos moutons.

On rompit encore la chaîne ; et toute la bande joyeuse enfila dans le manoir en dansant et chantant le joyeux refrain.

Mon oncle Raoul, délivré à la fin de ces danseurs impitoyables, descendit comme il put de voiture pour rejoindre la société à la table du réveillon.