Desbarats et Derbishire (p. 200-216).

CHAPITRE DOUZIÈME.

Séparateur


They came upon us in the night,
And brake my bower and slew my knight :
My servant a’for life did flee
And left us in the extremitie.

They slew my knight, to me so dear ;
They slew my knight, and drove his gear ;
The moon may set, the sun may rise,
But a deadly sleep has closed his eyes.

Waverley.


incendie de la côte du sud.


Les arbres étaient revêtus de leur parure ordinaire à la sortie d’un hiver hyperboréen ; les bois, les prairies étaient émaillés de fleurs aux couleurs vives et variées, et les oiseaux saluaient par leur gai ramage la venue du printemps de l’année mil sept cent cinquante-neuf. Tout souriait dans la nature ; l’homme seul paraissait triste et abattu ; et le laboureur, regagnant ses foyers sur la brune, ne faisait plus entendre sa joyeuse chanson, parce que la plus grande partie des terres étaient en friche, faute de bras pour les cultiver. Un voile sombre couvrait toute la surface de la Nouvelle-France, car la mère patrie, en vraie marâtre, avait abandonné ses enfants Canadiens. Livré à ses propres ressources, le gouvernement avait appelé sous les armes tous les hommes valides pour la défense de la colonie menacée d’une invasion formidable. Les Anglais avaient fait des préparatifs immenses ; et leur flotte, forte de vingt vaisseaux de ligne, de dix frégates, de dix-huit bâtiments plus petits, joints à un grand nombre d’autres, et portant dix-huit mille hommes, remontait les eaux du Saint-Laurent sous les ordres du général Wolfe, tandis que deux armées de terre encore plus nombreuses devaient faire leur jonction sous les murs mêmes de la capitale de la Nouvelle-France.

Toute la population valide du Canada avait noblement répondu à l’appel de la patrie en danger : il ne restait dans les campagnes que les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes. Suffira-t-il aux Canadiens de se rappeler leurs exploits passés, leur victoire si glorieuse de Carillon, l’année précédente, pour résister à une armée aussi nombreuse que toute la population de la Nouvelle-France, les femmes, les vieillards et les enfants compris ? Leur suffira-t-il de leur bravoure à toute épreuve pour repousser avec des forces si inégales un ennemi acharné à la perte de leur colonie ?

Vous avez été longtemps méconnus, mes anciens frères du Canada ! Vous avez été indignement calomniés. Honneur à ceux qui ont réhabilité votre mémoire ! Honneur, cent fois honneur à notre compatriote, M. Garneau, qui a déchiré le voile qui couvrait vos exploits ! Honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu’on nous jetait à la face à tout propos ! Honte à nous qui étions presque humiliés d’être Canadiens ! Confus d’ignorer l’histoire des Assyriens, des Mèdes et des Perses, celle de notre pays était jadis lettre close pour nous.

Il s’est fait une glorieuse réaction depuis quelques années : chacun a mis la main à l’œuvre de réhabilitation ; et le Canadien peut dire comme François I : « tout est perdu fors l’honneur. » Je suis loin de croire cependant que tout soit perdu : la cession du Canada a peut-être été, au contraire, un bienfait pour nous ; la révolution de 93, avec toutes ses horreurs, n’a pas pesé sur cette heureuse colonie protégée alors par le drapeau britannique. Nous avons cueilli de nouveaux lauriers en combattant sous les glorieuses enseignes de l’Angleterre ! et deux fois la colonie a été sauvée par la vaillance de ses nouveaux sujets. À la tribune, au barreau, sur les champs de bataille, partout, sur son petit théâtre, le Canadien a su prouver qu’il n’était inférieur à aucune race. Vous avez lutté pendant un siècle, ô mes compatriotes ! pour maintenir votre nationalité, et grâce à votre persévérance, elle est encore intacte ; mais l’avenir vous réserve peut-être un autre siècle de luttes et de combats pour la conserver ! Courage et union, mes compatriotes !

Deux détachements de l’armée anglaise étaient débarqués à la Rivière-Ouelle, au commencement de juin, 1759. Quelques habitants de la paroisse, embusqués sur la lisière du bois, les avaient accueillis par une vive fusillade, et leur avaient tué quelques hommes. Le commandant, exaspéré de cet échec, résolut d’en tirer une éclatante vengeance. Les deux détachements avaient remonté la rivière, et étaient venus camper vers le soir près d’un ruisseau qui se décharge dans l’anse de Sainte-Anne, au sud-ouest du collège actuel. Le lendemain au matin, le commandant, prêt à ordonner la marche d’une des compagnies, appela le lieutenant et lui dit :

— Vous mettez le feu à toutes les habitations de ces chiens de Français que vous rencontrerez sur votre passage ; je vous suivrai à petite distance.

– Mais, dit le jeune officier qui était Écossais, faut-il incendier aussi les demeures de ceux qui n’opposent aucune résistance ? On dit qu’il ne reste que des femmes, des vieillards et des enfants dans ces habitations.

— Il me semble, monsieur, reprit le major Montgomery, que mes ordres sont bien clairs et précis : vous mettrez le feu à toutes les habitations de ces chiens de Français que vous rencontrerez sur votre passage. Mais j’oubliais votre prédilection pour nos ennemis !

Le jeune homme se mordit les lèvres à en faire jaillir le sang et mit ses hommes en marche. Dans ce jeune homme le lecteur reconnaîtra sans doute Archibald Cameron of Locheill, qui, ayant fait sa paix avec le gouvernement britannique, était entré dans sa patrie et avait obtenu une lieutenance dans un régiment recruté par lui-même parmi son clan de montagnards écossais. Arché s’éloigna en gémissant et en lâchant tous les jurons gaéliques, anglais et français que sa mémoire put lui fournir. À la première maison où il s’arrêta, une jeune femme, tout en pleurs, se jeta à ses pieds, en lui disant :

— Monsieur l’Anglais, ne tuez pas mon pauvre vieux père ; n’abrégez pas ses jours : il n’a pas longtemps à vivre.

Un petit garçon de onze à douze ans l’enlaça de ses bras, en s’écriant :

— Monsieur l’Anglais, ne tuez pas grand-papa ! si vous saviez comme il est bon !

— Ne craignez rien, dit Arché en entrant dans la maison ; mes ordres ne sont pas de tuer les femmes, les vieillards et les enfants. On supposait sans doute, ajouta-t-il avec amertume, que je n’en rencontrerais pas un seul sur mon chemin !

Étendu sur un lit de douleur, un vieillard, dans toute la décrépitude de l’âge, lui dit :

— J’ai été soldat toute ma vie, monsieur ; je ne crains pas la mort, que j’ai vue souvent de bien près, mais, au nom de Dieu, épargnez ma fille et son enfant !

— Il ne leur sera fait aucun mal, lui dit Arché les larmes aux yeux ; mais, si vous êtes soldat, vous savez qu’un soldat ne connaît que sa consigne : il m’est ordonné de brûler toutes les bâtisses sur ma route, et il me faut obéir. Où faut-il vous transporter, mon père ? Écoutez, maintenant, ajouta-t-il en approchant sa bouche de l’oreille du vieillard comme s’il eût craint d’être entendu de ceux qui étaient dehors, écoutez : votre petit-fils paraît actif et intelligent ; qu’il parte à toute bride, s’il peut se procurer un cheval pour avertir vos compatriotes que j’ai ordre de tout brûler sur mon passage : ils auront peut-être le temps de sauver leurs effets les plus précieux.

— Vous êtes un bon et brave jeune homme ! s’écria le vieillard : si vous étiez catholique je vous donnerais ma bénédiction ; mais, merci, cent fois merci !   (a)

— Je suis catholique, dit de Locheill.

Le vieillard se souleva de sa couche avec peine, éleva ses yeux vers le ciel, étendit les deux mains sur Arché, qui baissa la tête, et s’écria :

— Que le bon Dieu vous bénisse pour cet acte d’humanité ! Qu’au jour des grandes afflictions, lorsque vous implorerez la miséricorde divine, Dieu vous tienne compte de votre compassion pour vos ennemis, et qu’il veille bien vous exaucer ! Dites-lui alors avec confiance, dans les grandes épreuves : j’ai été béni par un vieillard moribond, mon ennemi !

Les soldats transportèrent, à la hâte, le vieillard et son lit à l’entrée d’un bois adjacent ; et de Locheill eut la satisfaction, lorsqu’il reprit sa marche, de voir un petit garçon, monté sur un jeune cheval fougueux, qui brûlait l’espace devant lui. Il respira plus librement.

L’œuvre de destruction continuait toujours ; mais Arché avait de temps à autre la consolation, lorsqu’il arrivait sur une éminence qui commandait une certaine étendue de terrain, de voir les femmes, les vieillards et les enfants chargés de ce qu’ils avaient de plus précieux, se réfugier dans les bois circonvoisins. S’il était touché jusqu’aux larmes de leurs malheurs, il se réjouissait intérieurement d’avoir fait tout en son pouvoir pour adoucir les pertes de ces infortunés.

Toutes habitations et leurs dépendances d’une partie de la Rivière-Ouelle, des paroisses de Sainte-Anne et de Saint-Roch le long du fleuve Saint-Laurent, n’offraient déjà plus que des ruines fumantes, et l’ordre n’arrivait point de suspendre cette œuvre diabolique de dévastation ! De Locheill voyait, au contraire, de temps à autre, la division de son supérieur, qui suivait à une petite distance, s’arrêter subitement sur un terrain élevé, pour permettre sans doute à son commandant de savourer les fruits de son ordre barbare. Il lui semblait entendre quelquefois ses éclats de rire féroces à la vue de tant d’infortunes.

La première maison de Saint-Jean-Port-Joli était celle d’un riche habitant, sergent dans la compagnie du capitaine d’Haberville, où de Locheill avait été fréquemment collationner avec son ami Jules et sa sœur pendant leurs vacances. Il se rappelait, avec douleur, l’empressement, la joie de ces bonnes gens si heureux des visites de leurs jeunes seigneurs et de leurs amis. À leur arrivée, la mère Dupont et ses filles couraient à la laiterie, au jardin, à l’étable, chercher les œufs, le beurre, la crème, le persil, le cerfeuil, pour les crêpes et les omelettes aux fines herbes. Le père Dupont et ses fils s’empressaient de dételer les chevaux, de les mener à l’écurie et de leur donner une large portion d’avoine. Tandis que la mère Dupont préparait le repas, les jeunes gens faisaient un bout de toilette ; on improvisait un bal, et l’on sautait au son du violon, le plus souvent à trois cordes qu’à quatre, qui grinçait sous l’archet du vieux sergent. Jules, malgré les remontrances de sa sœur, mettait tout sens dessus dessous dans la maison, faisait endiabler tout le monde, ôtait la poële à frire des mains de la mère Dupont, l’emmenait à bras-le-corps danser un menuet avec lui, malgré les efforts de la vieille pour s’y soustraire, vu son absence de toilette convenable ; et ces braves gens, riant aux éclats, trouvaient qu’on ne faisait jamais assez de vacarme. De Locheill repassait toutes ces choses dans l’amertume de son âme, et une sueur froide coulait de tout son corps, lorsqu’il ordonna d’incendier cette demeure si hospitalière dans des temps plus heureux.

La presque totalité des habitations de la première concession de la paroisse de Saint-Jean-Port-Joli était réduite en cendres, et l’ordre d’arrêter le désastre n’arrivait pourtant pas. Parvenu, au soleil couchant, à la petite rivière Port-Poli, à quelques arpents du domaine d’Haberville, de Locheill fit faire halte à sa troupe. Il monta sur la côte du même nom que la rivière, et là, à la vue du manoir et de ses vastes dépendances, il attendit ; il attendit comme un criminel qui, sur l’échafaud, espère jusqu’au dernier moment qu’un messager de miséricorde paraîtra avec un sursis d’exécution. Il contempla le cœur gros de souvenirs cette demeure où pendant dix ans il avait été accueilli comme l’enfant de la maison ; où, pauvre orphelin proscrit et exilé, il avait retrouvé une autre famille. Il contemplait avec tristesse ce hameau silencieux qu’il avait vu si vivant et si animé avant son départ pour l’Europe. Quelques pigeons, qui voltigeaient au-dessus des bâtisses, où ils se reposaient de temps à autre, paraissaient les seuls êtres vivants de ce beau domaine. Il répéta en soupirant, avec le barde écossais : « Solma, thy halls are silent. There is no sound in the woods of Morven. The wave tumbles alone in the coast. The silent beam of the sun is on the field. » – Oh ! oui ! mes amis ! s’écria de Locheill dans l’idiome qu’il affectionnait, vos salons sont maintenant, hélas ! déserts et silencieux ! Il ne sort plus une voix de ce promontoire dont l’écho répétait naguère vos joyeux accents ! le murmure de la vague tombant sur le sable du rivage se fait seul entendre ! Un unique et pâle rayon du soleil couchant éclaire vos prairies jadis si riantes.

Que faire, mon Dieu ! si la rage de cet animal féroce n’est pas assouvie ? Dois-je refuser d’obéir ? Mais alors je suis un homme déshonoré ! un soldat, surtout en temps de guerre, ne peut sans être flétri, refuser d’exécuter les ordres d’un officier supérieur ! Cette bête brute aurait le droit de me faire fusiller sur-le-champ, et le blason des Cameron of Locheill serait à jamais terni ! car qui se chargera de laver la mémoire du jeune soldat qui aura préféré la mort du criminel à la souillure de l’ingratitude ? au contraire, ce qui, chez moi, n’aurait été qu’un sentiment de reconnaissance, me serait imputé comme trahison par cet homme qui me poursuit d’une haine satanique !

La voix rude du major Montgomery mit fin à ce monologue.

— Que faites-vous ici, lui dit-il ?

— J’ai laissé reposer mes soldats sur les bords de la rivière, répondit Arché, et je me proposais même d’y passer la nuit après la longue marche que nous avons faite.

— Il n’est pas encore tard, reprit le major : vous connaissez mieux que moi la carte du pays ; et vous trouverez aisément pour bivouaquer une autre place que celle que je viens de choisir pour moi-même.

— Je vais remettre mes hommes en marche ; il y a une autre rivière à un mille d’ici, où nous pourrons passer la nuit.

— C’est bien, dit Montgomery d’un ton insolent, et comme il ne vous restera que peu d’habitations à brûler dans cet espace, votre troupe pourra bien vite se reposer de ses fatigues.

— C’est vrai, dit de Locheill, car il ne reste que cinq habitations ; mais deux de ces demeures, ce groupe de bâtisses que vous voyez et un moulin sur la rivière où je dois bivouaquer, appartiennent au Seigneur d’Haberville, à celui qui pendant mon exil m’a reçu et traité comme son propre fils : au nom de Dieu ! major Montgomery, donnez vous-même l’ordre de destruction.

— Je n’aurais jamais pu croire, reprit le major, qu’un officier de Sa Majesté Britannique eût osé parler de trahison envers son souverain.

— Vous oubliez, monsieur, fit Arché se contenant à peine, que j’étais alors un enfant. Mais encore une fois, je vous en conjure au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, donnez l’ordre vous-même, et ne m’obligez pas à manquer à l’honneur, à la gratitude en promenant la torche incendiaire sur les propriétés de ceux qui dans mon infortune m’ont comblé de bienfaits.

— J’entends, reprit, en ricanant, le major : monsieur se réserve une porte pour rentrer en grâce avec ses amis quand l’occasion s’en présentera.

À cette cruelle ironie, Arché hors de lui-même fut tenté un instant, un seul instant, de tirer sa claymore et de lui dire :

— Si vous n’êtes pas aussi lâche qu’insolent, défendez-vous, major Montgomery !

La raison vint heureusement à son aide ; sa main, au lieu de se porter à son sabre, se dirigea machinalement vers sa poitrine qu’il déchira de rage avec ses ongles. Il se ressouvint alors des paroles de la sorcière du domaine :

« Garde ta pitié pour toi-même, Archibald de Locheill, lorsque contraint d’exécuter un ordre barbare, tu déchireras avec tes ongles cette poitrine qui recouvre pourtant un cœur noble et généreux. »

– Elle était bien inspirée par l’enfer cette femme, pensa-t-il, lorsqu’elle faisait cette prédiction à un Cameron of Locheill.

Montgomery contempla un instant, avec une joie féroce, cette lutte de passions contraires qui torturaient l’âme du jeune homme ; il savoura ce paroxysme de désespoir ; puis, se flattant qu’il refuserait d’obéir, il lui tourna le dos. De Locheill, pénétrant son dessein perfide, se dépêcha de rejoindre sa compagnie, et une demi-heure après, tout le hameau d’Haberville était la proie des flammes. Arché s’arrêta ensuite sur la petite côte, près de cette fontaine, où, dans des temps plus heureux, il avait été si souvent se désaltérer avec ses amis ; et de là ses yeux de lynx découvrirent Montgomery revenu à la même place où il lui avait signifié ses ordres, Montgomery qui, les bras croisés, semblait se repaître de ce cruel spectacle. Alors écumant de rage à la vue de son ennemi, il s’écria :

— Tu as bonne mémoire, Montgomery ; tu n’as pas oublié les coups de plat de sabre que mon aïeul donna à ton grand-père dans une auberge d’Édimbourg ; mais moi aussi j’ai la mémoire tenace ; je ne porterai pas toujours cette livrée qui me lie les mains, et tôt ou tard je doublerai la dose sur tes épaules, car tu serais trop lâche pour me rencontrer face à face ; un homme aussi barbare que toi doit être étranger à tout noble sentiment, même à celui de la bravoure, que l’homme partage en commun avec l’animal privé de raison ! sois maudit toi et toute ta race ! Puisses-tu, moins heureux que ceux que tu as privés d’abri, ne pas avoir, lorsque tu mourras, une seule pierre pour reposer ta tête ! Puissent toutes les furies de l’enfer…

Mais, voyant qu’il s’épuisait dans une rage impuissante, il s’éloigna en gémissant.

Le moulin, sur la rivière des Trois-Saumons, ne fut bientôt qu’un monceau de cendres ; et l’incendie des maisons que possédait à Québec le capitaine d’Haberville, qui eut lieu pendant le siège de la capitale, compléta sa ruine.

De Locheill, après avoir pris les précautions nécessaires à la sûreté de sa compagnie, se dirigea vers l’ancien manoir de ses amis, qui n’offrait plus qu’une scène de désolation. En prenant par les bois, qu’il connaissait, il s’y transporta en quelques minutes. Là, assis sur la cime du cap, il contempla longtemps, silencieux et dans des angoisses indéfinissables, les ruines fumantes à ses pieds. Il pouvait être neuf heures ; la nuit était sombre ; peu d’étoiles se montraient au firmament. Il lui sembla néanmoins distinguer un être vivant qui errait près des ruines : c’était, en effet, le vieux Niger, qui, levant quelques instants après la tête vers la cime du cap, poussa trois hurlements plaintifs : il pleurait aussi, à sa manière, les malheurs de la famille qui l’avait nourri. De Locheill crut que ces cris plaintifs étaient à son adresse ; que ce fidèle animal lui reprochait son ingratitude envers ses anciens amis, et il pleura amèrement.

— Voilà donc, s’écria-t-il avec amertume, les fruits de ce que nous appelons code d’honneur chez les nations civilisées ! Sont-ce là aussi les fruits des préceptes qu’enseigne l’Évangile à tous ceux qui professent la religion chrétienne, cette religion toute d’amour et de pitié, même pour des ennemis. Si j’eusse fait partie d’une expédition, commandée par un chef de ces aborigènes que nous traitons de barbares sur cet hémisphère, et que je lui eusse dit : « épargne cette maison, car elle appartient à mes amis ; j’étais errant et fugitif et ils m’ont accueilli dans leur famille, où j’ai trouvé un père et des frères », le chef indien m’aurait répondu : « c’est bien ; épargne tes amis : il n’y a que le serpent qui mord ceux qui l’ont réchauffé près de leur feu. »

J’ai toujours vécu, continua de Locheill, dans l’espoir de rejoindre un jour mes amis du Canada, d’embrasser cette famille que j’ai tant aimée et que j’aime encore davantage aujourd’hui, s’il est possible. Une réconciliation n’était pas même nécessaire : il était trop naturel que j’eusse cherché à rentrer dans ma patrie, à recueillir les débris de la fortune de mes ancêtres, presque réduite à néant par les confiscations du gouvernement britannique. Il ne me restait d’autre ressource que l’armée, seule carrière digne d’un Cameron of Locheill. J’avais retrouvé la claymore de mon vaillant père, qu’un de mes amis avait rachetée parmi le butin fait par les Anglais sur le malheureux champ de bataille de Culloden. Avec cette arme, qui n’a jamais trahi un homme de ma race, je rêvais une carrière glorieuse. J’ai bien été peiné, lorsque j’ai appris que mon régiment devait joindre cette expédition dirigée contre la Nouvelle-France ; mais un soldat ne pouvait résigner, sans déshonneur, en temps de guerre : mes amis l’auraient compris. Plus d’espoir maintenant pour l’ingrat qui a brûlé les propriétés de ses bienfaiteurs ! Jules d’Haberville, celui que j’appelais jadis mon frère, sa bonne et sainte mère, qui était aussi la mienne par adoption, cette belle et douce jeune fille, que j’appelais ma sœur, pour cacher un sentiment plus tendre que la gratitude du pauvre orphelin l’obligeait à refouler dans son cœur, tous ces bons amis écouteront peut-être ma justification avec indulgence et finiront par me pardonner. Mais le capitaine d’Haberville ! le capitaine d’Haberville, qui aime de toute la puissance de son âme, mais dont la haine est implacable, cet homme qui n’a jamais pardonné une injure vraie ou supposée, permettra-t-il à sa famille de prononcer mon nom, si ce n’est pour le maudire ?

Mais j’ai été stupide et lâche, fit de Locheill en grinçant des dents ; je devais déclarer devant mes soldats pourquoi je refusais d’obéir ; et quand bien même Montgomery m’eût fait fusiller sur-le-champ, il se serait trouvé des hommes qui auraient approuvé ma désobéissance, et lavé ma mémoire. J’ai été stupide et lâche ! car dans le cas où le major, au lieu de me faire fusiller, m’eût traduit devant un tribunal militaire, on aurait, tout en prononçant sentence de mort contre moi, apprécié mes motifs. J’aurais été éloquent en défendant mon honneur ; j’aurais été éloquent en défendant un des plus nobles sentiments du cœur humain : la gratitude. Puissiez-vous, mes amis, être témoins de mes remords ! Il me semble qu’une légion de vipères me déchirent la poitrine ! Lâche, mille fois lâche !…

Une voix près de lui répéta : « lâche ! mille fois lâche ! » Il crut d’abord que c’était l’écho du cap qui répétait ses paroles dans cette nuit si calme pour toute la nature, tandis que l’orage des passions grondait seul dans son cœur. Il leva la tête et aperçut, à quelques pieds de lui, la folle du domaine debout sur la partie la plus élevée d’un rocher qui projetait sur la cime du cap ; elle joignit les mains, les étendit vers les ruines à ses pieds, et s’écria d’une voix lamentable : « malheur ! malheur ! malheur ! » Elle descendit ensuite, avec la rapidité de l’éclair, le sentier étroit et dangereux qui conduit au bas du promontoire, et, comme l’ombre d’Europe, se mit à errer parmi les ruines en criant : « désolation ! désolation ! désolation ! » Elle éleva ensuite un bras menaçant vers la cime du cap et cria : « malheur ! malheur à toi, Archibald de Locheill ! »

Le vieux chien poussa un hurlement plaintif et prolongé et tout retomba dans le silence.

Au moment où Arché, sous l’impression douloureuse de ce spectacle et de ces paroles sinistres, baissait la tête sur son sein, quatre hommes vigoureux se précipitèrent sur lui, le renversèrent sur le rocher, et lui lièrent les mains. C’étaient quatre sauvages de la tribu des Abénaquis, qui épiaient, cachés le long de la lisière des bois, tous les mouvements de la troupe anglaise, débarquée la veille à la Rivière-Ouelle. Arché, se confiant à sa force herculéenne, fit des efforts désespérés pour briser ses liens : la forte courroie de peau d’orignal qui enlaçait ses poignets, à triple tour, se tendit à plusieurs reprises, comme si elle allait se rompre, mais résista à ses attaques puissantes. Ce que voyant de Locheill, il se résigna à son sort, et suivit, sans autre résistance, ses ennemis, qui, s’enfonçant dans la forêt se dirigèrent vers le sud. Sa vigoureuse jambe écossaise lui épargna bien des mauvais traitements.

Elles étaient bien amères les réflexions que faisait le captif pendant cette marche précipitée à travers la forêt, dans cette même forêt dont il connaissait tous les détours, et où, libre et léger comme le chevreuil de ses montagnes, il avait chassé tant de fois avec son frère d’Haberville. Sans faire attention à la joie féroce des Indiens, dont les yeux brillaient comme des escarboucles en le voyant en proie au désespoir, il s’écria :

— Tu as vaincu Montgomery ! mes malédictions retombent maintenant sur ma tête ! tu diras que j’ai déserté à l’ennemi ; tu publieras que je suis un traître que tu soupçonnais depuis longtemps ! tu as vaincu, car toutes les apparences sont contre moi. Ta joie sera bien grande, car j’ai tout perdu, même l’honneur !

Et, comme Job, il s’écria :

— Périsse le jour qui m’a vu naître !

Après deux heures d’une marche rapide, ils arrivèrent au pied de la montagne, en face de la coupe qui conduit au lac des Trois-Saumons : ce qui fit supposer à Arché qu’un détachement de sauvages y était campé. Arrivés sur les bords du lac, un de ceux qui le tenaient prisonnier poussa, par trois fois, le cri du huard ; et les sept échos des montagnes répétèrent, chacun trois fois, en s’éloignant, le cri aigre et aigu du superbe cygne du Bas-Canada. Malgré la lumière incertaine des étoiles, de Locheill n’aurait pu se défendre d’un nouveau mouvement de surprise mêlée d’admiration, à la vue de cette belle nappe d’eau limpide encaissée dans les montagnes et parsemée d’îlots à la couronne de sapins toujours verte, si son cœur eût été susceptible d’autres impressions que de celles de la tristesse. C’était bien pourtant ce même lac où il avait, pendant près de dix ans, fait de joyeuses excursions de pêche et de chasse avec ses amis. C’était bien le même lac qu’il avait traversé à la nage, dans sa plus grande largeur, pour faire preuve de sa force natatoire. Mais pendant cette nuit funeste, tout lui semblait mort dans la nature, comme son pauvre cœur.

Un canot d’écorce se détacha d’un des îlots, conduit par un homme portant le costume des aborigènes, à l’exception d’un bonnet de renard qui lui couvrait la tête : les sauvages ne portaient sur leur chef que les plumes dont ils l’ornaient. Le nouveau venu s’entretint assez longtemps avec les quatre sauvages ; ils lui firent, à ce que supposa Arché, le récit de leur expéditions ; mais comme ils se servaient de l’idiome abénaquis, de Locheill ne comprit rien à leurs discours. Deux des Indiens se dirigèrent vers le sud-ouest, par un sentier un peu au-dessus du lac. On mit alors Arché dans le canot et on le transporta sur l’îlot d’où était sorti l’homme au bonnet de renard.