Les Anciens Canadiens/13
CHAPITRE TREIZIÈME.
What tragic tears bedew the eye !
What deaths we suffer ere we die !
Our broken friendships we deplore,
And loves of youth that are no more.
All, all on earth is shadow, all beyond
Is substance ; the reverse is folly’s creed,
How solid all, where change shall be no more !
une nuit avec les sauvages.
De Locheill, après avoir maudit son ennemi, après avoir déploré le jour de sa naissance, revint à des sentiments plus chrétiens lorsque, lié fortement à un arbre, tout espoir fut éteint dans son cœur ; il savait que les sauvages n’épargnaient guère leurs captifs ; et qu’une mort lente et cruelle lui était réservée. Reprenant alors subitement toute son énergie naturelle, il ne songea pas même à implorer de Dieu sa délivrance, mais repassant ses offenses envers son créateur dans toute l’amertume d’une âme repentante, il le pria d’accepter le sacrifice de sa vie en expiation de ses péchés ; il pria Dieu de lui donner la force et le courage nécessaires pour souffrir avec résignation la mort cruelle qui l’attendait, il s’humilia devant Dieu. Que m’importe après tout, pensa-t-il, le jugement des hommes quand le songe de la vie sera passé ! Ma religion ne m’enseigne-t-elle pas que tout n’est que vanité ! Et il se courba avec résignation sous la main de Dieu.
Les trois guerriers assis en rond à une douzaine de pieds de Locheill, fumaient la pipe en silence. Les sauvages sont naturellement peu expansifs, et considèrent, d’ailleurs, les entretiens frivoles comme indignes d’hommes raisonnables ; bons, tout au plus, pour les femmes et les enfants. Cependant Talamousse, l’un d’eux, s’adressant à l’homme de l’îlot, lui dit :
— Mon frère va-t-il attendre longtemps ici les guerriers du portage ?
— Trois jours, répondit celui-ci, en élevant trois doigts : la Grand’-Loutre et Talamousse pourront partir demain avec le prisonnier : le Français ira les rejoindre au grand campement du capitaine Launière.
— C’est bien, dit la Grand’-Loutre en étendant la main vers le sud, nous allons mener le prisonnier au campement du petit Marigotte, où nous attendrons pendant trois jours mon frère avec les guerriers du portage, pour aller au grand campement du capitaine Launière (a).
De Locheill crut s’apercevoir pour la première fois que le son de voix de l’homme au bonnet de renard n’était pas le même que celui des deux autres, quoiqu’il parlât leur langue avec facilité. Il avait souffert jusque-là les tourments d’une soif brûlante sans proférer une seule parole : c’était bien le supplice de Tantale, à la vue des eaux si fraîches et si limpides du beau lac qui dormait à ses pieds ; mais sous l’impression que cet homme pouvait être un Français il se hasarda à dire :
– S’il est un chrétien parmi vous, pour l’amour de Dieu qu’il me donne à boire.
— Que veut le chien ? dit la Grand’-Loutre à son compagnon.
L’homme interpellé fut quelque temps sans répondre ; tout son corps tressaillit, une pâleur livide se répandit sur son visage, une sueur froide inonda son front ; mais faisant un grand effort sur lui-même, il répondit de sa voix naturelle :
— Le prisonnier demande à boire.
— Dis au chien d’Anglais, dit Talamousse, qu’il sera brûlé demain ; et que s’il a bien soif, on lui donnera de l’eau bouillante pour le rafraîchir.
— Je vais le lui dire, répliqua le Canadien, mais en attendant, que mes frères me permettent de porter de l’eau à leur prisonnier.
— Que mon frère fasse comme il voudra, dit Talamousse : les visages pâles ont le cœur mou comme des jeunes filles.
Le Canadien ploya un morceau d’écorce de bouleau en forme de cône, et le présenta plein d’eau fraîche au prisonnier en lui disant :
— Qui êtes-vous, monsieur ? Qui êtes-vous, au nom de Dieu ! vous dont la voix ressemble tant à celle d’un homme qui m’est si cher ?
— Archibald Cameron of Locheill, dit le premier, l’ami autrefois de vos compatriotes ; leur ennemi aujourd’hui, et qui a bien mérité le sort qui l’attend.
— Monsieur Arché, reprit Dumais, car c’était lui, — quand vous auriez tué mon frère, quand il me faudrait fendre le crâne avec mon casse-tête à ces deux Canaouas (b), dans une heure vous serez libre. Je vais d’abord essayer la persuasion, avant d’en venir aux mesures de rigueur. Silence maintenant.
Dumais reprit sa place près des Indiens et leur dit après un silence assez prolongé :
— Le prisonnier remercie les peaux-rouges de lui faire souffrir la mort d’un homme ; il dit que la chanson du visage pâle sera celle d’un guerrier.
— Houa ! fit la Grand’-Loutre, l’Anglais fera comme le hibou qui se lamente, quand il voit le feu de nos wigwams pendant la nuit (c).
Et il continua à fumer en regardant de Locheill avec mépris.
— L’Anglais, dit Talamousse, parle comme un homme maintenant qu’il est loin du poteau ; l’Anglais est un lâche qui n’a pu souffrir la soif ; l’Anglais, en pleurant, a demandé à boire à ses ennemis, comme les petits enfants font à leurs mères.
Et il fit mine de cracher dessus.
Dumais ouvrit un sac, en tira quelques provisions et en offrit aux deux sauvages qui refusèrent de manger. Disparaissant ensuite dans les bois, il revint avec un flacon d’eau-de-vie qu’il avait mis en cache sous les racines d’une épinette, prit un coup et se mit à souper. Les yeux d’un des sauvages dévoraient le contenu du flacon (d).
— Talamousse n’a pas faim, mon frère, dit-il, mais il a soif : il a fait une longue marche aujourd’hui et il est bien fatigué : l’eau de feu délasse les jambes.
Dumais lui passa le flacon ; le sauvage le saisit d’une main tremblante de joie, se mit à boire avec avidité, et lui rendit le flacon après en avoir avalé un bon demiard tout d’un trait. Ses yeux, de brillants qu’ils étaient, devinrent bientôt ternes, et l’hébétement de l’ivresse commença à paraître sur son visage.
— C’est bon ça, dit l’Indien en rendant le flacon.
— Dumais n’en offre pas à son frère la Grand’-Loutre, dit le canadien ; il sait qu’il n’en boit pas.
— Le Grand-Esprit aime la Grand’-Loutre, dit celui-ci, il lui a fait vomir la seule gorgée d’eau-de-feu qu’il ait bue. Le Grand-Esprit aime la Grand’-Loutre, il l’a rendu si malade qu’il a pensé visiter le pays des âmes. La Grand’-Loutre l’en remercie : l’eau-de-feu ôte l’esprit à l’homme.
Ce sauvage, par une rare exception et au grand regret du Canadien, était abstème de nature.
— C’est bon l’eau-de-feu, dit Talamousse après un moment de silence en avançant encore la main vers le flacon que Dumais retira ; donne, donne, mon frère, je t’en prie ; encore un coup, mon frère, je t’en prie.
— Non, dit Dumais, pas à présent ; tantôt.
Et il remit le flacon dans son sac.
— Le Grand-Esprit aime aussi le Canadien, reprit Dumais après une pause, il l’a visité la nuit dernière pendant son sommeil.
— Qu’a-t-il dit à mon frère ? demandèrent les sauvages.
— Le Grand-Esprit lui a dit de racheter le prisonnier, fit Dumais.
— Mon frère ment comme un Français, s’écria la Grand’-Loutre : il ment comme tous les visages-pâles : les peaux-rouges ne mentent pas eux (e).
— Les Français ne mentent jamais quand ils parlent du Grand-Esprit, dit le Canadien.
Et retirant le flacon du sac, il avala une demi-gorgée d’eau-de-vie.
— Donne, donne, mon frère, dit Talamousse en avançant la main vers le flacon, je t’en prie, mon frère !
— Si Talamousse veut me vendre sa part du prisonnier, fit Dumais, le Français lui donnera une autre traite.
— Donne-moi toute l’eau-de-feu, reprit Talamousse, et prends ma part du chien d’Anglais.
— Non, dit Dumais : un autre coup et rien de plus.
Et il fit mine de serrer le flacon.
— Donne donc et prends ma part, fit l’Indien.
Il saisit le flacon à deux mains, avala un autre demiard de la précieuse liqueur, et s’endormit sur l’herbe, complètement ivre.
— Et d’un, pensa Dumais.
La Grand’-Loutre regardait tout ce qui se passait d’un air de défiance, et continuait néanmoins à fumer stoïquement.
— Mon frère veut-il à présent me vendre sa part du prisonnier ? dit Dumais.
— Que veux-tu faire ? repartit le sauvage.
— Le vendre au capitaine d’Haberville qui le fera pendre pour avoir brûlé sa maison et son moulin.
— Ça fait plus mal d’être brûlé : d’Haberville boira la vengeance avec autant de plaisir que Talamousse a bu ton eau-de-feu.
— Mon frère se trompe, le prisonnier souffrira tous les tourments du feu comme un guerrier, mais il pleurera comme une femme si on le menace de la corde : le capitaine d’Haberville le sait bien.
— Mon frère ment encore, répliqua la Grand’-Loutre : tous les Anglais que nous avons brûlés pleuraient comme des lâches, et aucun d’eux n’a entonné sa chanson de mort comme un homme. Ils nous auraient remerciés de les pendre : il n’y a que le guerrier sauvage qui préfère le bûcher à la honte d’être pendu comme un chien (f).
— Que mon frère écoute, dit Dumais, et qu’il fasse attention aux paroles du visage-pâle. Le prisonnier n’est pas Anglais, mais Écossais ; et les Écossais sont les sauvages des Anglais. Que mon frère regarde le vêtement du prisonnier, et il verra qu’il est presque semblable à celui du guerrier sauvage.
— C’est vrai, dit la Grand’-Loutre : il n’étouffe pas dans ses habits comme les soldats anglais et les soldats du Grand Ononthïo qui demeure de l’autre côté du grand lac ; mais, qu’est-ce que ça y fait ?
— Ça y fait, reprit le Canadien qu’un guerrier écossais aime mieux être brûlé que pendu. Il pense, comme les peaux rouges du Canada, qu’on ne pend que les chiens, et que s’il visitait le pays des âmes la corde au cou, les guerriers sauvages ne voudraient pas chasser avec lui.
— Mon frère ment encore, dit l’Indien en secouant la tête d’un air de doute : les sauvages écossais sont toujours des visages-pâles, et ils ne doivent pas avoir le courage de souffrir comme les peaux-rouges.
Et il continu à fumer d’un air pensif.
— Que mon frère prête l’oreille à mes paroles, reprit Dumais, et il verra que je dis la vérité.
— Parle ; ton frère écoute.
— Les Anglais et les Écossais, continua le Canadien, habitent une grande île de l’autre côté du grand lac ; les Anglais vivent dans la plaine, les Écossais dans les montagnes. Les Anglais sont aussi nombreux que les grains de sable de ce lac, et les Écossais que les grains de sable de cet îlot où nous sommes maintenant ; et néanmoins ils se font la guerre depuis autant de lunes qu’il y a de feuilles sur ce gros érable. Les Anglais sont riches, leurs Sauvages sont pauvres ; quand les Écossais battaient les Anglais, ils retournaient dans leurs montagnes chargés de riche butin ; quand les Anglais battaient les Écossais, ils ne trouvaient rien en retour dans leurs montagnes : c’était tout profit d’un côté et rien de l’autre.
— Pourquoi les Anglais, s’ils étaient si nombreux, dit la Grand’-Loutre, ne les poursuivaient-ils pas dans leurs montagnes pour les exterminer tous ? Mon frère dit qu’ils vivent dans une même île : ils n’auraient pu leur échapper ?
— Houa ! s’écria Dumais à la façon du sauvage : mon frère va voir que c’est impossible, s’il veut m’écouter. Les sauvages écossais habitent des montagnes si hautes, si hautes, dit Dumais en montrant le ciel, qu’une armée de jeunes Anglais qui les avaient poursuivis, une fois, jusqu’à moitié chemin, avaient la barbe blanche quand ils descendirent.
— Les Français sont toujours fous, dit l’Indien, ils ne cherchent qu’à faire rire : ils mettront bien vite des matchicotis (jupons), et iront s’asseoir avec nos squaws (femmes), pour les amuser de leurs contes ; ils ne sont jamais sérieux comme des hommes.
— Mon frère doit voir, reprit Dumais, que c’est pour lui faire comprendre combien sont hautes les montagnes d’Écosse.
— Que mon frère parle ; la Grand’-Loutre écoute et comprend, dit l’Indien accoutumé à ce style figuré.
— Les Écossais ont la jambe forte comme l’orignal, et sont agiles comme le chevreuil, continua Dumais.
— Ton frère te croit, interrompit l’Indien, s’ils sont tous comme le prisonnier qui malgré ses liens était toujours sur mes talons quand nous l’avons amené ici : il a la jambe d’un sauvage.
— Les Anglais, reprit le Canadien, sont grands et robustes, mais ils ont la jambe molle et le ventre gros ; si bien que, quoique souvent victorieux, lorsqu’ils poursuivaient leurs ennemis sur leurs hautes montagnes, ceux-ci plus agiles leur échappaient toujours, leurs dressaient des embûches, et en tuaient un grand nombre ; si bien que les Anglais renonçaient le plus souvent à les poursuivre dans les lieux où ils n’attrapaient que des coups et où ils crevaient de faim. La guerre continuait cependant toujours : quand les Anglais faisaient des prisonniers, ils en brûlaient quelques-uns, mais ceux-ci entonnaient au poteau leur chanson de mort, insultaient leurs ennemis en leur disant qu’ils avaient bu dans les crânes de leurs grands-pères, et qu’ils ne savaient pas torturer des guerriers.
— Houa ! s’écria la Grand’-Loutre, ce sont des hommes que ces Écossais !
— Les Écossais, reprit le Canadien, avaient pour chef, il y a bien longtemps de cela, un brave guerrier nommé Wallace ; quand il partait pour la guerre la terre tremblait sous ses pieds : il était aussi haut que ce sapin, et valait à lui seul toute une armée. Il fut trahi par un misérable, vendu pour de l’argent, fut fait prisonnier et condamné à être pendu. À cette nouvelle, ce ne fut qu’un cri de rage et de douleur dans toutes les montagnes d’Écosse : tous les guerriers se peignirent le visage en noir, on tint conseil et dix grands chefs, portant le calumet de paix, partirent pour l’Angleterre. On les fit entrer dans un grand Wigwam, on alluma le feu du conseil, on fuma longtemps en silence ; un grand chef prit enfin la parole et dit : mon frère, la terre a assez bu le sang des guerriers de deux braves nations, nous désirons enterrer la hache : rends-nous Wallace, et nous resterons en otages à sa place : tu nous feras mourir, s’il lève encore le casse-tête contre toi. Et il présenta le calumet au grand Ononthio des Anglais, qui le repoussa de la main en disant : avant que le soleil se couche trois fois, Wallace sera pendu.
Écoute, mon frère, dit le grand chef écossais, s’il faut que Wallace meure, fais-lui souffrir la mort d’un guerrier : on ne pend que les chiens ; et il présenta de nouveau le calumet, qu’Ononthio repoussa. Les députés se consultèrent entre eux, et leur grand chef reprit : que mon frère écoute mes dernières paroles et que son cœur se réjouisse : qu’il fasse planter onze poteaux pour brûler Wallace et ses dix guerriers qui seront fiers de partager son sort : ils remercieront leur frère de sa clémence. Et il offrit encore le calumet de paix, qu’Ononthio refusa.
— Houa ! fit la Grand’-Loutre, c’étaient pourtant de belles paroles et sortant de cœurs généreux. Mais mon frère ne me dit pas pourquoi les Écossais sont maintenant amis des Anglais et font la guerre avec eux contre les Français ?
— Les députés retournèrent dans leurs montagnes, la rage dans le cœur : à chaque cri (g) de mort qu’ils poussaient avant d’entrer dans les villes et les villages pour annoncer la fin lamentable de Wallace, tout le monde courait aux armes, et la guerre continua entre les deux nations pendant autant de lunes qu’il y a de grains de sable dans ma main, dit Dumais en jetant une poignée de sable devant lui. Le petit peuple de sauvages était le plus souvent vaincu par les ennemis aussi nombreux que les étoiles dans une belle nuit ; les rivières coulaient des eaux de sang, mais il ne songeait pas à enfouir la hache du guerrier. La guerre durerait encore sans un traître qui avertit des soldats anglais que neuf grands chefs écossais, réunis dans une caverne pour y boire de l’eau-de-feu, s’y étaient endormis comme notre frère Talamousse.
— Les peaux-rouges, dit la Grand’-Loutre, ne sont jamais traîtres à leur nation : ils trompent leurs ennemis, jamais leurs amis. Mon frère veut-il me dire pourquoi il y a des traîtres parmi les visages-pâles ?
Dumais assez embarrassé de répondre à cette question faite à brûle-pourpoint, continua comme s’il n’eût rien entendu :
— Les neuf chefs, surpris loin de leurs armes, furent conduits dans une grande ville, et tous condamnés à être pendus avant la fin d’une lune. À cette triste nouvelle, on alluma des feux de nuit sur toutes les montagnes d’Écosse pour convoquer un grand conseil de tous les guerriers de la nation. Les hommes sages dirent de belles paroles pendant trois jours et trois nuits ; et cependant on ne décida rien. On fit la médecine, et un grand sorcier déclara que le mitsimanitou (h) était irrité contre ses enfants, et qu’il fallait enfouir la hache pour toujours. Vingt guerriers peints en noir se rendirent dans la grande ville des Anglais, et avant d’y entrer poussèrent autant de cris de mort qu’il y avait de chefs captifs. On tint un grand conseil ; et l’Ononthio des Anglais leur accorda la paix à condition qu’ils donneraient des otages, qu’ils livreraient leurs places fortes, que les deux nations n’en feraient plus qu’une, et que les guerriers anglais et écossais combattraient épaule contre épaule les ennemis du grand Ononthio. On fit un festin qui dura trois jours et trois nuits, et où l’on but tant d’eau-de-feu, que les femmes serrèrent les casse-têtes car, sans cela, la guerre aurait recommencé de nouveau. Les Anglais furent si joyeux qu’ils promirent d’envoyer en Écosse, par-dessus le marché, toutes les têtes, pattes et queues des moutons qu’ils tueraient à l’avenir.
— C’est bon ça, dit l’Indien ; les Anglais sont généreux ! (i)
– Mon frère doit voir, continua Dumais, qu’un guerrier écossais aime être brûlé que pendu, et il va me vendre sa part du prisonnier. Que mon frère fasse son prix, et Dumais ne regardera pas à l’argent.
— La Grand’-Loutre ne vendra pas sa part du prisonnier, dit l’Indien ; il a promis à Taoutsï et Katakouï de le livrer demain au campement du Petit-Marigotte, et il tiendra sa parole. On assemblera le conseil, la Grand’-Loutre parlera aux jeunes gens ; et s’ils consentent à ne pas le brûler, il sera toujours temps de le livrer à d’Haberville.
— Mon frère connaît Dumais, dit le Canadien : il sait qu’il est riche, qu’il a bon cœur et qu’il est un homme de parole ; Dumais paiera pour le prisonnier six fois autant, en comptant sur ses doigts, qu’Ononthio paie aux sauvages pour chaque chevelure de l’ennemi.
— La Grand’-Loutre sait que son frère dit vrai, répliqua l’Indien, mais il ne vendra pas sa part du prisonnier.
Les yeux du Canadien lancèrent des flammes ; il serra fortement le manche de sa hache ; mais, se ravisant tout à coup, il secoua d’un air indifférent les cendres de la partie du casse-tête qui servait de pipe aux Français aussi bien qu’aux sauvages dans leurs guerres de découvertes. Quoique le premier mouvement hostile de Dumais n’eût point échappé à l’œil de lynx de son compagnon, il n’en continua pas moins à fumer tranquillement.
Les paroles de Dumais, lorsque de Locheill l’avait reconnu, avaient fait renaître l’espérance dans son âme ; et il se rattachait à cette vie, dont il avait d’abord fait le sacrifice avec résignation, en bon chrétien, et en homme courageux. Malgré les remords cuisants qui lui déchiraient le cœur, il était bien jeune pour faire, sans regret, ses adieux à la vie et à tout ce qu’il avait de plus cher au monde ! Pouvait-il sans amertume renoncer à la brillante carrière des armes qui avait illustré un si grand nombre de ses ancêtres ! Pouvait-il, lui, le dernier de sa race, enfouir sans regret dans la tombe le blason taché des Cameron de Locheill ! Pouvait-il faire sans regret ses adieux à la vie, en pensant qu’il laisserait la famille d’Haberville sous l’impression qu’elle avait réchauffé une vipère dans son sein ; en pensant que son nom ne serait prononcé qu’avec horreur par les seuls amis sincères qu’il eût au monde ; en pensant au désespoir de Jules et aux imprécations de l’implacable capitaine ; à la douceur muette de cette bonne et sainte femme qui l’appelait son fils, et de cette belle et douce jeune fille qui l’appelait jadis son frère, et à laquelle il avait espéré donner un jour un nom plus tendre ! Arché était donc bien jeune pour mourir. En ressaisissant la vie, il pouvait encore tout réparer, et une lueur d’espérance ranima son cœur.
De Locheill, encouragé par les paroles de Dumais, avait suivi, avec une anxiété toujours croissante, la scène qui se passait devant lui. Ignorant l’idiome indien, il s’efforçait de saisir, à l’expression de leurs traits, le sens des paroles des interlocuteurs. Quoique la nuit fut un peu sombre, il n’avait rien perdu des regards haineux et méprisants que lui lançaient les sauvages, dont les yeux brillaient d’une lumière phosphoreuse, comme ceux du chat-tigre. Connaissant la férocité des Indiens sous l’influence de l’alcool, il ne vit pas, sans surprise, Dumais leur passer le flacon ; mais, quand il vit l’un d’eux s’abstenir de boire et l’autre étendu mort-ivre sur le sable, il comprit la tactique de son libérateur pour se débarrasser d’un de ses ennemis. Quand il entendit prononcer le nom de Wallace, il se rappela que pendant la maladie de Dumais, il l’avait souvent entretenu des exploits fabuleux de son héros favori : sans pouvoir néanmoins deviner à quelle fin il entretenait le sauvage des exploits d’un guerrier calédonien. S’il eût compris la fin du discours du Canadien, il se serait rappelé les quolibets de Jules à propos du prétendu plat favori de ses compatriotes. Quand il vit la colère briller dans les yeux de Dumais, quand il le vit serrer son casse-tête, il allait lui crier de ne point frapper, lorsqu’il lui vit reprendre une attitude pacifique. Son âme généreuse se refusait à voir son ami exposé, par un sentiment de gratitude, à passer par les armes, en tuant un sauvage allié des Français.
Le Canadien garda pendant quelque temps le silence, chargea de nouveau sa pipe, se mit à fumer et dit de sa voix la plus calme :
— Quand la Grand’-Loutre est tombé malade de la picote, près de la Rivière-du-Sud, ainsi que son père, sa femme et ses deux fils, Dumais a été les chercher ; et au risque de prendre la maladie lui-même, ainsi que sa famille, il les a transportés dans son grand wigwam, où il les a soignés pendant trois lunes. Ce n’est pas la faute à Dumais si le vieillard et les deux jeunes gens sont morts : Dumais les a fait enterrer avec des cierges à l’entour de leurs corps, comme des chrétiens, et la robe noire a prié le Grand-Esprit pour eux.
— Si Dumais, répliqua l’Indien, ainsi que sa femme et ses enfants fussent tombés malades dans la forêt, la Grand’-Loutre les aurait portés dans son wigwam, aurait pêché le poisson des lacs et des rivières, chassé le gibier dans les bois, aurait acheté l’eau-de-feu, qui est la médecine des Français ; et il aurait dit : — mangez et buvez, mes frères, et prenez des forces. La Grand’-Loutre et sa squaw auraient veillé jour et nuit auprès de la couche de ses amis français ; et la Grand’-Loutre n’aurait pas dit : — je t’ai nourri, soigné, et j’ai acheté avec mes pelleteries l’eau-de-feu qui est la médecine des visages-pâles. Que mon frère, ajouta l’Indien en se redressant avec fierté, emmène le prisonnier : le peau-rouge ne doit plus rien aux visages-pâles !
Et il se remit à fumer tranquillement.
— Écoute, mon frère, dit le Canadien, et pardonne à Dumais s’il t’a caché la vérité : il ne connaissait pas ton grand cœur. Il va parler maintenant en présence du Grand-Esprit qui l’écoute ; et le visage-pâle ne ment jamais au Grand-Esprit.
— C’est vrai, fit l’Indien : que mon frère parle et son frère l’écoute.
— Quand la Grand’-Loutre était malade, il y a trois ans, reprit le Canadien, Dumais lui a raconté son aventure, lorsque les glaces du printemps l’emportaient dans la chute du Saint-Thomas, et comment il fut sauvé par un jeune Écossais, qui arrivait le soir chez le seigneur de Beaumont.
— Mon frère me l’a racontée, dit l’Indien, et il m’a montré les restes de l’îlot où, suspendu sur l’abîme, il attendait la mort à chaque instant. La Grand’-Loutre connaissait déjà la place et le vieux cèdre auquel mon frère se tenait.
— Eh bien ! reprit Dumais en se levant et ôtant sa casquette, ton frère déclare, en présence du Grand-Esprit, que le prisonnier est le jeune Écossais qui lui a sauvé la vie !
L’Indien poussa un cri terrible, que les échos des montagnes répétèrent avec l’éclat de la foudre, se releva d’un bond en tirant son couteau, et se précipita sur le prisonnier. De Locheill, qui n’avait rien compris à leur conversation, crut qu’il touchait au dernier moment de son existence, et recommanda son âme à Dieu, quand, à sa grande surprise, le sauvage coupa ses liens, lui secoua fortement les mains avec de vives démonstrations de joie, et le poussa dans les bras de son ami.
Dumais pressa, en sanglotant, Arché contre sa poitrine, puis s’agenouillant, s’écria :
— Je vous ai prié, ô mon Dieu ! d’étendre votre main protectrice sur ce noble et généreux jeune homme ; ma femme et mes enfants n’ont cessé de faire les mêmes prières : merci, merci, mon Dieu ! merci de m’avoir accordé beaucoup plus que je n’avais demandé ! Je vous rends grâces, ô mon Dieu ! car j’aurais commis un crime pour lui sauver la vie, et j’aurais traîné une vie rongée de remords, jusqu’à ce que la tombe eût recouvert un meurtrier.
— Maintenant, dit de Locheill après avoir remercié son libérateur avec les plus vives expressions de reconnaissance, en route au plus vite, mon cher Dumais, car, si l’on s’aperçoit de mon absence du bivouac, je suis perdu sans ressources ; je vous expliquerai cela chemin faisant.
Comme ils se préparaient à mettre le pied dans le canot, trois cris de huard se firent entendre vis-à-vis de l’îlot du côté sud du lac.
— Ce sont les jeunes gens du Marigotte, dit la Grand’-Loutre en s’adressant à de Locheill, qui viennent te chercher, mon frère ; Taoutsï et Katakouï leur auront fait dire, par quelques sauvages qu’ils auront rencontrés, qu’il y avait un prisonnier anglais sur l’îlot ; mais ils crieront longtemps avant de réveiller Talamousse, et la Grand’-Loutre va dormir jusqu’au retour du Canadien. Bon voyage, mes frères.
Arché et son compagnon entendirent longtemps, en se dirigeant vers le nord, les cris de huard que poussaient les jeunes Indiens à courts intervalles, mais ils étaient hors de toute atteinte.
— Je crains, dit Arché en descendant le versant opposé de la montagne, que les jeunes guerriers abénaquis, trompés dans leur attente, ne fassent un mauvais parti à nos amis de l’îlot.
— Il est vrai, répondit son compagnon, que nous les privons d’une grande jouissance : ils trouveront le temps long au Marigotte, et la journée de demain leur aurait paru courte en faisant rôtir un prisonnier. De Locheill frissonna involontairement.
Quant aux deux Canaouas que nous avons laissés, n’ayez aucune inquiétude pour eux, ils sauront bien se retirer d’affaire. Le sauvage est l’être le plus indépendant de la nature : il ne rend compte de ses actions à autrui qu’autant que ça lui plaît. D’ailleurs tout ce qui pourrait leur arriver de plus fâcheux dans cette circonstance, serait, suivant leur expression, de couvrir la moitié du prisonnier avec des peaux de castor ou d’autres objets : en un mot d’en payer la moitié à Taoutsi et Katakouï. Il est même plus que probable que la Grand’-Loutre, qui est une sorte de bel esprit parmi eux, s’en retirera en faisant rire les autres aux dépens de ses deux associés, car il n’est jamais à bout de ressources. Il va leur dire que Talamousse et lui avaient bien le droit de disposer de la moitié de leur captif ; qu’une moitié une fois libre a emporté l’autre avec elle : qu’ils se dépêchent de courir, que le prisonnier chargé de leur butin ne peut se sauver bien vite : ou d’autres farces semblables toujours bien accueillies des sauvages. Enfin, ce qui est encore probable, c’est qu’il va leur parler de mon aventure aux chutes de Saint-Thomas, que tous les Abénaquis connaissent, leur dire que c’est à votre dévouement que je dois la vie ; et, comme les sauvages n’oublient jamais un service, ils s’écrieront : — mes frères ont bien fait de relâcher le sauveur de notre ami le visage-pâle !
De Locheill voulut entrer dans de longs détails pour se disculper aux yeux de Dumais de sa conduite cruelle le jour précédent ; mais celui-ci l’arrêta.
— Un homme comme vous, monsieur Archibald de Locheill, dit Dumais, ne me doit aucune explication. Ce n’est pas celui qui, au péril imminent de sa vie, n’a pas hésité un seul instant à s’exposer à la rage des éléments déchaînés pour secourir un inconnu, ce n’est pas un si noble cœur que l’on peut soupçonner de manquer aux premiers sentiments de l’humanité et de la reconnaissance. Je suis soldat et je connais toute l’étendue des devoirs qu’impose la discipline militaire. J’ai assisté à bien des scènes d’horreur de la part de nos barbares alliés, qu’en ma qualité de sergent, commandant quelquefois un parti plus fort qu’eux, j’aurais pu empêcher, si des ordres supérieurs ne m’eussent lié les mains : c’est un rude métier que le nôtre pour des cœurs sensibles.
J’ai été témoin d’un spectacle qui me fait encore frémir d’horreur quand j’y pense. J’ai vu ces barbares brûler une Anglaise : c’était une jeune femme d’une beauté ravissante. Il me semble toujours la voir liée au poteau où ils la martyrisèrent pendant huit mortelles heures ! je la vois encore cette pauvre femme au milieu de ses bourreaux ; et n’ayant, comme notre mère Ève, pour voile que ses longs cheveux, blonds comme de la filasse, qui lui couvraient la moitié du corps. Il me semble entendre sans cesse son cri déchirant de : mein Gott ! mein Gott ! Nous fîmes tout ce que nous pûmes pour la racheter, mais sans y réussir ; car, malheureusement pour elle, son père, son mari et ses frères en la défendant avec le courage du désespoir, avaient tué plusieurs sauvages et entre autres un de leurs chefs et son fils. Nous n’étions qu’une dizaine de Canadiens contre au moins deux cents Indiens. J’étais bien jeune alors, et je pleurais comme un enfant. Ducros dit Laterreur cria à Francœur en écumant de rage : — Quoi ! sergent, nous des hommes, nous souffrirons qu’on brûle une pauvre créature devant nos yeux sans la défendre ! nous des Français ! Donnez l’ordre, sergent, et j’en échine pour ma part dix de ces chiens de Canaouas avant qu’ils aient même le temps de se mettre en défense. Et il l’aurait fait comme il le disait, car c’était un maître homme que Laterreur, et vif comme un poisson. L’Ours-Noir, un de leurs guerriers les plus redoutables, se retourna de notre côté en ricanant. Ducros s’élança sur lui le casse-tête levé en lui criant : — prends ta hache, L’Ours-Noir, et tu verras, lâche, que tu n’auras pas affaire à une faible femme ! L’Indien haussa les épaules d’un air de pitié et se contenta de dire lentement : — le visage pâle est bête : il tuerait son ami pour défendre la squaw du chien d’Anglais son ennemi. Le sergent mit fin à cette altercation en ordonnant à Ducros de rejoindre notre petit groupe. C’était un brave et franc cœur que ce sergent comme son nom l’attestait. Il nous dit, les larmes aux yeux : — il me serait inutile d’enfreindre mes ordres ; nous ne pourrions sauver cette pauvre femme en nous faisant tous massacrer. Quelle en serait ensuite la conséquence ? la puissante tribu des Abénaquis se détacherait de l’alliance des Français, deviendrait notre ennemie, et combien alors de nos femmes et de nos enfants subiraient le sort de cette malheureuse Anglaise ! Et je serai responsable de tout le sang qui serait répandu.
Eh bien ! monsieur Arché, six mois même après cette scène horrible, je me réveillais en sursaut, tout trempé de sueur : il me semblait la voir, cette pauvre victime, au milieu de ces bêtes féroces ; il me semblait sans cesse entendre ses cris déchirants de : mein Gott ! mein Gott ! On s’est étonné de mon sang-froid, et de mon courage, lorsque les glaces m’entraînaient vers les chutes de Saint-Thomas ; en voici la principale cause. Au moment où la débâcle se fit, et que les glaces éclataient avec un bruit épouvantable, je crus entendre, parmi les voix puissantes de la tempête, les cris déchirants de la malheureuse Anglaise et son mein Gott ! mein Gott ! (j) Je pensais que c’était un châtiment de la Providence, que je méritais, pour ne pas l’avoir secourue. Car, voyez-vous, monsieur Arché, les hommes font souvent des lois que le bon Dieu est loin de sanctionner. Je ne suis qu’un pauvre ignorant, qui doit le peu d’instruction que j’ai reçue au vénérable curé qui a élevé ma femme ; mais c’est là mon avis.
— Et vous avez bien raison, dit Arché en soupirant.
Les deux amis s’entretinrent, pendant le reste du trajet, de la famille d’Haberville. Les dames et mon oncle Raoul s’étaient réfugiés dans la ville de Québec, à la première nouvelle de l’apparition de la flotte anglaise dans les eaux du Saint-Laurent. Le capitaine d’Haberville était campé à Beauport, avec sa compagnie, ainsi que son fils Jules, de retour au Canada, avec le régiment dans lequel il servait.
Dumais, craignant quelque fâcheuse rencontre de sauvages abénaquis qui épiaient les mouvements de l’armée anglaise, insista pour escorter Arché jusqu’au bivouac où il avait laissé ses soldats. Les dernières paroles de de Locheill furent :
— Vous êtes quitte envers moi, mon ami, vous m’avez rendu vie pour vie ; mais moi je ne le serai jamais envers vous. Il y a, Dumais, une solidarité bien remarquable dans nos deux existences. Parti de la Pointe-Lévis, il y a deux ans, j’arrive sur les bords de la Rivière-du-Sud pour vous retirer de l’abîme : quelques minutes plus tard vous étiez perdu sans ressources. Je suis, moi, fait prisonnier, hier, par les sauvages, après une longue traversée de l’Océan ; et vous, mon cher Dumais, vous êtes à point sur un îlot du lac Trois-Saumons pour me sauver l’honneur et la vie : la providence de Dieu s’est certainement manifestée d’une manière visible. Adieu, mon cher ami ; quelqu’aventureuse que soit la carrière du soldat, j’ai l’espoir que nous reposerons la tête sous le même tertre, et que vos enfants et petits-enfants auront une raison de plus de bénir la mémoire d’Archibald Cameron of Locheill.
Lorsque les montagnards écossais remarquèrent, au soleil levant, la pâleur de leur jeune chef, après tant d’émotions, ils pensèrent que, craignant quelque surprise, il avait passé la nuit sans dormir, à rôder autour de leur bivouac. Après un léger repas, de Locheill fit mettre le feu à la maison voisine du moulin réduit en cendres ; mais il avait à peine repris sa marche, qu’un émissaire de Montgomery lui signifia de cesser l’œuvre de destruction. (k)
— Il est bien temps ! s’écria Arché en mordant la poignée de sa claymore.