Desbarats et Derbishire (p. 239-260).

CHAPITRE QUATORZIÈME.

Séparateur


Il est des occasions dans la guerre où le plus brave doit fuir.
Cervantes.


les plaines d’abraham.


Væ victis ! dit la sagesse des nations ; malheur aux vaincus ! non seulement à cause des désastres, conséquences naturelles d’une défaite, mais aussi parce que les vaincus ont toujours tort. Ils souffrent matériellement, ils souffrent dans leur amour-propre blessé, ils souffrent dans leur réputation comme soldats. Qu’ils aient combattu un contre dix, un contre vingt, qu’ils aient fait des prodiges de valeur, ce sont toujours des vaincus ; à peine trouvent-ils grâce chez leurs compatriotes. L’histoire ne consigne que leur défaite. Ils recueillent bien, par-ci par-là, quelques louanges des écrivains de leur nation, mais ces louanges sont presque toujours mêlées de reproches. On livre une nouvelle bataille la plume et le compas à la main ; on enseigne aux mânes des généraux dont les corps reposent sur des champs de carnage vaillamment défendus, ce qu’ils auraient dû faire pour être au nombre des vivants ; on démontre victorieusement, assis dans un fauteuil bien bourré, par quelles savantes manœuvres les vaincus seraient sortis triomphants de la lutte. On leur reproche avec amertume les conséquences de leur défaite. Ils mériteraient pourtant d’être traités avec plus de générosité ! Un grand capitaine, qui a égalé de nos jours Alexandre et César, n’a-t-il pas dit : « Quel est celui qui n’a jamais commis de faute à la guerre ? » Væ victis !

Le 13 septembre, 1759, jour néfaste dans les annales de la France, l’armée anglaise, commandée par le général Wolfe, après avoir trompé la vigilance des sentinelles françaises, et surpris les avant-postes, pendant une nuit sombre, était rangée en bataille le matin sur les plaines d’Abraham, où elle avait commencé à se retrancher. Le général Montcalm, emporté par son courage chevaleresque, ou jugeant peut-être aussi qu’il était urgent d’interrompre des travaux dont les conséquences pouvaient devenir funestes, attaqua les Anglais avec une portion seulement de ses troupes, et fut vaincu, comme il devait l’être, avec des forces si disproportionnées à celles de l’ennemi. Les deux généraux scellèrent de leur sang cette bataille mémorable : Wolfe en dotant l’Angleterre d’une colonie presque aussi vaste que la moitié de l’Europe, Montcalm en faisant perdre à la France une immense contrée que son roi et ses imprévoyants ministres appréciaient d’ailleurs fort peu.

Malheur aux vaincus ! Si le marquis de Montcalm eût remporté la victoire sur l’armée anglaise, on l’aurait élevé jusqu’aux nues, au lieu de lui reprocher de n’avoir pas attendu les renforts qu’il devait recevoir de monsieur de Vaudreuil et du colonel de Bougainville ; on aurait admiré sa tactique d’avoir attaqué brusquement l’ennemi avant qu’il eût le temps de se reconnaître et d’avoir profité des accidents de terrain pour se retrancher dans des positions inexpugnables. On aurait dit que cent hommes à l’abri de retranchements en valent mille à découvert. On n’aurait point attribué au général Montcalm des motifs de basse jalousie, indignes d’une grande âme : les lauriers brillants, qu’il avait tant de fois cueillis sur de glorieux champs de bataille, l’auraient mis à couvert de tels soupçons.

Væ victis ! La cité de Québec, après la funeste bataille du 13 septembre, n’était plus qu’un monceau de ruines ; les fortifications n’étaient pas même à l’abri d’un coup de main, car une partie des remparts s’écroulait (a). Les magasins étaient épuisés de munitions ; les artilleurs, plutôt pour cacher leur détresse que pour nuire à l’ennemi, ne tiraient qu’un coup de canon à longs intervalles contre les batteries formidables des Anglais. Il n’y avait plus de vivres. Et l’on a cependant accusé de pusillanimité la brave garnison qui avait tant souffert et qui s’était défendue si vaillamment. Si le gouverneur, nouveau Nostradamus, eût su que le chevalier de Lévis était à portée de secourir la ville, et qu’au lieu de capituler, il eût attendu l’arrivée des troupes françaises, il est encore certain que, loin d’accuser la garnison de pusillanimité, on eût élevé son courage jusqu’au ciel. Certes, la garnison s’est montrée bien lâche en livrant une ville qu’elle savait ne pouvoir défendre ! Elle devait, confiante en l’humanité de l’ennemi qui avait promené le fer et le feu dans les paisibles campagnes, faire fi de la vie des citadins, de l’honneur de leurs femmes et de leurs filles exposées à toutes les horreurs d’une ville prise d’assaut ! Elle a été bien lâche cette pauvre garnison ! Malheur aux vaincus !

Les Anglais, après la capitulation, ne négligèrent rien de ce qui pouvait assurer la conquête d’une place aussi importante que la capitale de la Nouvelle-France. Les murs furent relevés, de nouvelles fortifications ajoutées aux premières ; et le tout armé d’une artillerie formidable. Ils pouvaient devenir assiégés, d’assiégeants qu’ils étaient l’année précédente. Leurs prévisions étaient justes, car le général de Lévis reprenait, le printemps suivant, l’offensive avec une armée de 8,000 hommes, tant de troupes régulières que de miliciens canadiens.

Cependant l’armée anglaise, fière de la victoire qu’elle avait remportée sept mois auparavant, était encore rangée en bataille, dès huit heures du matin, le 28 Avril 1760, sur les mêmes plaines où elle avait combattu avec tant de succès. Le général Murray, qui commandait cette armée forte de 6,000 hommes, et soutenue par vingt-deux bouches à feu, occupait les positions les plus avantageuses, lorsque l’armée française, un peu plus nombreuse, mais n’ayant que deux pièces d’artillerie, couronna les hauteurs de Sainte-Foye. Les Français, quoique fatigués par une marche pénible par des chemins impraticables à travers les marais de la Suède (b), brûlaient du désir de venger leur défaite de l’année précédente. La soif du sang était bien ardente dans les poitrines d’ennemis, qui attisaient depuis tant d’années les haines séculaires, qu’ils avaient transportées de la vieille Europe sur le nouveau continent. La bravoure était égale des deux côtés, et 15,000 hommes des meilleures troupes du monde n’attendaient que l’ordre de leurs chefs pour ensanglanter de nouveau les mêmes plaines qui avaient déjà bu le sang de tant de valeureux soldats.

Jules d’Haberville, qui s’était déjà distingué à la première bataille des plaines d’Abraham, faisait alors partie d’une des cinq compagnies commandées par le brave capitaine d’Aiguebelle, qui sur l’ordre du général de Lévis abandonnèrent d’abord le moulin de Dumont, attaqué par des forces supérieures. Jules, blessé grièvement par un éclat d’obus, qui lui avait cassé le bras gauche, refusa de céder aux instances de ses amis, qui le pressaient instamment de faire panser une blessure dont le sang coulait avec abondance ; et se contentant d’un léger bandage avec son mouchoir, il chargea de nouveau, le bras en écharpe, à la tête de sa compagnie, lorsque le général, jugeant l’importance de s’emparer coute que coute d’un poste dont dépendait l’issu du combat, ordonna de reprendre l’offensive.

Presque toute l’artillerie du général Murray était dirigée de manière à protéger cette position si importante, lorsque les grenadiers français l’abordèrent de nouveau au pas de charge : les boulets, la mitraille décimaient leurs rangs qu’ils reformaient à mesure avec autant d’ordre que dans une parade : cette position fut prise et reprise plusieurs fois pendant cette mémorable bataille, où chacun luttait de courage. Jules d’Haberville, « le petit grenadier, » comme l’appelaient ses soldats, emporté par son ardeur malgré sa blessure, s’était précipité, l’épée à la main, au milieu des ennemis, qui lâchèrent prise un instant ; mais à peine les Français s’y étaient-ils établis, que les Anglais, revenant à la charge en plus grand nombre, s’emparèrent du moulin, après un combat des plus sanglants.

Les grenadiers français, mis un instant en désordre, se reformèrent de nouveau à une petite distance sous le feu de l’artillerie et d’une grêle de balles qui les criblaient ; et abordant pour la troisième fois le moulin de Dumont à la baïonnette, ils s’en emparèrent après une lutte sanglante, et s’y maintinrent. On aurait cru pendant cette troisième charge que tous les sentiments, qui font aimer la vie, étaient éteints dans l’âme du jeune d’Haberville, qui, le cœur ulcéré par l’amitié trahie, par la ruine totale de sa famille, paraissait implorer la mort comme un bienfait. Aussi dès que l’ordre avait été donné de marcher en avant pour la troisième fois, bondissant comme un tigre et poussant le cri de guerre de sa famille « à moi grenadiers » il s’était précipité seul sur les Anglais qu’il avait attaqués comme un insensé. L’œuvre de carnage avait recommencé avec une nouvelle fureur, et, lorsque les Français étaient restés maîtres de la position, ils avaient retiré Jules d’un monceau de morts et de blessés. Comme il donnait signe de vie, deux grenadiers le portèrent sur les bords d’un petit ruisseau près du moulin, où un peu d’eau fraîche lui fit reprendre connaissance. C’était plutôt la perte du sang qui avait causé la syncope, que la grièveté de la blessure : un coup de sabre, qui avait fendu son casque, avait coupé la chair sans fracturer l’os de la tête. Un soldat arrêta l’effusion du sang, et dit à Jules, qui voulait retourner au combat :

— Pas pour le petit quart d’heure, notre officier : vous en avez votre suffisance pour le moment ; le soleil chauffe en diable sur la butte, ce qui est dangereux pour les blessures de tête. Nous allons vous porter à l’ombre de ce bois, où vous trouverez des lurons qui ont aussi quelques égratignures. D’Haberville, trop faible pour opposer aucune résistance, se trouva bien vite au milieu de nombreux blessés, qui avaient eu assez de force pour se traîner jusqu’au bocage de sapins.

Tout le monde connaît l’issue de la seconde bataille des plaines d’Abraham ; la victoire fut achetée bien chèrement par les Français et les Canadiens, dont la perte fut aussi grande que celle de l’ennemi. Ce fut, de la part des vainqueurs, effusion de sang inutile : la Nouvelle-France, abandonnée de la mère patrie, fut cédée à l’Angleterre par le nonchalant Louis XV, trois ans après cette glorieuse bataille qui aurait pu sauver la colonie.

De Locheill s’était vengé noblement des soupçons injurieux à sa loyauté, que son ennemi Montgomery avait essayé d’inspirer aux officiers supérieurs de l’armée britannique. Ses connaissances étendues, le temps qu’il consacrait à l’étude de sa nouvelle profession, son aptitude à tous les exercices militaires, sa vigilance aux postes qui lui étaient confiés, sa sobriété, lui valurent d’abord l’estime générale ; et son bouillant courage, tempéré néanmoins par la prudence dans l’attaque des lignes françaises à Montmorency, et sur le champ de bataille du 13 septembre 1759, fut remarqué par le général Murray, qui le combla publiquement de louanges.

Lors de la déroute de l’armée anglaise, à la seconde bataille des plaines d’Abraham, Archibald de Locheill, après des prodiges de valeur à la tête de ses montagnards, fut le dernier à céder un terrain qu’il avait disputé pouce à pouce ; il se distingua encore par son sang-froid et sa présence d’esprit en sauvant les débris de sa compagnie dans la retraite ; car au lieu de suivre le torrent des fuyards vers la ville de Québec, il remarqua que le moulin de Dumont était évacué par les grenadiers français, occupés à la poursuite de leurs ennemis dont ils faisaient un grand carnage ; profitant de cette circonstance pour dérober sa marche à l’ennemi, il défila entre cette position et le bois adjacent. Ce fut alors qu’il crut entendre prononcer son nom ; et se détournant, il vit sortir du bosquet un officier, le bras en écharpe, la tête couverte d’un linge sanglant, l’uniforme en lambeaux, qui, l’épée à la main, s’avançait en chancelant vers lui.

— Que faites-vous, brave Cameron de Locheill, cria l’inconnu ! Le moulin est évacué par nos vaillants soldats : il n’est pas même défendu par des femmes, des enfants et des vieillards infirmes ! retournez sur vos pas, valeureux Cameron, il vous sera facile de l’incendier pour couronner vos exploits !

Il était impossible de se méprendre à la voix railleuse de Jules d’Haberville, quoique son visage, souillé de sang et de boue, le rendît méconnaissable.

Arché, à ces paroles insultantes, n’éprouva qu’un seul sentiment, celui d’une tendre compassion pour l’ami de sa jeunesse, pour celui qu’il désirait depuis longtemps presser dans ses bras. Son cœur battit à se rompre ; un sanglot déchirant s’échappa de sa poitrine, car il lui sembla entendre retentir de nouveau les paroles de la sorcière du domaine :

— « Garde ta pitié pour toi-même, tu en auras besoin, lorsque tu porteras dans tes bras le corps sanglant de celui que tu appelles maintenant ton frère ! Je n’éprouve qu’une grande douleur, ô Archibald de Locheill ! c’est celle de ne pouvoir te maudire ! malheur ! malheur ! malheur ! »

Aussi Arché, sans égard à la position critique dans laquelle il se trouvait, à la responsabilité qui pesait sur lui pour le salut de ses soldats, fit faire halte à sa compagnie, et s’avança au-devant de Jules, sa claymore dirigée vers la terre. Un instant, un seul instant, toute la tendresse du jeune français pour son frère d’adoption sembla se réveiller en lui, mais réprimant ce premier mouvement de sensibilité, il lui dit d’une voix creuse et empreinte d’amertume :

— Défendez-vous, monsieur de Locheill, vous aimez les triomphes faciles. Défendez-vous ! Ah ! traître !

À cette nouvelle injure, Arché, se croisant les bras, se contenta de répondre de sa voix la plus affectueuse :

— Toi aussi, mon frère Jules, toi aussi, tu m’as condamné sans m’entendre !

À ces paroles d’affectueux reproches, une forte secousse nerveuse acheva de paralyser le peu de force qui restait à Jules ; l’épée lui échappa de la main, et il tomba la face contre terre. Arché fit puiser de l’eau dans le ruisseau voisin par un de ses soldats ; et sans s’occuper du danger auquel il s’exposait, il prit son ami dans ses bras et le porta sur la lisière du bois, où plusieurs blessés tant français que canadiens, touchés des soins que l’Anglais donnait à leur jeune officier, n’eurent pas même l’idée de lui nuire, quoique plusieurs eussent rechargé leurs fusils. Arché, après avoir visité les blessures de son ami, jugea que la perte de sang était la seule cause de la syncope : en effet l’eau glacée qu’il lui jeta au visage, lui fit bien vite reprendre connaissance. Il ouvrit les yeux, les leva un instant sur Arché, mais ne proféra aucune parole. Celui-ci lui serra une main qui parut répondre par une légère pression.

— Adieu, Jules, lui dit Arché ! Adieu, mon frère ! le devoir impérieux m’oblige de te laisser : nous reverrons tous deux de meilleurs jours.

Et il rejoignit en gémissant ses compagnons.

— Maintenant, mes garçons, dit de Locheill après avoir jeté un coup d’œil rapide sur la plaine, après avoir prêté l’oreille aux bruits confus qui en sortaient, maintenant, mes garçons, point de fausse délicatesse ; la bataille est perdue sans ressources ; montrons à présent l’agilité de nos jambes de montagnards, si nous voulons avoir la chance d’assister à d’autres combats ; en avant donc, et ne me perdez pas de vue.

Profitant alors, avec une rare sagacité, de tous les accidents de terrain, prêtant l’oreille de temps en temps aux cris des Français acharnés à la poursuite des Anglais, qu’ils voulaient refouler sur la rivière Saint-Charles, de Locheill eut le bonheur de rentrer dans la ville de Québec, sans avoir perdu un seul homme de plus. Cette vaillante compagnie avait déjà assez souffert : la moitié était restée sur le champ de bataille ; et de tous les officiers et sous-officiers, de Locheill était le seul survivant.

Honneur au courage malheureux ! Honneur aux mânes des soldats anglais dont les corps furent enterrés pêle-mêle avec ceux de leurs ennemis, le 28 avril 1760. Honneur à ceux dont on voit encore les monceaux d’ossements reposer en paix près du moulin de Dumont dans un embrassement éternel ! Ces soldats auront-ils oublié leurs haines invétérées pendant ce long sommeil ! ou seront-ils prêts à s’entr’égorger de nouveau, lorsque la trompette du jugement dernier sonnera le dernier appel de l’homme de guerre sur la vallée de Josaphat !

Honneur à la mémoire des guerriers français dont les plaines d’Abraham recouvrent les corps sur le sinistre champ de bataille de l’année précédente ! auront-ils mémoire, après un si long sommeil, de leur dernière lutte pour défendre le sol de leur patrie passée sous le joug de l’étranger ? chercheront-ils en s’éveillant leurs armes pour reconquérir cette terre que leur courage trahi n’a pu conserver ? les héros, chantés par les poètes de la mythologie, conservaient leurs passions haineuses dans les champs élysées ; les héros chrétiens pardonnent en mourant à leurs ennemis.

Honneur au courage malheureux ! si les hommes, qui fêtent l’anniversaire d’une grande victoire glorieusement disputée, avaient dans l’âme une parcelle de sentiments généreux, ils appendraient au brillant pavillon national, un drapeau à la couleur sombre avec cette légende : « honneur au courage malheureux ! » Parmi les guerriers célèbres dont l’histoire fait mention, un seul, le lendemain d’une victoire mémorable, se découvrit avec respect devant les captifs en présence de son nombreux état-major, et prononça ses paroles dignes d’une grande âme : « honneur, messieurs, au courage malheureux ! » il voulait, sans doute, que les Français dans leurs triomphes futurs, fissent la part de gloire aux vaincus qui en étaient dignes : il savait que chacune de ses paroles resterait à jamais gravée sur le marbre de l’histoire. Les grands guerriers sont nombreux, la nature avare prend des siècles pour enfanter un héros.

Le champ de bataille offrait un bien lugubre spectacle après la victoire des Français : le sang, l’eau et la boue adhéraient aux vêtements, aux cheveux, aux visages même des morts et des blessés étendus çà et là sur un lit de glace : il fallait de pénibles efforts pour les dégager. Le chevalier de Lévis fit prendre le plus grand soin des blessés des deux nations, dont le plus grand nombre fut transporté au couvent des Dames Hospitalières de l’Hôpital-Général. L’hospice et ses dépendances furent encombrés de malades. Tout le linge de la maison fut déchiré pour les pansements ; il ne resta aux bonnes religieuses que les habits qu’elles portaient sur elles le jour de la bataille (c). Toujours altérées de charité chrétienne, elles eurent une rare occasion de se livrer aux pénibles devoirs que cette charité impose à celles qui, en prononçant leurs vœux, en ont fait un culte et une profession.

Le général Murray, rentré, après sa défaite, dans la cité de Québec qu’il avait fortifiée d’une manière formidable, opposait une vigoureuse résistance au chevalier de Lévis, lequel n’avait d’autre matériel de siège que vingt bouches à feu pour armer ses batteries : c’était plutôt un blocus qu’un siège régulier que les Français prolongeaient, en attendant des secours qu’ils ne reçurent jamais de la mère patrie.

Le chevalier de Lévis, qui avait à cœur de montrer les soins qu’il donnait aux blessés ennemis, s’était prêté de la meilleure grâce du monde à la demande du général anglais d’envoyer trois fois par semaine un de ses officiers visiter les malades de sa nation transportés à l’Hôpital-Général. De Locheill savait que son ami devait être dans cet hospice avec les officiers des deux nations ; mais il n’en avait reçu aucune nouvelle. Quoique dévoré d’inquiétude, il s’était abstenu de s’en informer pour ne point donner prise à la malveillance, dans la fausse position où ses anciennes relations avec les Canadiens l’avaient mis. Il était cependant naturel qu’il désirât rendre visite à ses compatriotes ; mais, avec la circonspection d’un Écossais, il n’en fit rien paraître : et ce ne fut que le dixième jour après la bataille, lorsque son tour vint naturellement, qu’il se rendit à l’hospice, escorté d’un officier français. La conversation, entre les deux jeunes gens, ne tarit pas pendant la route.

– Je ne sais, dit à la fin de Locheill, si ce serait une indiscrétion de ma part de vous demander à parler privément à la supérieure de l’hospice ?

— Je n’y vois pas d’indiscrétion, répondit le Français, mais je crains, moi, d’enfreindre mes ordres en vous le permettant : il m’est ordonné de vous conduire près de vos compatriotes, et rien de plus.

— J’en suis fâché, dit l’Écossais d’un air indifférent : ça sera un peu contrariant pour moi ; mais n’en parlons plus.

L’officier français garda le silence pendant quelques minutes, et se dit, à part lui, que son interlocuteur, parlant la langue française comme un parisien, avait probablement lié connaissance avec quelques familles canadiennes enfermées dans les murs de Québec ; qu’il était peut-être chargé de quelque message de parent ou d’amis de la supérieure, et qu’il serait cruel de refuser sa demande. Il reprit donc après un moment de silence :

— Comme je suis persuadé que ni vous, ni madame la supérieure n’avez dessein de faire sauter nos batteries, je ne crois pas, après tout, manquer à mon devoir, en vous accordant l’entretien secret que vous demandez.

De Locheill, qui comptait sur cette entrevue pour opérer une réconciliation avec son ami, eut peine à réprimer un mouvement de joie, et répondit cependant d’un ton d’indifférence :

— Merci, monsieur, de votre courtoisie envers moi et cette bonne dame. Vos batteries, protégées sur la valeur française, ajouta-t-il en souriant, sont en parfaite sûreté, lors même que nous aurions de mauvais desseins.

Les passages de l’hospice qu’il fallait franchir, avant de pénétrer dans le parloir de la supérieure, était littéralement encombrés de blessés. Mais Arché, n’y voyant aucun de ses compatriotes, se hâta de passer outre. Après avoir sonné, il se promena de long en large, dans ce même parloir où la bonne supérieure, tante de Jules, leur faisait jadis servir la collation, dans les fréquentes visites qu’il faisait au couvent, avec son ami, pendant son long séjour au collège des Jésuites, à Québec.

La supérieure l’accueillit avec une politesse froide, et lui dit :

— Bien fâchée de vous avoir fait attendre ; prenez, s’il vous plaît, un siège, monsieur.

— Je crains, dit Arché, que madame la supérieure ne me reconnaisse pas.

— Mille pardons, répliqua la supérieure : vous êtes monsieur Archibald Cameron of Locheill.

— Vous m’appeliez autrefois Arché, fit le jeune homme.

— Les temps sont bien changés, monsieur de Locheill, répliqua la religieuse ; et il s’est passé bien des événements depuis.

De Locheill fit écho à ces paroles, et répéta en soupirant :

— Les temps sont bien changés, et il s’est passé bien des événements depuis. Mais, au moins, madame, comment se porte mon frère Jules d’Haberville ?

— Celui que vous appeliez autrefois votre frère, monsieur de Locheill, est maintenant, je l’espère hors de danger.

– Dieu soit loué ! reprit de Locheill, toute espérance n’est pas maintenant éteinte dans mon cœur ! Si je m’adressais à une personne ordinaire, il ne me resterait plus qu’à me retirer après avoir remercié madame la supérieure de l’entrevue qu’elle a daigné m’accorder ; mais j’ai l’honneur de parler à la sœur d’un brave soldat, à l’héritière d’un nom illustré dans l’histoire par des hauts faits d’armes, par les nobles actions d’une dame d’Haberville ; et si madame veut le permettre, si madame veut oublier un instant les liens de tendre affection qui l’attachent à sa famille, si madame la supérieure veut se poser en juge impartial entre moi et une famille qui lui serait étrangère, j’oserais alors entamer une justification, avec espoir de réussite.

— Parlez, monsieur de Locheill, repartit la supérieure ; parlez, je vous écoute, non comme une d’Haberville, mais comme une parfaite étrangère à ce nom : c’est mon devoir, comme chrétienne, de le faire ; c’est mon désir d’écouter, avec impartialité, tout ce qui pourrait pallier votre conduite cruelle et barbare envers une famille qui vous aimait tant.

Une rougeur subite, suivie d’une pâleur cadavéreuse, empreinte sur les traits du jeune homme, fit craindre à la supérieure qu’il allait s’évanouir. Il saisit des deux mains la grille qui le séparait de son interlocutrice, s’y appuya la tête pendant quelques instants ; puis, maîtrisant son émotion, il fit le récit que le lecteur connaît déjà par les chapitres précédents.

Arché entra dans les détails les plus minutieux ; il raconta ses regrets d’avoir pris du service dans l’armée anglaise, lorsqu’il apprit que son régiment devait faire partie de l’expédition dirigée contre le Canada ; il parla de la haine héréditaire des Montgomery contre les Cameron of Locheill ; il représenta le major acharné à sa perte, épiant toutes ses actions pour y réussir ; il s’accusa de lâcheté de n’avoir pas sacrifié l’honneur même à la reconnaissance qu’il devait à la famille qui l’avait adopté dans son exil. Il n’omit rien : il raconta la scène chez le vieillard de Sainte-Anne ; son humanité en faisant prévenir d’avance les malheureuses familles canadiennes du sort qui les menaçait ; ses angoisses, son désespoir sur la côte de Port-Joli, avant d’incendier le manoir seigneurial, ses prières inutiles pour fléchir son ennemi le plus cruel ; ses imprécations, ses projets de vengeance contre Montgomery à la fontaine du promontoire, après avoir accompli l’acte barbare de destruction ; son désespoir à la vue des ruines fumantes qu’il avait faites ; sa capture par les Abénaquis, ses réflexions amères, son retour à Dieu qu’il avait si grièvement offensé en se livrant à tous les mouvements de haine et de rage que le désespoir peut inspirer. Il raconta la scène sur les plaines d’Abraham, ses angoisses dévorantes à la vue de Jules qui pouvait avoir reçu des blessures mortelles ; il n’omit rien, et n’ajouta rien à sa défense. En mettant à nu les émotions cruelles de son âme, en peignant l’orage des passions qui avait grondé dans son sein pendant ces fatales journées, de Locheill n’avait rien à ajouter pour sa justification devant un tel juge. Quel plaidoyer pouvait être, en effet, plus éloquent que le récit fidèle de tout ce qui avait agité son âme ! Quel plaidoyer plus éloquent que le récit simple et sans fard des mouvements d’indignation qui torturent une grande âme, obligée d’exécuter les ordres cruels d’un chef féroce, mort à tous sentiments d’humanité ! De Locheill, sans même s’en douter, était sublime d’éloquence en plaidant sa cause devant cette noble dame, qui était à la hauteur de ses sentiments.

Elle était bien à la hauteur de ses sentiments, celle qui avait dit un jour à son frère le capitaine d’Haberville (d) :

« Mon frère, vous n’avez pas déjà trop de biens pour soutenir dignement l’honneur de notre maison, sans partager avec moi le patrimoine de mon père ; j’entre demain dans un couvent ; et voici l’acte de renonciation que j’ai fait en votre faveur. »

La bonne supérieure l’avait écouté avec une émotion toujours croissante ; elle joignit les mains, et les tendit suppliante vers le jeune Écossais, lorsqu’il répéta ses malédictions, ses imprécations, ses projets de vengeance contre Montgomery. Les larmes coulèrent abondamment de ses yeux, lorsque de Locheill, prisonnier des sauvages et voué à une mort atroce, rentra en lui-même, se courba sous la main de Dieu et se prépara à la mort d’un chrétien repentant ; et elle éleva ses mains vers le ciel pour lui témoigner sa reconnaissance.

— Mon cher Arché, dit la sainte femme……

— Ah ! merci ! cent fois merci ! madame, de ces bonnes paroles, s’écria de Locheill en joignant les mains.

— Mon cher Arché, reprit la religieuse, je vous absous moi de tout mon cœur ; vous avez rempli les devoirs souvent pénibles du soldat, en exécutant les ordres de votre supérieur : votre dévouement à notre famille vous eût perdu sans ressource, sans empêcher la ruine de mon frère ; oui, je vous absous moi, mais j’espère que vous pardonnerez maintenant de même à votre ennemi.

– Mon ennemi, madame, ou plutôt celui qui le fut jadis, a eu à solliciter son pardon de Celui qui nous jugera tous. Il se déroba un des premiers par la fuite au champ de bataille qui nous a été si funeste ; un coup de feu l’étendit blessé à mort sur un monceau de glace ; il n’a pas même eu une pierre pour y appuyer sa tête ; le tomahawk a mis fin à ses souffrances, et sa chevelure sanglante pend maintenant à la ceinture d’un Abénaquis. Que Dieu lui pardonne, continua Arché en élevant les mains, comme je le fais du plus profond de mon cœur ! (e)

Un rayon de joie illumina le visage de la supérieure : née vindicative comme son frère le capitaine d’Haberville, une religion toute d’amour et de charité, en domptant chez elle la nature, n’avait laissé dans son cœur qu’amour et charité envers tous les hommes. Elle parut prier pendant un instant, et reprit ensuite :

— J’ai tout lieu de croire qu’il sera facile de vous réconcilier avec Jules. Il a été aux portes de la mort ; et pendant son délire, il prononçait sans cesse votre nom, parfois en vous apostrophant d’une voix menaçante, vous adressant les reproches les plus sanglants, mais, le plus souvent, paraissant converser avec vous de la manière la plus affectueuse.

Il faut connaître mon neveu pour juger du culte qu’il vous portait ; il faut connaître cette belle âme toute d’abnégation, pour comprendre son amour pour vous, et ce qu’il aurait été capable d’entreprendre afin de vous le prouver. Combien de fois m’a-t-il dit : j’aime les hommes, je suis toujours prêt à leur rendre service, mais s’il fallait demain faire à mon frère Arché le sacrifice de ma vie, je mourrais, le sourire sur les lèvres, car je lui aurais donné la seule preuve de mon affection qui fût digne de lui. De pareils sentiments ne s’éteignent pas soudain dans un noble cœur comme celui de mon neveu, sans des efforts surhumains ! Il sera heureux, au contraire, d’entendre votre justification de ma bouche ; et soyez sûr, mon cher Arché, que je n’épargnerai rien de ce qui pourra amener une réconciliation avec votre frère. Il n’a jamais prononcé votre nom depuis sa convalescence ; et comme il est encore trop faible pour l’entretenir d’un sujet qui pourrait lui causer une émotion dangereuse, j’attendrai qu’il ait repris plus de force, et j’espère vous donner de bonnes nouvelles à notre prochaine entrevue. En attendant, adieu jusqu’au revoir : des devoirs indispensables m’obligent de vous quitter.

— Priez pour moi, Madame, j’en ai besoin ! dit Arché.

— C’est ce que je fais tous les jours, repartit la religieuse. On dit, peut-être à tort, que les gens du monde ont plus besoin de prière que nous, et surtout les jeunes officiers ; quant à vous de Locheill, vous auriez donc bien changé si vous n’êtes pas de ceux qui en ont le moins besoin, ajouta la supérieure en souriant avec bonté ! Adieu, encore une fois ; que le bon Dieu vous bénisse, mon fils.

Ce ne fut que quinze jours après cette visite que de Locheill se présenta de nouveau à l’hospice, où Jules, que la supérieure avait satisfait par les explications qu’elle lui avait données, l’attendait avec une anxiété nerveuse pour lui prouver qu’il n’éprouvait aucun autre sentiment que celui de l’affection, dont il avait jadis donné tant de preuves. On convint de ne faire aucune allusion à certains événements, comme sujet d’entretien pénible pour tous deux.

Lorsque de Locheill entra dans la petite chambre qu’occupait Jules en sa qualité de neveu de la supérieure, par préférence à d’autres officiers de plus haut grade, Jules lui tendit les bras, et fit un effort inutile pour se lever du fauteuil où il était assis. Arché se jeta dans ses bras, et ils furent longtemps tous deux sans prononcer une parole. D’Haberville, après un grand effort pour maîtriser son émotion, rompit le premier le silence :

— Les moments sont précieux, mon cher Arché, et il m’importe beaucoup de soulever, s’il est possible, le voile de l’avenir. Nous ne sommes plus des enfants ; nous sommes des soldats combattant sous de glorieux étendards, frères d’affection, mais ennemis sur les champs de bataille. J’ai vieilli de dix ans pendant ma maladie : je ne suis plus ce jeune fou au cœur brisé, qui se ruait sur les bataillons ennemis en implorant la mort ; non, mon cher frère, vivons plutôt pour voir de meilleurs jours : ce sont là tes dernières paroles, lorsque tu confiais mon corps sanglant aux soins de mes grenadiers : ce sont là tes dernières paroles, et elles me font espérer des temps plus heureux pour ceux qui n’ont jamais cessé d’être frères par le sentiment.

Tu connais comme moi, continua Jules, l’état précaire de cette colonie : tout dépend d’un coup de dé. Si la France nous abandonne à nos propres ressources, comme il y a tout lieu de le croire, et si d’un autre côté, vos ministres qui attachent un si grand prix à la conquête de cette contrée, vous envoient du secours au printemps, il faudra de toute nécessité lever le siège de Québec et vous abandonner finalement le Canada. Dans l’hypothèse contraire, nous reprenons Québec et nous conservons la colonie. Maintenant, mon cher Arché, il m’importe de savoir ce que tu feras dans l’une ou l’autre des deux éventualités.

— Dans l’un ou l’autre cas, dit de Locheill, je ne puis, avec honneur, me retirer de l’armée tant que la guerre durera ; mais advenant la paix, je me propose de vendre les débris de mon patrimoine d’Écosse, d’acheter des terres en Amérique, et de m’y fixer. Mes plus chères affections sont ici ; j’aime le Canada, j’aime les mœurs douces et honnêtes de vos bons habitants ; et après une vie paisible, mais laborieuse, je reposerai du moins ma tête sur le même sol que toi, mon frère Jules.

— Ma position est bien différente de la tienne, répliqua Jules, tu es le maître absolu de toutes tes actions, moi, je suis l’esclave des circonstances. Si nous perdons le Canada, il est tout probable que la majorité de la noblesse canadienne émigrera en France, où elle trouvera amis et protection ; si ma famille est de ce nombre, je ne puis laisser l’armée. Dans le cas contraire, je reviendrai, après quelques années de service, vivre et mourir avec mes parents et mes amis ; et, comme toi, reposer ma tête sous cette terre que j’aime tant. Tout me fait espérer, mon frère, qu’après une vie très agitée dans notre jeunesse, nous verrons plus tard de meilleurs jours.

Les deux amis se séparèrent après un long et affectueux entretien, le dernier qu’ils eurent dans cette colonie que l’on appelait encore la Nouvelle-France. Lorsque le lecteur les y retrouvera après quelques années, elle aura changé de nom et de maître.