Desbarats et Derbishire (p. 281-313).

CHAPITRE SEIZIÈME.

Séparateur


de locheill et blanche.


Après des privations bien cruelles pendant l’espace de sept longues années, la paix, le bonheur même commençaient à renaître dans l’âme de toute la famille d’Haberville. Il était bien vrai qu’une maison d’assez humble apparence avait remplacé le vaste et opulent manoir que cette famille occupait avant la conquête ; mais c’était un palais comparée au moulin à farine qu’elle venait de quitter depuis le printemps. Les d’Haberville avaient pourtant moins souffert que bien d’autres dans leur position : aimés et respectés de leurs censitaires, ils n’avaient jamais été exposés aux humiliations dont le vulgaire se plaît à abreuver ses supérieurs dans la détresse : comme c’est le privilège des personnes bien nées de traiter constamment leurs inférieurs avec égard, les d’Haberville avaient en conséquence bien moins souffert, dans leur pauvreté comparative, que beaucoup d’autres dans les mêmes circonstances. Chacun faisait à l’envie des offres de service ; et lorsqu’il s’agit de rebâtir le manoir et ses dépendances, la paroisse en masse s’empressa de donner des corvées volontaires pour accélérer l’ouvrage ; on aurait cru, tant était grand le zèle de chacun, qu’il reconstruisait sa propre demeure. Tous ces braves gens tâchaient de faire oublier à leur seigneur des malheurs qu’eux-mêmes avaient pourtant éprouvés, mais qu’on aurait pu croire qu’eux seuls avaient mérités. Avec ce tact délicat dont les Français sont seuls susceptibles, ils n’entraient jamais dans les pauvres chambres que la famille s’était réservées dans le moulin, sans y être conviés : on aurait dit qu’ils craignaient de les humilier. S’ils avaient été affectueux, polis envers leur Seigneur dans son opulence, c’était maintenant un culte, depuis que la main de fer du malheur l’avait étreint (a).

Il n’y a que ceux qui ont éprouvé de grands revers de fortune, qui ont été exposés à de longues et cruelles privations, qui puissent apprécier le contentement, la joie, le bonheur même de ceux qui ont en partie réparé leurs pertes ; qui commencent à renaître à l’espérance d’un heureux avenir. Chacun auparavant avait respecté le chagrin qui dévorait le capitaine d’Haberville : on ne se parlait qu’à demi-voix dans la famille : la gaieté française avait semblé bannie pour toujours de cette triste demeure. Tout était maintenant changé comme par enchantement.

Le capitaine, naturellement gai, riait et badinait comme avant ses malheurs ; les dames chantaient sans cesse en s’occupant activement des soins du ménage, et la voix sonore de mon oncle Raoul réveillait encore, dans le calme d’une belle soirée, l’écho du promontoire.

Le fidèle José se multipliait pour prouver son zèle à ses maîtres ; et pour se délasser, il racontait aux voisins, qui ne manquaient jamais de venir faire un bout de veillée, les traverses, comme il les appelait, de son défunt père avec les sorciers de l’île d’Orléans, ses tribulations avec la Corriveau, ainsi que d’autres légendes dont les auditeurs ne se lassaient jamais, sans égard pour les cauchemars auxquels ils s’exposaient dans leurs rêves nocturnes.

On était à la fin d’août de la même année 1767. Le capitaine d’Haberville, revenant le matin de la petite rivière Port-Joli, le fusil sur l’épaule et la gibecière bien bourrée de pluviers, bécasses et sarcelles, remarqua qu’une chaloupe, détachée d’un navire qui avait jeté l’ancre entre la terre et le Pilier-de-Roche, semblait se diriger vers son domaine. Il s’assit sur le bord d’un rocher pour l’attendre, pensant que c’était des matelots en quête de légumes, de lait ou d’autres rafraîchissements (b). Il s’empressa d’aller à leur rencontre, lorsqu’ils abordèrent le rivage, et vit, avec surprise, qu’un d’entre eux, très bien mis, donnait un paquet à un des matelots en lui montrant de la main le manoir seigneurial ; mais à la vue de M. d’Haberville, ce gentilhomme sembla se raviser tout à coup ; s’avança vers lui, lui présenta le paquet et lui dit :

— Je n’aurais jamais osé vous remettre moi-même ce paquet, capitaine d’Haberville, quoiqu’il contienne des nouvelles qui vont bien vous réjouir.

— Pourquoi, monsieur, répliqua le capitaine en cherchant dans ses souvenirs quelle pouvait être cette personne qu’il croyait avoir déjà vue ; pourquoi, monsieur, n’auriez-vous jamais osé me remettre ce paquet en main propre, si le hasard ne m’eût fait vous rencontrer ?

— Parce que, monsieur, dit l’interlocuteur en hésitant, parce que j’aurais craint qu’il vous fût désagréable de le recevoir de ma main : je sais que le capitaine d’Haberville n’oublie jamais ni un bienfait ni une offense.

M. D’Haberville regarda fixement l’étranger, fronça les sourcils, ferma fortement les yeux, garda pendant quelque temps le silence, en proie à un pénible combat intérieur ; mais, reprenant son sang-froid, il lui dit avec la plus grande politesse :

— Laissons à la conscience de chacun les torts du passé : vous êtes ici chez moi, capitaine de Locheill, et en outre, étant porteur de lettres de mon fils, vous avez droit à un bon accueil de ma part. Toute ma famille vous reverra avec plaisir. Vous recevrez chez moi une hospitalité… (il allait dire, avec amertume, princière, mais sentant tout ce qu’il y aurait de reproche dans ces mots) vous recevrez, dit-il, une hospitalité cordiale ; allons, venez.

Le lion n’était apaisé qu’à demi.

Arché, par un mouvement assez naturel, avança la main pour serrer celle de son ancien ami, mais il lui fallut aller la chercher bien loin ; et quand il l’eut saisie, elle resta ouverte dans la sienne.

Un long soupir s’échappa de la poitrine de l’Écossais. En proie à de pénibles réflexions, il parut indécis pendant quelques minutes, mais finit par dire d’une voix empreinte de sensibilité.

— Le capitaine d’Haberville peut bien conserver de la rancune au jeune homme qu’il a jadis aimé et comblé de bienfaits, mais il a l’âme trop noble et trop élevée pour lui infliger de cœur joie un châtiment au-dessus de ses forces : revoir les lieux qui lui rappellent de si poignants souvenirs sera déjà un supplice assez cruel, sans y rencontrer l’accueil froid que l’hospitalité exige envers un étranger.

Adieu, capitaine d’Haberville ; adieu, pour toujours à celui que j’appelais autrefois mon père, s’il ne me regarde plus, moi, comme son fils ; et un fils qui lui a toujours porté le culte d’affectueuse reconnaissance qu’il doit à un tendre père. Je prends le ciel à témoin, M. d’Haberville, que ma vie a été empoisonnée par les remords, depuis le jour fatal où le devoir impérieux d’un officier subalterne m’imposait des actes de vandalismes qui répugnaient à mon cœur ; qu’un poids énorme me pesait sans cesse sur la poitrine, même dans l’enivrement du triomphe militaire, dans les joies délirantes des bals et des festins, comme dans le silence des longues nuits sans sommeil.

Adieu pour toujours ; car je vois que vous avez refusé d’écouter le récit que la bonne supérieure devait vous faire de mes remords, de mes angoisses, de mon désespoir, avant et après l’œuvre de destruction, que, comme soldat, sujet à la discipline militaire, je devais accomplir. Adieu pour la dernière fois ; et puisque tout rapport doit cesser entre nous, oh ! dites ! dites-moi, je vous en conjure, que la paix est rentrée dans le sein de votre excellente famille ! qu’un rayon de joie illumine encore quelquefois ces visages où tout annonçait autrefois la paix de l’âme et la gaieté du cœur ! Oh ! dites-moi, je vous en supplie, que vous n’êtes pas constamment malheureux ! Il ne me reste maintenant qu’à prier Dieu, à deux genoux, qu’il répande ses bienfaits sur une famille que j’aime avec tant d’affection ! Offrir de réparer les pertes que j’ai causées, avec ma fortune qui est considérable, serait une insulte au noble d’Haberville !

Si M. d’Haberville s’était refusé à toute explication de la part de sa sœur, il n’en avait pas moins été impressionné par le récit que lui avait fait M. de Saint-Luc, du dévouement sublime de Locheill offrant de sacrifier fortune et avenir à un sentiment exalté de gratitude. De là l’accueil à demi cordial qu’il lui avait d’abord fait ; car il est à supposer que, sans cette impression favorable, il lui aurait tourné de dos (c).

Les mots réparation pécuniaire, firent d’abord frissonner M. d’Haberville, comme si un fer rouge eût effleuré sa peau ; mais en proie à d’autres réflexions, à d’autres combats, ce mouvement d’impatience ne fut que transitoire. Il se serra la poitrine à deux mains, comme s’il eût voulu extirper le reste de venin qui adhérait, malgré lui, à son cœur, tourna deux à trois fois sur lui-même, en sens inverse, fit signe à de Locheill de rester où il était, marcha d’abord très vite sur le sable du rivage, et puis à pas mesurés ; et revenant enfin vers de Locheill, il lui dit :

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, Arché, pour dissiper tout reste de rancune ; mais vous me connaissez : c’est l’œuvre du temps, qui en effacera les dernières traces. Tout ce que je puis vous dire, c’est que mon cœur vous pardonne. Ma sœur, la supérieure, m’a tout raconté : je me suis décidé à l’entendre après votre intercession pour moi auprès du gouverneur, dont m’a fait part mon ami de Saint-Luc. J’ai pensé que celui qui était prêt à sacrifier rang et fortune pour ses amis ne pouvait avoir agi que par contrainte, dans des circonstances auxquelles je fais allusion pour la dernière fois. Si vous remarquez de temps à autre quelque froideur dans mes rapports avec vous, ne paraissez pas y faire attention : laissons faire le temps.

Et il pressa cordialement la main de Locheill. Le lion était dompté.

— Comme il est probable, dit M. d’Haberville, que le calme va durer, renvoyez vos matelots, après que je leur aurait fait porter des rafraîchissements ; et si, par hasard, il s’élevait un vent favorable, je vous ferai transporter dans six heures à Québec, avec ma fameuse Lubine, si toutefois vos affaires vous empêchaient de nous donner autant de temps que nous serions heureux de vous posséder sous notre toit. C’est convenu, n’est-ce pas ?

Et passant amicalement son bras sous celui d’Arché, il s’achemina avec lui vers l’habitation.

— Maintenant, Arché, dit le capitaine, comment se fait-il que vous soyez chargé de ces lettres de mon fils, qui contiennent de bonnes nouvelles, comme vous venez de me le dire ?

— J’ai laissé Jules à Paris, répondit Arché, il y a sept semaines, après avoir passé un mois avec lui dans l’hôtel de son oncle, M. de Germain, qui n’a pas voulu me séparer de mon ami pendant mon séjour en France ; mais, comme il vous sera plus agréable d’apprendre ces bonnes nouvelles de sa main même, permettez-moi de ne pas en dire davantage.

Si de Locheill fut attristé en voyant ce que l’on appelait avant la conquête, le hameau d’Haberville, remplacé par trois ou quatre bâtisses à peu près semblables à celles des cultivateurs aisés, il fut néanmoins agréablement surpris de l’aspect riant du domaine. Ces bâtisses neuves et récemment blanchies à la chaux, ce jardin émaillé de fleurs, ces deux vergers chargés des plus beaux fruits, les moissonneurs retournant de la prairie, avec deux voitures chargées de foins odorants, tout tendait à dissiper les impressions de tristesse qu’il avait d’abord éprouvées.

À l’exception d’un canapé, de douze fauteuils en acajou et de quelques petits meubles sauvés du désastre, l’intérieur de la maison était de la plus grande simplicité : les tables, les chaises et les autres meubles étaient en bois commun, les cloisons étaient vierges de peinture et les planchers sans tapis. Les portraits de famille, qui faisaient l’orgueil des d’Haberville, n’occupaient plus leur place de rigueur dans la salle à manger, les seuls ornements des nouvelles chambres étaient quelques sapins dans les encoignures, et abondance de fleurs dans des corbeilles faites par les naturels du pays. Cette absence de meubles plus coûteux ne laissait pas cependant d’avoir ses charmes ; les émanations de ces sapins, de ces fleurs, de ces bois neufs et résineux, que l’on respirait à pleine poitrine, semblaient vivifier le corps en réjouissant la vue. Il y avait partout une odeur de propreté, qui ne faisait pas regretter des ameublements plus somptueux.

Toute la famille, qui avait vu venir de loin M. d’Haberville accompagné d’un étranger, s’était réunie dans le salon pour le recevoir. À l’exception de Blanche, personne ne reconnut Arché qu’on n’avait pas vu depuis dix ans. La jeune fille pâlit et se troubla d’abord à l’aspect de l’ami de son enfance qu’elle ne croyait jamais revoir, mais se remettant promptement avec cette force d’âme qu’ont les femmes pour cacher les impressions les plus vives, elle fit, comme les deux autres dames, la profonde révérence qu’elle aurait faite à un étranger. Quant à mon oncle Raoul, il salua avec une politesse froide : il n’aimait pas les Anglais, et jurait contre eux, depuis la conquête, avec sa verve peu édifiante pour des oreilles pieuses.

— Je veux qu’un Iroquois me grille, fit le capitaine en s’adressant à Arché, si un seul d’entre eux vous reconnaît. Voyons ; regardez bien ce gentilhomme : dix ans ne doivent pas l’avoir effacé de votre mémoire : je l’ai, moi, reconnu tout de suite. Parle, Blanche : tu dois, étant beaucoup plus jeune, avoir de meilleurs yeux que les autres.

— Je crois, dit celle-ci bien bas, que c’est M. de Locheill.

— Eh ! oui ! dit M. d’Haberville, c’est Arché qui a vu Jules dernièrement à Paris ; et il nous apporte de lui des lettres qui contiennent de bonnes nouvelles. Que faites-vous donc, Arché, que vous n’embrassez pas vos anciens amis !

Toute la famille, qui ignorait jusqu’alors le changement du capitaine en faveur d’Arché, dont elle n’avait jamais osé prononcer le nom en sa présence, toute la famille qui n’attendait que l’assentiment du chef pour faire à Arché l’accueil le plus amical, fit éclater sa joie avec un abandon qui toucha de Locheill jusqu’aux larmes.

La dernière lettre de Jules contenait le passage suivant :

« J’ai pris les eaux de Barèges pour mes blessures, et, quoique faible encore, je suis en pleine convalescence. Le rapport des médecins est qu’il me faut du repos, et que les travaux de la guerre sont pour longtemps au-dessus de mes forces. J’ai obtenu un congé illimité pour me rétablir. Mon parent D… le ministre, et tous mes amis, me conseillent de quitter l’armée, de retourner au Canada, la nouvelle patrie de toute ma famille, et de m’y établir définitivement après avoir prêté serment de fidélité à la couronne d’Angleterre ; mais je ne veux rien faire sans vous consulter. Mon frère Arché, qui a de puissants amis en Angleterre, m’a remis une lettre de recommandation d’un haut personnage à votre gouverneur Guy Carleton, que l’on dit plein d’égards pour la noblesse canadienne, dont il connaît les antécédents glorieux. Si je me décide, sur votre avis, à me fixer au Canada, j’aurais donc encore l’espoir d’être utile à mes pauvres compatriotes. J’aurai le bonheur, Dieu aidant, de vous embrasser tous vers la fin de septembre prochain. Oh ! quelle jouissance, après une si longue séparation ! » (d)

Jules ajoutait dans un post-scriptum :

« J’oubliais de vous dire que j’ai été présenté au Roi qui m’a accueilli avec bonté ; et m’a même fait je ne sais quels éloges sur ce qu’il appelait ma belle conduite, en me nommant Chevalier-Grand-Croix du très honorable ordre royal et militaire de Saint-Louis. J’ignore quel mauvais plaisant de grand personnage m’a valu cette faveur : comme si tout Français qui portait une épée, ne s’en était pas servi pour le moins aussi bien que moi : je pourrais citer dix officiers de ma division qui méritaient d’être décorés à ma place. Il est bien vrai que plus qu’eux j’ai eu le précieux avantage de me faire écharper comme un écervelé à chaque rencontre avec l’ennemi. C’est vraiment dommage qu’on n’ait pas institué l’ordre des fous ; je n’aurais pas alors volé mon grade de chevalerie, comme celui dont Sa Majesté très chrétienne vient de me gratifier. J’espère pourtant que cet acte ne lui fermera pas les portes du paradis ; et que saint Pierre aura à lui objecter d’autres peccadilles ; car j’en serais au désespoir. »

De Locheill ne put s’empêcher de sourire aux mots « Majesté très chrétienne » ; il lui sembla voir la mine railleuse de son ami en écrivant cette phrase.

— Toujours le même, dit d’Haberville.

— Ne s’occupant que des autres ! s’écria-t-on en chœur.

— Je gagerais ma tête contre un chelin, dit Arché, qu’il aurait été plus heureux de voir décorer un de ses amis.

— Quel fils ! dit la mère.

— Quel frère ! dit Blanche.

— Oh ! oui ! quel frère ! dit de Locheill avec la plus vive émotion.

— Et quel neveu donc ai-je formé, moi ! s’écria mon oncle Raoul en coupant l’air de haut en bas avec sa canne, comme s’il eût été armé d’un sabre de cavalerie. C’en est un prince celui-là, qui sait distinguer le mérite et le récompenser ! elle n’est pas dégoûtée cette Majesté de France ; elle sait qu’avec cent officiers comme Jules, elle pourrait reprendre l’offensive, parcourir l’Europe avec ses armées triomphantes, franchir le détroit comme un autre Guillaume, écraser la fière Albion, et reconquérir ses colonies !

Et mon oncle Raoul coupa de nouveau l’air en tout sens avec sa canne, au péril imminent de ceux qui tenaient à conserver intacts leurs yeux, leur nez et leurs mâchoires menacés par cette charge d’un nouveau genre. Le chevalier regarda ensuite tout le monde d’un air fier et capable ; et à l’aide de sa canne, alla s’asseoir sur un fauteuil pour se reposer des lauriers qu’il venait de faire cueillir au roi de France avec cent officiers comme son neveu.

L’arrivée de de Locheill avec les lettres de Jules répandit la joie la plus vive dans tous les cœurs de cette excellente famille ; on ne pouvait se lasser de l’interroger sur un être si cher, sur des parents et des amis qu’on avait peu d’espoir de revoir, sur le faubourg Saint-Germain, sur la cour de France, sur ses propres aventures depuis son départ du Canada.

Arché voulut voir ensuite les domestiques : il trouva la mulâtresse Lisette, occupée dans la cuisine des apprêts du dîner : elle lui sauta au cou comme elle faisait jadis, quand il venait au manoir pendant les vacances de collège avec Jules qu’elle avait élevé ; et les sanglots lui coupèrent la voix.

Cette mulâtresse, que le capitaine avait achetée à l’âge de quatre ans, était, malgré ses défauts, très attachée à toute la famille. Elle ne craignait un peu que le maître ; quant à la maîtresse, sur le principe qu’elle était plus ancienne qu’elle dans la maison, elle ne lui obéissait qu’en temps et lieux. Blanche et son frère étaient les seuls qui, par la douceur, lui faisaient faire ce qu’ils voulaient : et quoique Jules la fit endiabler très souvent, elle ne faisait que rire de ses espiègleries ; toujours prête, en outre, à cacher ses fredaines et à prendre sa défense quand ses parents le grondaient (e).

M. d’Haberville à bout de patience l’avait depuis longtemps émancipée, mais « elle se moquait de son émancipation comme de ça », disait-elle, en se faisant claquer les doigts, « car elle avait autant droit de rester à la maison où elle avait été élevée, que lui et tous les siens ». Si son maître exaspéré la mettait dehors par la porte du nord, elle rentrait aussitôt par la porte du sud, et vice versâ.

Cette même femme, d’un caractère indomptable, avait néanmoins été aussi affectée des malheurs de ses maîtres, que si elle eût été leur propre fille ; et, chose étrange, tout le temps qu’elle vit le capitaine en proie aux noires vapeurs qui le dévoraient, elle fut soumise, et obéissante à tous les ordres qu’elle recevait : se multipliant pour faire seule la besogne de deux servantes. Quand elle était seule avec Blanche, elle se jetait souvent à son cou en sanglotant, et la noble demoiselle faisait trêve à ses chagrins pour consoler la pauvre esclave. Il faut dire à la louange de Lisette qu’aussitôt le bonheur revenu dans la famille, elle redevint aussi volontaire qu’auparavant.

De Locheill, en sortant de la cuisine, courut au-devant de José, qui revenait en chantant du jardin, chargé de légumes et de fruits.

— Faites excuse, lui dit José, si je ne vous présente que la main gauche : j’ai oublié l’autre sur les plaines d’Abraham : je n’ai pas, d’ailleurs, de reproche à faire à la petite jupe, (sauf le respect que je vous dois), qui m’en a débarrassé (f) : il a fait les choses en conscience ; il me l’a coupée si proprement dans la jointure du poignet qu’il a exempté bien de la besogne au chirurgien qui a fait le pansement. Il est vrai de dire que nous sommes qui dirait à peu près quittes, la petite jupe et moi ; car, faisant le plongeon pour reprendre mon fusil tombé à terre, je lui passai ma baïonnette au travers du corps. Après tout, c’est pour le mieux, car que ferais-je de ma main droite à présent qu’on ne se bat plus. Pas plus de guerre que sur la main, depuis que l’Anglais est maître du pays, ajouta José en soupirant.

— Il paraît, mon cher José, reprit de Locheill en riant, que vous savez très bien vous passer de la main droite, quand la gauche vous reste.

— C’est vrai, fit José : ça peut faire dans les cas pressés, comme dans mon escarmouche avec la petite jupe ; mais, à vous dire vrai, j’ai bien regretté d’être manchot. Je n’aurais pas eu trop de mes deux mains pour servir mes bons maîtres : les temps ont été durs, allez ; mais, Dieu merci, le plus fort est fait.

Et une larme roula dans les yeux du fidèle José.

De Locheill se rendit ensuite auprès des moissonneurs, occupés à râteler et à charger les charrettes de foin ; c’étaient tous des vieilles connaissances qui le reçurent avec amitié ; car, le capitaine excepté, toute la famille, et Jules, avant son départ pour l’Europe, s’étaient fait un devoir de le disculper.

Le dîner, servi avec la plus grande simplicité, fut néanmoins très abondant, grâce au gibier dont grèves et forêts foisonnaient dans cette saison. L’argenterie était réduite au plus strict nécessaire ; outre les cuillères, fourchettes et gobelets obligés, un seul pot de forme antique, aux armes d’Haberville, attestait l’opulence de cette famille. Le dessert, tout composé des fruits de la saison, fut apporté sur des feuilles d’érable dans des cassots et des corbeilles qui témoignaient de l’industrie des anciens aborigènes. Un petit verre de cacis avant le repas pour aiguiser l’appétit, de la bière d’épinette faite avec les branches mêmes de l’arbre, du vin d’Espagne que l’on buvait presque toujours trempé, furent les seules liqueurs que l’hospitalité du seigneur d’Haberville put offrir à son convive : ce qui n’empêcha pas la gaieté la plus aimable de régner pendant tout le repas ; car cette famille, après de longues privations, de longues souffrances, semblait ressaisir une vie nouvelle. M. d’Haberville, s’il n’eût craint de blesser Arché, n’aurait pas manqué de faire un badinage sur l’absence de vin de Champagne, remplacé par la bière mousseuse d’épinette.

— Maintenant que nous sommes en famille, dit le capitaine en souriant à Arché, occupons-nous de l’avenir de mon fils. Quant à moi, vieux et usé, avant le temps, par les fatigues de la guerre, j’ai une bonne excuse pour ne pas servir le nouveau gouvernement : ce n’est pas à mon âge, d’ailleurs, que je tirerais l’épée contre la France, que j’ai servie pendant plus de trente ans : plutôt mourir cent fois !

— Et, interrompit mon oncle Raoul, nous pouvons tous dire comme Hector le Troyen :

…………………………… si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

— Passe pour Hector le Troyen, dit M. d’Haberville qui, n’étant pas aussi lettré que son frère, goûtait peu ses citations, passe pour Hector le Troyen, que je croyais assez indifférent à nos affaires de famille ; mais revenons à mon fils. Sa santé l’oblige, peut-être pour longtemps, voire même pour toujours, à se retirer du service ; ses plus chers intérêts sont ici où il est né : le Canada est sa patrie naturelle ; et il ne peut avoir le même attachement pour celle de ses ancêtres. Sa position, d’ailleurs, est bien différente de la mienne : ce qui serait lâcheté chez moi, sur le bord de la tombe, n’est qu’un acte de devoir pour lui qui commence à peine la vie. Il a payé glorieusement sa dette à l’ancienne patrie de ses ancêtres ! Il se retire avec honneur d’un service que les médecins déclarent incompatible avec sa santé. Qu’il consacre donc maintenant ses talents, son énergie au service de ses compatriotes Canadiens. Le nouveau gouverneur est déjà bien disposé en notre faveur, il accueille avec bonté ceux de mes compatriotes qui ont des rapports avec lui, il a exprimé, en maintes occasions, combien il compatissait aux malheurs de braves officiers, qu’il avait rencontrés face à face sur le champ de bataille, et que la fortune, et non le courage, avait trahis (g). Il a les mêmes égards, dans les réunions au château Saint-Louis, pour les Canadiens que pour ses compatriotes, pour ceux d’entre nous qui ont perdu leur fortune, que pour ceux plus heureux qui peuvent encore s’y présenter avec un certain luxe : ayant soin de placer chacun suivant le rang qu’il occupait avant la conquête. Sous son administration, et muni en outre des puissantes recommandations que notre ami de Locheill lui a procurées, Jules a tout espoir d’occuper un poste avantageux dans la colonie. Qu’il prête serment de fidélité à la couronne d’Angleterre ; et mes dernières paroles dans nos adieux suprêmes seront : « Sers ton souverain anglais avec autant de zèle, de dévouement, de loyauté, que j’ai servi le monarque français, et reçois ma bénédiction (h). »

Tout le monde fut frappé de ce revirement si soudain dans les sentiments du chef de famille : on ne songeait pas que le malheur est un grand maître, qui ploie le plus souvent sous son bras d’acier les caractères les plus intraitables. Le capitaine d’Haberville, trop fier, trop loyal, d’ailleurs pour avouer ouvertement les torts de Louis XV envers des sujets qui avaient porté le dévouement jusqu’à l’héroïsme, n’en ressentait pas moins l’ingratitude de la cour de France. Quoique blessé au cœur lui-même de cet abandon, il n’en aurait pas moins été prêt à répandre jusqu’à la dernière goutte de son sang pour ce voluptueux monarque, livré aux caprices de ses maîtresses ; mais là s’arrêtait son abnégation. Il aurait bien refusé pour lui-même toute faveur du nouveau gouvernement, mais il était trop juste pour tuer l’avenir de son fils par une susceptibilité déraisonnable.

— Que chacun, maintenant, donne librement son opinion, dit, le capitaine en souriant ; que la majorité décide. Les dames ne répondirent à cet appel qu’en se jetant, en pleurant de joie, dans ses bras. Mon oncle Raoul saisit avec transport la main de son frère, la secoua fortement, et s’écria :

— Le Nestor des anciens temps n’aurait pas parlé avec plus de sagesse.

— Et ne nous aurait pas plus réjouis, dit Arché, si nous eussions eu l’avantage d’entendre les paroles de ce vénérable personnage.

Comme la marée était haute et le temps magnifique, de Locheill proposa à Blanche une promenade sur la belle grève, aux anses sablonneuses, qui s’étend du manoir jusqu’à la petite rivière Port-Joli.

— Je retrouve partout, dit Arché lorsqu’ils furent le long du fleuve, que le soleil couchant frappait de ses rayons, je retrouve partout des objets, des sites qui me rappellent de bien doux souvenirs ! C’est ici que je vous faisais jouer, lorsque vous étiez enfant, avec les coquilles que je ramassais tout le long de ce rivage ; c’est dans cette anse que je donnais à mon frère Jules les premières leçons de natations ; voici les mêmes fraisiers et framboisiers où nous cueillions ensemble les fruitages que vous aimiez tant ; c’est ici, qu’assise sur ce petit rocher, un livre à la main, tandis que nous chassions, votre frère et moi, vous attendiez notre retour pour nous féliciter de nos prouesses, ou vous moquer de nous lorsque notre gibecière était vide : il n’y a pas un arbre, un buisson, un arbrisseau, un fragment de rocher qui ne soit pour moi une ancienne connaissance, que je revois avec plaisir. Quel heureux temps que celui de l’enfance et de l’adolescence ! Toujours à la jouissance du moment, oublieuse du passé, insouciante de l’avenir, la vie s’écoule aussi paisible que l’onde de ce charmant ruisseau que nous franchissons maintenant ! C’est alors que nous étions vraiment sages, Jules et moi, lorsque nos rêves ambitieux se bornaient à passer nos jours ensemble sur ce domaine, occupés de travaux et de plaisirs champêtres.

— Cette vie paisible et monotone, interrompit Blanche, est celle à laquelle notre faible sexe nous condamne : Dieu, en donnant à l’homme la force et le courage, lui réservait de plus nobles destinées. Quel doit être l’enthousiasme de l’homme au milieu des combats ! Quel spectacle plus sublime que le soldat, affrontant cent fois la mort dans la mêlée, pour ce qu’il a de plus cher au monde ! Quel doit être l’enivrement du guerrier, lorsque le clairon sonne la victoire !

La noble jeune fille ignorait tout autre gloire que celle du soldat : son père, presque toujours sous le drapeau, ne revenait au sein de sa famille que pour l’entretenir des exploits de ses compatriotes, et Blanche, encore enfant, s’enthousiasmait au récit de leurs exploits presque fabuleux.

– Ce sont, hélas ! dit Arché, des triomphes biens amers, quand on songe aux désastres qu’ils causent : aux pleurs des veuves et des orphelins, privés de ce qu’ils ont de plus cher au monde ; à leurs cruelles privations ; à leur misère souvent absolue ! Mais nous voici arrivés à la rivière Port-Joli : elle est bien nommée ainsi avec ses bords si riants couverts de rosiers sauvages ; ses bosquets de sapins et d’épinettes, et ses talles d’aulnes et de buissons. Que de souvenirs cette charmante rivière me rappelle ! il me semble voir encore votre excellente mère et votre bonne tante assises toutes deux sur ce gazon pendant une belle soirée du mois d’août, tandis que nous la remontions dans notre petit canot, peint en vert, jusqu’à l’îlot à Babin, en répétant en chœur, et en battant la mesure avec nos avirons, le refrain de votre jolie chanson :

Nous irons sur l’eau nous y prom’promener,
Nous irons jouer dans l’île.

Il me semble entendre la voix de votre mère nous criant à plusieurs reprises : « mais allez-vous me ramener Blanche, mes imparfaits ; il est l’heure du souper, et vous savez que votre père exige la ponctualité aux repas. » Et Jules criant, en nageant vers elle avec force : « ne craignez rien de la mauvaise humeur de mon père ; je prends tout sur moi ; je le ferai rire en lui disant que, comme Sa Majesté Louis XIV, il a pensé attendre. Vous savez que je suis l’enfant gâté, pendant les vacances. »

– Cher Jules ! dit Blanche, il était pourtant bien triste lorsque vous et moi, Arché, nous le trouvâmes dans ce bosquet de sapins, où il s’était caché pour éviter le premier mouvement de colère de mon père, après son escapade.

— Il n’avait pourtant commis que des peccadilles, dit Arché en riant.

— Énumérons ses forfaits, reprit Blanche, en comptant sur ses doigts : premièrement, il avait enfreint les ordres de mon père en attelant à une voiture d’été une méchante bête de trois ans, ombrageuse et même indomptable à la voiture d’hiver, secondement, après une lutte formidable avec l’imprudent cocher, elle avait pris le mors de bride aux dents, et pour la première preuve de son émancipation, avait écrasé la vache de la veuve Maurice, notre voisine.

— Accident des plus heureux pour la dite veuve, répliqua Arché, car à la place du vieil animal qu’elle avait perdu, votre excellent père lui donna les deux plus belles génisses de sa métairie. Je ne puis me rappeler sans attendrissements, continua de Locheill, le désespoir de la pauvre femme quand elle sut qu’un passant officieux avait informé votre père de l’accident causé par son fils. Comment se fait-il que ce sont les personnes que Jules tourmente le plus qui lui sont le plus attachées. Par quel charme se fait-il chérir de tout le monde ! La veuve Maurice n’avait pourtant guère de trêve quand nous étions en vacances ; et elle pleurait toujours à chaudes larmes, quand elle faisait ses adieux à votre frère.

— La raison en est toute simple, dit Blanche, c’est que tous connaissent son cœur. Vous savez, d’ailleurs, par expérience, Arché, que ce sont ceux qu’il aime le plus qu’il taquine sans relâche, de préférence. Mais continuons la liste de ses forfaits dans ce jour néfaste : troisièmement, après ce premier exploit, la vilaine bête se cabre sur une clôture, brise une des roues de la voiture, et lance le cocher à une distance d’une quinzaine de pieds dans la prairie voisine ; mais Jules, comme le chat qui retombe toujours sur les pattes, ne fut par bonheur aucunement affecté de cette chute. Quatrièmement, enfin, la jument, après avoir mis la voiture en éclats sur les cailloux de la rivière des Trois-Saumons, finit par se casser une jambe sur les galets de la paroisse de l’Îlet.

— Oui, reprit Arché, et je me rappelle votre éloquent plaidoyer en faveur du criminel qui, au désespoir d’avoir offensé un si bon père, allait peut-être se porter à quelques extrémités contre lui-même. Quoi ! cher papa, disiez-vous, ne devez-vous pas plutôt être heureux, et remercier le ciel de ce qu’il a conservé les jours de votre fils exposé à un si grand danger ! Que signifie la perte d’une vache, d’un cheval, d’une voiture ? vous devez frémir en pensant qu’on aurait pu vous rapporter le corps sanglant de votre fils unique !

— Allons, finissons-en, avait dit M. d’Haberville, et va chercher ton coquin de frère, car Arché et toi, savez sans doute où il s’est réfugié après ses prouesses.

— Je vois encore, continua Arché, l’air repentant, semi-comique de Jules, quand il sut que l’orage était passé : quoi ! mon père, finit-il par dire, après avoir essuyé des remontrances un peu vives, auriez-vous préféré que, comme un autre Hippolyte, j’eusse été traîné par le cheval que votre main a nourri pour être le meurtrier de votre fils ! et que les ronces dégouttantes eussent porté de mes cheveux les dépouilles sanglantes ! Allons, viens souper, avait dit le capitaine, puisqu’il y a un Dieu pour les étourdis de ton espèce.

C’est ce qui s’appelle parler cela, avait répliqué Jules.

— Voyez donc ce farceur ! dit à la fin votre père en riant.

— Je n’ai jamais pu comprendre, ajouta Arché, pourquoi votre père, si vindicatif d’ordinaire, pardonnait toujours si aisément les offenses de Jules, sans même paraître ensuite en conserver le souvenir.

— Mon père, dit Blanche, sais que son fils l’adore ; qu’il agit toujours sous l’impulsion du moment, sans réfléchir aux conséquences de ses étourderies, et qu’il s’imposerait les privations les plus cruelles pour lui épargner le plus léger chagrin. Il sait que, pendant une cruelle maladie, suite de blessures dangereuses qu’il avait reçues à Monongahéla, son fils, fou de douleur, nous fit tous craindre pour sa raison, comme vous savez : si je puis me servir d’une telle expression, Jules ne peut jamais offenser mon père sérieusement.

— Maintenant, reprit Arché, que nous avons évoqué tant d’agréables souvenirs asseyons-nous sur ce tertre où nous nous sommes jadis reposés tant de fois, et parlons de choses plus sérieuses. Je suis décidé à me fixer au Canada ; j’ai vendu dernièrement un héritage que m’a légué un de mes cousins. Ma fortune, quoique médiocre en Europe, sera considérable, appliquée dans cette colonie, où j’ai passé mes plus beaux jours, où je me propose de vivre et de mourir auprès de mes amis. Qu’en dites-vous, Blanche ?

— Rien au monde ne pourra nous faire plus de plaisir. Oh ! que Jules, qui vous aime tant, sera heureux ! combien nous serons tous heureux !

— Oui, très heureux, sans doute ; mais mon bonheur ne peut être parfait, Blanche, que si vous daignez y mettre le comble en acceptant ma main. Je vous ai…

La noble fille bondit comme si une vipère l’eût mordue ; et, pâle de colère, la lèvre frémissante, elle s’écria :

— Vous m’offensez, capitaine Archibald Cameron de Locheill ! Vous n’avez donc pas réfléchi à ce qu’il y a de blessant, de cruel dans l’offre que vous me faites ! Est-ce lorsque la torche incendiaire, que vous et les vôtres avez promenée sur ma malheureuse patrie, est à peine éteinte, que vous me faites une telle proposition ! Est-ce lorsque la fumée s’élève encore de nos masures en ruine que vous m’offrez la main d’un des incendiaires. Ce serait une ironie bien cruelle que d’allumer le flambeau de l’hyménée aux cendres fumantes de ma malheureuse patrie ! On dirait, capitaine de Locheill, que maintenant, riche, vous avez acheté, avec votre or, la main de la pauvre fille canadienne ; et jamais une d’Haberville ne consentira à une telle humiliation ! Oh ! Arché ! Arché ! je n’aurais jamais attendu cela de vous, de vous, l’ami de mon enfance ! Vous n’avez pas réfléchi à l’offre que vous me faites !

Et Blanche, brisée par l’émotion, se rassit en sanglotant (i).

Jamais la noble fille canadienne n’avait paru si belle aux yeux d’Arché qu’au moment où elle rejetait, avec un superbe dédain, l’alliance des conquérants de sa malheureuse patrie.

— Calmez-vous, Blanche, reprit de Locheill : j’admire votre patriotisme ; j’apprécie vos sentiments exaltés de délicatesse, quoique bien injustes envers moi, envers moi votre ami d’enfance. Il vous est impossible de croire qu’un Cameron of Locheill pût offenser une noble demoiselle quelconque, encore moins la sœur de Jules d’Haberville, la fille de son bienfaiteur. Vous savez, Blanche, que je n’agis jamais sans réflexion : toute votre famille m’appelait jadis le grave philosophe et m’accordait un jugement sain. Que vous eussiez rejeté avec indignation la main d’un Anglo-Saxon, aussi peu de temps après la conquête, aurait peut-être été naturel à une d’Haberville ; mais moi, Blanche, vous savez que je vous aime depuis longtemps, vous ne pouvez l’ignorer malgré mon silence. Le jeune homme pauvre et proscrit aurait cru manquer à tous sentiments honorables en déclarant son amour à la fille de son riche bienfaiteur.

Est-ce parce que je suis riche maintenant, continua de Locheill, est-ce parce que le sort des armes nous a fait sortir victorieux de la lutte terrible que nous avons soutenue contre vos compatriotes ; est-ce parce que la fatalité m’a fait un instrument involontaire de destruction, que je dois refouler, à jamais, dans mon cœur un des plus nobles sentiments de la nature, et m’avouer vaincu sans même faire un effort pour obtenir celle que j’ai aimée constamment ? oh ! non, Blanche, vous ne le pensez pas : vous avez parlé sans réflexion ; vous regrettez déjà les paroles cruelles qui vous sont échappées et qui ne pouvaient s’adresser à votre ancien ami. Parlez, Blanche, et dites que vous les désavouez ; que vous n’êtes pas insensible à des sentiments que vous connaissez depuis longtemps.

— Je serai franche avec vous, Arché, — répliqua Blanche, candide comme une paysanne qui n’a étudié ni ses sentiments, ni ses réponses dans les livres, comme une campagnarde qui ignore les convenances d’une société qu’elle ne fréquente plus depuis longtemps, et qui ne peuvent lui imposer une réserve de conventions ; — et je vous parlerai le cœur sur les lèvres. Vous aviez tout, de Locheill, tout ce qui peut captiver une jeune fille de quinze ans : naissance illustre, esprit, beauté, force athlétique, sentiments généreux et élevés : que fallait-il de plus pour fasciner une jeune personne enthousiaste et sensible ! aussi, Arché, si le jeune homme pauvre et proscrit eût demandé ma main à mes parents, qu’ils vous l’eussent accordée, j’aurais été fière et heureuse de leur obéir ; mais, capitaine Archibald Cameron de Locheill, il y a maintenant entre nous un gouffre que je ne franchirai jamais.

Et les sanglots étouffèrent de nouveau la voix de la noble demoiselle.

— Mais, je vous conjure, mon frère Arché, continua-t-elle en lui prenant la main, de ne rien changer à votre projet de vous fixer au Canada. Achetez des propriétés voisines de cette seigneurie, afin que nous puissions nous voir souvent, très souvent. Et si, suivant le cours ordinaire de la nature (car vous avez huit ans de plus que moi), j’ai, hélas ! le malheur de vous perdre, soyez certain, cher Arché, que votre tombeau sera arrosé de larmes aussi abondantes, aussi amères, par votre sœur Blanche, que si elle eût été votre épouse.

Et lui serrant la main avec affection dans les siennes, elle ajouta :

— Il se fait tard, Arché, retournons au logis.

— Vous ne serez jamais assez cruelle envers moi, envers vous-même, répondit Arché, pour persister dans votre refus ! oui ; envers vous-même, Blanche, car l’amour d’un cœur comme le vôtre ne s’éteint pas comme un amour vulgaire ; il résiste au temps, aux vicissitudes de la vie. Jules plaidera ma cause à son retour d’Europe, et sa sœur ne lui refusera pas la première grâce qu’il lui demandera pour un ami commun. Ah ! dites que je puis, que je dois espérer !

— Jamais, dit Blanche, jamais, mon cher Arché. Les femmes de ma famille, aussi bien que les hommes, n’ont jamais manqué à ce que le devoir prescrit, n’ont jamais reculé devant aucun sacrifice, même les plus pénibles. Deux de mes tantes, encore jeunes alors, dirent un jour à mon père (k) : tu n’as déjà trop de fortune, d’Haberville, pour soutenir dignement le rang et l’honneur de notre maison : notre dot, ajoutèrent-elles en riant, y ferait une brèche considérable ; nous entrons demain au couvent où tout est préparé pour nous recevoir. Prières, menaces, fureur épouvantable de mon père ne purent ébranler leur résolution : elles entrèrent au couvent, qu’elles n’ont cessé d’édifier par toutes les vertus qu’exige ce saint état.

Quant à moi, Arché, j’ai d’autres devoirs à remplir : des devoirs bien agréables pour mon cœur : rendre la vie aussi douce que possible à mes parents, leur faire oublier, s’il se peut, leurs malheurs, les soigner avec une tendre affection pendant leur vieillesse, et recevoir entre mes bras leur dernier soupir. Bénie par eux, je prierai Dieu, sans cesse, avec ferveur, de leur accorder le repos qui leur a été refusé sur cette terre de tant de douleurs. Mon frère Jules se mariera, j’élèverai ses enfants avec la plus tendre sollicitude, et je partagerai sa bonne et mauvaise fortune, comme doit le faire une sœur qui l’aime tendrement.

De Locheill et son amie s’acheminèrent en silence vers le logis : les derniers rayons du soleil couchant qui miroitaient sur l’onde paisible, et sur les sables argentés du rivage avaient prêté un nouveau charme à ce paysage enchanteur, mais leur âme était devenue subitement morte aux beautés de la nature.

Un vent favorable s’éleva le lendemain, vers le soir ; le vaisseau, qui avait amené de Locheill, leva l’ancre aussitôt, et M. d’Haberville chargea José de conduire son jeune ami à Québec.

La conversation, pendant la route, ne tarit point entre les deux voyageurs : le sujet était inépuisable. Arrivé cependant vers les cinq heures du matin sur les côtes de Beaumont, de Locheill dit à José :

— Je m’endors comme une marmotte : nous avons veillé bien tard hier, et j’étais si fiévreux que j’ai passé le reste de la nuit sans sommeil ; faites-moi le plaisir de me chanter une chanson pour me tenir éveillé.

Il connaissait la voix rauque et assez fausse de son compagnon, ce qui lui inspirait une grande confiance dans ce remède anti-soporifique.

— Ce n’est pas de refus, reprit José qui, comme presque tous ceux qui ont la voix fausse, se piquait d’être un beau chanteur, ce n’est pas de refus ; d’autant plus qu’en vous endormant, vous courez risque de vous casser la tête sur les cailloux qui n’ont pu guère tenir en place depuis le passage de la Corriveau ; mais, je ne sais trop par où commencer. Voulez-vous une chanson sur la prise de Berg-op-Zoom (l) ?

– Passe pour Berg-op-Zoom, dit Arché, quoique les Anglais y aient été assez maltraités.

— Hem ! hem ! fit José, c’est toujours une petite revanche sur l’ennemi, qui nous a pas mal chicotés en 59.

Et il entonna les couplets suivants :

C’est st’ilà qu’a pincé Berg-op-Zoom (bis)
Qu’est un vrai moule à te Deum. (bis)
Dame ! c’est st’ilà qu’a du mérite
Et qui trousse un siège bien vite.

— Mais c’est adorable de naïveté, s’écria de Locheill.

— N’est-ce pas, capitaine ? dit José, tout fier de son succès.

— Oui, mon cher José, mais continuez ; j’ai hâte d’entendre la fin : vous ne resterez pas en si bon chemin.

— C’est de votre grâce, capitaine, dit José en portant la main à son bonnet qu’il souleva à demi.

Comme Alexandre il est petit, (bis)
Mais il a bien autant d’esprit ; (bis)
Il en a toute la vaillance,
De César toute la prudence.

— « Mais il a bien autant d’esprit », répéta Arché, est un trait des plus heureux ! où avez-vous pris cette chanson ?

— C’est un grenadier qui était au siège de Berg-op-Zoom qui la chantait à mon défunt père. Il disait que ça chauffait dur, allez, et il en portait des marques ; il ne lui restait plus qu’un œil, et il avait tout le cuir emporté à partir du front jusqu’à la mâchoire ; mais comme toutes ces avaries étaient du côté gauche, il ajustait encore son fusil proprement du côté droit. Mais laissons-le se tirer d’affaire ; c’est un gaillard qui ne se mouchait pas d’un hareng, et je suis sans inquiétude pour lui. Voyons le troisième couplet qui est l’estèque (le dernier).

J’étrillons messieurs les Anglés, (bis)
Qu’avions voulu faire les mauvés. (bis)
Dame ! c’est qu’ils ont trouvé des drilles
Qu’avec eux ont porté l’étrille !

— Délicieux ! d’honneur, s’écria de Locheill : ces Anglais qui ont voulu faire les mauvais ! ces drilles qui ont porté l’étrille ! toujours adorable de naïveté ! Oui, continua-t-il, ces doux et paisibles Anglais qui s’avisent un jour de faire les mauvais pour se faire étriller à la peine ; moi qui croyais les Anglais toujours hargneux et méchants !… Charmants ! toujours charmant !

— Ah dame ! écoutez, capitaine, fit José, c’est la chanson qui dit cela ; moi je les ai toujours trouvés pas mal rustiques et bourrus vos Anglais ; pas toujours, non plus, aisés à étriller, comme notre guevalle Lubine, qui est parfois fantasque et de méchante humeur, quand on la frotte trop fort : témoin, la première bataille des plaines d’Abraham.

– Ce sont donc les Anglais qui ont porté l’étrille, dit Arché ?

José se contenta de montrer son moignon de bras, autour duquel il avait entortillé la lanière de son fouet, faute de mieux.

Les deux voyageurs continuèrent leur route pendant quelque temps en silence ; mais José, s’apercevant que le sommeil gagnait son compagnon, lui cria :

– Eh ! eh ! capitaine, l’endormitoire vous prend, prenez garde, vous allez, sauf respect, vous casser le nez : je crois que vous auriez besoin d’une autre chanson pour vous tenir éveillé. Voulez-vous que je vous chante la complainte de Biron (m) ?

– Quel est ce Biron ? dit de Locheill.

— Ah ! dam ! mon oncle Raoul, qui est un savant, dit que c’était un prince, un grand guerrier, le parent et l’ami du défunt roi Henri IV, auquel il avait rendu de grands services : ce qui n’empêcha pas qu’il le fit mourir, comme s’il eût été un rien de rien. Et sur ce que je m’apitoyais sur son sort, lui et M. d’Haberville me dirent qu’il avait été traître à son roi, et de ne jamais chanter cette complainte devant eux. Ça m’a paru drôle tout de même, mais j’ai obéi.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette complainte, dit Arché, et comme je ne suis pas aussi sensible à l’endroit des rois de France que vos maîtres, faites-moi le plaisir de la chanter.

José entonna alors d’une voix de tonnerre la complainte suivante :

Le roi fut averti par un de ses gendarmes,
D’un appelé LaFin, capitaine des gardes :
Sire, donnez-vous de garde du cadet de Biron
Qui a fait entreprise de vous jouer trahison.

LaFin n’eut point parlé, voilà Biron qui entre
Le chapeau à la main faisant la révérence ;
C’est en lui disant : sire, vous plaît-il de jouer
Mille doublons d’Espagne, que je viens de gagner ?

— Si tu les as, Biron, va-t’en trouver la Reine,
Va-t’en trouver la Reine, elle te les jouera,
Car des biens de ce monde longtemps tu ne jouiras.

Il n’eut pas joué deux coups, le Grand-Prévost qui entre
Le chapeau à la main faisant la révérence,
C’est en lui disant : Prince, vous plaît-il de venir
Ce soir à la Bastille, où vous faudra coucher.

— Si j’avais mon épée, aussi mon arme blanche,
Ah ! si j’avais mon sabre et mon poignard doré
Jamais Prévost de France ne m’aurait arrêté.

Il y fut bien un mois, peut-être six semaines,
Sans être visité de messieurs, ni de dames,
Hors trois gens de justice faisant les ignorants
Lui ont demandé : Beau prince, qui vous a mis céans ?

— Céans qui m’y ont mis ont pouvoir de m’y mettre :
C’est le Roi et la Reine, que j’ai longtemps servis,
Et pour ma récompense la mort il faut souffrir.

Se souvient-il le Roi des guerres savoyardes,
D’un coup d’arquebusade que je reçus sur mon corps ;
Et pour ma récompense il faut souffrir la mort !

Que pense-t-il le roi, qu’il faut donc que je meure,
Que du sang des Biron encore il en demeure :
J’ai encore un frère, le cadet d’après moi,
Qui en aura souvenance, quand il verra le roi.

Pour le coup de Locheill était complètement éveillé : la voix de stentor de José aurait réveillé la Belle-au-Bois-Dormant, plongée depuis un siècle dans le sommeil le plus profond : ce qui est pourtant un assez joli somme, même pour une princesse qu’on supposerait avoir ses franches coudées pour se passer cette fantaisie.

— Mais, dit José, vous monsieur, qui êtes presque aussi savant que le chevalier d’Haberville, vous pourriez peut-être me dire quelque chose de ce méchant roi qui avait fait mourir ce pauvre monsieur Biron, qui lui avait rendu tant de services.

— Les rois, mon cher José, n’oublient jamais une offense personnelle ; et comme bien d’autres qui n’oublient jamais les fautes d’autrui, même après expiation, ils ont la mémoire courte pour les services qu’on leur a rendus.

— Tiens ; c’est drôle tout de même, moi qui croyais que le bon Dieu ne leur avait rien refusé. La mémoire courte, c’est farceur.

Arché reprit, en souriant de la naïveté de son compagnon :

— Le roi Henri IV avait pourtant une bonne mémoire, quoiqu’elle lui ai fait défaut dans cette occasion : c’était un excellent prince qui aimait tous ses sujets comme ses propres enfants ; qui faisait tout pour les rendre heureux ; et il n’est pas surprenant que sa mémoire soit encore si chère à tout bon Français, même après cent cinquante ans.

– Dame ! dit José, ce n’est pas surprenant, si les sujets ont meilleure mémoire que les princes ! c’était toujours cruel de sa part de faire pendre ce pauvre M. Biron !

— On ne pendait pas la noblesse en France, fit Arché ; c’était un de leurs grands privilèges : on leur tranchait simplement la tête.

— C’était toujours un bon privilège, ça faisait peut-être plus de mal, mais c’était plus glorieux de mourir par le sabre que par la corde.

— Pour revenir à Henri IV, dit Arché, il ne faut pas le condamner trop sévèrement : il vivait dans des temps difficiles, à une époque de guerres civiles ; Biron, son parent, son ami jadis, l’avait trahi, et il méritait doublement la mort.

— Pauvre M. Biron, reprit José, il parle pourtant bien dans sa complainte.

— Ce ne sont pas toujours ceux qui parlent le mieux qui ont le plus souvent raison, dit Arché ; rien ne ressemble plus à un honnête homme qu’un fripon éloquent.

— C’est pourtant vrai ce que vous dites là, M. Arché : nous n’avons qu’un pauvre voleur dans notre canton, et comme il est sans défense, tout le monde le mange à belles dents, tandis que son frère, qui est cent fois pire que lui, trouve le tour, avec sa belle langue, de passer pour un petit saint. En attendant, voici la ville de Québec, mais pas plus de pavillon blanc que sur ma main, ajouta José en soupirant.

Et pour se donner une contenance, il chercha sa pipe dans toutes ses poches en grommelant et répétant son refrain ordinaire :

— « Nos bonnes gens reviendront. »

José passa deux jours à Québec, et s’en retourna chargé de tous les cadeaux que de Locheill crut lui être agréables. Il aurait bien désiré aussi envoyer quelques riches présents à la famille d’Haberville, il n’y aurait pas manqué dans d’autres circonstances, mais il craignait de les blesser dans leur amour-propre. Il se contenta de dire à José en lui faisant ses adieux :

— J’ai oublié au manoir mon livre d’heures ; priez mademoiselle Blanche de vouloir bien le garder jusqu’à mon retour : c’était un « Pensez-y bien. »