Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/Texte entier

Collectif
Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore
Le Monument de Marceline Desbordes-ValmoreImprimerie L. & G. Crépin (p. Couv.--).


LE MONUMENT

de Marceline

DESBORDES-VALMORE




Il a été tiré de cet ouvrage
3 exemplaires sur papier de Hollande




Le Monument
de
MARCELINE
DESBORDES-VALMORE



LE MONUMENT
de Marceline
DEBORDES-VALMORE

SOUVENIR DE LA FÊTE D’INAUGURATION DU 13 JUILLET 1896



DOUAI
imprimerie l. & g. crépin
1896.


Le Monument de MM. Ed. Houssin et Ferd. Dutert.




Cinq ou six heures durant, un peuple entier vibre ; les lendemains passent, que reste-t-il ? Une pensée pieuse a résolu qu’il resterait quelque chose de la fête du 13 Juillet 1896. Toutes les grandiloquences de ce jour-là, toutes ses harmonies, les tributs payés au génie de Marceline Desbordes-Valmore, humbles ou glorieux, valaient d’être retenus. On les enchâsse ici comme dans un reliquaire ; on constitue, de leur assemblage, le Livre d’Or de l’illustre poète. N’y cherchez point le détail des réjouissances extérieures, le tapage des rues pavoisées, l’allégresse et l’orgueil de la foule : les éditeurs de cet In memoriam n’ont voulu consigner pour l’histoire littéraire du siècle que le concert enthousiaste de nobles esprits autour de la plus lamentable, de la plus radieuse des âmes. C’eût été, à coup sûr, l’hommage préféré de Marceline. Aux vains tumultes du dehors elle ne demandait ni joies ni consolations ; mais se sentir comprise enfin, elle la douloureuse incomprise, et bercée de tendresses, elle l’affamée d’amour dont la vie fut un long et sublime sanglot, quelle ineffable récompense ! Nulle victoire ne l’eût plus doucement émue.

Par ce mystérieux arrangement des choses qui ressemble toujours à du hasard et qui n’en est peut-être jamais, l’inauguration de la statue de Marceline Desbordes-Valmore à Douai eut lieu en plein mois de juillet. Les dates ont parfois leurs secrètes affinités. Celle-ci ne pouvait être mieux choisie. Observez, en effet, comme de tous les chants de Marceline se dégagent, d’une effluve forte et pénétrante, des sensations d’été — l’été de Flandre, un peu lourd, presque orageux, sous un ciel qui brille moins qu’il ne brûle, avec des parfums exaspérés de roses mourant dans des brises enflammées. Ces exhalaisons de fleurs, ces souffles d’orage, il semble qu’on ait voulu, au moment où sa statue allait apparaître à tous les regards, lui en laisser une fois encore venir l’enivrement et l’angoisse. Oui, vraiment, entre son œuvre et l’heure où on la célébrait, il y eut une harmonie.

Il y en eut une aussi entre le caractère passionné de son culte pour le sol d’origine et l’admiration de ceux qui, en étant sortis depuis elle, l’aimaient comme elle, et lui savaient gré de l’avoir si filialement chanté. L’image de la patrie était dans tous les cœurs. Quoiqu’on ait, en l’occurrence, départi à la Ville de Douai un rôle plus effacé que de raison, au point de ne l’avoir seulement pas remerciée de l’accueil fait aux hôtes du dehors, certes, elle tenait la place d’élection et figurait le premier personnage parmi le chœur triomphal groupé autour du bronze d’immortalité. Chez aucun poète, pas même chez le breton Brizeux, on ne rencontre le sentiment de la terre natale développé au point où il le fut chez Marceline. Aussi Douai, qu’elle quitta jeune, le Douai d’avant la Révolution, avec ses ruisseaux d’eau vive, ses ombrages, ses grands jardins embaumés sommeillant au bruit des cloches, revit-il à chaque instant dans les vers du poète. Elle-même incarne le type moral de la vraie Flamande, ni fine, ni avisée, ni ironique à la façon française, mais simple, d’exquise sentimentalité, de religiosité charmante. Rien en elle d’un bas bleu. Elle est femme, et, par certains côtés, bonne femme. Sa statue se dresse dans un square populaire où jouent les enfants pauvres, où se reposent les ouvriers à la tombée du soir, où les vieillards de l’hospice voisin viennent, sous leur rude livrée de misère, goûter la tiédeur de leurs suprêmes soleils. Elle est bien là au milieu des siens.

Quel contraste, pourtant, et quelle leçon : cette humble, avant tout l’amie des humbles, acclamée soudain par des artistes et des poètes de génie si divers ! Ainsi déjà, de son vivant, bien que sa réputation n’eût point forcé la porte des lecteurs ordinaires, elle attirait au rayonnement discret de sa gloire et forçait à l’admiration l’élite la plus disparate. Près du poète farouche des Iambes, le doux chantre armoricain de Marie ; c’était Lamartine et Alfred de Vigny ; Balzac et Victor Hugo, les deux Titans. C’était Béranger et c’était Michelet. Ces esprits divergeaient en tout, un nom du moins les faisait unanimes : celui de Desbordes-Valmore. Elle leur apparaissait véritablement comme la Poésie en mission au milieu d’eux.

Il en va de même aujourd’hui.

N’est-il pas touchant de voir le sceptique auteur de Jérôme Cogniard et du Lys Rouge rendre hommage à cette croyante et l’ironie accoutumée de M. Anatole France, dont il ne saurait entièrement se passer, ménager néanmoins Marceline ? N’est-ce pas un rare et singulier spectacle, de voir le prestigieux artisan de rimes qu’est M. Catulle Mendès s’incliner devant la chanteuse naïve et spontanée, pareille à Lamartine et, selon le mot de Sainte-Beuve, ne sachant que son âme ? les reines éphémères et brillantes du théâtre saluer la « petite comédienne de Lyon » ? Sarah Bernhardt elle-même lui faire l’aumône du fastueux enthousiasme mis par elle au service de tant de nobles causes ? Et n’est-il pas étrange enfin de voir le comte Robert de Montesquiou, un poète-gentilhomme dont les vers sont peut-être la moindre part de sa notoriété, l’une des figures les plus curieuses du XIXe siècle à son déclin, prendre sous sa bienveillante protection un grand poète qu’il juge méconnu et une pure gloire qu’il présume oubliée ?

L’était-elle à ce point ? Malaisément l’admettraient les compatriotes de Marceline. Car ils avaient, de très bonne foi — combien d’années ont passé depuis ! — résolu de lui élever un monument. Mais les comités ont la fortune de Sisyphe : ils roulent en vain de beaux projets, les projets retombent toujours. Mieux qu’un autre, le sculpteur Houssin pourrait dire par quelles traverses sa patience et son zèle furent mis à l’épreuve. De guerre las, il prit le parti d’aller de l’avant. Du tas de ses esquisses il tira la meilleure et, dès 1893, exposa une maquette à la Société des Amis des Arts, de Douai. Le comité continua son inutile roulement. Sur ces entrefaites, éclatait le gros tapage d’une conférence à la Bodinière. Les feuilles publiques s’emplirent de M. le comte Robert de Montesquiou. Grande fut la surprise, en même temps que la joie, d’Édouard Houssin en apercevant, derrière la hautaine silhouette de l’aède subtil et quintessencié du Chef des Odeurs suaves, l’humble forme vague de Marceline. Par un coup du sort, le sculpteur se trouvait à l’improviste lancé dans le courant de l’actualité. Il en profita, poursuivit activement l’exécution de son modèle, et le plâtre en figura au Salon de 1895 avec un succès immense. Une fois de plus, on acclama le beau talent d’Édouard Houssin. C’est alors que, sur l’initiative de son président, M. le baron Boissonnet, intervint la Société d’Agriculture, Sciences et Arts de Douai. Elle fit appel au patriotisme de l’Administration Municipale : des fonds furent votés, très généreusement M. Robert de Montesquiou promit de parfaire la somme nécessaire à l’érection de la statue, l’éminent architecte Dutert offrit son gracieux concours pour le piédestal. Et voilà comment, le 13 Juillet 1896, Marceline eut enfin le monument que tous appelaient de leurs vœux depuis tant d’années. Ses yeux levés vers le ciel, ses bras tordus dans un geste de désespoir n’impliquent point l’amer ressentiment d’un oubli auquel on a eu tort de croire, car il eût été sacrilège ; c’est, dans le bronze — et déplorons que ce ne soit pas dans le marbre — l’expression et l’attitude qui, semble-t-il, convenaient le mieux à la grande éprouvée.

Ce livre contient, non ce qui reste d’un feu d’artifice après la fête, des carcasses noircies et du carton à demi consumé, mais les belles pages vibrantes qu’a dictées l’ombre du poète aimé. À côté de MM. Anatole France et Catulle Mendès, on entendra M. Charles Bertin, maire de la ville de Douai, adresser à la Muse désormais consacrée un solennel salut au nom de la cité tout entière, et Madame Demont-Breton louer celle dont elle est la sœur par le génie, la tendresse et le sentiment maternel. L’allocution de l’illustre peintre est fraîche et parfumée comme le lilas « qui sort du vieux mur entr’ouvert ». Après un fragment de l’harmonieuse cantate de M. Charles Duhot, on trouvera en outre, dans ce volume, un véritable bouquet de poésies. Ce sont les vers pleins d’originalité de Paul Verlaine, cet artiste étrange, habile à donner un corps aux images impalpables qui émergent à peine de la partie inconsciente de l’âme ; ceux de M. Paul Demeny, sincères et respectueux ; de M. Adolphe Lacuzon, tout imprégné de la tradition chantante et fleurie des anciens Rosati d’Artois ; de Mme Berthe Poncelet-Dronsart, dont l’exemple témoigne que la série des Muses douaisiennes ne souffre point d’interruption ; le sonnet de M. Sully-Prudhomme, de si large envergure, et la pénétrante inspiration de M. Albert Samain. Mmes Julia A. Daudet et Marthe Stiévenard paient aussi leur tribut de grâce et d’harmonie. Rompant en visière aux formes prosodiques, M.-J. Le Coq, dans un rythme qu’ignora Marceline et avec des innovations de langue dont elle se fût sans doute émerveillée, proteste hardiment contre les curiosités en éveil autour d’un mystère d’amour enseveli sous les larmes et le temps. D’une façon imprévue et piquante, M. Adolphe Rosay associe au souvenir de Desbordes-Valmore celui de Gayant. Un anonyme salue avec chaleur les hôtes de la ville, et les trouvères locaux, Vint’ d’Osier, Jean d’Douai, adressent à leur compatriote un hommage qui lui fût allé au cœur tout droit, car elle aimait son patois d’enfance, le parlait et l’écrivait volontiers. On doit une mention toute spéciale à la superbe pièce de M. Édouard d’Hooghe. Le jeune poète fera un jour honneur à la cité. En lui, nous en sommes sûr, les fruits, comme disait Malherbe, passeront la promesse des fleurs. Un autre, pour qui la moisson des fruits est déjà commencée, n’a pas écrit la page la moins remarquable de ce livre. Dans ses vers, M. Henri Potez met en relief le côté à la fois légendaire et cordial du génie de Mme Desbordes-Valmore. Il raconte, en l’idéalisant un peu, en en faisant une sorte de conte lointain, la vie de Marceline sur un rythme qu’il lui emprunte, d’un caractère étrange d’incantation, puis il convoque au pied de celle qui a tant souffert le cortège de tous les misérables. Cela est d’un effet saisissant.

La fête du 13 Juillet 1896 ne consacre pas seulement l’entrée dans l’immortalité d’un haut poète, un des plus purs de la grande époque lyrique de notre littérature ; elle a une autre signification : elle perpétue le souvenir du vieux Douai presque entièrement disparu sous la pioche des démolisseurs, le charme mélancolique des choses évanouies ; elle glorifie une femme de noble race, symbole parfait de l’âme flamande, avec ses vertus d’endurance, de bonté simple et d’absolu dévouement.

Édouard DELPIT.



LISTE DES INVITÉS AU DÉJEUNER
offert à l’Hôtel-de-Ville par la Ville de Douai


MM. Anatole France, de l’Académie Française, délégué par M. le Ministre de l’Instruction Publique ; Vel-Durand, préfet du département du Nord et Mme Vel-Durand ; Le Général Reibel, commandant l’artillerie du 1er Corps d’Armée ; Maxime Lecomte, sénateur du Nord ; Émile Dubois, député du Nord ; V. Rault, sous-préfet de Douai et Mme Rault ; Charles Bertin, maire de Douai ; Paul Hanotte, adjoint au maire et Mme Hanotte ; Dumont, adjoint au maire et Mme Dumont ; Casimir Giroud, ancien député, ancien maire de Douai ;
MM. le comte Robert de Montesquiou ; Édouard Houssin, statuaire ;
MMmes  Virginie Demont-Breton ; Berthe Poncelet-Dronsart ; Delafosse ; Brandès, de la Comédie Française ; Moreno, de la Comédie Française ; Éléonore Blanc, cantatrice ;
MM. Henri Potez ; Charles Duhot ; Delafosse, compositeur ; Catulle Mendès ; Paul Demeny ; Lacuzon ; Henri Duhem, peintre ; Piron, artiste dramatique ; Cuelenaere, directeur de l’École nationale de musique ; Maurice Barrès ; Boldini, peintre ; Pierre Collier, secrétaire de la Mairie ; Édouard Conte, de l’Echo de Paris ; André Maurel, du Figaro ; Henry Lapauze, du Gaulois ; Marcel Schwob, du Journal ; Camille Vergniol, du Journal des Débats ; Frédéric Loliée, de la Revue Bleue ; Fernand Lefranc, de la Revue du Nord ; Lecholleux, président de la Société des Rosati ; Émile Ferré, rédacteur en chef de l’Echo du Nord ; van Eslandt, de la Dépêche, de Lille.


LES MEMBRES DE LA COMMISSION DU MONUMENT :


MM. Baude, conseiller municipal ; Cavroy, conseiller municipal ; Duforets, conseiller municipal ; Evrard, conseiller municipal ; Lirondelle, conseiller municipal ; Alfred Dupont, président de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts ; Adrien Demont, peintre ; Désiré Dubois, économe honoraire des hospices ; Favier, de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts ; Gosselin, conservateur du Musée ; Achille Ponclet, de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts ; Quinon-Hubert, de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts ; Benjamin Rivière, bibliothécaire de la Ville ; de Sylva, père, peintre ; Georges Vibert, conseiller à la Cour d’Appel ; Le baron Amaury de Warenghien, de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts ; Dropy, chef des travaux municipaux ; Paul Sénèz, rédacteur en chef de Douai-Nouveau ; Eugène Fry, rédacteur à Douai-Républicain ; Édouard Delpit, rédacteur en chef de l’Écho Douaisien ; Adolphe Rosay, rédacteur à l’Indépendant ; Lucien Crépin, rédacteur en chef du Journal de Douai.




MELON, CONCOMBRES, TOMATES
TRUITES SAUMONÉES À LA DREUX
FILET MOUSQUETAIRE
SUPRÊME DE CANETONS À LA ROUENNAISE
BLANCS DE POULETS MORATUR
NOIX DE JAMBON À LA FRANÇAISE
MACÉDOINE DE FRUITS AU CHAMPAGNE
DESSERTS

GRAVES ET VIEUX MÉDOC
CHÂTEAU GUIRAUD 1878 — BRANNE MOUTON 1875
CHAMPAGNE FRAPPÉ

[Restaurant des Palmiers].



PROGRAMME
DE LA
FÊTE D’INAUGURATION
DE LA STATUE DE
MARCELINE DESBORDES-VALMORE
LE LUNDI 13 JUILLET 1896
À 2 HEURES
AU THÉÂTRE MUNICIPAL
MATINÉE DE GALA
MUSICALE ET LITTÉRAIRE
AVEC LE CONCOURS DE
Mme SARAH BERNHARDT
DE
Mmes BRANDÈS & MORENO
de la Comédie-Française
DE
M. LUCIEN GUITRY
du Théâtre de la Renaissance
DE
M. PIRON
DE
M. LÉON DELAFOSSE
Pianiste compositeur
DE
Mme ÉLÉONORE BLANC
cantatrice
d’Artistes et d’Amateurs de la Ville

ALLOCUTION de 
 M. le Comte Robert de MONTESQUIOU.
CONCERTO STUCK de  
 Weber.
Exécuté par M. Léon DELAFOSSE
avec accompagnement de l’Orchestre de l’École Nationale de Musique,
sous la direction de M. CUELENAERE
LE PASSANT, comédie en vers de  
 F. Coppée.
Jouée par Mmes BRANDÈS et MORENO.
DORMEUSE, musique de 
 Bizet.
poésie de Marceline DESBORDES-VALMORE
VEUX-TU musique de 
 M. Delafosse.
poésie de Marceline DESBORDES-VALMORE
GRAND AIR DE LA REINE DE SABA 
 Gounod.
Chanté par Mme Éléonore BLANC.
ROMANCE SANS PAROLES, de 
 Faure.
BALLADE, de 
 Chopin.
Exécutées par M. Léon DELAFOSSE
JEAN MARIE, drame en vers, 
 A. Theuriet.
Thérèse, Mme SARAH BERNHARDT. Jean Marie, M. GUITRY. Joël, M. PIRON.

MARCELINE DESORDES-VALMORE, poésie de 
 P. Verlaine.
dite par Mme MORENO
LES ROSES DE SAADI, poésie de 
 Marceline Desbordes-Valmore.
dite par Mme BRANDÈS
À MARCELINE DESBORDES-VALMORE, poésie de 
 Lamartine.
dite par M. GUITRY
À M. ALPHONSE DE LAMARTINE, poésie de 
 Marceline Desbordes-Valmore.
dite par Mme SARAH-BERNHARDT
LA PRIÈRE DES ORPHELINS, musique de 
 M. Delafosse.
Poésie de Marceline Desbordes-Valmore
exécutée par les chœurs de l’École normale des garçons, les élèves de l’École Nationale de Musique, sous la direction de M. CUELENAERE

Piano tenu par l’auteur, M. DELAFOSSE.
Séparateur
À 5 HEURES, DANS LE SQUARE JEMMAPES
CÉRÉMONIE D’INAUGURATION DE LA STATUE
Sous la Présidence de M. ANATOLE FRANCE
Membre de l’Académie Française, délégué de M. le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts
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DISCOURS de M. Charles BERTIN, maire de Douai, de M. Anatole FRANCE, de M. Catulle MENDÈS, de Mme Virginie DEMONT-BRETON
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CANTATE pour voix de femmes & d’hommes avec orchestre
PAROLES DE M. Henri POTEZ, MUSIQUE DE M. Charles DUHOT
Exécutée sous la direction de M. Charles DUHOT, par les Dames et les Messieurs de la Ville par la société chorale « LA LYRE » et la « SOCIÉTÉ PHILHARMONIQUE »
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POÉSIES dites au pied de la statue
Composées par MM. Paul DEMENY, LACUZON, délégué de la société « Les Rosati » et par Mme PONCELET-DRONSART
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DÉFILÉ des enfants des écoles de la Ville
Pendant le défilé : Marche triomphale de Jeanne d’Arc de Gounod
Exécutée par la Société Philharmonique, sous la direction de M. Duhot
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À PARTIR DE 8 HEURES 1/2
ILLUMINATION DE TOUT LE QUARTIER ET DU SQUARE JEMMAPES
Séparateur
À 10 HEURES
BAL SUR LA GRAND’PLACE


La Statue de M. Ed. Houssin.



Discours de M. le comte Robert de Montesquiou
Président du Comité


Mesdames, Messieurs,


Je l’écrivais, l’autre jour, je tiens à le redire ici, je ne revendique aujourd’hui que le rôle de rapporteur d’une question, on peut le dire, conclue et close ; close par cette inauguration comme le peut être un bracelet ou un collier par un fermoir précieux ; et conclue, comme ces bâtisses où les ouvriers joyeux accrochent une gerbe de fleurs, en signe d’achèvement : conclue… par un bouquet.

Bien loin de moi, en effet, la prétention risible dont plusieurs auraient voulu m’affubler, à l’origine des événements que cet avènement couronne, d’avoir cru et voulu inventer Mme Desbordes-Valmore. — Je le répète : je n’ai voulu que rafraîchir les fleurs et les palmes d’illustres ex-voto spontanés, entrelacés autour de ce souvenir par tant de gestes augustes et de mains généreuses.

Certes, on pourrait le dire – si le cœur et le génie ne s’inventaient pas tout seuls – les plus grands l’avaient inventée avant nous, inventée malgré elle ! Et c’est une des plus saisissantes caractéristiques de la vie de notre héroïne (j’allais dire : de notre Sainte !) que cette modestie confuse, à tout jamais incertaine qu’elles aient véritablement trait à elle-même, en présence d’admirations aussi sincères que magnifiques.

Au contraire, j’ai hâte de vous les rappeler ces radieux admirateurs de Madame Valmore, de formuler l’énoncé superbe et retentissant de leurs noms glorieux, de les faire éclater au-dessus de vos têtes, de les répandre, tels qu’autant d’inestimables joyaux, d’en illustrer comme de fleurs de pierreries, les roses et les palmes que nous entrecroisons aujourd’hui autour de son lierre.

Hugo, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Gautier, Banville, d’Aurevilly, Baudelaire ! Baudelaire, dont une page admirable et charmante vous sera lue tout à l’heure par un prince d’entre nos poètes : M. Catulle Mendès, le subtil Maître qui a tenu à venir tout exprès pour vous réciter l’œuvre d’un autre. Fier effacement qui nous permet de le remercier du double hommage qu’il apporte ainsi à la Grande Marceline : la page que lui a consacrée un poète mort — et immortel ; et la page — sans nul doute bien exquise ! que lui-même, heureusement bien vivant ! lui a dédiée… dans son cœur !

Quant à Michelet, vous savez ce qu’il a dit d’Elle, quand il a parlé de cette puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur lui !

Cela nous permet, n’est-ce pas ? de sourire de ces gens graves, ceux-là sans doute dont le penseur a écrit : « La gravité est un masque qui sert à cacher le défaut d’esprit » – qui trouveraient indigne de leur sérieux, de se sentir émus par celle qui bouleversait ce vaste génie, et qui voudraient maintenir à cette vraie muse, le caractère un peu vieillot et suranné sous lequel elle fut longtemps discréditée ; tandis qu’il ne s’agit de rien moins, lorsque l’on parle d’elle, que de l’un des plus purs, des plus hauts, des plus tendres et touchants génies dont l’humanité se soit honorée.

Et, pour Lamartine, on ne se lasse pas de ressasser l’anecdote à laquelle nous devons le sublime chant alterné qui va vous transporter dans une heure. Lisant, par hasard, dans un de ces Keepsakes si fort à la mode, en ce temps-là, une poésie dédiée à M. A. de L. par notre poète, l’auteur de Jocelyn ne douta pas que ces initiales ne fussent les siennes, et répondit, d’enthousiasme, un chant divin, à celle dont il ne connaissait que le génie et les souffrances. Elle, capable de s’élever aux plus ravissants des accents, mais non de proférer le plus ingénu des mensonges, devait bien avouer que le dédicacé était un autre, et du même rythme, mais d’un souffle, s’il se peut, plus inspiré, répondait, à son tour, une ode douloureusement enchanteresse.

Entre ces grands morts et les grands vivants qu’anime une pareille tendresse pour cette poésie, c’est encore un poète, un autre grand poète qui nous servira de lien ; un poète qui n’a pas voulu mourir sans modeler, tout au moins en de survivantes strophes que vous allez entendre, le buste de celle qu’il admirait parmi tous, et dont la réverbération en son œuvre est à la fois directe et discrète. Ce poète-là, Mesdames et Messieurs, que je le rappelle à votre respect attendri, c’est, vous le savez, Paul Verlaine !

Dans le présent, ce sont (entre autres), MM. Anatole France, Jules Lemaître, Rodenbach, Descaves, qui se sont fait une gloire et une joie d’exercer autour de celle que je nomme la modeste immortelle, des talents si brillants et si divers.

Moi-même, je possède deux curieuses lettres à moi adressées ; l’une de Dumas fils, l’autre de M. Henri Rochefort. La première au sujet de cette inauguration, la seconde, à propos de ma conférence, me développent spirituellement leur prédilection pour l’auteur du trop célèbre « cher petit oreiller » qui longtemps (l’attention ne se pose-t-elle pas toujours de préférence sur les moindres cimes ?) prévalut par dessus de plus notables mérites.

D’où naît — et comment se l’expliquer, le vol de tant de prestigieux esprits à l’entour de cette passiflore désolée, de cette triste fleur dont elle a elle-même poétiquement écrit :

Vois, dans l’eau, vois ce lis dont la tête abaissée
Semble se dérober au sourire des cieux ?

C’est que la poésie de Madame Valmore se pourrait dénommer : L’éloquence de l’amour. Et, entre toutes ces amours, le plus tendre, celui qui nous reporte à ce qu’elle appelle joliment : « nos jeunes annales », nous fait avec elle nous écrier :

Viens réchauffer ce cœur séché de nostalgie,
Le prendre et l’animer d’une fraîche énergie.

. . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! qui n’a souhaité redevenir enfant !

Ce sera continuer mon œuvre de rapporteur et de commentateur par la seule éloquence des faits, et la qualité des personnes, que de poursuivre et de conclure sur l’appel des noms illustres et charmants de ceux et de celles dont nul obstacle n’a su arrêter l’admirative sympathie.

M. Anatole France, le délégué de notre Gouvernement, l’auteur de Thaïs et de tant de chefs-d’œuvre, le maître dont le nom est synonyme de séduction et de perfection, et dont la présence et la présidence, en cette assemblée, sont pour elle, de tant de décor. J’ai nommé plus haut M. Catulle Mendès. Et voici près d’eux, pour fêter l’auteur des Roses de Saadi, M. Armand Sylvestre, le merveilleux poète du Pays des Roses.

Parmi les artistes que vous allez applaudir, et qui ont su encore embellir leurs très rares mérites par la plus complaisante des bonnes grâces, je salue et remercie les plus célèbres noms de notre théâtre et de nos concerts : Mmes Brandès, Moreno, Segond-Weber, Éléonore Blanc ; MM. Lucien Guitry, Léon Delafosse et tous les excellents musiciens de vos orchestres et de votre ville.

Quant à Mme Sarah Bernhardt, il me plaît — et qui d’entre vous n’y applaudirait ? — de vous en parler davantage. C’est au retour d’une de ces glorieuses tournées, grâce auxquelles elle a porté si loin et placé si haut la renommée de notre Scène française, et qui ont valu à cette Reine de l’Art dramatique une part de l’empire du monde ; c’est au sortir d’un de ses fatigants et indiscontinus triomphes, desquels, par un miracle bien dû à sa générosité et à son génie, elle nous revient chaque fois plus belle et plus grande, — qu’elle était il y a quelques semaines à peine, allée goûter le repos lumineusement gagné, parmi la solitude de sa Mer sauvage. Mais le jour n’est pas proche où nous la verrons laisser sans écho l’appel de l’amitié et de l’enthousiasme. Et, j’aime, Messieurs, à vous rapporter la noble et simple réponse — et qui mériterait de devenir historique — dont cette magnanime artiste accueillit mon importune demande de se reposer d’un an d’illustres travaux, par plusieurs jours et nuits de nouveau voyage : « Je le ferai parce que cela me sera difficile. »

Dans le public, à côté des hommes éminents qui ont assuré avec tant de zèle le succès de cette solennité, j’aperçois encore des plus distingués représentants de notre littérature et de notre art.

En présence de tels témoignages, de pareille admiration, de semblable sympathie, oseriez-vous bien le redire, Marceline Valmore, ainsi que vous l’écriviez à Lamartine, en ces émouvantes strophes :

Oh ! n’as-tu pas dit le mot gloire ?
Et, ce mot, je ne l’entends pas,

Car je suis une faible femme,
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir.

Eh bien ! entendez-le aujourd’hui, ce mot, quel que soit l’entêtement enfin périmé de votre inguérissable modestie, Marceline Desbordes-Valmore ! Votre gloire, elle est levée, la voilà venue ! C’est dans les flots mêmes de votre molle rivière, de cette Scarpe que vous avez tant chérie et tant chantée que s’en reflète pour vous la clarté douce.

Elle s’est transformée en votre étoile qui ne mourra point, votre lampe qui allait mourir. Et ce n’est plus avec cette nuance si touchante d’hésitation éternellement troublée et incertaine de votre dignité jugée par nous si haute, que vous diriez aujourd’hui de cette palpitante étoile enfin rassurée :

Si mon étoile brille
Et trace encor mon nom dans la Scarpe d’argent !



Poésie de Paul Verlaine


Telle autre gloire est, j’ose dire, plus fameuse,
Dont l’éclat éblouit mieux, certes, qu’il ne luit ;
La sienne fait plus de musique que de bruit,
Bien que de pleurs brûlants écumeuse et fumeuse ;

Mais la bonté du cœur, mais l’âme haute et pure,
Tempèrent ce torrent de douleur et d’amour,
Et, se mêlant à la douceur de la nature,
À sa souffrance aussi, de nuit comme de jour,

Promènent sous le ciel tout pluie et tout soleil,
À chaque instant, avec à peine des nuances,
Un large fleuve harmonieux de confiances
Vives et de désespoirs lents, — et non pareil,

Il chante, l’ample fleuve au capricieux cours,
L’hymne infini de toute la tendresse humaine
Où la fille, et l’amante, et la mère ont leurs tours,
Où le poète aussi, dans l’horreur qui nous mène,

Vient mêler son sanglot qui finit en prière
Universelle, et la beauté même d’un art
Issu du sang lui-même et de la vie entière,
Rires, larmes, désirs, et tout ! comme au hasard !

Car elle fut artiste et sous la fougue ardente
Dont bat et bat son vers vibrant comme son cœur
On perçoit que l’on doit admirer l’imprudente
Main au prudent doigté tout vigueur et langueur.


Les villes, ainsi que les peuples, ont la gloire
Qu’elles valent, et toi, Douai, tu méritas
Celle-ci, pays calme où vécut de l’histoire
Tumultueuse en masse, et formidable au tas,

Cité d’églises, de beffrois et de campagnes
Pleins de « jeunes Albertines », mais, encore,
« Où s’assirent longtemps les ferventes Espagnes ».
Tel l’œuvre et tel le cœur, fleurs et pleurs, flûte et cor !

— En harmonie avec la femme et le génie,
Il est juste, il est temps, pour l’honneur de ses vers,
Non, ils sont ton honneur même et ta fleur bénie,
Sa patrie, ô Douai, « doux point de l’univers ».

Il n’est que temps, il n’est que grand temps, et que juste
Ville, son doux souci dans ce cruel Paris,
De dresser quelque part sa ressemblance auguste
Dans quelqu’un de tes coins qu’elle a le plus chéris,

Afin que les cloches encor de Notre-Dame
Bercent du moins son ombre à l’ombre des rameaux
Qui furent familiers aux haltes de cette âme
Infatigable et qui lui chuchotaient les mots

De ses poëmes dont nous célébrons la fête,
Intellectuelle et cordiale, et, ô toi,
Ô grande Marceline, ô sublime poète
Et femme exquise, accueille cet acte de foi !






Discours de M. Charles Bertin
Maire de Douai


Mesdames, Messieurs,


C’est avec une grande et légitime fierté que la cité douaisienne voit, groupée au pied du monument élevé à la gloire de son illustre enfant, Marceline Desbordes-Valmore, à côté de tant de hautes personnalités, toute une brillante phalange de sommités du monde de la littérature et des arts.

Que ne peut-elle pour une heure revivre notre chère Muse pour recevoir l’hommage empressé que vous venez lui rendre, vous ses admirateurs et ses concitoyens, et pour vous en remercier avec cette grâce simple et touchante, avec cette vraie voix du cœur qui attire vers elle et enveloppe ses œuvres d’un charme si pénétrant !

Puisse au moins son âme descendre des cieux où elle s’est envolée, meurtrie par tant de douloureuses émotions et planer à cet instant sur ce coin chéri de sa ville natale qu’elle a si fidèlement aimé ! Elle se sentira rajeunie et réconfortée par ces manifestations de pitié et de ferveur qui vont monter jusqu’à Elle en chants harmonieux et poétiques, et elle rentrera dans l’immortalité, imprégnée des premières caresses du bonheur qu’elle n’a jamais connu.

Il m’appartient, Mesdames, Messieurs, de remplir la douce mission de remercier au nom de la Ville de Douai, tous ceux qui ont collaboré à la glorification de Marceline Desbordes-Valmore.

Je vous prie, M. Anatole France, de vouloir bien être auprès de M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, l’interprète de notre respectueuse reconnaissance pour le concours moral et financier qu’il a prêté à notre œuvre. La Ville de Douai ressent tout le prix de l’honneur qu’il lui a fait en vous désignant, Monsieur, vous, l’éminent académicien, pour le représenter à cette cérémonie.

Comment vous exprimer notre gratitude : à vous, Madame Sarah Bernhardt, qui n’avez pas reculé devant un long et pénible déplacement pour apporter gracieusement à cette solennité, l’attrait de votre immense talent et le prestige de votre haute personnalité artistique.

À vous, Mesdames Brandès, Moreno, Blanc ; à vous Monsieur Guitry, dont la participation désintéressée a été si brillante dans cette matinée, dont nous conserverons un inoubliable souvenir.

Artistes d’élite, vous avez montré, cette fois encore, que chez vous les qualités de l’esprit s’allient aux sentiments généreux du cœur !

Que vous dirai-je, Monsieur Delafosse, qui puisse ajouter à votre réputation déjà établie de pianiste et de compositeur ? Notre auditoire vous a prouvé, par les applaudissements répétés, combien il appréciait votre jeu si parfait, délicat, brillant à la fois, et combien il goûtait la science musicale de vos compositions.

Merci à vous tous, mes chers concitoyens, qui avez mis tant de bonne volonté et de dévouement pour l’organisation de cette mémorable journée. Vous pouvez avec justice revendiquer une part dans sa réussite et dans l’éclat qu’elle a revêtu.

Cette cantate en effet, dont les accents mélodieux vont retentir dans un instant, n’est-elle pas l’œuvre pour la partie musicale de M. Duhot, le chef distingué de la Société philharmonique ? Les strophes ne sont-elles pas dues au fin talent de poète de M. Potez ?

Cette composition allégorique qui orne le programme, empreinte d’un si grand charme et d’un dessin si délicat, nous le devons à notre concitoyen, M. Duhem, au dévouement duquel on ne fait jamais appel en vain.

N’est-ce pas pour honorer Marceline que Mme Poncelet-Dronsart, MM. Potez, Demeny, Lacuzon, ont rimé ces poésies pleines de grâce que vous allez entendre.

Quant à vous, M. de Montesquiou, je vous remercie bien sincèrement, au nom de la Ville de Douai. Si par une modestie qui vous honore, vous avez voulu au regret de tous, ne tenir qu’une place effacée, je tiens à proclamer bien haut que vous avez été l’âme de cette fête à la glorification de notre illustre concitoyenne.

Guidé par le culte que vous avez pour les œuvres et la personne de Marceline Desbordes-Valmore, séduit comme l’avaient été Chateaubriand, Béranger, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve et tant d’autres, par les qualités de son cœur et de son esprit, vous n’avez pas voulu qu’elle dormît plus longtemps, presque ignorée dans le repos de la mort.

Selon vos propres expressions : « La figure de Valmore, loin d’être définitive, s’ébauche à peine. Son œuvre est de celles dont la méconnaissance du vivant et l’oubli au sortir du trépas composent les deux premières phases d’engendrement à la postérité, et qui, pour atteindre leur plein degré de manifeste et d’influence, doivent être retrouvées. »

Par votre remarquable et intéressante étude, par vos conférences si appréciées dans le monde littéraire, vous avez puissamment contribué à retrouver les œuvres de Marceline Desbordes-Valmore. Par votre dévouement sans bornes à sa noble cause, vous lui avez préparé pour son entrée dans l’immortalité une splendide apothéose.


Mesdames, Messieurs,


L’heure du triomphe et de la gloire semblait du reste avoir sonné pour Elle. Pendant qu’à Paris MM. Jules Lemaître, de Montesquiou, de Rodenbach et d’autres écrivains encore suscitaient en sa faveur un courant de sympathique admiration, ici même à Douai, un mouvement analogue se produisait. La Société d’Agriculture, Sciences et Arts, dont Marceline avait été pendant vingt années un des membres correspondants, se préoccupait de la faire sortir de l’oubli immérité où elle paraissait sommeiller. M. B. Rivière, l’érudit bibliothécaire de la ville, en publiant sa correspondance intime, nous initiait aux drames de sa vie et nous dévoilait les trésors de son cœur.

Vous allez, Marceline Desbordes-Valmore, revivre au milieu de nous dans cette attitude de douce et poétique résignation qui résume votre vie, grâce à l’habile ciseau de M. Houssin. Vous demeurerez désormais en face de cette maison, berceau de votre enfance qui vous fut toujours si cher, au pied de cette Vierge de Notre-Dame à laquelle vous avez adressé de si ferventes prières.

Votre ville natale vous accueille avec des acclamations de joie et de bonheur. Elle vous remercie de la page glorieuse que vous avez ajoutée à son histoire. Je vous salue en son nom.





Marceline Desbordes-Valmore


Médaillon de David d’Angers



Discours de M. Anatole France
De l’Académie Française
Délégué par M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts


Messieurs,


Il y a cent dix ans, dans une humble maison de votre noble ville, à la porte d’un cimetière, au pied de l’Église Notre-Dame, naissait de parents modestes et généreux, qui par quelques côtés touchaient aux arts, cette Marceline-Félicité-Josèphe Desbordes, dont vous inaugurez aujourd’hui le monument avec un concours d’admirateurs venus de toute la France. La voici devant nous les mains jointes, la tête inclinée à gauche comme pour écouter son cœur, muse et femme, avec ce qu’il fallait de mode ancienne dans la coiffure, les manches et la taille pour rappeler les années qu’elle a vécues ; et jeune, belle, claire comme la mémoire et les vers qu’elle a laissés. Vous faites bien, Messieurs, d’honorer ainsi votre enfant privilégiée et de célébrer sa gloire innocente.

Marceline Desbordes fut nourrie dans cette ville. Ses plus anciens amis, elle l’a dit, furent les saints de pierre abattus par la Terreur et couchés dans l’herbe des tombes. Elle vécut à Douai les dix premières années de sa vie, dix années d’indigence, qui furent ses années heureuses. Son père était peintre d’armoiries. La Révolution l’avait ruiné. Mme Desbordes se rappela dans sa détresse un vieux parent riche qui habitait la Guadeloupe. Elle fit la traversée avec sa fille. Mais elle trouva la plantation ravagée par les noirs et la fièvre jaune dévorant les Européens. Elle en fut atteinte. Marceline revint orpheline en France. Elle avait un visage aimable, une voix juste et touchante. Elle entra au théâtre pour gagner le pain des siens.

Elle avait déjà fait quelque peu l’apprentissage des planches, avec sa mère sur la route de Marseille. Mais c’est à Douai (le bibliothécaire de votre ville nous l’a appris) qu’elle débuta dans les ingénues et les dugazons. Elle alla, comédienne errante de ville en ville. Dans une existence qui ne convenait point à son âme modeste et recueillie, du moins elle goûta le plaisir d’être charmante, puisque charmer est une joie même pour les plus timides et les plus solitaires. Elle fut Evelina, Cécile, Eulalie, Claudine, avec des grâces, pour nous effacées et lointaines, mais dont quelque air de Grétry et quelque vignette de style empire peuvent nous donner l’idée. Mais que cela dura peu !

C’est elle même qui va nous dire comment, après de grandes tristesses, elle cessa d’être chanteuse et devint poète :

« À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer, mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion. »

Disons tout de suite qu’elle était douée entre toutes les femmes pour aimer et souffrir, et montrons ses premières douleurs, ses premières blessures, avec respect comme la source cachée d’où coula un flot abondant et pur de poésie.

Ayant dû renoncer au chant elle se mit à jouer la comédie et continua ainsi quelque temps encore son triste roman comique. À trente ans, seule, libre de sa vie, pleine de deuil et d’inutile tendresse, désolée, non désespérée, bonne et courageuse, jeune de cette jeunesse extérieure qu’elle devait garder jusqu’à sa mort, comme une vertu, se trouvant engagée au théâtre de Bruxelles, elle inspira un sentiment profond à son camarade Prosper Lanchantin, dit Valmore, qui, après ses débuts au Théâtre-Français errait de scène en scène, débutant toujours. Il était plus jeune qu’elle de six ans, bien fait, non sans quelque talent et très honnête homme. Elle vit qu’il l’aimait sincèrement ; elle était sensible aux sentiments vrais. Elle se laissa toucher et ne refusa pas la main qu’on lui demandait. Je ne voudrais point comparer Valmore à Delobelle dont le nom, malgré moi, me vient aux lèvres. Ce serait injuste. Delobelle, qui était sublime, ne jouait jamais ; et Valmore, qui était homme de cœur, faisait consciencieusement son métier. Mais il n’était pas heureux. La malchance fidèle s’attacha à ses cothurnes. On conte que dans une représentation d’Amphitryon, étant Jupiter et paraissant avec son aigle et ses foudres dans les nues, la corde qui soutenait sa gloire se rompit et qu’il fut précipité de quarante-cinq pieds de haut sur les planches. Et l’on a dit récemment que cette chute était symbolique, que durant toute sa vie Valmore tomba d’un ciel de toile peinte.

Certes, Marceline l’aima, car elle était aimante, mais ce fut d’un amour sans flamme ni bandeau et dans cet amour dès l’origine, coulait une douceur toute maternelle. Elle lui disait bien qu’il était beau comme un de ces bergers que Le Poussin a mis dans son Arcadie. Mais elle l’appelait son enfant et était sa mère pour le soigner, le consoler, le soutenir, hélas ! et le plaindre. En l’épousant, la sainte créature avait saisi une incomparable occasion de se dévouer. Elle partagea la vie errante et dispersée de l’acteur. Elle le suivit à Lyon. Cette grande ville noire, ville de labeur, assourdie par le bruit de ses trente mille métiers, fière de son travail et de sa richesse, ne fut pas clémente à Marceline Desbordes-Valmore. Le comédien, dont le genre commençait à se perdre, gagnait peu. Les faillites des directeurs, la fermeture des théâtres pendant l’émeute réduisaient le pauvre ménage à la misère et personne, dans la ville énorme, ne savait qu’au cinquième étage d’une maison d’ouvriers frissonnait sans feu, sans pain, dans la fièvre, la prière et la résignation, avec un mari malade et trois petits enfants, la femme la plus belle du monde par le cœur et le génie, celle qu’un poète a nommé la Sapho chrétienne.

En ces jours troublés par des crises économiques dont la violence nous étonne aujourd’hui, nous, qui pourtant ne pouvons nous flatter d’avoir ramené l’âge d’or, les ouvriers de Lyon affamés par le chômage, se soulevèrent et cette révolte de moutons finit en boucherie. Marceline Desbordes vit le massacre de ces malheureux, coupables d’avoir eu faim. Elle se sentit peuple avec ce peuple égorgé. Devant ces morts mis en tas dans la rue, son âme se brisa, elle poussa ce cri : « je deviendrai folle ou sainte dans cette ville » et elle jeta aux veuves et aux orphelins cet appel véhément et pacifique, d’une religieuse grandeur :

Prenons nos rubans noirs. Pleurons toutes nos larmes,
On nous a défendu d’emporter nos meurtris.
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris.
Dieu ! bénissez-les tous ; ils étaient tous sans armes.

Et cette même voix, messieurs, qui gémissait avec tant de courage sur les morts d’avril, huit ans plus tard le 13 juillet 1842, plaignait un deuil royal et pleurait l’héritier du trône, un jeune prince, aimé, estimé, mort d’un accident vulgaire et tragique. Le cœur de Marceline Desbordes-Valmore, trop haut pour être d’un parti, la menait toujours du côté des malheureux. Elle allait naturellement à toutes les misères. Pauvre, elle fut charitable. Elle pratiquait abondamment les sept œuvres de la miséricorde ; surtout elle demandait la grâce des prisonniers.

On sait que tout enfant, se promenant avec son frère sur le bord de la Scarpe, elle vit un vieillard qui, par la fenêtre d’une tour où il était enfermé, tendait les bras vers elle. Le jour même, elle partit à pied avec son frère pour Paris, où on lui avait dit qu’était la liberté du prisonnier. On les ramena le soir à leur mère. Mais, depuis lors, sa belle voix mendia obstinément la liberté des prisonniers de Perrache et celle d’Armand Barbés. Son cœur fut avec Napoléon Bonaparte au fort de Ham, avec Raspail à Doullens. Faible, elle obsédait les puissants pour leur arracher des grâces. Ainsi, elle mérita d’être appelée, comme l’a fait Sainte-Beuve, « l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse, et de miséricorde ». Elle était en sympathie avec toute la nature, ce fut son don précieux et c’est par là qu’elle fut poète.

En 1856, vieillie, mais toute jeune encore de tendresse humaine, elle écrivait à une amie qui lui ressemblait un peu, du moins par la destinée, Pauline Duchambge, ce mot heureux, ce mot trouvé, qui la peint :

« Nous pleurons toujours, nous pardonnerons et tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers ».

Ai-je besoin de vous rappeler, messieurs, que dans sa vie déracinée, sous les affres de Lyon et plus tard dans les ennuis de Paris elle gardait de la ville de Douai un cher souvenir et qu’elle exprima dans des vers, que vous savez par cœur, le regret de la maison natale !

N’irai-je plus courir dans l’enclos de ma mère,
N’irai-je plus m’asseoir sur les tombes en fleurs ?

Espérance faible et timide, et qui ne lui était pas même permise ! Marceline ne devait plus revoir sa ville qu’un moment, au déclin de sa jeunesse, lorsque venant d’Italie, elle traversa les Flandres pour aller à Bruxelles changer de misère. Nulle épreuve ne lui fut épargnée. Mère douloureuse, elle vit mourir ses deux filles charmantes, l’une à vingt ans, l’autre un peu plus âgée, en plein bonheur.

Pourtant, cette vie humble et dure fut éclairée par des rayons de gloire. Marceline Desbordes-Valmore fut aimée, admirée des plus grands et des meilleurs. Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Michelet, Béranger, Brizeux, Sainte-Beuve la tenaient pour leur parente en esprit et pour une âme de la famille. Lamartine qui sut la deviner toute entière, lui adressa une ode digne de lui et d’elle :

Ta voix enseigne avec tristesse
Des airs de fêtes à tes petits,
Pour qu’attendri de leur faiblesse
L’oiseleur les épargne et laisse
Grandir leurs plumes dans les nids,

Mais l’oiseau, que ta voix imite,
T’a prêté sa plainte et ses chants.
Et plus le vent du nord agite
La branche où ton malheur s’abrite ;
Plus ton âme a des cris touchants.

Ainsi, messieurs, noblement, sous de tels auspices, naquit la réputation que vous consacrez aujourd’hui.

J’aurai dû peut-être m’attacher uniquement à recueillir ces louanges pour en former une couronne et des palmes au pied de cette statue. J’aurais dû peut-être ne rappeler de Marceline que les témoignages de son génie et les monuments de sa gloire. Je vous ai découvert beaucoup de douleurs pour un jour de fête. En y songeant mieux, je ne le regrette point. Comment, sans cela, vous montrer cette source agitée de poésie ? Comment, sans cela, vous expliquer votre grande poètesse ? Il fallait enfin qu’elle nous fût un exemple et qu’elle nous apprît la pitié, ne pouvant nous enseigner le génie. Ce sera la conclusion de mes faibles paroles. À l’imitation de cette sainte femme, soyons pitoyables autant et plus encore que justes. La justice peut être fausse : c’est un système. La pitié ne trompe jamais : c’est un sentiment.

Messieurs, je viens de voir que votre ville française, empreinte de bon génie flamand et d’honneur espagnol, porte dans ses armes un cœur saignant d’or, percé d’une flèche. Gravez ces armes sur ce socle. C’est l’emblême qui convient entre tous à votre fille douloureuse et bénie, Marceline-Félicité Desbordes-Valmore.








Discours de M. Catulle Mendès



Madame,


Il n’est pas de poète à qui ne plaise la gloire. Quoi qu’on ait dit, et, encore que votre âme, quand elle avait une forme parmi les apparences, ait été jalouse de demeurer lointaine et mystérieuse en le crépusculaire exil de ses douleurs, je pense qu’elle ne s’offense pas de nos admirations, et qu’au contraire, invisiblement proche, elle s’en réjouit et remercie ceux qui lui offrent cette fête, en ce beau jour d’enthousiasme et de soleil.

Mais, mesdames et messieurs, si le magnifique tumulte de renommées universelles n’acclamait pas Marceline Desbordes-Valmore, si la foule qui, grâce à vous, sait son nom, l’ignora longtemps, jamais, comme l’a très bien dit Robert de Montesquiou, jamais elle ne fut oubliée des poètes ; elle vivait en leurs cœurs délicatement vénérée et passionnément chérie. Mes maîtres m’enseignèrent son culte ! et, comme il convient à mon âge, je viens joindre aux louanges de l’heure présente, l’hommage du passé.

Voici, Madame, une page de Charles Baudelaire, belle entre toutes celles qui furent écrites pour vous.


Si le cri, si le soupir naturel d’une âme d’élite, si l’ambition désespérée du cœur, si les facultés soudaines, irréfléchies, si tout ce qui est gratuit et vient de Dieu, suffisent à faire le grand poëte, Marceline Valmore est et sera toujours un grand poëte. Il est vrai que si vous prenez le temps de remarquer tout ce qui lui manque de ce qui peut s’acquérir par le travail, sa grandeur se trouvera singulièrement diminuée ; mais au moment même où vous vous sentirez le plus impatienté et désolé par la négligence, par le cahot, par le trouble, que vous prenez, vous, homme réfléchi et toujours responsable, pour un parti pris de paresse, une beauté soudaine, inattendue, non égalable, se dresse, et vous voilà enlevé irrésistiblement au fond du ciel poétique. Jamais aucun poëte ne fut plus naturel ; aucun ne fut jamais moins artificiel. Personne n’a pu imiter ce charme, parce qu’il est tout original et natif.

Si jamais homme désira pour sa femme et sa fille les dons et les honneurs de la Muse, il n’a pu les désirer d’une autre nature que ceux qui furent accordés à Mme Valmore. Parmi le personnel assez nombreux des femmes qui se sont de nos jours jetées dans le travail littéraire, il en est bien peu dont les ouvrages n’aient été, sinon une désolation pour leur famille, pour leur amant même (car les hommes les moins pudiques aiment la pudeur dans l’objet aimé), au moins entachés d’un de ces ridicules masculins qui prennent dans la femme les proportions d’une monstruosité. Nous avons connu la femme-auteur philanthrope, la prêtresse systématique de l’amour, la poëtesse républicaine, la poëtesse de l’avenir, fouriériste ou saint-simonienne ; et nos yeux, amoureux du beau, n’ont jamais pu s’accoutumer à toutes ces laideurs compassées, à toutes ces scélératesses impies (il y a même des poëtesses de l’impiété), à tous ces sacrilèges pastiches de l’esprit mâle.

Mme Desbordes-Valmore fut femme, fut toujours femme et ne fut absolument que femme ; mais elle fut à un degré extraordinaire l’expression poétique de toutes les beautés naturelles de la femme. Qu’elle chante les langueurs du désir dans la jeune fille, la désolation morne d’une Ariane abandonnée ou les chauds enthousiasmes de la charité maternelle, son chant garde toujours l’accent délicieux de la femme ; pas d’emprunt, pas d’ornement factice, rien que l’éternel féminin, comme dit le poëte allemand. C’est donc dans sa sincérité même que Mme Valmore a trouvé sa récompense, c’est-à-dire une gloire que nous croyons aussi solide que celle des artistes parfaits. Cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver, sur notre plus intime souvenir, amoureux ou filial, cette torche, elle l’a allumée au plus profond de son propre cœur. Victor Hugo a exprimé magnifiquement, comme tout ce qu’il exprime, les beautés et les enchantements de la vie de famille ; mais seulement dans les poésies de l’ardente Marceline vous trouverez cette chaleur de couvée maternelle, dont quelques-uns, parmi les fils de la femme, moins ingrats que les autres, ont gardé le délicieux souvenir. Si je ne craignais pas qu’une comparaison trop animale fut prise pour un manque de respect envers cette adorable femme, je dirais que je trouve en elle la grâce, l’inquiétude, la souplesse et la violence de la femelle, chatte ou lionne, amoureuse de ses petits.

On a dit que Mme Valmore, dont les premières poésies datent déjà de fort loin (1818), avait été de notre temps rapidement oubliée. Oubliée par qui, je vous prie ? Par ceux-là, qui ne sentant rien, ne peuvent se souvenir de rien. Elle a les grandes et vigoureuses qualités qui s’imposent à la mémoire, les trouées profondes faites à l’improviste dans le cœur, les explosions magiques de la passion. Aucun auteur ne cueille plus facilement formule unique du sentiment, le sublime qui s’ignore. Comme les soins les plus simples et les plus faciles sont un obstacle invincible à cette plume fougueuse et inconsciente, en revanche ce qui est pour tout autre l’objet d’une laborieuse recherche vient naturellement s’offrir à elle ; c’est une perpétuelle trouvaille. Elle trace des merveilles avec l’insouciance qui préside aux billets destinés à la boîte aux lettres. Âme charitable et passionnée, comme elle se définit bien, mais toujours involontairement, dans ce vers :

Tant que l’on peut donner, on ne peut pas mourir !

Âme trop sensible, sur qui les aspérités de la vie laissaient une empreinte ineffaçable, à elle surtout, désireuse du Léthé, il était permis de s’écrier :

Mais si de la mémoire on ne doit pas guérir,
À quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir ?

Certes, personne n’eût plus qu’elle le droit d’écrire en tête d’un récent volume :

Prisonnière en ce livre une âme est renfermée !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me suis toujours plu à chercher dans la nature extérieure et visible des exemples et des métaphores qui me servissent à caractériser les jouissances et les impressions d’un ordre spirituel. Je rêve à ce que me faisait éprouver la poésie de Mme Valmore quand je la parcourus avec ces yeux de l’adolescence qui sont, chez les hommes nerveux, à la fois si ardents et si clairvoyants. Cette poésie m’apparaît comme un jardin ; mais ce n’est pas la solennité grandiose de Versailles ; ce n’est pas non plus le pittoresque vaste et théâtral de la savante Italie, qui connaît si bien l’art d’édifier des jardins (ædificat horlos) ; pas même, non, pas même la Vallée des Flûtes ou le Ténare de notre vieux Jean-Paul. C’est un simple jardin anglais, romantique et romanesque. Des massifs de fleurs y représentent les abondantes expressions du sentiment. Des étangs, limpides et immobiles, qui réfléchissent toutes choses s’appuyant à l’envers sur la voûte renversée des cieux, figurent la profonde résignation toute parsemée de souvenirs. Rien ne manque à ce charmant jardin d’un autre âge, ni quelques ruines gothiques se cachant dans un lieu agreste, ni le mausolée inconnu qui, au détour d’une allée, surprend notre âme et lui recommande de penser à l’éternité. Des allées sinueuses et ombragées aboutissent à des horizons subits. Ainsi la pensée du poëte, après avoir subi de capricieux méandres, débouche sur les vastes perspectives du passé ou de l’avenir ; mais ces ciels sont trop vastes pour être généralement purs, et la température du climat trop chaude pour n’y pas amasser des orages. Le promeneur, en contemplant ces étendues voilées de deuil sent monter à ses yeux les pleurs de l’hystérie, hysterical tears. Les fleurs se penchent vaincues, et les oiseaux ne parlent qu’à voix basse. Après un éclair précurseur, un coup de tonnerre a retenti : c’est l’explosion lyrique ; enfin un déluge inévitable de larmes rend à toutes ces choses, prostrées, souffrantes et découragées, la fraîcheur et la solidité d’une nouvelle jeunesse !






Discours de Madame Demont-Breton


Après les éloquentes paroles des maîtres que nous venons d’entendre avec tant d’émotion, qu’il me soit permis de prononcer quelques mots de la part des femmes artistes en l’honneur de la muse douaisienne, une des plus chères gloires de notre contrée.

C’est un bien modeste témoignage après tous ceux qui déjà lui ont été offerts, ce sont de bien modestes fleurettes que j’apporte sur son piédestal, de ces fleurettes sans culture que l’on cueille au bord des champs, mais que Marceline aimait pour leur simplicité même, elle qui écrivait à sa fille Ondine :

« Amour tendre de ta mère, chère cueilleuse d’herbes et de fleurs, tout est arrivé embaumé et frais. »

Je viens au nom de mes collègues de l’Union des femmes peintres et sculpteurs apporter à sa mémoire le tribut d’admiration dû à ce génie si essentiellement, si profondément féminin dans l’expression de ses tendresses et de ses cruelles douleurs. Partout dans son œuvre, dans le charme exquis de ses inspirations poëtiques, on sent vibrer l’amour maternel.

C’est avant tout la mère qui, en elle, inspira le poète, c’est pourquoi les femmes, les mères la comprennent et l’admirent et celles qui se sont particulièrement adonnées aux arts, sont heureuses de saisir cette occasion de lui rendre un bien sincère hommage.

Pour nous, ses compatriotes, cette admiration remonte bien loin : nous nous rappelons quand nous étions tout petits avoir entendu prononcer un nom sonore et doux, un nom euphonique comme un verset et que nos parents nous ont appris à dire à notre tour : Marceline Desbordes-Valmore. Plus tard on nous a initiés à la poésie qui avait rendu ce nom harmonieux si célèbre et nous avons tous balbutié ses vers. Parmi ceux que j’appris en ce temps-là, il en est un qui m’est toujours resté dans le souvenir comme empreint d’un charme indicible. C’est dans son « Écolier » pour la paresse duquel elle a des trésors d’indulgence et ce vers le voici :

« Un frais lilas sortait d’un vieux mur entr’ouvert »

Qu’y avait-il de si particulièrement touchant dans ce « lilas qui saluait l’aurore » et que je voyais en esprit tout couvert de gouttes de rosée comme ceux du jardin le matin, bien que le mot rosée n’y fût point prononcé, car les vrais poétes évoquent plus encore qu’ils ne disent. Pourquoi ce vers m’était-il resté présent à la mémoire au milieu de tant d’autres appris et oubliés ? J’ai cru le comprendre depuis, c’est que ce lilas tout frais et perlé de larmes attendries, sortant du creux d’un vieux mur entr’ouvert, était le symbole de la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, poésie douce et sereine dans la tristesse même, éclose sur les ruines de tous ses bonheurs perdus.

Elle a aimé, elle a souffert, elle a pleuré. Elle a eu pour sa chère ville de Douai une affection pleine de reconnaissance. Elle est morte, mais son œuvre vit immortelle ; car pour les êtres qui comme elle ont vibré à tous les sentiments bons et charitables, il est une aurore qui se lève après toutes les douloureuses épreuves traversées, après la mort matérielle et brutale, et pour eux, cette aurore charmée comme celle que saluait les frais lilas,

« Se montre sans nuage et se rit de l’hiver »






CANTATE

Poésie de M. H. Potez — Musique de M. Ch. Duhot


I


Toi qui dors dans la paix sacrée,
Âme ardente où brille la foi,
Femme au grand cœur, tendre inspirée,
Entends nos chants qui montent jusqu’à toi.


Le rêve, l’amour, la souffrance,
Telle fut ta part ici-bas ;
Mais une sublime Espérance
Vers l’infini guidait toujours tes pas.


Toi qui dors dans la paix sacrée,
Âme ardente où brille la foi,
Femme au grand cœur, tendre inspirée,
Entends nos chants qui montent jusqu’à toi.


II


Quand sous la tempête
Tu courbais la tête,
Comme à la bise une fleur,
Divin ange de douleur,


Les brises errantes,
Les eaux murmurantes
Te versaient un doux sommeil,
Bercé d’un songe vermeil.


La grande nature
Charmait ta blessure,
Donnant à ton chant la voix
Des rivières et des bois.


La Muse éternelle,
Prenant sous son aile,
Tes sanglots, dans son essor,
Les changeait en hymnes d’or.


Et la Vierge sainte,
Que touchait ta plainte,
Emportait ton âme en feu
Vers le paradis de Dieu.


III


Aussi de joyeux bruits de fête
Font retentir dans ta vieille cité
Ton nom glorieux de poète
Entré dans l’immortalité.


Et quand le sombre oubli s’étend sur toute chose,
Ton souvenir, du temps vainqueur,
Ta mémoire, pareille au parfum de la rose,
Embaume encore notre cœur.


Aussi de joyeux bruits de fête
Font retentir dans ta vieille cité
Ton nom glorieux de poète
Entré dans l’immortalité.

Henri Potez




SOUFFRANCE MAIS ESPÉRANCE

Fragment de la Cantate
MARCELINE DESBORDES-VALMORE
Paroles de HENRI POTEZ
Musique de
CHARLES DUHOT



















Ce que dit la Statue


Le jour tombe, et dans les vitraux de « Notre-Dame »
Jette avec un frisson une dernière flamme.
Tout est calme : l’Hospice où rentrent les bons vieux,
Et le square Jemmape, au nom si glorieux,
Et la porte ogivale, avec ses tours massives,
Et la très vieille église, asile ancien et sûr
Où la Vierge sourit près des cires votives,
Où des étoiles d’or brillent sur fond d’azur.

Une humble mère, avec une fillette blonde,
Vient s’asseoir à l’écart comme fuyant le monde.
L’enfant demande :

L’enfant demande : Quelle est donc, chère maman,
Cette dame avec sa longue robe argentée
Et son ruban moiré qui flotte gentiment ?
Elle étire ses bras, comme désenchantée,
Elle fait de la peine à voir !

Elle fait de la peine à voir ! La mère dit :
— C’est une dame qui, d’après ce que l’on rapporte,
Fit de belles chansons ; maintenant qu’elle est morte,
On a mis son image ici, depuis lundi.
Ses chants sont trop savants pour nous autres, ma fille,
Viens, rentrons ; car je crois qu’on va fermer la grille.


— Oh ! mère, dit l’enfant, la Dame ouvre les yeux
Et les lèvres ; vois donc comme c’est merveilleux !
Elle va nous parler, restons, je t’y convie :
On dirait qu’elle va revenir à la vie !

La statue, en effet, fit un grand geste lent,
Puis exhala ces vers sur un rythme dolent :

N’es-tu pas une plébéienne,
N’es-tu pas ma concitoyenne,
Ô femme qui viens de parler ?
Moi, suis-je donc une étrangère ?…
Ma renommée est trop légère,
Ma sœur, pour te faire trembler.

Tu ne connais pas mon poème ?
Mais, tu le sais, toute femme aime.
À vingt ans l’on te courtisa,
Et tu donnas ton cœur, peut-être.
Moi j’avais donné tout mon être :
L’infidèle me délaissa !

Puis tu fus douce épouse et mère,
Et, sous ton aile tutélaire,
Ta fille grandit comme un lis.
Moi, j’eus deux filles : mon Ondine,
Mon Inès, à la voix divine ;
Ces trésors, la Mort les a pris

Au fond de sa froide demeure,
Alors, j’ai pleuré, comme on pleure
Quand tout s’écroule sous vos pas,
Quand, dans la vie, on est sans armes,
Et qu’on n’a plus rien que les larmes,
Jusques à l’heure du trépas.


Aussi l’enfance me fut chère
Encor plus qu’à toute autre mère,
Et j’alignai, pour les enfants,
De petits récits ou des fables,
Ou du moins des choses affables,
Et non des poèmes savants.

Femme au cœur pur, femme au cœur tendre,
À tes enfants fais-les apprendre ;
Dis-leur quelle fut ma douleur
Et que je n’ai glané sur terre,
À côté du devoir austère,
Que les revers et le malheur.

Je ne suis pas une inconnue ;
Voici mon âme toute nue :
« Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme[1]. »
Et que personne ne me blâme,
Car j’ai souffert jusqu’à mourir.

N’as-tu pas senti la misère
Qui vous étouffe sous sa serre ?
Le ciel t’en préserve, ô ma sœur !
Moi, j’ai lutté toute la vie
Contre ce démon plein d’envie :
J’ai frémi devant sa noirceur.

Mais ma misère resta fière ;
C’est dans une attitude altière
Que j’ai gardé ma dignité.
Fais comme moi, si l’indigence
T’écrase sous son inclémence :
Dieu protège la pauvreté.


En lui j’eus toujours confiance,
Et j’éprouvai quelque allégeance
À le prier avec moi.
Pour tous les pauvres je fus bonne
Et, bien souvent, j’ai fait l’aumône
À de plus malheureux que moi.

— C’est vrai !… Je vous connais !… Vous êtes une femme,
Dit la mère avec joie, et vous avez notre âme
À toutes ! Je vous aime et je vous comprends bien.
Je dirai vos chansons : ce sera le lien
Entre vous, l’immortelle et pure disparue,
Et ceux qui, comme moi, sont nés dans votre rue.

Oui, Marceline fut, jusqu’au bord du cercueil,
L’écho toujours fidèle et la voix résignée
Des douleurs de l’amour et des mères en deuil ;
Mais l’infortune l’a brillamment couronnée !
Nous chanterons longtemps comme elle, en la Cité
Qu’on peut démanteler, — mais qui, sans ses murailles,
N’en a pas moins ses goûts d’élite, ses entrailles
Vibrantes d’harmonie, et son Art respecté.
Honneur donc à la grande et simple Douaisienne,
Car notre âme, à nous tous, est faite de la sienne !


Paul Demeny.












À Marceline Desbordes-Valmore


Toi qui sus la tristesse et l’angoisse d’aimer,
Et, malgré la souffrance où tu restas clémente,
Voulus, dans l’écrin d’or des rimes, renfermer
Tout ce qu’avait rêvé ton noble cœur d’amante,

Voici que ta louange exalte un chœur puissant,
Et que nous saluons, tels qu’au nom de l’Histoire,
Le bronze qui t’érige aux regards du passant,
— Voici de pauvres vers pour fleurir ta mémoire.

Tu n’as vu le bonheur qu’au travers de tes pleurs ;
Mais lorsque se mourait ton âme aux solitudes,
L’écho t’a rapporté, pour sacrer tes douleurs,
Le long sanglot d’amour qui vient des multitudes.

Laisse ma voix chercher la tienne pour soutien,
Ta plus tendre romance en moi se remémore,
Et mon chant se module au rythme ému du tien,
Ô douce Marceline, ô Desbordes-Valmore !

Femme qui prias,
D’espérance veuve,
Femme qui prias,
Et t’agenouillas,

Et dis en tremblant,
Sous l’amère épreuve,
Et dis en tremblant
Ton rêve troublant ;

De l’éternité
Où l’heure s’engouffre,
De l’éternité
Pour toi de clarté,


Entends le soupir
De l’amour qui souffre,
Entends le soupir
D’un cœur pour mourir ;

Entends les doux vœux
De la vierge éprise,
Entends les doux vœux
Qui sont des aveux.

Et que monte à toi,
Dans un vol de brise,
Et que monte à toi
Cet hymne de foi !

Car tu règnes, selon la Gloire et ton génie,
Au ciel resplendissant des Poètes-élus,
Dont l’œuvre de ferveur puissante et d’harmonie
Laisse une clarté d’aube aux temps qui ne sont plus.

Le verbe a tressailli pour toi dans le murmure
Du vent des soirs d’automne alanguis et profonds,
Où l’ombre qui s’épanche appesantit nos fronts,
— Et tu seras bénie, en ta douleur obscure,

Puisque ton chant d’amour, doucement attendri
Comme une voix de sœur divine ou bien de mère,
Aide à pleurer ceux-là dont le grand cœur meurtri
Dérobe une blessure inguérissable et chère ;

Et que tu sus les mots d’ineffable bonté
Qui, jaillis de ta bouche en plainte harmonieuse,
Nous font une âme plus ardente et plus pieuse,
Par leur grâce touchante et leur simplicité ;

Et que tu fus la pauvre amante désolée,
Dont les yeux sont emplis d’un éternel adieu,
Et dont le geste las, vers la joie en allée,
Pardonne à la souffrance et se lève vers Dieu !


Adolphe Lacuzon.






Poésie de Madame Poncelet-Dronsart


Madame !… un si grand mot m’épouvante et m’oppresse…
Laissez-moi vous nommer ma mère, simplement !
Ce nom, mieux que tout autre, exprime la tendresse.
S’il en est de plus beaux, aucun n’est plus aimant.

Ce nom fut le premier, sans doute, que ma lèvre
Tenta de prononcer dans un louable effort !
L’enfant bégaie encor quand sa mère le sèvre ;
Moi — beaucoup me l’ont dit — je balbutiais fort.

Mais les chers oiselets qui, dans leur nid de mousse
Se tiennent tout le jour frileusement blottis,
Attendant pour voler que leur jeune aile pousse,
Chantent aussi bien mal, lorsqu’ils sont tout petits.

J’étais, dans mon enfance, un tantinet gourmande,
J’avais un caractère inégal,… orageux ;
Rien ne me tourmentait tant qu’une réprimande,
Je haïssais l’étude et j’adorais les jeux.

Je ne le dis qu’à vous, si rêveuse, si tendre !…
Mère, n’avez-vous pas prévenu nos désirs
En faisant des récits qu’il est bien doux d’entendre ?
Ils guident notre cœur et charment nos loisirs,

Vos leçons m’ont appris à détester mes vices,
À chérir l’indigent, travailler, obéir ;
À mettre aux pieds de Dieu mes plus grands sacrifices.
Bref, cet essaim maudit tend à s’évanouir.

Je voudrais, comme vous, savoir chanter et rire,
Soupirer, pleurer même !… Oh ! que j’aime vos pleurs !
Ils brillent sur les mots que vous venez d’écrire
Comme des diamants épandus sur des fleurs !


Oui, vous avez pleuré !… puis, la Mort vous a prise
Et plongée, ô douleur ! en son morne séjour.
Mais, tout ce qu’ici bas le spectre effeuille ou brise
Sous le regard de Dieu, doit refleurir un jour.

Si le corps est captif, libre demeure l’âme ;
La vôtre, comme un aigle au vol audacieux,
Battit l’immensité de ses ailes de flamme
Et, d’un suprême effort, s’éleva jusqu’aux cieux !

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Entendez-vous tinter ces carillons de fête ?
Ils célèbrent en chœur votre aimable retour !
Nos drapeaux, des maisons embellissent le faîte,
La foule, autour de vous, se presse avec amour.

Mère, protégez-la…, protégez mes compagnes,
Leur mère, les petits dont le rire est si doux !
Protégez l’habitant des bourgs et des campagnes,
Qui, d’un pas tout joyeux, s’achemine vers vous.

Si, dans l’humanité, vos regards pouvaient lire,
Ils y verraient vibrer, émus et triomphants,
Comme les cordes d’or d’une immortelle lyre,
Bien des cœurs de vieillards et de petits enfants !

. . . . . . . . . . . . . . . . .


Ce site verdoyant sied à votre visage ;
On chercherait en vain un plus charmant décor.
Oh ! pour que rien ne manque à ce gai paysage,
Mère, souriez-nous ! Mère, chantez encor !

Mais vous restez muette… Oh ! quel fut mon délire !
J’ai cru, de votre lèvre, entendre un chant d’adieu.
Mère, si vous partez, laissez-moi votre lyre :
Pour vous la rendre un jour j’irai voir le bon Dieu !


Berthe PONCELET-DRONSART.





Sonnet de M. Sully Prudhomme


Au pied du vert laurier, la Muse, un jour, pleurait.
« Ah ! que ma gloire est loin de sa candide aurore,
» Quand sur le luth nouveau, le cœur novice encore
» Cherchait l’écho naïf de son tourment secret !

» Qui donc les lui rendra les accords sans apprêt,
» Les cris jumeaux des siens dans la fibre sonore ? »
— Comme un appel sacré, Marceline Valmore,
Tu la sentis dans l’ombre exhaler ce regret…

Tel un saule épuisé, relique d’un autre âge,
Que remue et soudain ranime un vent d’orage,
Le grand luth soupira, tout entier palpitant !

Ce long soupir, mouillé d’une larme qui tremble,
Ma sœur, c’était ton âme où l’âme humaine entend
Vers l’Infini gémir tous les amours ensemble !

Sully Prudhomme.






Poésie de M. Albert Samain


L’Amour dont l’autre nom sur terre est la Douleur
De ton sein fit jaillir une source écumante,
Et ta voix était triste et ton âme charmante,
Et de toi la Pitié divine eût fait sa Sœur.

Ivresse ou désespoir, enthousiasme ou langueur,
Tu jetais tes cris d’or à travers la tourmente ;
Et les vers qui brûlaient sur ta bouche d’amante
Formaient leur rythme aux seuls battements de ton cœur.

Aujourd’hui la Justice, à notre voix émue,
Vient, la palme à la main, vers ta noble statue,
Pour proclamer ta gloire au vieux Soleil flamand.

Mais pour mieux attendrir ton bronze aux tendres charmes,
Peut-être il suffirait, quelque soir, simplement
Qu’une amante vînt là jeter négligemment,

Une touffe de fleurs où trembleraient des larmes.






Poésie de Madame Julia A. Daudet


Mère, femme et poète, et l’on peut s’étonner
Que pleurent dans ses vers tant de subtiles peines,
La plainte et le regret, le droit de pardonner,
Les devoirs familiers parmi les heures vaines,

L’inquiétude au fond de ton cœur éprouvé,
Comme une eau qui s’agite et remonte aux paupières,
Car ton destin errant sans cesse fut gravé,
Marceline au doux nom, sur les plus dures pierres.

Ici, près de ta mère, il me semble te voir,
Et tenant à son cœur de si vive tendresse,
Que, bien des ans passés, tu sus nous émouvoir
De cet amour l’enveloppant de sa caresse,

De la vie humble en un foyer de pauvreté,
Mais où déjà l’enfant qui serait un poète
Rien qu’en aspirant l’air mouvant d’un jour d’été,
Ouvrait sa petite âme à souffrir toute prête.

Et tu chantas d’abord un oiseau prisonnier
Dans le décor, dans l’or fleuri des girandoles,
Et d’accents si vibrants, que bientôt le dernier
Se brisa sur ta lèvre en amères paroles.


Plus de chants ! Mais en toi, comme au col gémissant
De la colombe en proie à sa plainte éperdue
Se gonflaient les regrets, les soupirs à l’absent,
Tu mourais, sans le rythme en qui te fut rendue

La voix, l’expansion des maux soufferts, criés
Ou murmurés parfois à qui sait les entendre,
Muse au Calvaire, Madeleine aux doigts liés
Sur une lyre, Femme en pleurs et Mère tendre !






À Marceline Desbordes-Valmore


« Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
Je n’ai su qu’aimer et souffrir. »

M. D.-V.


Donc, aujourd’hui, voici qu’on te fête, on t’acclame,
Poète ! — Mais tandis qu’à des titres divers
On louera ton esprit, ton génie et tes vers,
Moi, ta sœur inconnue, en toi je louerai l’âme.

Le verbe autorisé des écrivains de race
Va consacrer tes droits à l’immortalité.
Il dira le sillon creusé, l’effort tenté
Par toi. — Moi, je dirai de ton œuvre la grâce.

Je veux mettre à tes pieds un hommage sincère,
Digne de ton talent fait de sincérité.
Car, sous tes vers, un cœur de femme a palpité
Quand il chantait sa joie, ou criait sa misère.

Si l’on juge à propos que ton nom retentisse
Aujourd’hui ; si ton vers va demeurer vainqueur
Des outrages du temps, c’est que, sorti du cœur,
Il n’a jamais cherché l’effet rare et factice.

Son émotion vraie est toute son adresse. —
Et quand, ce qui se passe en toi : souffrance, amour,
Craintes, espoirs, regrets, il met tout en plein jour,
C’est ainsi qu’il nous charme et qu’il nous intéresse.


L’amour !… Tous les amours, tu les connus, ô mère,
Ô femme ! — Et nous sentons que ton cœur a vibré
Sous l’étreinte d’un mal tour à tour adoré
Ou maudit : joie intense, ou bien douleur amère.

Nous t’écoutons avec respect, sans raillerie,
— Comme on écouterait les aveux d’une sœur –
Quand ta voix nous prenant à son timbre berceur
Murmure doucement une plainte attendrie.

Et nous pleurons tes pleurs, et nous vivons ta vie,
Et, — sans savoir comment — sur ton livre penchés,
Nous sommes à la fois étonnés et touchés
Nous, les sceptiques froids, d’avoir l’âme ravie.

Et c’est là ce qui fait ton œuvre souveraine
Plus que n’eût fait un art subtil et tourmenté.
Et c’est très justement que la postérité
Te salue, ô poète ! en ta gloire sereine !


Marthe Stiévenard.






Poésie de M. Henri Potez



J’irai, j’irai porter ma couronne effeuillée
Au jardin de mon Père où revit toute fleur.

(Desbordes-Valmore.)


I


Poète au front pensif qui les as tant aimées,
À toi ces fleurs, – ces fleurs fraîches et parfumées,
Ces roses du pays natal,
Dont le souffle est si doux, quand des clartés mourantes,
Avant les clairs de lune et les nuits transparentes,
Baignent le ciel occidental.

Tu ressemblais aux fleurs ! — Les nocturnes haleines,
Les voix vagues des bois et le vol des phalènes
Flottaient sur ton léger sommeil.
Tu goûtais longuement, après les lourds orages,
Les soirs d’été, leurs chants d’eaux vives, leurs mirages,
Et leur rayonnement vermeil.

Tu ressemblais aux fleurs. — Tu consolais la vie.
Loin des sentiers foulés par la haine et l’envie,
Tu marchais, des fleurs dans les mains.
Pareille aux roses, dont la corolle est de flamme,
Tu disais, prodiguant les trésors de ton âme :
Prenez, ô mes frères humains.

Cette pourpre vivante et ces lueurs d’aurore,
Que le sol généreux de Flandre a fait éclore,
Cet arôme épars dans le vent,
Évoqueront pour toi la mémoire chérie
Des vergers disparus de la vieille patrie
Où ton enfance allait rêvant,


Lorsque les ruisseaux clairs promenaient par la ville
Leurs flûtes de cristal et leur reflet mobile
Près des pelouses de velours,
Quand au bord des jardins touffus, pleins de murmures,
La Mère des Douleurs montrait ses sept blessures
Aux chapelles des carrefours,

Quand le beffroi lointain, tour d’un château magique,
Endormait lentement de son chant léthargique
Les herbages silencieux,
Quand le vert océan des profondes prairies
Venait battre nos murs de ses vagues fleuries
Et de ses bruits harmonieux.


II


Notre-Dame, auprès de la porte aux tours grises,
Semait en priant ses cloches par les brises,

Lorsque l’enfant blonde ouvrit ses yeux au jour,
L’enfant qui naissait pour les sanglots d’amour.

Ses sœurs — on eût dit un essaim de colombes
S’égrenaient souvent parmi les fleurs des tombes ;

Elle regardait le ciel de vieil argent,
Et dans l’herbe haute elle errait en songeant.

Ses tresses d’or pâle avaient été coiffées
De roses des bois par un présent des fées,

De roses des bois prises aux églantiers
Qui semaient leurs fleurs parmi nos vieux sentiers.

Des ronces montaient aux ogives mystiques ;
L’enfant grandissait au souffle des cantiques.

C’était le bonheur, le bonheur calme et pur,
Comme un beau lac bleu sous un beau ciel d’azur.

Bientôt le malheur et le vent des tempêtes
Dispersaient au loin toutes ces frêles têtes.

Ravie à la paix de ses ombrages verts,
L’enfant s’égarait en ce vaste univers.

Comme un sphinx de nuit, sa pauvre âme éblouie
Vola vers l’amour, son amour fut trahie.

(Constant Desbordes)
Musée de Douai.


PORTRAIT DE MARCELINE


Et du soir à l’aube et de l’aurore au soir
On la vit traîner son ardent désespoir.

On la vit longtemps, pleurante et délaissée,
Charmer de ses vers sa tendresse blessée.

Ses plaintes d’oiseau, ses chants brûlants et doux
À travers les temps sont venus jusqu’à nous.

Elle visita, d’épreuves en épreuves,
Les bords inconnus des mers et des grands fleuves.

Mais elle gardait en son âme, toujours,
Son premier pays, ses premières amours.

Elle avait au front sa couronne effeuillée,
De rosée amère et d’orage mouillée.

Sur ses faibles fleurs la Misère et la Mort
Soufflèrent ainsi que la bise du Nord.

Mais elle planait au-dessus de nos fanges,
Et versait des pleurs que recueillaient les Anges.

Mais sa pauvreté sur d’autres se penchait ;
Sur toutes ses sœurs sa pitié s’épanchait.

Mais elle entendait, à l’heure où le soir tombe,
Des mots qui venaient des cieux ou d’outre-tombe.

Mais elle écoutait les sons évanouis
Des clochers flamands depuis longtemps ouïs.

Et, quand se leva son dernier crépuscule,
Un cri s’échappa de sa lèvre qui brûle :

 « Me voici, mon Père, avec mes tristes fleurs,
 « Mortes sous la bise et le sel de mes pleurs. »

Les esprits de Dieu, vifs comme des abeilles,
Prirent les rameaux en leurs saintes corbeilles.

Et, ressuscitée au jardin immortel,
La couronne orna de ses roses le ciel ;

Et, lorsque la nuit étend ses sombres voiles,
On les voit s’ouvrir au verger des étoiles.


III


Ô vous tous qu’elle aimait, ô vous tous qui souffrez,
Venez ! – Tristes amants aux cris désespérés,
Amantes aux nuits désolées ;
Ô mères en grand deuil, qui rappelez en vain
Au foyer déserté pour l’horizon divin
Vos hirondelles envolées ;

Ô rêveurs qui passez, enchantés par la voix
Des cloches, des oiseaux, des sources et des bois,
Perdus en cette vie amère,
Orphelins étonnés de respirer le ciel,
Les souffles du matin chargés d’ambre et de miel,
Et de ne plus avoir de mère ;

Ô vieilles aux cheveux blanchis, qui consumez
Vos derniers jours au fond des logis enfumés,
Sur votre tâche monotone,
Et qui pleurez encor de vos yeux presque éteints
Les morts anciens, les morts perdus, les morts lointains,
Quand viennent les fêtes d’automne ;

Mendiants qu’ont usés les chemins incléments,
Dont la pluie et la boue ont fait les vêtements
Couleur de brouillard et de cendre,
Foules en qui persiste une obscure douceur,
Venez tous, — car elle est votre sublime sœur,
Venez vers votre sœur de Flandre.

D’un geste qui console et d’un front souriant,
Elle vous montrera le rayon d’Orient
Qui filtre dans votre chaumière ;
Elle est prête à guider, pauvres frères tremblants,
Vos esprits incertains et vos pas chancelants,
Sur la grand’route de lumière.


Henri Potez.
Douai, juin 1896.






À Marceline Desbordes-Valmore


Tandis que sonneront autour du monument
les fanfares ; tandis que, solennellement,
vêtus de noir et cravatés de blanc, très dignes,
d’autres feront à ton bronze l’honneur insigne
de le saluer par d’admiratifs discours,
moi, je veux évoquer ta pensée inquiète,
et causer avec toi, de poète à poète,
loin du bruit et dans l’ombre où tu te plus toujours.
Car le tumulte effarouchait ton âme tendre
et très simple. Peut-on, parmi la foule, entendre
s’exhaler un soupir, s’étouffer un sanglot ?
Pas plus que l’on n’ouït sous le fracas des armes,
ou dans le formidable grondement des flots,
sourdre, jaillir, rouler et tomber une larme.

Oui, c’est bien sous le ciel du vieux pays flamand,
ciel de grisaille où vont, mélancoliquement,
les nuages teintés parfois de reflets fauves,
que tu naquis, Desborde, et ton esprit charmant
eut la langueur de nos lointains aux brumes mauves.
Tu fus mélancolique et triste comme lui,
et sur l’harmonieux envol de ton lyrisme,
quand l’éclair fulgurant des passions a lui,
plane un ressouvenir de notre ciel sans prisme.


Et ceux-là te comprennent qui, nés comme toi,
dans les plaines sans fond où s’assourdit la voix,
dans les marais stagnants mi cachés sous les herbes
et d’où s’élancent les roseaux aux longues gerbes,
dès l’enfance, en le calme épandu, ont goûté
L’indicible douceur d’une sérénité.

Mais sait-on ce qui s’élabore en le mystère
des eaux profondes et sourdes ? et qui dira
les intimes tourments de l’âme solitaire
où le divin amour éperdument vibra ?
Tu fus la femme aimante, et tu devais souffrir
mystérieusement. Or, voici qu’on s’acharne
autour de ta douleur, qu’on prétend découvrir
ce que fut l’être en qui ton rêve ardent s’incarne.
De quel droit ? N’es-tu pas maîtresse de ton cœur ?
S’il céda quelque jour, s’il subit un vainqueur,
faut-il que de cela le monde s’ébaudisse,
qu’il pénètre en l’alcôve, inspecte les coussins,
fasse le compte des étreintes, des blandices,
et souille tes baisers de ses propos malsains ?
Faut-il que tel aristarque, tel psychologue
disserte doctement, ratiocine, épilogue,
qu’il viole ta vie enfin, pour nous cracher
le nom cher et cruel que tu voulus cacher !

Puis, qu’importe ce nom banal ? Qu’importe l’homme
à qui tu te donnas toute : cœur, sens, pensers.
Il séduisit ton âme adorable : il se nomme
l’Amour. — Que veut-on plus ? moi, cela m’est assez.

Mais pour tant s’obstiner au puéril problème,
ignorent-ils donc tout des passions ? Sont-ils
à travers leurs grands mots plus vides que subtils ?
Ce n’est point pour l’objet, vois-tu, c’est pour soi-même,
par instinct, par besoin qu’on s’éprend et qu’on aime,
car l’Amour est un culte étrange, impérieux,
qui nous courbe parfois près d’un autel sans dieu,
qui se nourrit de fier idéal, d’espérance,
et plus qu’en le bonheur s’exalte en la souffrance.


Ce fut ton culte à toi, Marceline. Tu sus
parer d’exquises fleurs et de lierres moussus
le sanctuaire de ta tristesse bénie.
Que bénis soient aussi tes sanglots et tes pleurs,
ô poète ! Il faut des angoisses au génie ;
nos chefs-d’œuvre sont faits de nos pires douleurs,
et notre gloire a pour mère notre agonie !

Repose en le linceul de ton noble amour. Dors,
bercée au rythme alangui de tes rimes d’or.
L’hommage extérieur que la foule réclame,
eût-on même tardé plus à l’édifier,
le bronze eût-il manqué pour te magnifier,
que tu vivrais en nous, doux poète, pure âme !


M.-J. Le Coq.


11 Juillet 1896.






À l’Inauguration de la statue de Marceline
Desbordes-Valmore


Desbordes, Muse de la Flandre,
Tout le pays, en ce moment,
Encense, heureux, ton cœur si tendre,
Au pied de ce beau monument.

Artistes, lettrés et poètes,
Sont venus exprès de Paris,
Pour s’associer à nos fêtes
Et rendre hommage à tes écrits.

Ta cité justement est fière
Du succès d’un de ses enfants
Dont, par malheur, la vie entière
Compta maints soupirs étouffants.

Mais, certe, ici, ce n’est point l’heure
D’évoquer un tel souvenir ;
Ton triomphe n’est plus un leurre :
Gloire à toi jusqu’en l’avenir !

Ton nom, par sa douce magie,
Passant à la postérité,
Reine aimable de l’élégie,
T’assure l’immortalité.

Si, parmi tant de voix sublimes,
J’ose faire entendre à mon tour
Quelques malencontreuses rimes,
C’est que je tiens — en ce grand jour —


À remercier Marceline
Qui, dès que je pus bégayer,
M’enseigna sa langue divine
Avec son gentil Écolier.

Ô Douaisienne, ô mère, ô femme !
Reçois donc cet humble tribut,
Composé des fleurs de mon âme ;
Ne le jette pas au rebut.

Et que j’ajoute un mot encore
Qui sera le plus attrayant…
Répétons tous : Vive Valmore !
Répétons tous : Vive Gayant !


Adolphe Rosay.






À Marceline Desbordes-Valmore


Le corps abandonné, la tête renversée,
Tu te dresses pensive et tordant tes bras nus,
Dans la grave langueur de cette paix brisée
Qui suit les longs assauts vaillamment soutenus ;

Poursuit-il donc ton cœur qu’il caresse et qu’il lasse
Ce premier nom, jamais oublié, jamais dit,
Ce souvenir exquis, pénétrant et tenace
Comme le long parfum des fleurs de Saadi ?

Obsède-t-il toujours ton âme qu’il épie,
Le sévère mari que tu voulus chérir,
Qui but la coupe d’or en y cherchant la lie,
Et tortura ton cœur en l’espérant guérir ?

Crois-tu veiller encor ta « jalouse adorée »
Et t’acharner en vain dans ton sublime effort
Pour contraindre au bonheur la chère âme murée
Et l’emplir d’un amour plus puissant que la mort ?

Oublie ; autour de toi nous avons mis des roses,
Encensoirs de velours que balancent les vents ;
Oublie et rêve aux fleurs depuis cent ans écloses,
Aux fleurs de ton petit amoureux de neuf ans.

Sur quel roc âpre et vif, premières églantines,
Frais et charmant amour des rêves puérils,
Sur quels chemins fangeux, sur quels buissons d’épines
Les vents des mauvais jours vous balayèrent-ils ?

Ils ont pu lacérer vos fragiles pétales,
Mais les chemins d’exil en sont restés fleuris,
Et vous avez vaincu jusqu’aux bises brutales
Que parfument encor vos calices meurtris.


Fac-similé d’un autographe de Marceline Desbordes-Valmore.


Sans éteindre ton cœur, la destinée humaine
Trois fois a mis sa main glaciale sur toi,
T’enseignant la pitié sans t’apprendre la haine,
Te prenant le bonheur sans t’enlever la foi.

C’est pourquoi nous t’aimons, ô muse de souffrance,
Pour tes longues douleurs dont tu fis de l’amour,
Et qu’après tant de jours de nostalgique absence
Dans ta chère cité te voilà de retour.

En toi, muse d’exil, mélancolique et brave,
Faible enfant par l’amour cruel abandonné,
Elle se reconnait, la ville noble et grave,
La ville de tristesse au front découronné.

Tes malheurs ont été ceux de toutes les femmes,
Victimes de l’amour que Dieu donne et reprend,
Et nous voulons offrir en exemple à leurs âmes
Ce destin si banal et que tu fis si grand.

Ô femme qui viendras pleurer un soir près d’elle
Les pesants désespoirs de ton premier amour,
Qu’elle te fasse aimante, apaisée et fidèle
À l’époux qui viendra te consoler un jour ;

Que sa sérénité souveraine te donne
La haute et grave paix qu’achètent les combats,
Car elle sait comment un cœur blessé pardonne
Et se cicatrisant ne se referme pas ;

Car en elle, si douce en notre vie amère,
Chanta la poésie et fleurit la beauté ;
Elle fut l’amoureuse et l’épouse et la mère,
Toute la femme en sa triple divinité.

C’est toi que notre amour, femme, salue en elle,
Toi qu’il dresse debout sur son blanc piédestal,
Éternelle adorée et martyre éternelle,
Saignante poésie et vivant idéal.


Edouard d’Hooghe.






AUX HÔTES DE DOUAI


De l’immortel Eden où règnent les poètes
Et d’où ton ombre aimée, à nous, daigne venir
Marceline, dis-nous, au milieu de ces fêtes
Lequel de nos tributs, tu veux mieux accueillir.

Tu souris à nos chants que créèrent deux âmes
Artistes s’il en fut et dignes de louer
L’honneur de la cité, la femme au cœur de flammes
Que tout un peuple ému se lève pour fêter.

Le bronze qui retrace avec tant de puissance
Tes traits longtemps cherchés vainement en ces lieux ;
Ce coin qu’aurait choisi ta tendre préférence
Sont certes, à ton cœur, hommage précieux.

Les foules acclamant ton nom que l’on révère
Éveillent doucement ton ombre qui sourit ;
Et tu sens, au-delà de notre pauvre terre
Le bonheur que rêva ton pur et noble esprit.

Mais, dis, ô Marceline, est-il gloire meilleure
Est-il tribut plus doux à ton grand souvenir
Que, dans ton lieu natal et près de ta demeure,
Cet artistique essaim venu pour te bénir ?

Ils sont dignes de toi : littérateurs, poètes,
Artistes sans égaux, ces grands admirateurs,
Tu fus leur sœur par le génie et, sur leurs têtes,
Brille ton auréole aux divines splendeurs.

À leur contact, à leur appel, ô Marceline,
Ton âme a tressailli et brisant les liens
De la tombe et du temps, on sent qu’elle s’incline
Heureuse sur la foule où tu trouves les tiens.

Salut à vous ! Salut ! Maîtres de la pensée,
Maîtres de l’art ! unis à nous dans ce tribut.
Et, de cette phalange, Étoile incontestée
Reine même de l’Art, grande Sarah ! Salut !



D. Vint’ d’Osier à Marceline Desbordes-Valmore


M Min bon viux patois douaisien,
A Arot biau vanter chell’poete,
R Rapp’ler s’mémoire à son d’trompette ;
C Cha n’sarot fair’ ni ma, ni bien.
E Ejou, pour cha, qui n’faut rien dire ?
L Lijez-me, sans d’avanche in rire :
I Inter gins savants, gins d’esprit,
N Naïf s’ra pris min pauve écrit.
E Et, malgré tout, j’ai l’mauvais’ tiete,

D Dins ch’tas, d’offrir un bouquet d’fiète.
E Elle-même, in patois désolé,
S Su chés pauvers gins, a parlé !
B Bonté, pitié, ch’est l’fond de s’ n’àme.
O Oh ! qu’il est temps qu’Douai ll’acclame !
R Reine aujord’hui, poète hier,
D Décidémint, chacun est fier,
E Ed’ li dire, in l’traitant d’souv’raine :
S Salut, Poète et Douaisienne !

V Va, cros-le, toudis, dins l’av’nir,
A Au fond d’nous vivra tin souv’nir !
L L’attach’mint sûr à t’vill’ natale,
M Mélé dins t’not’ sintimintale,
O Ouve el’ porte à ch’tiot complimint.
R Récit n’ s’ra fait pus sincèr’mint.
E Et v’là m’pierre à tin monumint !


Juillet 1896. D. Vint’ d’Osier.



Eun’ mère à sin tiot :


Min tiot, mets vite t’bell’ maronne,
Tes fins sorlets, tin neu capiau ;
Joyeuse à no cloquer bourdonne,
Aujourd’hui chacun drot s’fair’ biau !
Ches vint’s-d’osier sont tous in fiête ;
Dins ches masons chacun est prêt
Pour admirer chell’ feimm’ poète
Dont ch’bronz’ nous fait vir el’ portrait.

De ch’gardin d’ù chacun ll’acclame,
Un vot sin tot sans s’déringer :
All’ restot dins l’ru’ Noter-Dame,
A l’mason d’Crinchon ch’boulinger.
Sin nom ?… All’ s’app’lot Marceline
Desbord’s-Valmore… et te l’connos,
Car te t’rappell’s bin, j’imagine,
Ches poési’s qu’te nous dijos
Tous les soirs in rintrant de l’classe :
Chacun s’taijot pour t’acouter
Et gramèr’ n’étot jamais lasse
De t’les intind’ bin réciter.

Te ris !… J’vos bin qu’te t’in rappelles,
Car t’écrivos d’sus tin cahier
Ches biaux vers qu’un cit’ comm’ modéles :
L’Oreiller, l’Menteur, l’Écolier !
Et ch’n’est point tout ! Sans gramint d’peinne
J’pourros t’raconter jusqu’à d’main
Les récits d’no brav’ douaisienne :
Niein a pus d’un gros liv’ tout plein !


Pus tard, min fieu, si te veux m’croire,
Te liras ch’qu’un y a mis d’dins,
Et te verras qu’à chaque histoire
Un prind souci d’tous ches pauv’s gins !
Marcelin’, connaichant l’souffrance,
Parlot toudis d’ches malheureux :
Soétons qu’bintôt, dins no bell’ France,
Un l’prenn’ pou modèl’ : ch’est nos vœux !
À soulager pus d’eun’ misère,
Jour et nuit chell’ brav’ feimm’ pinsot…
D’vint ch’monumint dont l’ville est fière,
Pinse à ch’grand cœur : salue, min tiot !


Jean d’Douai.






OPINIONS


De Victor Hugo :

Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. — Vous êtes un talent charmant, le talent de femme le plus pénétrant que je connaisse.


De Béranger :

Une sensibilité exquise distingue vos productions et se révèle dans toutes vos paroles.


D’Alfred de Vigny :

Le plus grand esprit féminin de notre temps.


De Brizeux :

Une belle âme au timbre d’or.


De Lamartine :

Je suis payé au centuple, et je rougis en lisant vos vers des éloges que vous donnez aux miens. Une de vos strophes vaut toutes les miennes. Je les sais par cœur.


De Théodore de Banville :

Voix solitaire, ô délaissée !
Victime tant de fois blessée,
Chère morte, dont l’âme eut faim
Et soif d’azur, ô Marceline,
Dors-tu sous la froide colline ?
As-tu trouvé le calme, enfin ?

Quand, parmi la lente agonie,
La douleur qui fut ton génie
T’arrachait de tremblants aveux,
Le souffle du maître farouche,
En passant, déliait ta bouche
Et frissonnait dans tes cheveux.

Tu t’écriais, inassouvie :
« Amour, je veux dès cette vie
Ton délire immatériel
Et tes voluptés immortelles :
Puisque l’âme a gardé ses ailes,
Il faut bien qu’on lui rende un ciel. »


De Maurice Bouchor :

Je pense que l’on a bien raison d’élever un monument à la mémoire de Marceline Desbordes-Valmore qui fut une âme délicate et charmante, un poète souvent inspiré qui a su rester femme tout en étant femme de lettres.


D’Henri de Bornier :

Mon opinion c’est la vôtre, celle de tous ceux qui aiment la poésie charmante et douloureuse. Mme Desbordes-Valmore me rappelle toujours le vers de Virgile : Longum miserata dolorem.


De Jules Claretie :

Mme Desbordes-Valmore est la voix de femme la plus douloureuse et la plus profonde de ce siècle. Elle n’a voulu chanter que l’amère souffrance d’un cœur qui se brise. Elle a été l’âme en détresse, l’inconsolée et la dolente et ses plaintes sans colère ont fait plus contre l’homme, celui qui trahit et qui ment, que toutes les malédictions des révoltées. Une douceur blessée, quoi de plus puissant ! Un soupir qui a l’éternité, quoi de plus exquis ! »


De Gaston Deschamps :

De toutes les femmes de lettres, c’est peut-être la seule qui soit vraiment une femme.

À côté d’elle, Mme de Sévigné a l’air d’un bon garçon et Mme de Maintenon fait l’effet d’un proviseur.


De Clovis Huges :

Ce que je pense de Mme Desbordes-Valmore ? Mais je pense qu’elle fut un grand cœur un admirable esprit. Je la lisais et je l’adorais quand j’étais tout petit ; je la lis et je l’adore toujours, maintenant que je ne suis plus à l’âge des papillons. Sa poésie coule, le plus naturellement du monde, sur la double pente du rêve et de la mélancolie. Rien n’est délicat et frais comme ses strophes pour les enfants. Il y a là toute la bonté de la mère et du poète.


De Catulle Mendès :

» L’orage en nos cieux noirs s’entreheurte en bruit d’armes,
» Ou bien pèsent sur nous d’immobiles ténèbres ;
» Mais Marceline a fait aux firmaments funèbres,
» Des étoiles avec ses larmes ! »


D’Émile Chasles :

Marceline n’eut pas les avantages des femmes de son temps ; elle n’eut ni la beauté de marbre de Mme Récamier, ni le génie de Georges Sand, ni l’habileté de plume de la savante Mme Tastu, mais elle eut cette note exquise qui vient du fond de l’âme et que tous les poètes comprennent.






TABLE DES GRAVURES


Le monument de Marceline Desbordes-Valmore (MM. Édouard Houssin et Ferdinand Dutert) 
 1
La statue de Marceline Desbordes-Valmore (M. Édouard Houssin) 
 8
Médaillon de Marceline Desbordes-Valmore (David d’Angers) 
 18
Armes de Douai 
 24
Marceline Desbordes-Valmore (Gravure de Louis Monziès) 
 40
Portraits de MM. Charles Bertin, Robert de Montesquiou, Édouard Houssin, Ferdinand Dutert, Anatole France, Catulle Mendès, Sarah Bernhardt. 
 44
À Marceline Desbordes-Valmore (composition de M. Henri Duhem, pour le programme de la fête.) 
 48
Portrait de Marceline Desbordes-Valmore par son oncle Constant Desbordes (tableau du Musée de Douai) 
 56
Autographe 
 64
Le Beffroi de Douai 
 72


MUSIQUE


Cantate, poésie de M. Henri Potez, musique de M. Charles Duhot 
 33







TABLE DES MATIÈRES




IMPRIMÉ
PAR
L. & G. CRÉPIN Frères
DOUAI



  1. Ces deux vers sont de Marceline et, si on se les est appropriés, c’est qu’ils résument toute la vie et toute l’œuvre de notre poétesse