Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/11

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Collectif
Le Monument de Marceline Desbordes-ValmoreImprimerie L. & G. Crépin (p. 41-Illus.).



Ce que dit la Statue


Le jour tombe, et dans les vitraux de « Notre-Dame »
Jette avec un frisson une dernière flamme.
Tout est calme : l’Hospice où rentrent les bons vieux,
Et le square Jemmape, au nom si glorieux,
Et la porte ogivale, avec ses tours massives,
Et la très vieille église, asile ancien et sûr
Où la Vierge sourit près des cires votives,
Où des étoiles d’or brillent sur fond d’azur.

Une humble mère, avec une fillette blonde,
Vient s’asseoir à l’écart comme fuyant le monde.
L’enfant demande :

L’enfant demande : Quelle est donc, chère maman,
Cette dame avec sa longue robe argentée
Et son ruban moiré qui flotte gentiment ?
Elle étire ses bras, comme désenchantée,
Elle fait de la peine à voir !

Elle fait de la peine à voir ! La mère dit :
— C’est une dame qui, d’après ce que l’on rapporte,
Fit de belles chansons ; maintenant qu’elle est morte,
On a mis son image ici, depuis lundi.
Ses chants sont trop savants pour nous autres, ma fille,
Viens, rentrons ; car je crois qu’on va fermer la grille.


— Oh ! mère, dit l’enfant, la Dame ouvre les yeux
Et les lèvres ; vois donc comme c’est merveilleux !
Elle va nous parler, restons, je t’y convie :
On dirait qu’elle va revenir à la vie !

La statue, en effet, fit un grand geste lent,
Puis exhala ces vers sur un rythme dolent :

N’es-tu pas une plébéienne,
N’es-tu pas ma concitoyenne,
Ô femme qui viens de parler ?
Moi, suis-je donc une étrangère ?…
Ma renommée est trop légère,
Ma sœur, pour te faire trembler.

Tu ne connais pas mon poème ?
Mais, tu le sais, toute femme aime.
À vingt ans l’on te courtisa,
Et tu donnas ton cœur, peut-être.
Moi j’avais donné tout mon être :
L’infidèle me délaissa !

Puis tu fus douce épouse et mère,
Et, sous ton aile tutélaire,
Ta fille grandit comme un lis.
Moi, j’eus deux filles : mon Ondine,
Mon Inès, à la voix divine ;
Ces trésors, la Mort les a pris

Au fond de sa froide demeure,
Alors, j’ai pleuré, comme on pleure
Quand tout s’écroule sous vos pas,
Quand, dans la vie, on est sans armes,
Et qu’on n’a plus rien que les larmes,
Jusques à l’heure du trépas.


Aussi l’enfance me fut chère
Encor plus qu’à toute autre mère,
Et j’alignai, pour les enfants,
De petits récits ou des fables,
Ou du moins des choses affables,
Et non des poèmes savants.

Femme au cœur pur, femme au cœur tendre,
À tes enfants fais-les apprendre ;
Dis-leur quelle fut ma douleur
Et que je n’ai glané sur terre,
À côté du devoir austère,
Que les revers et le malheur.

Je ne suis pas une inconnue ;
Voici mon âme toute nue :
« Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme[1]. »
Et que personne ne me blâme,
Car j’ai souffert jusqu’à mourir.

N’as-tu pas senti la misère
Qui vous étouffe sous sa serre ?
Le ciel t’en préserve, ô ma sœur !
Moi, j’ai lutté toute la vie
Contre ce démon plein d’envie :
J’ai frémi devant sa noirceur.

Mais ma misère resta fière ;
C’est dans une attitude altière
Que j’ai gardé ma dignité.
Fais comme moi, si l’indigence
T’écrase sous son inclémence :
Dieu protège la pauvreté.


En lui j’eus toujours confiance,
Et j’éprouvai quelque allégeance
À le prier avec moi.
Pour tous les pauvres je fus bonne
Et, bien souvent, j’ai fait l’aumône
À de plus malheureux que moi.

— C’est vrai !… Je vous connais !… Vous êtes une femme,
Dit la mère avec joie, et vous avez notre âme
À toutes ! Je vous aime et je vous comprends bien.
Je dirai vos chansons : ce sera le lien
Entre vous, l’immortelle et pure disparue,
Et ceux qui, comme moi, sont nés dans votre rue.

Oui, Marceline fut, jusqu’au bord du cercueil,
L’écho toujours fidèle et la voix résignée
Des douleurs de l’amour et des mères en deuil ;
Mais l’infortune l’a brillamment couronnée !
Nous chanterons longtemps comme elle, en la Cité
Qu’on peut démanteler, — mais qui, sans ses murailles,
N’en a pas moins ses goûts d’élite, ses entrailles
Vibrantes d’harmonie, et son Art respecté.
Honneur donc à la grande et simple Douaisienne,
Car notre âme, à nous tous, est faite de la sienne !


Paul Demeny.










  1. Ces deux vers sont de Marceline et, si on se les est appropriés, c’est qu’ils résument toute la vie et toute l’œuvre de notre poétesse