Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/04



Discours de M. le comte Robert de Montesquiou
Président du Comité


Mesdames, Messieurs,


Je l’écrivais, l’autre jour, je tiens à le redire ici, je ne revendique aujourd’hui que le rôle de rapporteur d’une question, on peut le dire, conclue et close ; close par cette inauguration comme le peut être un bracelet ou un collier par un fermoir précieux ; et conclue, comme ces bâtisses où les ouvriers joyeux accrochent une gerbe de fleurs, en signe d’achèvement : conclue… par un bouquet.

Bien loin de moi, en effet, la prétention risible dont plusieurs auraient voulu m’affubler, à l’origine des événements que cet avènement couronne, d’avoir cru et voulu inventer Mme Desbordes-Valmore. — Je le répète : je n’ai voulu que rafraîchir les fleurs et les palmes d’illustres ex-voto spontanés, entrelacés autour de ce souvenir par tant de gestes augustes et de mains généreuses.

Certes, on pourrait le dire – si le cœur et le génie ne s’inventaient pas tout seuls – les plus grands l’avaient inventée avant nous, inventée malgré elle ! Et c’est une des plus saisissantes caractéristiques de la vie de notre héroïne (j’allais dire : de notre Sainte !) que cette modestie confuse, à tout jamais incertaine qu’elles aient véritablement trait à elle-même, en présence d’admirations aussi sincères que magnifiques.

Au contraire, j’ai hâte de vous les rappeler ces radieux admirateurs de Madame Valmore, de formuler l’énoncé superbe et retentissant de leurs noms glorieux, de les faire éclater au-dessus de vos têtes, de les répandre, tels qu’autant d’inestimables joyaux, d’en illustrer comme de fleurs de pierreries, les roses et les palmes que nous entrecroisons aujourd’hui autour de son lierre.

Hugo, Vigny, Dumas, Sainte-Beuve, Gautier, Banville, d’Aurevilly, Baudelaire ! Baudelaire, dont une page admirable et charmante vous sera lue tout à l’heure par un prince d’entre nos poètes : M. Catulle Mendès, le subtil Maître qui a tenu à venir tout exprès pour vous réciter l’œuvre d’un autre. Fier effacement qui nous permet de le remercier du double hommage qu’il apporte ainsi à la Grande Marceline : la page que lui a consacrée un poète mort — et immortel ; et la page — sans nul doute bien exquise ! que lui-même, heureusement bien vivant ! lui a dédiée… dans son cœur !

Quant à Michelet, vous savez ce qu’il a dit d’Elle, quand il a parlé de cette puissance d’orage qu’elle seule a jamais eue sur lui !

Cela nous permet, n’est-ce pas ? de sourire de ces gens graves, ceux-là sans doute dont le penseur a écrit : « La gravité est un masque qui sert à cacher le défaut d’esprit » – qui trouveraient indigne de leur sérieux, de se sentir émus par celle qui bouleversait ce vaste génie, et qui voudraient maintenir à cette vraie muse, le caractère un peu vieillot et suranné sous lequel elle fut longtemps discréditée ; tandis qu’il ne s’agit de rien moins, lorsque l’on parle d’elle, que de l’un des plus purs, des plus hauts, des plus tendres et touchants génies dont l’humanité se soit honorée.

Et, pour Lamartine, on ne se lasse pas de ressasser l’anecdote à laquelle nous devons le sublime chant alterné qui va vous transporter dans une heure. Lisant, par hasard, dans un de ces Keepsakes si fort à la mode, en ce temps-là, une poésie dédiée à M. A. de L. par notre poète, l’auteur de Jocelyn ne douta pas que ces initiales ne fussent les siennes, et répondit, d’enthousiasme, un chant divin, à celle dont il ne connaissait que le génie et les souffrances. Elle, capable de s’élever aux plus ravissants des accents, mais non de proférer le plus ingénu des mensonges, devait bien avouer que le dédicacé était un autre, et du même rythme, mais d’un souffle, s’il se peut, plus inspiré, répondait, à son tour, une ode douloureusement enchanteresse.

Entre ces grands morts et les grands vivants qu’anime une pareille tendresse pour cette poésie, c’est encore un poète, un autre grand poète qui nous servira de lien ; un poète qui n’a pas voulu mourir sans modeler, tout au moins en de survivantes strophes que vous allez entendre, le buste de celle qu’il admirait parmi tous, et dont la réverbération en son œuvre est à la fois directe et discrète. Ce poète-là, Mesdames et Messieurs, que je le rappelle à votre respect attendri, c’est, vous le savez, Paul Verlaine !

Dans le présent, ce sont (entre autres), MM. Anatole France, Jules Lemaître, Rodenbach, Descaves, qui se sont fait une gloire et une joie d’exercer autour de celle que je nomme la modeste immortelle, des talents si brillants et si divers.

Moi-même, je possède deux curieuses lettres à moi adressées ; l’une de Dumas fils, l’autre de M. Henri Rochefort. La première au sujet de cette inauguration, la seconde, à propos de ma conférence, me développent spirituellement leur prédilection pour l’auteur du trop célèbre « cher petit oreiller » qui longtemps (l’attention ne se pose-t-elle pas toujours de préférence sur les moindres cimes ?) prévalut par dessus de plus notables mérites.

D’où naît — et comment se l’expliquer, le vol de tant de prestigieux esprits à l’entour de cette passiflore désolée, de cette triste fleur dont elle a elle-même poétiquement écrit :

Vois, dans l’eau, vois ce lis dont la tête abaissée
Semble se dérober au sourire des cieux ?

C’est que la poésie de Madame Valmore se pourrait dénommer : L’éloquence de l’amour. Et, entre toutes ces amours, le plus tendre, celui qui nous reporte à ce qu’elle appelle joliment : « nos jeunes annales », nous fait avec elle nous écrier :

Viens réchauffer ce cœur séché de nostalgie,
Le prendre et l’animer d’une fraîche énergie.

. . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! qui n’a souhaité redevenir enfant !

Ce sera continuer mon œuvre de rapporteur et de commentateur par la seule éloquence des faits, et la qualité des personnes, que de poursuivre et de conclure sur l’appel des noms illustres et charmants de ceux et de celles dont nul obstacle n’a su arrêter l’admirative sympathie.

M. Anatole France, le délégué de notre Gouvernement, l’auteur de Thaïs et de tant de chefs-d’œuvre, le maître dont le nom est synonyme de séduction et de perfection, et dont la présence et la présidence, en cette assemblée, sont pour elle, de tant de décor. J’ai nommé plus haut M. Catulle Mendès. Et voici près d’eux, pour fêter l’auteur des Roses de Saadi, M. Armand Sylvestre, le merveilleux poète du Pays des Roses.

Parmi les artistes que vous allez applaudir, et qui ont su encore embellir leurs très rares mérites par la plus complaisante des bonnes grâces, je salue et remercie les plus célèbres noms de notre théâtre et de nos concerts : Mmes Brandès, Moreno, Segond-Weber, Éléonore Blanc ; MM. Lucien Guitry, Léon Delafosse et tous les excellents musiciens de vos orchestres et de votre ville.

Quant à Mme Sarah Bernhardt, il me plaît — et qui d’entre vous n’y applaudirait ? — de vous en parler davantage. C’est au retour d’une de ces glorieuses tournées, grâce auxquelles elle a porté si loin et placé si haut la renommée de notre Scène française, et qui ont valu à cette Reine de l’Art dramatique une part de l’empire du monde ; c’est au sortir d’un de ses fatigants et indiscontinus triomphes, desquels, par un miracle bien dû à sa générosité et à son génie, elle nous revient chaque fois plus belle et plus grande, — qu’elle était il y a quelques semaines à peine, allée goûter le repos lumineusement gagné, parmi la solitude de sa Mer sauvage. Mais le jour n’est pas proche où nous la verrons laisser sans écho l’appel de l’amitié et de l’enthousiasme. Et, j’aime, Messieurs, à vous rapporter la noble et simple réponse — et qui mériterait de devenir historique — dont cette magnanime artiste accueillit mon importune demande de se reposer d’un an d’illustres travaux, par plusieurs jours et nuits de nouveau voyage : « Je le ferai parce que cela me sera difficile. »

Dans le public, à côté des hommes éminents qui ont assuré avec tant de zèle le succès de cette solennité, j’aperçois encore des plus distingués représentants de notre littérature et de notre art.

En présence de tels témoignages, de pareille admiration, de semblable sympathie, oseriez-vous bien le redire, Marceline Valmore, ainsi que vous l’écriviez à Lamartine, en ces émouvantes strophes :

Oh ! n’as-tu pas dit le mot gloire ?
Et, ce mot, je ne l’entends pas,

Car je suis une faible femme,
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir.

Eh bien ! entendez-le aujourd’hui, ce mot, quel que soit l’entêtement enfin périmé de votre inguérissable modestie, Marceline Desbordes-Valmore ! Votre gloire, elle est levée, la voilà venue ! C’est dans les flots mêmes de votre molle rivière, de cette Scarpe que vous avez tant chérie et tant chantée que s’en reflète pour vous la clarté douce.

Elle s’est transformée en votre étoile qui ne mourra point, votre lampe qui allait mourir. Et ce n’est plus avec cette nuance si touchante d’hésitation éternellement troublée et incertaine de votre dignité jugée par nous si haute, que vous diriez aujourd’hui de cette palpitante étoile enfin rassurée :

Si mon étoile brille
Et trace encor mon nom dans la Scarpe d’argent !