La corvée (Féron)/Texte entier

Éditions Édouard Garand (p. couv.-TdM).

Beauceville
Montréal
AVRIL 1929
La Corvée
Roman canadien inédit
PAR
JEAN FÉRON
Illustrations d’Albert Fournier



Publié par
« LE ROMAN CANADIEN »
Éditions Édouard Garand
1423, 1425, 1427, rue Ste-Élisabeth
Montréal


Tous droits de publication, de traduction, reproduction,
adaptation au théâtre et au cinéma réservés par
Édouard Garand
1929
Copyright by Édouard Garand, 1929

De cet ouvrage il a été tiré 15 exemplaires sur papier spécial ; chacun de ces exemplaires est numéroté en rouge à la presse.



I

LES GALÉRIENS


D’anciennes forges de l’armée française, bâties près de la rivière Saint-Charles et en partie démolies lors du siège de Québec, en 1759, avaient été relevées de leurs ruines sous Carleton pour servir d’entrepôts… En 1779, sous Haldimand, on y logea des équipes de paysans et d’ouvriers requis pour les corvées.

C’était une longue baraque, étroite et basse, avec des petites prises de jour, comme des soupiraux, qu’on avait fait grillager, avec un toit plat et recouvert de tuiles rouges qui l’écrasait. Écarté des autres habitations et entouré de ruines et de décombres, ce bâtiment offrait une physionomie répulsive et on l’aurait pu prendre pour une léproserie.

Si, à vrai dire, la lugubre baraque n’était pas un bouge à lépreux, elle pouvait bien être une prison ou quelque chose de ressemblant : car là, sous la surveillance de soldats anglais et hors des heures de travail, étaient entassés les malheureux que le sort avait désignés pour les corvées. Le sort, avons-nous dit ?… Oui, le sort né de la tyrannie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures de relevée vont sonner… juillet 1779.

Par équipes de six ou dix hommes, chaque équipe escortée de deux soldats, les « conscrits » quittent la baraque et gagnent d’un pas traînant le port où l’on répare d’anciennes jetées où de nouvelles y sont élevées.

La baraque est déserte… Non ! il y demeure une dernière équipe. Mais celle-ci ne va pas aux jetées, elle travaille ailleurs. Et au lieu d’avoir deux soldats pour escorte, elle a l’honneur d’en avoir dix que, par un immense surplus d’honneur, commande un officier.

Les dix soldats sont rangés en double haie, capote rouge au dos, fusil au pied, dans une petite pièce carrée qui est l’entrée de la caserne. L’officier portant haut et beau, demeure le dos tourné à la porte de sortie, il a l’épée au côté, et sa main gauche agite une cravache, tandis que sa main droite tient une petite feuille de papier blanc sur laquelle sont inscrits les noms de six vigoureux paysans canadiens. D’une voix impérative il appelle :

— Brunel !

Une porte, au fond, est toute grande ouverte sur une longue salle obscure, et par cette porte paraît un grand vieux, tout brûlé de soleil, osseux, à l’œil gris, honnête et fier. Il pénètre dans la petite pièce, marche d’un pas lourd, mais ferme encore, entre les deux rangées de soldats, et s’arrête net face à l’officier et à trois pas.

— Jaunart ! appelle ensuite l’officier.

Voici un jeune homme, de taille moyenne, le teint hâlé comme celui du vieux, mais plus léger, plus souple, et dont la mine est peut-être un peu trop gouailleuse pour le goût de l’officier qui, à sa vue, fronce le sourcil. Le jeune paysan, le regard rusé et la lèvre retroussée par un demi-sourire narquois, vient se placer derrière le vieux.

L’officier jette encore quatre noms :

— Malouin !… Saint-Onge… Michaud !… Gignac !…

Ce sont quatre autres travailleurs de la terre… De même que le vieux Brunel, on les reconnaît de suite ces défricheurs de la vallée Laurentienne : ils ont pris la physionomie du sol qu’ils ont labouré. De la terre qui donne le bon pain ces paysans gardent l’odeur vivifiante. On les reconnaît à la prunelle de leurs yeux en lesquels se reflètent le beau ciel qu’ils ont tant regardé, la forêt puissante qu’ils ont abattue ; et les regards de ces hommes sont aussi droits et purs que les premiers sillons qu’ils ont ouverts de la charrue dans la chair toute virginale du sol canadien. On peut les reconnaître encore par l’accent qu’ils ont conservé des premiers et prodigieux colons de France : ils en sont tout le portrait vivant et résistant.

Voici donc la dernière équipe au complet, six hommes à la file… six cœurs honnêtes et vaillants entre deux rangées de fusils !

Sur un geste de l’officier, l’un des soldats déroule une chaîne pourvue de six bracelets d’acier et, très habilement, pose un bracelet au poignet droit de chacun de ces hommes. Et ces hommes qui, l’instant d’avant, pouvaient avoir un air serein, frissonnent au contact injurieux de ces fers. Sous la couche du hâle on peut voir blêmir leur figure, on peut voir leur front se contracter sous un souffle de colère, leurs yeux lancer des flammes. Les lèvres se sont tordues pour réprimer une protestation, et l’on sent qu’il a fallu un effort surhumain pour calmer le flot du sang… Tous purent se contenir. Jaunart, le plus jeune de ces braves, retrouva son sourire gouailleur tombé, un moment, de ses lèvres. Les autres reprirent une attitude digne. Oh ! quelle maîtrise de soi il fallait pour subir une telle humiliation, surtout lorsqu’on savait que les autres paysans, leurs frères, n’allaient pas à la corvée enchaînés comme des malfaiteurs. Ah ! c’est que ceux-ci, la veille de ce jour, avaient osé se rebeller contre l’indigne traitement dont ils étaient l’objet. Contre eux, aujourd’hui, on prenait des précautions, voilà tout !

L’officier poussa la porte…

— Marche ! commanda-t-il.

L’équipe et l’escorte s’ébranlèrent, celle-ci renfermant celle-là.

Dehors, on marcha sous un soleil terrible qui, depuis quelques jours, brûlait la cité et les campagnes. Pas une brise pour rafraîchir… L’atmosphère avait une odeur de plomb fondu. Les maisons étaient closes et les rues du faubourg désertes. La ville paraissait morte. Vers les quatre heures seulement l’animation coutumière reprendrait. Ça et là on découvrait quelques habitations entourées de jardins dont les arbres ployaient tristement sous une ramure à demi roussie. Néanmoins, de ces ombrages moins que frais s’élevaient quelquefois des rires d’enfants heureux. C’était tout… seulement ces petites voix joyeuses évoquaient au cœur des malheureux qui marchaient à la corvée des souvenirs doux et cruels à la fois…

Ils marchaient d’un pas plus alourdi sous l’atroce chaleur, chaque homme tirant l’autre par la chaîne qui les reliait tous les six, et ils montaient vers le mur qui ceinturait à ville haute. Dans ce mur on voyait encore une immense brèche que les canons des Américains y avaient faite en 1775, et qui n’avait pas été réparée depuis.

C’est donc à cette brèche que se rendaient ces gueux et ces soldats qui les conduisaient.

Ah ! oui, gueux et pauvres gueux !… Toutes les souffrances s’accumulaient sur leur tête : aux humiliations et aux affronts s’ajoutaient la cruelle séparation d’avec des êtres chers et la nostalgie du foyer lointain. Sans pitié pour eux ni pour leurs femmes ni pour leurs enfants l’affreuse corvée militaire les avait pris, arrachés de leurs maisons et courbés brutalement sous sa férule. Frederick Haldimand, lieutenant gouverneur du pays, avait continué le système dit « des corvées » que son prédécesseur, Carleton, avait établi. Sous Carleton le système avait été supportable, quoique trop tyrannique encore ; avec ses moyens d’exemption le peuple s’en était tiré tant bien que mal et mieux que pire. Sous Haldimand, les corvées furent une abomination, et l’ignoble botte des soudards étrangers pesa bien lourdement sur le pays entier et ses habitants. La corvée fut décrétée sans exemption, de Montréal à Rimouski. Cela fut un immense filet qui enleva tous les hommes valides parmi la classe des paysans et ouvriers campagnards. Dans les villes on saisissait les hommes inoccupés, même si l’ouvrage, interrompu pour quelques jours, allait reprendre bientôt, et on dépêchait ces gens, par charretées dans les chantiers de construction du gouvernement. Souvent les pauvres diables devaient faire le trajet pédestrement pendant deux et, quelquefois, trois jours, escortés de militaires à cheval. Un grand nombre étaient expédiés sur les frontières pour travailler à la construction de forts nécessités pour faire un barrage contre les tentatives possibles d’invasion par les armées révolutionnaires des bords de l’Atlantique. Pendant de longs mois les champs furent abandonnés aux femmes, aux vieillards, aux enfants ; et c’était à un moment que les foyers canadiens se relevaient faiblement des ruines et décombres entassées par les régiments maraudeurs du général Wolfe. Réduit à la plus grande misère et à un dénuement complet en 1759, le paysan n’avait pas encore repris le dessus, et sans pitié on se remettait à le pressurer et le tyranniser. Alors que sa terre demandait tout son effort continu et redoublé, on le volait à sa terre pour le placer au service d’un gouvernement mesquin. Mesquin ? Mesquin ? Ah, oui ! Croit-on que ces misérables de la corvée étaient payés… entendons bien les simples manœuvres ? Parlons-en : « un demi-shilling par jour », ou trois shillings par semaine dans les chantiers où l’on ne travaillait pas le dimanche. Certes, dans le temps « trois chillings », c’était un peu quelque chose. Encore, si on les avait touchés et mis dans sa poche ces trois shillings… Mais non ! Car si la chemise venait à manquer, il en fallait une autre : alors Monsieur le fournisseur du gouvernement vous vendait fort gracieusement une chemise de toile bleue ou rouge moyennant « Cinque Shillings ». Il est vrai de dire que c’était de la toile d’Angleterre… oui, mais « de la petite toile » comme le remarquaient avec une douce ironie les grand’mères du pays qui s’y connaissaient en « toile ». Et le soulier, quand il était fini ?… « Seven Shillings, Sir » Et la culotte ?… « Eleven Shillings, my Dear Sir !… » Or, lorsqu’on était libéré, on rentrait chez soi bien fourbu, le ventre creux, le gousset vide et six, huit mois irrémédiablement perdus, sans même recevoir un « merci gratuit ». Ajoutons que les galériens de la corvée étaient parcimonieusement nourris… à peine la gueulée d’un chien !

S’il est vrai qu’un Yankee a pu dire :

“The less a man eats, the more and the better he works”.


l’on peut penser que Haldimand et ses compères s’étaient nourris de la même et sotte maxime.

Il faut attendre encore l’écrivain d’histoire qui saura mettre à nu toute la vérité sur l’administration, en notre pays, de certains gouverneurs anglais. Quant au louche Haldimand, il reste, croyons-nous, beaucoup à déterrer sur son compte ce qui nous dispensera, en attendant, de lui élever un monument pour honorer sa « sainteté ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Revenons à nos six galériens que l’on menait à la brèche dans les murs de la ville. Comme tous les autres ces paysans avaient été soldats et ils avaient souffert. Très souvent il leur avait fallu abandonner la charrue pour saisir le mousquet et courir à la rencontre de l’ennemi. Pour un grand nombre de ces grands cœurs les joies et les douceurs du foyer étaient presque inconnues. Leur vie s’était passée dans le soleil, sous la neige, dans les vents glacials. Contre les Anglais et les Sauvages ils s’étaient battus avec acharnement, obligés de barrer le chemin à l’envahisseur ou de le repousser. Longtemps on les avait vus sur le qui-vive au bord de leur beau et immense domaine, guettant l’ennemi pour l’empêcher de détruire l’œuvre si difficilement commencée et encore inachevée. Et alors, il avait fallu endurer la soif et la faim, le chaud et le froid. Vaillamment on avait réprimé les cris du ventre, on avait su réchauffer le cœur, secouer la paupière alourdie, battre courageusement la semelle et rester au poste. Et vingt fois, cent fois peut-être il avait encore fallu traverser tout le pays de pieds endoloris, et nulle plainte n’avait troublé la nature éblouissante de soleil ou embrumée de neige : toujours la chanson joyeuse éclatait entre leurs dents saines…

Ah ! c’est que c’était le beau temps alors comparé à ce jourd’hui ! Car alors on défendait son foyer et sa terre, sa femme et ses enfants, ses prêtres et sa foi, son roi et sa couronne ! Car c’était une patrie chère et heureuse qu’on protégeait contre de féroces ou de cupides ennemis ! Et quand on revenait sur sa terre, quand on rentrait dans sa maison tout ivre des vins de la victoire, on se sentait si content et si heureux ! Et comme la vie était bonne et meilleure ! Que le pays était beau et plus beau ! Mieux que cela, alors on se sentait son maître !

Et aujourd’hui ?… Ah ! comme c’était différent ! C’était la soumission à un ennemi brutal, le joug, quasi l’esclavage ! On n’était plus des maîtres ni dans son champ ni dans sa maison ! Femmes et enfants, aussi bien que les hommes, étaient asservis ! Plus de justice pour ceux qui avaient construit ce pays ! Les lois nouvelles souffletaient ! La tyrannie grossière, implacable, assujettissait aux métiers ingrats, aux labeurs écrasants et sans récompense, et qui osait protester ou lever le front sentait sur sa tête claquer la cravache ! L’homme de la Nouvelle-France, qui avait été si grand et si noble, se voyait traité comme une brute !

Les pauvres gueux… ah, oui !

Ils montaient vers les remparts, bras nus, la peau cuite par le soleil, et leurs mains larges, calleuses et meurtries, mains honnêtes et généreuses, pendaient lourdement sous le poids de la chaîne. Par le col ouvert de la chemise on découvrait une pointe de poitrine roussie et ruisselante de sueur, quelquefois velue, mais toujours robuste, et une poitrine sous laquelle ne cessait de battre l’âme de la France. On entendait leurs gros souliers ferrés battre le sol, crisser sous le sable du chemin, heurter les cailloux, et à mesure qu’ils montaient, leur front se penchait, leur échine ployait, sous la fatigue et sous la chaleur. Mais pas une plainte… Sous le chapeau de toile grise, que perçaient aisément les dards enflammés du soleil, on pouvait voir leur regard gris, ferme, énergique et, quelquefois débordant d’éclairs. On leur trouvait un air résolu et farouche. Pas de défaillance ni de désespoir : ils avaient appris de leurs ennemis des grands bois du Nord et de l’Ouest ce stoïcisme merveilleux qui trempe le cœur de l’homme comme d’un acier indestructible. Mais quand dans les veines court un sang ardent comme le leur, peut-on ne pas relever le front sous l’outrage ? ne pas riposter à l’injustice ? Or le sang de ses hommes bouillait, et, le jour précédent, ce sang avait éclaté… Hélas ! une fois encore ils n’avaient pas été les plus forts ! Quand on n’a pas d’armes contre des fusils et des glaives, que peut-on faire ? Aujourd’hui on se contraignait, on serrait la mâchoire, et par l’effort de la volonté et avec l’espoir d’avoir son heure de revanche on serrait les lèvres plus fort que la mâchoire, pour que ces lèvres ne proférassent point des paroles impétueuses, virulentes, ou des imprécations aux soldats.

Mais ces soldats… était-ce leur faute ? N’étaient-ils point, eux aussi des galériens ? N’avaient-ils pas une consigne ? un devoir d’obéissance et de soumission ? Étaient-ils plus exempts de la tyrannie ? Ne devaient-ils pas souffrir de la même chaleur, endurer les mêmes rayons brûlants qui tombaient du ciel ? Est-ce à eux qu’on devait s’en prendre ? ou bien au maître qui les payait pour faire ce métier ? Car ces soldats, au fond, eussent souhaité être loin de là, sous un abri quelconque, à la caserne… à moins qu’ils n’eussent désiré l’ordre de fusiller sans plus ces six gueux ! Quoi qu’il en fût, comme ceux-ci ils affectaient le plus grand stoïcisme. Eux aussi marchaient dans le soleil sans murmurer ni se plaindre… ils marchaient d’un pas rythmé et sec. Droits, guindés et graves dans leurs tuniques rouges, ces dix soldats anglais tenaient le fusil à l’épaule, chargé, prêt à faire feu. Les baïonnettes au clair étincelaient sous les feux du ciel. La procession était affreuse…

Hors des rangs marchait l’officier qui, sur l’équipe prisonnière, tenait un regard plein de fiel ; de temps en temps ce regard s’illuminait, un sourire moqueur passait fugitivement sur les lèvres de cet homme, et il semblait s’égayer aux souffrances des victimes. Oui, étrange et affreuse procession : n’aurait-on pas cru voir une escouade de bourreaux conduisant à la potence une chaîne de condamnés ?

Le regard de l’officier s’arrêtait surtout sur le père Brunel et sur le jeune homme qui suivait immédiatement, Jaunart. Alors, les yeux de l’officier avait une expression de haine intraduisible. Car c’était le père Brunel et Jaunart qui, la veille de ce jour, avaient entraîné leurs compagnons à se révolter contre la tyrannie.

Pourtant, le père Brunel était un homme au caractère doux et soumis. Il était de Saint-Augustin, à quelques lieues de Québec seulement où il cultivait quelques beaux champs. Il avait été pris par la Corvée parce qu’il n’avait pas encore soixante ans. La Corvée réclamait tous les hommes valides compris entre les âges de seize à soixante ans. Ses quatre fils, miliciens sous le général Montcalm, avaient été tués durant les campagnes de la guerre de Sept Ans : l’un avait trouvé la mort à Carillon ; un autre s’était fait tuer à Montmorency ; les deux derniers avaient héroïquement donné leur vie, au printemps de 1760, sur les Plaines d’Abraham. Aujourd’hui, il ne lui restait plus que sa femme et deux filles respectivement âgées de 17 et 19 ans. Le père Brunel avait dû quitter son foyer et sa terre avant que fût terminé l’ensemencement de ses champs ; et pour achever la besogne il avait laissé, bien à contre-cœur comme on le pense, trois faibles femmes. Néanmoins, ces femmes courageuses feraient face à la fatalité, et lorsque la monstrueuse Corvée lâcherait sa proie plus tard, le père Brunel trouverait toutes choses à l’ordre. Mais quand reverrait-il sa bonne terre, sa chère femme et ses filles tant aimées ? Retournerait-il jamais à ce foyer où il avait laissé tout son cœur ? On peut facilement s’imaginer les angoisses et les inquiétudes de ces hommes et se faire une assez juste idée des souffrances qu’ils enduraient. Quoi d’étonnant si, des fois, le souffle de la rébellion leur faisait redresser la tête !…

Pourtant, le père Brunel pouvait se compter quelque peu chanceux d’avoir pour compagnon de travail « un pays » avec qui il pouvait s’entretenir des êtres et des choses de « la maison » : ce « pays », c’était Jaunart. Mieux encore : Jaunart était un futur gendre au père Brunel. Les Brunel et les Jaunart possédaient, en effet, en arrière de St-Augustin chacun un bien bout à bout. De voisins on était devenu amis, et plus tard, tout probablement on deviendrait parents par alliance. Jaunart, Emmanuel de son nom de baptême, mais qu’on appelait Manuel tout court… était le plus jeune d’une lignée de onze enfants, et il avait alors 22 ans. Quatre de ses frères étaient aussi aux corvées quelque part il ne savait où. Il aimait le père Brunel autant que son propre père, et c’est pourquoi il s’indignait contre la corvée qui enrégimentait « des vieux » qui auraient dû mériter tous les égards. Il faisait tout ce qu’il lui était possible pour épargner au père Brunel des peines, et il était prêt à donner sa vie pour protéger celle de son futur beau-père. Mais à vingt-deux ans, si l’on est brave et courageux, on peut être aussi téméraire, et l’audace de Jaunart, son sang trop bouillant et un goût à la bravade le portaient à des gestes ou à des paroles propres à exciter la rage des tyrans. Au surplus, Jaunart n’aimait pas beaucoup l’officier en charge, et il ne pouvait se retenir de le narguer souvent ou de se moquer des maîtres du pays. C’est par sa nargue que, la veille de ce jour, il avait fait exploser la colère de l’officier, et lorsque celui-ci avait voulu lever la main sur le jeune homme, toute l’équipe lui avait tenu tête, et le père Brunel avait arraché à l’officier sa cravache. Les deux soldats qui accompagnaient l’officier avaient épaulé leurs fusils, et devant le geste les six forçats s’étaient contenus. L’officier, alors, avait proféré sur un ton menaçant :

Demain, j’aurai les soldats qu’il faut…

Il avait tenu parole : dix soldats aujourd’hui faisaient l’escorte et montaient la garde ; et lui, l’officier, certain qu’il possédait la force, se sentait dans une belle sécurité et, quelquefois, ses lèvres ébauchaient un sourire triomphant et cruel.

Mais cette force imposante et bien armée ne paraissait pas émouvoir Jaunart, et l’on eût pensé que, pour lui, dix soldats ne valaient guère mieux que deux. Aussi, tout en marchant vers la brèche, se permit-il de remarquer avec un accent moqueur qui lui était familier et coutumier :

— Hein ! père Brunel, ça ne prend toujours pas du monde humain pour nous envoyer à la brèche par une chaleur pareille !

L’officier entendit ces paroles.

— Toi, Jaunart, cria-t-il si tu tiens à garder ta tête sur tes épaules…

— Si j’y tiens, rétorqua Jaunart… Pardi ! autant que toi, le rouget !

— Silence ! commanda l’officier devenu blême de courroux.

— C’est bien, répliqua Jaunart, je me tairai si tu ne me parles pas… Mais si tu me…

Jaunart ricana sourdement et se tut.

L’équipe et son escorte continuaient leur chemin.

L’officier était un Suisse, jeune encore, ne dépassant guère 35 ans. Il était fortement charpenté et doué d’une force peu commune. Dans le pays le père Brunel, malgré son âge avancé, passait pour un homme fort, aux muscles d’acier, mais l’officier suisse s’imaginait le surpasser de toute sa différence d’âge, aussi bien, affectait-il de se moquer du père Brunel chaque fois que le vieux soulevait une grosse pierre.

Quand il était de bonne humeur il disait, en regardant le père Brunel lever avec efforts une pierre énorme :

— Moi, je vous lèverais ça d’une seule main…

Si le vieux ne répliquait pas, c’était Jaunart qui faisait la répartie :

— Vas-y donc, alors, grand rouget… vas-y donc pour voir !

Barthoud — c’était le nom de l’officier — se mettait à rire avec dédain ; puis il tournait le dos et allait se promener dans l’ombrage des remparts. Mais, si, d’aventure, il se trouvait d’humeur maussade, gare alors aux répliques outrageantes ou simplement goguenardes : il faisait siffler sa cravache.

Haldimand, originaire de la Suisse, avait engagé un bon nombre d’officiers et soldats de son ancienne patrie, et il mettait à la tête des escortes qui surveillaient les corvées, de ces soldats qui savaient la langue française, parce que « Les Glébards », ainsi que Barthoud appelait par dérision ces malheureux paysans, ne savaient pas la langue des maîtres du pays. Haldimand aurait bien pu confier ces postes à des officiers ou sous-officiers canadiens, mais il ne le voulaient pas par crainte que ceux-ci ne fissent des faveurs à leurs concitoyens trop durement traités. À tous ces soldats suisses, à qui on donnait un grade quelconque, on insufflait la haine et le mépris du paysan canadien. Chose assez curieuse : il arriva que les soldats anglais furent, à cette époque, moins barbares et plus humains que ces soldats suisses ou allemands, mercenaires sans vergogne qui affectaient de se poser comme les véritables maîtres. Ils affichaient une supériorité qui ne manquait de faire rire les Canadiens et les Anglais eux-mêmes. Chose plus curieuse : ces étrangers, s’étant raffinés, et ayant découvert que ce peuple canadien, si malheureux, était loin de manquer d’esprit, décidèrent de s’établir dans le pays, prirent pour femmes des canadiennes, dont ils venaient de reconnaître les hautes vertus morales et intellectuelles, et se fondirent dans la race. Que de petits peuples, d’ailleurs, se sont posés à l’admiration des grandes nations par leur seule valeur morale !


II

LA CORVÉE


Mais Barthoud était plus irréductible que nombre d’autres de ses compatriotes ; d’une mentalité plus obscure, d’une nature plus sauvage, il passait pour plus haineux et plus brutal que tous les autres mercenaires étrangers. Sa haine pesait surtout sur Jaunart et, par ricochet, sur le père Brunel ; il semblait qu’il ne pût souffrir de voir ces deux hommes sympathiser et s’aimer. Il souffrait encore, semblait-il, pour savoir que Jaunart était fiancé à l’une des deux filles du père Brunel, celle qu’on appelait Mariette et qu’on disait jolie comme tout. Souvent il avait entendu Jaunart parler avec admiration de Mariette, et il n’avait pu s’empêcher de remarquer :

— À t’entendre, Jaunart, on croirait que les filles de ton pays surpassent les nôtres…

— Moi, Barthoud, j’aime pas à dénigrer, les gens des autres pays ; mais une chose qui est bien sûre, tu ne m’amèneras jamais des vieux pays une fille qui soit aussi belle et aussi bonne que Mariette !

Barthoud éclatait d’un grand rire de mépris et s’éloignait, enrageant contre ce Jaunart qui avait toujours la réplique droite et irréfutable.

Il oubliait qu’il était le provocateur…

Au fait, jamais peuple ne fut plus provoqué que le peuple canadien, et c’est à douter que le peuple d’Irlande ait plus souffert la provocation que l’autre. Si l’on a blâmé les soulèvements et les rébellions et surtout ceux-là qui en ont été les acteurs directs, on a oublié de tenir compte des provocations qui ont suscité ces désordres. Et voici de pauvres paysans, bons de nature, paisibles et pacifiques… les voici enchaînés tels que des bagnards féroces et conduits au travail par des gardes-chiourmes. Quel crime avaient commis ces hommes ? Aucun. Ils ne pouvaient pas commettre de crimes, car fidèles à la religion et à ses enseignements, ils s’efforçaient de pratiquer les plus belles vertus. Dans les moments d’ébullition la voix digne de leurs prêtres les contenait. Mais leur nature humaine, comme les autres hommes de la terre, avait ses faiblesses, et ils n’avaient pas la force de souffrir, sans murmurer, comme l’Homme du Calvaire qu’on leur donnait en exemple ; et alors, quoique le cœur s’armât, quoique l’âme voulût puiser de patience et de résignation, le sang chauffait, et la chair sous les outrages éprouvait des soubresauts ; la colère grondait dans la muselière et souvent la flamme éclatait. Et si c’était crime de se rebeller contre l’injustice et la tyrannie, eh bien ! ces hommes pouvaient commettre ce crime ! Dans le cœur de ces paysans qui montaient vers les remparts dominant le faubourg, grondait l’orage, dans leurs regards brillait l’éclair, et cependant ils retenaient la débâcle…

— Halte ! commanda tout à coup l’officier de sa voix retentissante.

L’équipe s’arrêta.

On était à la brèche.

Un des soldats fit tomber la chaîne qui reliait « Les Glébards », et eux, en silence sans autre ordre de l’officier, d’un commun accord, se mirent au travail.


III

LA BRÈCHE


Deux hommes préparaient le mortier, deux autres, pourvus d’un boyard, apportaient des pierres, et le père Brunel et Jaunart posaient ces pierres dans la brèche pour en faire une maçonnerie solide.

Le travail se faisait en silence, car on ne devait parler qu’en cas de nécessité et pour les besoins de l’ouvrage.

Les soldats demeuraient debout à quelques pas sur un rang, immobiles, silencieux, l’arme au repos. Une fois toutes les heures, cependant, cinq d’entre eux allaient faire une courte marche pour se dégourdir, puis ils revenaient au rang ; les cinq autres à leur tour, faisaient la même marche. Cela prenait dix minutes. Dès qu’ils s’immobilisaient, ils ressemblaient à des statues de porphyre sous le soleil.

Un peu plus loin l’officier se promenait lentement à l’ombre du mur. Il s’éloignait de la brèche et des travailleurs d’environ la longueur d’un arpent, puis revenait, retournait. Chaque fois qu’il paraissait assez loin pour ne pas craindre que leurs voix fussent entendues de lui, les travailleurs de la Corvée échangeaient quelques paroles à mi-voix, et les soldats anglais n’y prenaient pas garde.

— Ah ! le gueux de rouget, grogna une fois Jaunart, ça me ferait plaisir père Brunel, de lui casser ce caillou-là sur la tête.

Il soulevait une pierre pour la poser sur le mortier que le vieux venait d’étendre de sa truelle.

— Je suis bien de ton idée, mon pauvre Manuel, sourit le père Brunel mais peut-être bien que ça ne te vaudrait pas grand’chose.

— N’importe ! ça vaudrait toujours bien le plaisir de lui descendre sa grosse cervelle dans les talons.

— Ah ! bien, remarqua narquoisement Gignac qui, avec Michaud, préparait le mortier, si vous pensez qu’il a la cervelle dans la tête… Et quant à l’avoir dans les talons, j’en doute encore… Moi je vous dis que si les autres rougets n’étaient pas là avec leurs fusils chargés, on ne trouverait dans les talons de Berthoud que de la peur pour le faire détaler.

On se mit à rire en sourdine.

Les deux autres, Saint-Onge et Malouin, apportaient sur leur boyard des pierres, et tous deux avaient l’air de se hâter afin que le père Brunel et Jaunart, qui faisaient la maçonnerie, n’attendissent pas.

Jaunart leur recommanda :

— Pas besoin de vous presser tant que ça, les gas, et encore moins de vous morfondre, et tâchez de prendre votre temps. Vous voilà tout en nage et vous allez vous tanner trop vite.

— Quant à moi, répliqua Saint-Onge en épongeant son front mouillé. J’ai bien envie de laisser tout le bataclan là.

— Quoi ! on est déjà dégoûté ? fit Jaunart moqueur.

— Qui ne le serait pas dégoûté, s’écria Malouin, quand on n’est plus traités comme des hommes, mais comme des bêtes de somme ?

— Pis que des bêtes de somme, fit à son tour Michaud… Au moins, quand elles sont dans le pré, les bêtes de somme sont libres, mais nous, à la caserne, nous sommes surveillés comme ici, la même chose. On est de véritables prisonniers.

— De vrais forçats de bagne, compléta Gignac.

— Oui, tout ça est bien trop vrai, soupira le père Brunel.

— Bas les amis, reprit Jaunart, on n’est pas ici pour la vie, vous n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang. Et puis, je vais vous dire plus que ça : avant longtemps, plus vite que vous pensez, tout ça va finir.

— Ce serait bien à souhaiter, soupira à son tour Saint-Onge.

Soyez tranquilles, poursuivit Jaunart qui parlait avec un accent de vérité qui mettait au cœur de ses compagnons une lueur d’espérance. Moi, je vous dis qu’on a des amis qui travaillent pour nous autres. On a des patriotes qui se démènent sans trop le laisser voir. Un bon jour, clac ! ça cassera… tenez, comme cette pierre !

D’un coup de marteau il fit éclater une grosse pierre.

— Chut ! souffla à cet instant le père Brunel. Voilà Barthoud qui revient !

On se remit à la besogne. Les deux boyardiers repartirent pour aller chercher d’autres pierres plus loin. Michaud et Gignac mêlaient le sable et la chaux. Dans la brèche Jaunart et le père Brunel enchâssaient les pierres. Le travail n’allait pas vite, et le mur était épais et la brèche profonde. N’importe ! on n’était pas pressé.

Barthoud vint s’arrêter près des deux maçons et dit sur un ton concentré :

— Vous Brunel et toi Jaunart, je vous dis une fois encore de ne pas trop parler. De là bas je vous ai entendus.

Il tourna aussitôt sur ses talons et reprit sa promenade en faisant claquer sa cravache sur ses jambières de cuir noir.

Lorsqu’il se fut éloigné, Jaunart rompit le silence. Bien, bien, on fera attention à sa langue. Oui, mais faut bien parler pour ses besoins… Eh bien ! alors, dis-moi, Michaud, où est la cruche à l’eau ?

— Là-bas au pied du mur, dans l’herbe.

— C’est bon, je vais la chercher. J’ai soif et le père Brunel aussi, je pense.

— C’est vrai, dit le vieux, je boirais un coup…

Jaunart s’éloigna pour revenir deux minutes après avec la cruche. Les deux brancardiers revenaient en même temps.

C’est ça, fit St-Onge, mouillons-nous un peu le gosier ; il fait si sec que je n’ai plus une goutte de salive dans la bouche.

La cruche d’eau fit la ronde.

C’est pas qu’une petite chaleur quand même, dit le père Brunel, en essuyant sa face humide et rouge comme une brique.

— Je l’ai dit, grommela Jaunart, que ça n’a pas de bon sens de nous faire travailler ainsi.

— Je voudrais bien, murmura Michaud, que ça casse comme t’a dit tout à l’heure. Voyez-vous, les amis, ce n’est pas seulement l’histoire de s’éreinter ici ; et quand je pense que là-bas sur ma terre ma femme et mes petits ne sont guère mieux que nous autres.

— Tu dis là une grosse vérité, approuva Gignac. Moi, quand je suis parti de la maison, il y a deux semaines, ma femme était à la veille d’avoir un petit. Elle n’a avec elle que mon pauvre bougre de père qui ne peut marcher qu’avec un bâton, il a grand peine à se remuer. C’est vrai qu’on peut toujours compter sur l’aide des voisins. Mais tout de même je suis loin d’être tranquille. Bouguieu de sort !

— Oui, à y bien penser notre sort n’a rien de bien enviable ! soupira le père Brunel dont le souvenir s’envolait vers ceux qu’il aimait lui aussi.

Encore une fois Jaunart voulut relever les courages.

— Tout ça c’est vrai, mais faut pas se casser l’esprit et se fendre le cœur, les amis. On est sur le point de voir des temps plus doux. Oh ! si je parle ainsi, c’est parce que je sais quelque chose. Vous allez voir qu’avant longtemps ce Barhoud-là ne fera plus son Benjamin comme à c’t’heure. Laissez faire il va finir par arriver quelque chose qui cassera bien la gueule des tyrans. Car il y a un proverbe qui dit. « Qu’il y a une fin à tout ». Eh bien ! faut pas se décourager. Qui sait, même, peut-être bien qu’un jour les Anglais avec leurs Suisses et leurs Allemands auront sacré le camp pour toujours du pays. On ne sait jamais ce qui arrivera ou n’arrivera pas.

Le jeune paysan se tut voyant revenir Barthoud.

— Bon, grommela-t-il, ficelons-nous le bec encore une fois !

Pour faire voir à l’officier qu’il travaillait ferme et dur il souleva une très grosse pierre avec le dessein de la placer sur la couche de mortier préparé par le père Brunel, mais, trop lourde, la pierre lui glissa des mains, puis elle roula en bas du talus peu élevé où les deux maçons travaillaient. La pierre s’arrêta à environ vingt pieds du mur.

Jaunart la regarda un moment, puis il cria assez haut pour être entendu de l’officier :

— Eh bien ! salope, reste-là, c’est pas moi qui irai te chercher !

Il enleva aussitôt une autre pierre moins grosse et moins pesante et la posa sur le mortier.

À ce moment Barthoud arrivait. Il posa une main sur l’épaule de Jaunart, désigna la pierre roulée en bas du talus et commanda d’un ton sec :

— Va la chercher !

— Hein ! fit Jaunart. Penses-tu que je suis un bœuf ?

— Va, Jaunart !

— Merci bien, ricana le jeune paysan. Je pense que je suis d’âge à ne pas écouter papa !

— Va chercher cette pierre ! commanda encore Barthoud avec force.

— Vas-y toi-même, espèce de flandrin. Moi, je ne me casserai pas les reins pour te faire plaisir.

— Prends garde ! cria Barthoud.

— Oh ! par exemple, répliqua Jaunart, ne me monte pas le sang !

— Obéis !

— Non ! malgré tes soldats et leurs fusils ! Non, Berthoud, entends-tu ?

Les autres, inquiets de la tournure que pouvait prendre l’incident, regardaient sans oser intervenir.

Les soldats fixaient l’équipe et, surtout, l’officier et Jaunart, et sur un signe de l’officier ils agiraient.

Il était curieux de voir ces deux hommes se défier : l’un, haut de taille et doué d’une force capable d’imposer le respect ; l’autre de taille plus petite, de force moindre, mais d’une bravoure à toute épreuve.

La main droite de Barthoud tremblait, sa cravache tremblait, ses lèvres tremblaient. On sentait qu’une rage terrible ravageait cet homme. Le père Brunel, enfin, intervint pour éviter à son jeune compagnon un mauvais coup du Suisse brutal.

— C’est bien, monsieur l’officier, je vais aller la chercher, moi, cette pierre.

— Ce n’est pas à vous que je parle, père Brunel, mais à ce morveux meilleur avec sa langue qu’avec ses bras.

Morveux !… Jaunart fit un bond et lança son poing dans la figure de l’officier. Sous le heurt le colosse chancela. Un cri rauque tomba de ses lèvres et, levant la main, cingla le visage de Jaunart d’un coup de sa cravache.

On entendit seulement un court sifflement…

Jaunart, sans un cri, sans même une plainte, saisit son visage à deux mains et demeura ainsi silencieux et immobile un moment.

Les autres regardaient encore, immobiles aussi, muets et indécis. De leurs fusils les soldats avaient mis en joue ces malheureux et n’attendaient qu’un geste de leur officier. Car instinctivement trois d’entre eux avaient saisi un outil : l’un un marteau ; l’autre une bêche ; le troisième, une barre vie fer servant à mouvoir les grosses pierres. Mais à quoi bon ces outils contre les fusils…

Barthoud, fier de son coup de cravache, ricanait, et cette cravache, il la tenait encore levée au cas où le jeune paysan oserait revenir à la charge.

Jaunart abaissa ses mains.

On put voir sa figure traversée par un sillon violet.

Le jeune homme regarda l’officier avec un air méprisant et dit :

— Ah ! ah ! rouget, tu es trop lâche pour te servir de tes poings…

Et tout à coup, avec la rapidité de la pensée il se rua en avant tête baissée et atteignit Barthoud dans l’abdomen. L’officier tomba comme une masse… Mais déjà les soldats se jetaient sur le paysan et le réduisaient à l’impuissance.

Décidément l’affaire se gâtait, et le père Brunel soupira fortement d’amertume, tandis que les autres compagnons se réjouissaient du bon coup que Jaunart venait d’appliquer au ventre du Suisse.

Cependant, ce dernier parvenait à se relever avec difficulté. Une fois qu’il eût réussi à tenir son équilibre, il fit entendre un rugissement de fauve et cria à ses soldats, désignant les autres compagnons de l’équipe :

Liez ces hommes et à la caserne… Marche !

À la caserne, il y avait une cave et dans la cave trois cachots rudimentaires, mais solides, auxquels n’arrivaient ni lumière ni air. On enferma Jaunart dans l’un de ces cachots.

Il était quatre heures.


IV

BEAUSÉJOUR


Le travail avait repris, plus lent, plus morne, plus docile.

Le père Brunel avait dit :

— Ça ne sert à rien de se rebeller, on n’est pas en force.

— C’est égal ! fit Gignac avec un air content, Jaunart a toujours bien fait un bon coup.

— Oui, mais il n’en tirera rien de bon, répliqua le père Brunel.

Si le vieux paysan parlait ainsi, c’est qu’il était prudent d’ordinaire et ne recommandait pas les moyens violents pour revendiquer les libertés dont les Canadiens avaient été dépouillés.

— C’est avec de la patience, les amis, qu’on arrive au bout de tout ! disait-il souvent.

En effet, le moyen était sage en attendant qu’on trouvât le vrai moyen pour faire cesser un régime tyrannique. Oui, mais cette patience il faut l’avoir jusqu’au bout. Jaunart avait aussi prêché la patience, mais il n’avait pu la tenir pour lui-même. Et le père Brunel saurait-il, lui aussi ménager cette patience qu’il recommandait à ses compagnons ?

— Tout de même, émit Saint-Onge, je me demande si on n’aurait pas dû empêcher ces soldats de renfermer Jaunart dans l’un des cachots de la caserne…

— Pour ma part, répliqua Michaud, j’aurais été prêt à le faire ; mais à quoi ça nous aurait servi, je vous le demande ? Les soldats nous auraient de suite assaillis de balles. Oh ! si on avait aussi des fusils, ça serait peut-être bien différent !

— Et des balles ! compléta Gignac. Oui, voilà bien ce qui nous manque, des fusils et des balles.

— Mes amis, déclara Malouin, chaque chose vient à son heure… Un jour qui n’est peut-être pas loin, on aura fusils et munitions en masse.

— Si on le voulait, reprit Michaud, on pourrait bien avoir tout ça de suite : on n’aurait qu’à faire risette aux Américains.

— C’est vrai, approuva le père Brunel, ça serait tout simple. Seulement resterait à savoir si on serait mieux traités avec les Américains qu’avec les Anglais. Moi, vaut autant vous le dire, les amis, je ne vois pas grand’différence entre Américains et Anglais. Les Américains ne sont ni plus ni moins que des Anglais révoltés. C’est comme si nous autres, dans le temps, on s’était révoltés contre la France.

On s’appelle Canadiens, mais au fond on est tous des Français. Eh bien les Américains sont des Anglais, tout comme on est des Français.

— C’est bien vrai tout ce que vous dites, père Brunel, approuva Malouin.

— Et je dis encore qu’avec le temps tout va s’arranger. Même que ça ne m’étonnerait pas que la France, un jour, vienne reprendre le Canada…

L’entretien s’arrêta là, net, car l’attention des cinq paysans se trouvait tout à coup attirée par l’apparition, de l’autre côté de la brèche, d’un beau et fier jeune homme monté sur un cheval brun.

— Tiens ! murmura Gignac, voilà le jeune sieur Beauséjour !

— Ah ! un bon et brave jeune homme encore ! soupira le père Brunel.

— Et instruit, dit Michaud. Lui, on ne l’envoie pas à la Corvée.

— Pauvre garçon, proféra Malouin avec un accent de pitié, que ferait-il à la corvée avec ses petites mains blanches comme du lait et sa petite taille ? Vous voyez bien qu’il se morfondrait avant sa journée faite.

Le cavalier se trouvait à un arpent de la brèche. Il sauta à terre, attacha sa monture à un arbre et vint à la brèche.

— Ah ! ah ! les braves, dit-il avec un sourire attendri, je vois qu’on s’acharne encore par une chaleur pareille… Vraiment, ça me fait bien de la peine de vous voir là !

— Merci pour vos bonnes paroles, Monsieur Beauséjour, dit le père Brunel. Pourtant, pour l’heure ça va pas trop mal, car le soleil chauffe moins fort à mesure qu’il descend là-bas. Mais à midi ce n’était pas bien supportable.

— Je vous crois, à la campagne même d’où j’arrive on ne rencontre âme qui vive, tout le monde se tient renfermé. Ah ça ! dites-moi, je ne vois point Jaunart ?…

— Ah ! le pauvre gâs, soupira fortement le père Brunel, ne nous en parlez pas, Monsieur… il vient de se faire mettre au cachot.

— Et pourquoi ? fit le jeune homme avec surprise.

— Je vais vous conter ça, répondit Gignac qui avait remplacé Jaunart à la maçonnerie. En peu de mots il fit le récit de l’incident.

— Oh ! s’écria le jeune homme avec colère en toisant les soldats impassibles, il viendra pourtant un jour où nous saurons mettre ces brutes à l’ordre !

À cet instant il ne voyait pas Barthoud dissimulé dans l’ombrage du rempart plus loin.

Armand Beauséjour avait 25 ans. Quoique de petite taille, il était joli garçon, avec ses beaux cheveux châtains, sa peau fine et rose, son œil bleu et hardi. Ajoutons la souplesse, la grâce, la distinction et l’élégance, et l’on comprendra que la Nature l’avait généreusement doté. Il étudiait la médecine à Montréal et, dans ses loisirs, aimait à faire de la politique. Aux vacances d’été il venait séjourner à Beauport et à Québec. À Beauport il avait des cousins. À Québec, une tante, riche, qui, demeurée veuve six mois après avoir épousé un officier des milices vers 1748, ne s’était pas remariée, et, n’ayant pas d’enfants, elle s’était retirée, après la cession du Canada à l’Angleterre, chez les Ursulines à qui elle avait fait don de sa fortune, moins une rente annuelle de trois milles livres françaises à son neveu Armand Beauséjour. Et lui, le neveu, venait presque tous les jours rendre visite à sa tante qu’il considérait comme sa mère et de qui il sentait le besoin pour guider sa vie. Ces cousins de Beauport et cette tante de Québec, c’étaient au jeune homme ses seuls parents sur terre.

Si Beauséjour se plaisait à faire de la politique, ce n’était pas uniquement par passe-temps au contraire, il était très ardent à revendiquer par la parole et l’écrit les libertés canadiennes. Il blâmait amèrement les auteurs des Corvées, et il avait pour habitude de ne pas déguiser sa pensée : il parlait net et franc. Avant toute chose, il entendait être bien compris. Il va de soi qu’il avait attiré sur lui l’attention soupçonneuse des autorités, et la police de Haldimand le surveillait. Le jeune homme paraissait faire fi des dangers qu’il courait, et très souvent il faisait le tour des chantiers, encourageait les malheureux soumis au joug de la corvée et faisait espérer des jours meilleurs et proches. Comme on pense, il était devenu populaire, respecté et admiré.

Admiré non seulement des misérables dont il prenait la défense, mais aussi et surtout des jeunes filles canadiennes et anglaises. Que de jolies « maidens », tout anglaises qu’elles étaient, n’eussent point dédaigné d’unir leur destinée à ce joli et brillant garçon ! Que de non moins jolies et exquises Canadiennes soupiraient à la vue de ce beau cavalier.

Au cours de ses tournées par les chantiers de construction, Beauséjour avait acquis une immense sympathie pour le père Brunel. Il estimait aussi Jaunart à cause de sa hardiesse. Et la nouvelle qu’on lui apprenait que ce pauvre Jaunart avait été jeté dans un cachot le révoltait.

— Mes amis, proféra-t-il sur un ton résolu, il faudra voir à sortir notre Jaunart de là, et pas plus tard que demain.

— Ce sera pas facile de le sortir de là, gémit douteusement le père Brunel.

— Bah ! sourit dédaigneusement Beauséjour, il ne s’agit que de savoir s’y prendre.

Il secoua en même temps sa tête et ses longs cheveux avec une énergie incomparable. Le père Brunel le regarda avec extase presque. Les autres, tout en travaillant lui décochaient aussi plus d’un regard admiratif. Quant aux soldats, qui n’entendaient pas un mot de français, leurs regards se fixaient avec une sorte d’étonnement et de respect sur ce jeune homme qui se donnait une allure de maître.

Au vrai, il affectait un air conquérant qui impressionnait, bien que sa mine n’offrit rien d’outré ni de fantasque. La jeunesse du temps d’ailleurs aimait à se donner une allure digne et fière et à se parer de distinction, pour répondre à la mine hautaine qu’affectait vis-à-vis d’elle une certaine classe de jeunes Anglais. Elle relevait la tête pour affirmer qu’elle appartenait à une race de belle et haute lignée, et qu’elle entendait marcher front haut sous le ciel de son pays. C’est de cette génération que naîtrait la belle file de tribuns et patriotes canadiens du 19e siècle.

Beauséjour attirait encore l’attention par la mise soignée de sa personne. À ce moment il portait avec grâce un costume de cavalier : tunique de velours noir sur veste grise, jabot de dentelle, culotte d’étoffe grise, bottes noires éperonnées et chapeau de feutre gris. Ses mains étaient gantées de brun, et sa main droite tenait une badine qu’il agitait en parlant.

Il allait reprendre la conversation, dire peut-être comment il espérait s’y prendre pour arracher Jaunart à sa prison, quand survint Barthoud. Le Suisse vit de suite le jeune homme de l’autre côté de la brèche.

— Hé là, vous, cria-t-il avec rudesse, passez votre chemin.

— Vraiment sourit moqueusement Beauséjour. Je voudrais bien voir comment vous me le ferez passer…

— Vous n’avez pas le droit de parler à ces hommes.

— Peut-être. Mais j’aurai celui de vous parler, et de vous parler haut et ferme, si vous le désirez. Du reste, je n’ai pas pour coutume de me cacher pour dire à un homme ce que je pense de lui.

Et audacieusement il s’approcha tout à fait de la brèche et sauta sur la maçonnerie, dominant de là les travailleurs, l’officier et ses soldats.

Le père Brunel et ses compagnons suspendirent leur travail et regardèrent le jeune homme avec stupeur.

Non moins stupéfié par une telle audace Barthoud essayait de foudroyer du regard ce qu’il aurait appelé « un jeune fanfaron ».

Les soldats guettaient un signe de leur officier, certains que celui-ci leur donnerait l’ordre de faire déguerpir l’importun.

Mais Barthoud ne songea pas à donner cet ordre, parce que déjà Beauséjour, tout en souriant, débitait un petit discours qui avait tout l’air d’intéresser le Suisse.

— Je pourrais tout aussi bien dire à ton maître, le sieur Haldimand, ce que je veux te dire. Je sais, d’ailleurs que, te le disant, ton maître le saura, ce qui revient au même. Et puis ce n’est pas ma faute, vois-tu, le sieur Haldimand demeure obstinément invisible à tous ceux-là qui ont le moindre désir de lui conter son fait. Voici donc : tu pourras lui dire qu’il mène un jeu bien vilain, et qu’il allume un feu qui le brûlera lui et tous ses sicaires. Quant à toi particulièrement, tu ne vaux pas grand’chose, j’aime à te le dire. Si tu penses de te grandir en humiliant ces pauvres gens, tu fais faux pas. Ce n’est pas à brutaliser des hommes qu’on se montre un homme. Retiens que si j’avais été à la place de Jaunart, j’aurais encore mieux frappé que lui. Et mieux encore : si j’avais été ces dix soldats, je t’aurais cloué de dix balles à ce mur !

Il se tut pour regarder Barthoud d’un air narquois et défiant à la fois.

Le Suisse demeurait interloqué et bouche béante.

Alors Beauséjour partit de rire et jeta aux travailleurs de la brèche :

— Bon courage, les amis, vos tourments achèvent !

Puis il sauta en bas de la maçonnerie, courut à son cheval, monta en selle et disparut dans la ville.

Le père Brunel et ses camarades demeuraient encore immobiles de stupéfaction, lorsque la voix furieuse de Barthoud tonna :

— Allons les Glébards, à l’œuvre ! Ah ! Ah ! vous avez un peu trop perdu de temps à écouter cet oiseau moqueur, il faut reprendre le temps perdu ! Allons… ouste !

Il fit claquer sa cravache.

Les cinq paysans se remirent tranquillement à leur travail sans faire mine d’avoir entendu l’officier. En eux-mêmes ils se réjouissaient des vertes paroles de Beauséjour, surtout du plat joliment assaisonné qu’il avait si bellement mis sous le nez de Barthoud.

C’était magnifique.

— Oui, mais… comme le pensait le père Brunel… cet audacieux Beauséjour pourra à ce jeu se faire jouer quelque tour par la canaille…


V

LES DEUX SŒURS


Quelques instants après le départ de Beauséjour et tandis que les travailleurs de la brèche se remettaient à la besogne un moment interrompue, de confuses rumeurs s’élevèrent tout à coup dans un endroit éloigné du faubourg. Barthoud et les soldats dressèrent l’oreille, et les cinq paysans de la corvée tournèrent du côté d’où venait le bruit un regard surpris. On eût pensé qu’une émeute se déchaînait parmi le peuple du faubourg. Mais il n’en était rien. Nous allons voir.

En quittant la brèche et en refaisant le chemin parcouru par l’équipe et leur escorte de la caserne aux murs de la ville, et après avoir dépassé la caserne on entrait dans le chemin qui, longeant l’extrémité Est du faubourg, gagnait Charlesbourg. Un peu plus loin, on bifurquait sur la gauche en une rue remplie de femmes et d’enfants parmi lesquels régnait une grande agitation. Mais les cris entendus s’étaient tus, les clameurs s’étaient éteintes, et maintenant on n’entendait plus que des conversations animées. Et pas bien loin du grand chemin un groupe de femmes s’était formé et ces femmes entouraient deux jeunes filles qu’à leurs costumes on reconnaissait pour des paysannes. L’une de ces jeunes filles, toute blonde, mais d’un visage tout livide à ce moment, reposait sur le bord de la rue et sur une mince couche d’herbe : l’autre, brune au teint rosé était agenouillée et penchée sur la première, et elle pleurait en appelant :

— Clémence… ma pauvre Clémence !

La jeune fille blonde étendue sur l’herbe ne répondait pas : ses yeux demeuraient clos, ses lèvres fermement pressées l’une contre l’autre. Mais on voyait son sein se soulever par soubresauts, ce qui suffisait pour assurer que cette jeune fille n’était pas morte. Quelquefois ses pieds et ses mains s’agitaient par secousses brusques et courtes.

Et la jeune fille brune qui était à genoux ne cessait de gémir :

— Clémence… Clémence !

Avec désespoir elle secouait celle qui paraissait rendre les derniers soupirs, puis elle l’embrassait avec une passion ardente et farouche.

Il y avait dix minutes déjà, on avait vu ces deux jeunes filles passer en se tenant par la main, dans la rue presque déserte et surchauffée par le soleil. Comme elles paraissaient étrangères, des femmes et des enfants les avaient regardées passer puis tout à coup l’une d’elles s’était affaissée sur le bord du chemin. Aussitôt les témoins de la scène avaient jeté de grands cris, et la minute d’après presque tout le faubourg avait été en émoi.

Maintenant les femmes faisaient leurs commentaires en attendant de savoir qui étaient ces jeunes filles, d’où elles venaient et où elles allaient. Les enfants regardaient la scène de grands yeux étonnés et curieux et leurs petites physionomies se modelaient sur celle de leurs mères. Sur tous les visages on lisait la pitié. Les femmes massées autour des deux inconnues étaient si émues qu’elles oubliaient d’interroger la jeune fille qui pleurait.

C’était une brunette, et fort jolie, dont on apercevait le frais visage sous un grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge. Cette jeune fille devait avoir vingt ans.

L’autre, la blonde, qui demeurait évanouie, était non moins jolie, malgré la pâleur excessive de ses traits délicats. Et de taille plus délicate, aussi, plus frêle, plus mince, elle avait un air plus jeune. Aussi ne pouvait-on pas lui donner plus de dix-sept ans. Mais la similitude de traits de ces deux jeunes filles, leurs vêtements identiques, car toutes deux portaient chapeau de paille jaune, corsage de toile bleue, jupon d’étoffe brune et souliers de cuir noir, les faisaient de suite reconnaître pour les deux sœurs. On devinait aussi leur condition par la pauvreté des vêtements, bien que ces deux jeunes filles fussent endimanchées, et l’on pouvait dire avec assurance qu’elles arrivaient de la campagne. Toutefois, la pauvreté de la mise n’excluait point la grâce et, en outre, on admirait la propreté de leur linge. Seulement, on s’étonnait que ces jeunes filles de la campagne — filles de paysan sans doute — eussent des mains si fines et si blanches. Pourtant, il n’y avait là rien d’extraordinaire, car en ces temps lointains, tout comme en nos jours, beaucoup de jeunes filles de la campagne prenaient un très grand soin de leurs mains, soit en faisant la besogne quotidienne de la maison, soit, aux travaux des champs où elles allaient volontiers donner un coup de mains aux hommes à la saison des moissons. Dans ce dernier cas elles avaient soin de ganter leurs jolies mains, et avec raison, de coton, de toile ou de cuir léger.

Pour revenir à notre histoire, les femmes du faubourg possédaient donc quelques renseignements rudimentaires sur ces étrangères avant que d’avoir posé la moindre question : en effet, on savait que c’étaient les deux sœurs, qu’elles étaient filles de paysan et que l’une d’elles s’appelait Clémence. Mais ce n’était pas suffisant pour satisfaire la curiosité générale. Alors, une femme parvint à refouler la grosse émotion qui l’étouffait et à demander à la jeune fille brune qui pleurait à genoux près de l’autre :

— Mais d’où venez-vous donc, la demoiselle ?

— De bien loin, madame, répondit la brune jeune fille en levant un visage tout mouillé de larmes. Nous venons de St-Augustin, ajouta-t-elle. Nous avons là notre domaine. Notre père est à la Corvée depuis plus d’un mois. Quand il est parti, ma sœur et moi demeurâmes seules avec notre mère. Tout s’est assez bien passé jusqu’à ces derniers jours ; mais depuis notre mère est bien malade et ne cesse d’appeler notre père tant elle craint de mourir avant de le revoir. Ce matin, de bonne heure nous avons confié notre pauvre mère à la garde d’une voisine et nous nous sommes mises en route pour venir chercher notre père. Vous voyez, nous arrivons. Tout à coup ma pauvre sœur a succombé à la chaleur et à la fatigue.

— Mais elle n’est pas morte, votre sœur ! fit la femme en se penchant.

— Je sais bien, madame, qu’elle n’est pas morte ; mais elle pourrait mourir !

— Comment s’appelle votre père ?

— Dans le pays nos gens l’appellent toujours le père Brunel. Le connaissez-vous, madame ?

Dans l’œil humide et noir de la jeune fille on aurait pu voir glisser un rayon d’espoir. Oh ! quelle joie, si l’on connaissait son père et si on lui disait où elle pourrait le trouver.

— Non, fit la femme en branlant la tête, je ne connais pas. Mais ce soir je demanderai à mon vieux, il connaît tout le monde, lui.

La lueur d’espoir entrevue dans les deux yeux noirs de la jeune fille s’éteignit du coup, puis sa tête se pencha lourdement. Se remettant à pleurer et secouant encore sa sœur elle appela plus désespérément :

— Clémence… ma Clémence !

La scène était poignante. Plusieurs femmes pleuraient dans un coin de leur tablier. Des enfants aussi laissaient couler des larmes en voyant celles de leurs mères. Quelques-uns de ces petits, comme s’ils se fussent vus menacer d’un danger, étreignaient avec force le jupon de la mère et demandaient d’une voix tremblante d’angoisse :

— Pourquoi pleures-tu, maman ?

Cependant une de ces braves femmes suggéra :

— Si on avait du vinaigre…

— Ou de l’eau fraîche, émit une autre.

— Moi, je cours chercher du vinaigre, je pense qu’il m’en reste un fond de cruche.

Ce disant, une jeune femme, légère et gracieuse, se mit à courir vers sa maison proche.

Cependant des femmes, apitoyées sur le sort de ces deux jeunes filles, s’interrogeaient :

— Connaissez-vous ça, vous, le père Brunel ?

On faisait des efforts de mémoire, on cherchait vainement.

Non, on ne connaissait pas ce père Brunel.

— Il y aurait peut-être un moyen de savoir, émit une jeune fille, en allant interroger les gens de la caserne.

— Tiens ! c’est vrai, approuva une autre.

— Et qui sait, fit encore une autre, si ce père Brunel ne travaillerait pas à la brèche ?

Oui, tout cela était bien possible.

— Oh ! la honteuse corvée ! s’écria une grande et sèche femme.

Et elle fit un geste de colère vers la haute-ville… là où régnaient les auteurs de cette affreuse calamité.

— Oh ! oui, quelle plaie pour le pays ! larmoya une pauvre vieille vêtue de haillons.

Un flot d’imprécations s’éleva vers le ciel. Mais aussitôt un cri de joie calma les colères grondantes…

— Oh ! ma Clémence…

Le silence se fit et toutes les têtes se penchèrent… La jeune fille évanouie venait d’ouvrir les yeux en prononçant avec joie :

— Mariette…

Les deux sœurs s’embrassèrent longuement. Mais Clémence aperçut tout à coup ces femmes étrangères, et sa pâleur aussitôt fit place à une vive rougeur. Elle parut confuse de se voir ainsi étendue sur le bord du chemin. Elle voulut se lever, elle en fut incapable. Mais déjà sa sœur, Mariette, et une femme l’aidaient à se mettre debout. Chancelante, la malade regarda avec surprise toutes ces têtes inconnues qui se penchaient avec curiosité vers elle.

— Où sommes-nous donc, Mariette ? interrogea-t-elle.

— Nous sommes rendues à la ville Clémence. Mais dis-moi si tu es mieux ?

— Oui, un peu…

— Mesdemoiselles, dit alors une des femmes, si vous voulez venir dans ma maison vous serez les bienvenues. Je vous conseillerais de vous reposer jusqu’au soir. Peut-être que mon mari, qui est batelier, quand il reviendra, pourra vous renseigner sur votre père. Venez… on est pauvres, mais on a le cœur sur la main.

Les deux jeunes filles parurent hésiter. Il leur répugnait d’être à charge à de pauvres gens.

À ce moment une belle voiture, tirée par deux superbes chevaux noirs roulait doucement sur le pavé raboteux de la rue. C’était une berline et dedans deux dames se prélassaient sur les sièges richement capitonnés. Un cocher en livrée rouge conduisait l’attelage.

À la vue de ce rassemblement, l’une des deux dames fit arrêter la voiture. Puis elle ouvrit la portière et aperçut de suite les deux jeunes filles qui se tenaient enlacées. Elle remarqua la pâleur excessive de l’une d’elles et lut sur le visage de l’autre l’angoisse. Dans un français qui résonnait avec un fort accent étranger elle demanda à une femme près de là :

— Qui sont ces jeunes filles ?

— Ah ! madame, répondit la femme canadienne, sans pouvoir réprimer de nouvelles larmes, ce sont deux pauvres petites sœurs qui arrivent de la campagne et qui cherchent leur père.

— Elles cherchent leur père ! fit la dame avec surprise.

— Oui, il paraîtrait qu’il est à la corvée. Or, voyez-vous, madame leur pauvre mère est restée là-bas toute seule et bien malade.

— Et ces pauvres enfants viennent chercher leur père ? reprit la dame avec un accent de grande pitié.

— Oui, madame. Car leur mère ne voudrait pas mourir sans avoir revu son mari. Comprenez-vous, madame.

— Je vous comprends que trop. C’est là une bien triste histoire.

Aussitôt cette dame, qui était encore jeune et jolie, se tourna vers sa compagne qui, elle, était une dame de bon air aussi, mais aux cheveux déjà grisonnants. Par la similitude des traits on pouvait reconnaître dans ces deux dames la mère et la fille. Celle-ci prononça quelques paroles en anglais. L’autre fit un signe affirmatif de la tête et murmura avec un accent de commisération :

Poor girls !…

Alors la jeune dame descendit de sa voiture et marcha jusqu’aux deux jeunes filles qui la regardaient venir avec des yeux étonnés. Elle avait à ses lèvres un sourire bienveillant, et tout le monde s’écartait respectueusement sur son passage, regardant avec admiration sa magnifique robe de soie bleue et aspirant les délicieux parfums qui s’exhalaient de sa personne.

Lorsque celle-ci fut arrivée près des deux jeunes filles, elle demanda d’une voix douce et agréable :

— On me dit que vous venez chercher votre père, mesdemoiselles ?

— Oui, madame, répondit en rougissant la brune Mariette.

— Avez-vous dans la ville des parents, des amis…

— Hélas ! non, madame. Nous n’avons aucun parent et ne nous connaissons nul ami. Il n’y a que notre père que nous ne savons pas où trouver.

— C’est bien pitoyable, murmura la dame anglaise. Néanmoins, si vous voulez avoir confiance en moi, je pourrai vous aider dans vos recherches. Et puisque vous ne savez où aller, montez dans ma voiture, je vous donnerai l’hospitalité dans ma maison, et, demain, mon mari cherchera votre père.

Les deux jeunes filles s’entre-regardèrent comme pour se consulter, et de nouveau elles parurent hésiter. Mariette rougissait, et Clémence chancelait encore dans la faiblesse qui l’oppressait.

Une des femmes leur donna ce conseil :

— Ma foi, mesdemoiselles, ça ne serait pas de refus si j’étais à votre place. Si ces dames ne sont pas des canadiennes, elles n’ont pas l’air d’avoir moins bon cœur. Et puis le mari de cette jeune dame doit être influent, il saura vous trouver votre père, lui.

La dame anglaise sourit et dit :

— En vérité, brave femme, vous parlez avec un grand bon sens.

Puis elle ajouta en regardant Mariette :

— Venez, Mademoiselle… Votre nom ?

— Mariette, Madame.

— Mariette ?… Un joli nom. Et votre sœur ?

— Clémence, Madame.

— Encore un joli nom. Voyons, je vous prends sous ma protection. Vite, venez… Voyez que votre pauvre sœur ne se soutient presque plus.

Ce disant, l’excellente dame prit un bras de Clémence, et, cette fois, les deux jeunes filles suivirent docilement jusqu’à la voiture dans laquelle elles s’assirent sur le siège faisant face aux deux dames. La jeune dame anglaise salua d’une inclination de tête et d’un sourire gracieux les femmes de la rue, puis la voiture roula jusqu’au grand chemin et, de là, vers la haute-ville.

Au bout d’une demi-heure la voiture entra dans une rue où l’on voyait de belles maisons entourées de jardins ombreux. Les deux jeunes filles regardaient avec admiration ces beautés qui leur étaient inconnues, car jamais elles n’étaient venues dans la cité. La voiture s’arrêta devant l’une de ces belles maisons, une grande maison toute de belle pierre avec jardin où croissaient les plus belles fleurs qu’à ce moment un jardinier arrosait d’eau fraîche. Une palissade entourait le jardin et la maison. À la vue de la voiture, le jardinier accourut ouvrir une large grille que la voiture franchit pour rouler sur une allée sablonneuse, puis s’arrêter devant un haut perron de pierre bleue.

— Nous voici arrivées, prononça la jeune dame anglaise avec un bon sourire.

Au même moment un valet en livrée bleue et argent accourait pour ouvrir la portière. On descendit, puis on monta le perron pour pénétrer ensuite dans un vaste hall où régnait une bonne fraîcheur aux parfums de roses.

— Ici, dit la dame anglaise aux deux sœurs toutes timides et confuses, vous serez à l’abri de la chaleur et d’autres dangers dont vous devez ignorer la présence dans une cité comme celle-ci. Vous serez comme chez vous, et mademoiselle Clémence retrouvera ses forces en attendant que soit retrouvé votre père.

Cela dit, elle sonna un timbre à la vibration duquel deux jeunes et gracieuses servantes accoururent. La dame commanda :

— Veuillez conduire ces jeunes filles dans la plus grande chambre de là-haut, et ne manquez pas de leur donner tous les soins dont elles pourront avoir besoin.

— Madame, dit Mariette très émue, vous êtes bien bonne pour nous qui ne sommes que deux étrangères. Mais une fois que ma sœur sera installée et qu’elle aura quelqu’un pour veiller sur elle, voudrez-vous me permettre d’aller à la recherche de mon père ?

— Quoi s’écria la dame avec surprise, n’êtes-vous point fatiguée après une si longue route ?

— Oh non, madame, je ne suis pas fatiguée, moi.

— N’importe. Ne vaut-il pas mieux que vous restiez près de votre sœur ? Comme je vous l’ai promis, mon mari demain se mettra à la recherche de votre père. S’il est aux corvées, il saura bien le trouver, car il est un des premiers fonctionnaires de la ville.

— Je vous remercie bien, Madame ; mais peut-être qu’en allant faire une tournée, pourrai-je trouver mon père avant la nuit, de sorte que je pourrai le prévenir plus tôt de la maladie de notre pauvre mère.

— Mais si vous alliez vous égarer dans la ville ?

— Soyez sans crainte, Madame. Si avant la brunante je n’ai pas retrouvé notre père je reviendrai.

— Mon Dieu, mon enfant, je ne veux pas vous retenir malgré vous. Il se pourrait qu’un bon hasard vous mît sur le chemin de votre père et je vous le souhaite de tout cœur. Je vous conseille aussi d’amener ici votre père pour y passer la nuit, car il n’est pas possible que vous repartiez ce soir. C’est entendu, installez votre sœur là-haut avec l’aide de mes servantes, et allez à la recherche de votre père.

Un quart d’heure après, Clémence reposait sur un lit de dentelle dans une belle et grande chambre où d’innombrables fleurs répandaient une odeur exquise et vivifiante.

Contente et rassurée sur le sort de sa sœur, Mariette quitta la maison de la bonne dame anglaise et se mit à parcourir la ville. On n’apercevait encore que de rares piétons, mais nul ne venait dans la direction de la jeune fille. Elle arriva à une ruelle transversale où elle aperçut des fillettes et des gamins prenant leurs ébats. Elle alla à eux et leur demanda :

— Pouvez-vous me dire où l’on mène les hommes à la corvée ?

Les fillettes et les gamins la regardèrent d’yeux ronds et ébahis ; ils ne comprenaient pas cette jeune fille qui leur parlait dans une langue qu’ils ignoraient : c’étaient des enfants anglais. Après ce premier moment d’ébahissement, ils s’entre-regardèrent curieusement, puis, d’un commun accord, ils s’enfuirent vers les maisons du voisinage comme une bande de lapins effarouchés.

Confuse, Mariette poursuivit son chemin. Bientôt elle pénétrait dans une autre rue où elle vit venir deux jeunes officiers anglais. Gênée et tremblante, elle leur posa la même question.

Les officiers ne comprirent pas et se mirent à rire en toisant la belle enfant avec une grossière imprudence. L’un d’eux, cependant, proféra quelques paroles dans sa langue tout en esquissant un sourire… Ce sourire fit peur à Mariette : si elle ne comprit pas les paroles de l’officier, elle crut saisir la signification du sourire, et elle se sauva, en pensant avec découragement :

— Il n’y a donc que des Anglais par ici !

Elle se mit à marcher à l’aventure sans savoir, naturellement, où elle allait. Elle n’osait plus interroger personne de crainte de s’adresser encore à des Anglais, et comme sa démarche craintive et sa physionomie angoissée attiraient les regards curieux des passants, elle se sentit confondue et résolut de revenir chez la dame anglaise. Mais, là, elle comprit qu’elle était égarée, car elle ne savait plus retrouver son chemin. Ignorant le nom de la dame et celui de la rue où elle avait laissé sa sœur, il lui fut impossible de se renseigner. Elle était perdue…

Le soleil penchait de plus en plus vers l’horizon. Une brise rafraîchissante montait du fleuve. Les rues s’animaient. Les boutiques et les magasins s’ouvraient à la clientèle. Les pavés résonnaient sous le roulement des charrettes. Des cavaliers se croisaient en tous sens. Mariette demeurait tout étourdie par ces bruits et rumeurs de la cité, et bientôt elle se sentit prise de lassitude. De nouveau elle devenait le point de mire des passants de plus en plus nombreux qui la regardaient d’yeux qui lui faisaient mal. Oh ! comme elle regrettait de n’avoir pas suivi les sages avis de la bonne dame anglaise. Elle voulut marcher plus vite pour fuir les regards qui pesaient sur elle, et elle s’engagea dans une rue en pente douce et légèrement tournante pour aboutir à une porte. Elle avait entendu parler des portes de la ville, mais elle n’en savait pas le nom. Elle franchit cette porte et descendit une rue tortueuse bordée de maisons basses et de baraques et arriva sur un chemin qui longeait les jetées du fleuve. Là l’animation était encore plus grande que là-haut : car sans le savoir Mariette avait passé de la haute-ville dans la basse. Elle passa près de deux artisans qui parlaient sa langue. Enfin, des Canadiens… Elle leur demanda, craintive, désespérée :

— Mes bons messieurs, pouvez-vous me dire où l’on fait travailler les corvées ?

Les corvées !…

Les deux hommes se regardèrent avec quelque surprise et l’un d’eux interrogea :

— Vous cherchez quelqu’un mademoiselle ?

— Mon père, monsieur… il est à la corvée !

— Ah je vous comprends. Il y en a un peu partout sur le port… Comment s’appelle votre père ?

— Brunel… monsieur… Chez nous on l’appelle le père Brunel.

— Non je ne connais pas. Mais si vous allez plus loin, vous verrez des équipes qui travaillent aux jetées, et là on pourra vous renseigner.

La pauvre fille poursuivit sa marche, mais avec un peu d’espoir. Là-bas, lui avait-on dit, des équipes travaillaient… Si son père était là !… Il ne fut pas long qu’elle aperçut, en effet, des équipes d’hommes qui travaillaient sous la surveillance de soldats. Ah ! oui, ça devait être là la Corvée. Plus craintive encore elle s’approcha de ces hommes, mais sans oser interroger, parce que les regards froids des soldats la glaçaient. Les hommes de la corvée lui jetaient un regard indifférent. Elle fouilla ces physionomies brûlées, tirées, presque abêties. Aucune n’avait de ressemblance avec celle de son père. D’ailleurs, si son père avait été là, elle savait bien qu’il serait accouru à elle, ses bras tendus pour la recevoir et l’embrasser avec une tendresse et un bonheur sans pareils. Personne ne lui tendait les bras, la plupart des figures étaient répulsives. Elle aperçut des femmes canadiennes allant aux provisions, chacune tenant un panier au crochet du coude.

— Connaissez-vous le père Brunel ? Il travaille aux corvées ! Savez-vous où je pourrai le trouver ?

À présent son cœur et sa bouche faisaient mal à répéter toujours les mêmes questions qui, sans cesse, demeuraient sans la réponse qu’elle eût tant désirée.

Hélas ! non. Personne… personne… personne ne pouvait la renseigner.

Pauvre Mariette ! elle se vit tout à fait désemparée et confondue dans une foule pressée qui la bousculait souvent, elle se sentit prise par le plus sombre désespoir. Et voilà, maintenant, que les équipes quittaient l’ouvrage… la journée était finie. Voilà aussi que les rues devenaient moins animées presque désertes. En passant devant des maisons pauvres elle aspirait des odeurs de marmites, de pain rôti, de soupe, de poisson grillé, de légumes fricotés. Et la faim, la terrible faim l’empoigna… À la faim vint s’ajouter la soif. Oui, sa gorge était desséchée, et quand elle parlait cette gorge faisait mal. Et ses jambes n’étaient plus aussi solides, et ses pauvres pieds étaient si endoloris. Tant qu’elle avait eu un espoir de retrouver son père elle n’avait rien senti de tout cela ; mais le désespoir survenait avec son terrible cortège. Que faire ?

Et c’était la brume qui descendait très vite sur la terre et sur l’eau où de petits navires, la voile enflée sous la brise, rentraient dans le port. Bientôt viendrait la nuit, et alors ?

L’idée de retrouver la dame anglaise et sa sœur lui revint subitement.

Sa sœur !…

Elle l’avait un peu oubliée avec l’obsession de retrouver son père. Mais en y pensant tout à coup, une affreuse angoisse lui serra le cœur. Plus que jamais elle sentit l’aiguillon du remords de n’avoir pas écouté les bons conseils de la dame anglaise. Pourtant, cette dame anglaise, on pouvait la retrouver ! La ville n’était pas bien grande ! Oui, mais pour Mariette c’était comme en un immense univers, et elle s’y voyait tout à fait perdue.

Elle entra dans une ruelle, très sombre, où de nombreux enfants jouaient et tapageaient, où tous les gens étaient au frais sur le pas de leurs portes. Là, Mariette se sentait plus tranquille, car là on entendait partout la langue française, car là c’étaient les gens de sa race. Elle avisa la façade d’une taverne et, devant, le tavernier et sa femme. La femme était assise sur la marche de bois qui servait de perron ; le tavernier allumait le réverbère qui le soir venu, indiquait à la clientèle le chemin à suivre. Mariette s’arrêta près de la femme et risqua une fois encore son éternelle question :

— Connaissez-vous mon père… le père Brunel ? Il travaille aux corvées…

La femme demeura bouche béante.

Le tavernier, qui connaissait beaucoup de monde, hocha la tête d’un air incertain et demanda ?

— Comment est-il votre père ?

Mariette, de son mieux, ébaucha un portrait de son père.

— Non, je connais pas, répondit le tavernier.

Surprise d’abord, l’épouse du tavernier, bonne femme, interrogea ensuite :

— Vous n’êtes donc pas de la ville, mon enfant ?

— Non, madame. Je viens de St-Augustin. Mon père est à la corvée depuis tantôt deux mois. J’étais seule avec ma sœur et ma mère. Ma mère est tombée malade l’autre jour. Elle a eu peur de mourir sans revoir notre père. Alors, l’ayant confiée à une voisine qui la veille, ma sœur et moi sommes venues chercher notre père.

Puis elle ajouta comment elle avait fait la rencontre de la dame anglaise, et comment, après de vaines recherches pour retrouver son père, elle s’était perdue dans la ville.

— Peut-être bien, madame, poursuivit-elle, que vous pourrez me dire comment je retrouverai cette dame anglaise.

La douce naïveté de la jeune fille, sa beauté légèrement pâlie, la pureté de ses grands yeux noirs dans lesquels flottait une vapeur de larmes à grand’peine contenues, l’angoisse qui se manifestait dans sa parole comme en ses gestes, tout cela toucha au suprême le tavernier et sa femme.

— Savez-vous le nom de cette dame anglaise ? demanda encore la femme.

— Non, madame. Mais je sais que sa maison est très belle, là-haut dans la cité.

— Oui, mais les maisons, ça se ressemble pas mal. Si vous saviez au moins le nom de la rue…

— Hélas ! madame, je ne sais pas davantage.

Mariette, cette fois, ne put retenir plus longtemps une averse de larmes qui couvrit ses joues.

— Prenez courage, ma belle enfant, dit le tavernier ému. Demain, on fera des recherches. On finira bien par retrouver cette dame anglaise et votre père.

Ces paroles firent du bien à la jeune fille. Elle sourit de reconnaissance dans ses larmes, essuya celles-ci d’un mouchoir de toile bleue, et murmura :

— Vous êtes bien bon, monsieur…

— On n’est pas meilleur que les autres, mademoiselle, mais on n’aime pas à voir ses semblables dans la peine. On fait ce qu’on peut pour leur aider.

— Mon mari dit la vérité, affirma la femme avec un sourire aimable. Et comme ça, ajouta-t-elle, vous avez laissé votre sœur chez cette dame anglaise ?

— Oui, et je regrette bien de n’être pas restée avec elle, et de n’avoir pas écouté les conseils de la dame.

— Vous n’avez pas de parents dans la ville, pas d’amis ?

— Non, madame… rien !

Quel désespoir dans ce monosyllabe !

— Alors, si je comprends bien, reprit la femme du tavernier, vous n’avez pas d’abri pour la nuit ?

— C’est comme vous dites, madame, et cette perspective peu agréable achève de m’épouvanter.

— Oh ! bien, dit le tavernier, faut pas vous mettre l’esprit à l’envers pour ça, on vous logera jusqu’à demain… jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre sœur et votre père.

— Ah ! monsieur, comment pourrez-vous le faire !… je n’ai pas d’argent…

— Tranquillisez-vous, ma chère enfant, murmura doucement la femme, on ne vous demande pas d’argent, on vous offre simplement l’hospitalité. Venez… entrez… Je gage que vous avez faim ?

— Bien faim et bien soif… oh ! oui, Madame. Mais si je savais, bégaya-t-elle, hésitante, que je retrouverai demain ma sœur au moins… et puis mon pauvre père !

— On va s’occuper de ça, dit le tavernier. Le soir, il vient ici beaucoup de monde, je m’informerai. Soyez tranquille. Voyons, suivez ma femme, elle vous traitera aussi bien que votre mère.

Mariette ne résista pas cette fois. Elle suivit la femme dans l’auberge déserte à ce moment.

— Asseyez-vous, mon enfant, reprit la bonne femme, je vais aller vous chercher quelque chose à boire, et tout à l’heure vous mangerez avec nous.

Mariette tomba, harassée, sur un siège. Et tandis que la femme s’en allait dans une pièce voisine, le tavernier alluma quatre lampes de son établissement.

Au bout de quelques minutes la femme revint apportant un gobelet de vin pour la jeune fille ; elle trouva Mariette endormie…

— Pauvre fille, murmura-t-elle en la considérant d’yeux qui se mouillaient, si ça fait pas pitié un peu…


VI

À LA BRÈCHE


Comme la journée allait finir, des travailleurs libres, en se rendant au cabaret, passèrent non loin de la brèche. L’un de ces hommes, apercevant le père Brunel qu’il connaissait, s’approcha et dit :

— Tiens ! père Brunel, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ma femme m’a appris tantôt… Il paraîtrait qu’il y a deux de vos filles dans la ville qui vous cherchent.

À cette nouvelle le vieux devint tout blême et toute son armature d’homme trembla visiblement.

— Ah ! fit-il dans un hoquet d’émotion… c’est votre femme qui vous a dit ça ?

En même temps sur son rude masque cuivré on pouvait percevoir une immense angoisse, comme si son cœur d’époux et de père eût été traversé par un pressentiment de malheur.

— Oui, c’est ma femme qui m’a conté ça, reprit l’ouvrier. Même qu’elle m’a dit le nom de vos filles, mais je ne me rappelle plus : voyez-vous, moi pour les noms, j’ai pas bien de la souvenance. Tout de même, il y en a une, une petite blonde, comme a dit ma femme, qui est tombée sur le chemin rendue à bout par la longue marche qu’elle venait de faire avec sa sœur.

— Une petite blonde… Clémence ! murmura le père Brunel, plus pâle et plus tremblant.

— Ma femme a bien eu l’envie de les inviter à entrer chez nous, mais sur l’entrefaite deux dames de la haute-ville, qui passaient en voiture, les ont emmenées.

— Deux dames de la haute-ville… fit le père Brunel devenu sombre et pensif.

— Oui, des dames anglaises…

Le vieux demeura muet, regardant l’ouvrier avec des yeux hagards. Il demanda peu après :

— Savez-vous pourquoi mes filles me cherchent ?

— Un peu, oui. Il paraît que votre femme n’est pas trop bien, et vos filles venaient à la ville pour vous prévenir. Vous n’en saviez donc rien, comme ça ?

Si le père Brunel se remettait de la première surprise, son inquiétude n’en demeurait pas moindre au sujet de sa femme malade et de ses filles emmenées par des dames anglaises de la haute-ville.

— Et vous êtes sûr, demanda-t-il encore à l’ouvrier, que votre femme ne s’est pas trompée ?

— Ah ! ah ! père Brunel, se mit à rire l’ouvrier, vous devez bien savoir que pour les nouvelles les femmes ne se trompent jamais. Des fois, on peut seulement leur reprocher de ne pas faire l’histoire aussi vraie qu’elle devrait être. Vous savez nos femmes aiment ça exagérer un peu, rendre ça plus triste ou plus drôle, suivant que le cœur leur en dit. Ah ! tiens ! vous allez bien voir vous-mêmes, parce que je me rappelle à présent le nom de la brune, car il y en avait une blonde et une brune. La brune se nommait Mariette.

— Mariette… Clémence… murmura le vieux.

— Et puis qu’elles venaient de Saint-Augustin… Est-ce pas par là que vous vivez ?

— Oui, oui, je vous crois. Mariette et Clémence, elles sont bien mes filles, et j’ai mon bien à Saint-Augustin. Oui, oui, vous avez raison, mon ami. Aussi je vais tâcher de voir mes filles. Nous avons encore une heure de travail à faire, et je vais demander à l’officier de me remplacer pour une heure. J’irai à la haute-ville voir mes filles…

— Si l’officier y consent, père Brunel, je prendrai votre place pour une heure, car je fais aussi quelquefois de la maçonnerie.

— Merci, merci, mon ami, je vais parler à l’officier.

Il abandonna aussitôt sa truelle et alla à l’officier qui, plus loin, demeurait adossé au mur. Barthoud avait une figure à faire peur au plus brave, car il n’était pas encore revenu ni du coup de poing ni du coup de tête de Jaunart. Au reste, à ce dernier il garderait longtemps un grain dans l’épi. Il n’était pas précisément, ce Barthoud, un ravaleur de haine et de vengeance.

Le père Brunel s’approcha timidement.

Barthoud lui décocha un regard meurtrier. Mais l’allure humble du vieux, son sourire inquiet, son œil gris au bord duquel tremblait une larme d’angoisse, remuèrent le cœur de l’officier. Car il semble y avoir toujours un reste de cœur chez l’homme le plus brutal, car ce cœur arrive à surnager après les terribles déclenchements des passions.

— Monsieur l’officier, murmura poliment le vieux, on vient de m’apprendre que mes deux filles sont venues dans la ville pour me voir… Voulez-vous me laisser aller les embrasser ? Durant l’heure qui reste à faire ce brave homme que vous voyez là me remplacera à la maçonnerie…

Barthoud regardait le vieux sans parler. Lui, tremblant d’espoir, attendait, son œil gris, soumis et craintif, fixé sur l’œil dur de l’autre. Pourtant l’œil de Barthoud n’avait plus rien de mauvais, il parut même quelque peu attendri. Quoi ! est-ce que ce pauvre vieux ne faisait pas pitié ? Aller embrasser ses filles, ses pauvres enfants qui venaient exprès voir leur bon père ? Un cœur d’homme peut-il demeurer fermé à telles prières ?

Après un moment de silence Barthoud, d’une voix assez douce, répondit :

— Non, père Brunel, je ne peux pas vous accorder cette faveur. Reprenez votre ouvrage.

Et il se mit à marcher rudement.

Le vieux le suivit, suppliant.

— Vous dites que vous ne pouvez pas m’accorder cette faveur, monsieur l’officier…

— Non ! Non ! je ne peux pas, interrompit durement Barthoud.

— Parce que vous ne voulez pas ?… gronda tout à coup le père Brunel dans un souffle de colère.

— Ce sont les ordres, père Brunel. Moi j’obéis à d’autres, comme vous vous m’obéissez.

— Mais du moment que j’ai un homme pour prendre ma place… voulut insister le vieux.

— Ça ne fait rien, je ne peux pas.

— Ah ! ricana le père Brunel, peut-être bien que vous pensez que je vais me sauver ?

Barthoud s’arrêta net et fronça le sourcil. Il vit devant lui le père Brunel qui s’était redressé de toute la hauteur de sa taille, et il lui trouva un air défiant.

— Oh ! oh ! fit-il dans un grondement, je voudrais bien vous voir tenter de prendre la fuite… je vous jure bien, père Brunel, que vous n’iriez pas loin !

— Vous savez bien que je ne veux pas me sauver. Voyons ! monsieur l’officier, laissez-moi aller embrasser mes filles, elles sont chez des dames anglaises à la haute ville. Si vous vous défiez de moi donnez-moi un de vos soldats comme compagnon.

— Non, je ne peux pas. Retournez à votre besogne !

Le désappointement, le désir ardent de voir ses filles et d’apprendre des nouvelles de sa femme, le mauvais vouloir évident de l’officier, tout cela surchauffa le commencement de colère qui circulait dans les veines du vieux. Il s’écria :

— Ah ! bien, est-ce vrai que vous ignorez qu’un cœur bat avec amour et orgueil dans la poitrine d’un père ?

— Le cœur, moi, je ne connais pas ça.

— Parce que vous n’en avez pas.

— Assez ! cria Barthoud exaspéré. À votre ouvrage, et prenez garde aux paroles trop vives !

— Eh bien, non ! je ne prends garde à rien, et je vais voir mes enfants !

Et résolument il marcha vers la brèche. Barthoud comprit qu’il allait enjamber la maçonnerie et s’élancer dans la ville haute. Il fit un geste et commanda aux soldats :

— Empêchez cet homme de passer de l’autre côté !

Aussitôt quatre soldats se placèrent devant la brèche pour barrer le chemin au vieux. Lui, étouffa un long rugissement. Puis, se maîtrisant soudain avec une force de volonté inouïe, il dit bonnement, mais avec un accent qui pouvait avoir une prophétique signification :

— C’est bon, laissez-moi travailler. Mais demain… on verra clair !

Les quatre soldats, sur un geste de l’officier, rentrèrent dans le rang ; puis Barthoud clama à l’ouvrier qui avait instruit le père Brunel de la présence de ses filles dans la cité et qui demeurait là comme figé :

— Et toi, l’homme, déguerpis et va à tes affaires !

L’ouvrier ne se le fit pas répéter. Il s’en alla, mais non sans maugréer des imprécations à l’adresse du terrible Suisse.

Et le pauvre vieux s’était remis à son travail…

— Père Brunel, murmura Gignac, vous n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang à propos de vos filles ; demain vous n’aurez qu’à demander au sieur Beauséjour de s’en occuper.

— Tiens ! comme t’as raison. C’est bon, si Monsieur Beauséjour passe par ici demain, je lui demanderai d’aller chercher mes filles.

— Seulement, l’histoire la plus embêtante, c’est que vous ne savez pas le nom de la dame anglaise.

— C’est bien vrai, je ne sais pas le nom.

— Bah ! je pense que Beauséjour ne sera pas embrouillé pour tout ça. Il connaît tout le monde de la ville. S’il lui faut fouiller toutes les maisons pour retrouver vos filles il le fera bien volontiers, car c’est un homme qui ne recule pas à rendre des services à ses gens, je le connais.

— Oh ! je sais bien qu’il a de l’œil, je le connais aussi, fit le père Brunel qui reprenait espoir et confiance.

Au vrai, il ne s’inquiétait pas bien fort au sujet de ses filles, sachant qu’une dame, encore qu’elle fût anglaise, les avait recueillies. Le père Brunel savait qu’il y avait beaucoup d’âmes charitables parmi les Anglais de la ville et du pays, et les Anglais du pays n’étaient pas tous des brutes du calibre de ce Barthoud qui, du reste, était Suisse. Son inquiétude lui venait surtout de sa femme malade.

Sa femme malade… C’était pour lui la plus grave des nouvelles. Et si la maladie était dangereuse !… Le vieux sentit son cœur se crisper. Car il l’aimait sa femme, sa bonne et fidèle compagne des jours de misère. Il n’aurait pas voulu la perdre pour rien au monde. Quand on a vécu ensemble, peiné, souffert et aimé pendant quarante ou cinquante ans, on ne peut plus se laisser sans souffrir atrocement. La chaîne est devenue si indissoluble que, la briser tout à coup, c’est briser les deux êtres qu’elle relie et unit. Le père Brunel n’aurait pu se faire à la pensée qu’il pouvait perdre sa compagne, et de la savoir malade — peut-être parce qu’il lui manquait, parce qu’elle souffrait de le savoir à la corvée, loin et exposé à bien des dangers — oui, de la savoir malade le vieux se sentait lui-même mourir. Alors, spontanément sa pensée se tourna vers Dieu, vers Celui qui entend la prière des misérables, qui soulage les chagrins, allège les fardeaux, guérit, sauve…

— Ô mon Dieu ! prenez soin de ma pauvre femme, et ne la laissez point mourir avant que je l’aie au moins revue !

Sa pensée avait formulé cette confiante supplication, tandis que son regard gris et inquiet avait embrassé le firmament bleu strié de roux par les rayons du soleil couchant.

Deux larmes brillèrent en même temps aux cils de ses paupières, comme on voit, le matin, étinceler et trembler la goutte de rosée à la pointe des brins d’herbes.

Gignac, qui travaillait avec le père Brunel, aperçut ces deux perles d’eau. Il s’en émut :

— Allons, père Brunel, dit-il, faut prendre courage. Vous savez bien que le bon Dieu n’abandonnera pas votre femme ni vos filles. Demain, vous verrez, il fera meilleur qu’aujourd’hui, faut jamais désespérer !

— Oui, oui, t’as raison, mon garçon, et crois bien que j’espère dans la bonté de notre Seigneur. Mais tout de même… tout de même ce qu’il y a du monde qui n’ont pas de cœur. Tiens comme ce maraud-là… Ah je le lui ai bien dit tout à l’heure.

Il montrait Barthoud.

— Laissez donc faire, père Brunel, un de ces jours il aura lui aussi son tour. Je n’aime pas à souhaiter du mal à mon prochain, mais à lui je ne peux pas faire autrement et que le bon Dieu me pardonne.

Huit heures sonnaient aux horloges de la ville.

— À la caserne commanda Barthoud.

Enfin, la journée était finie.

Comme le midi, les hommes furent liés par la même chaîne, et l’on prit le chemin de la caserne où les équipes rentraient les unes après les autres. Soixante hommes… soixante de ces grands paysans qu’un roi de France avait méconnus… se trouvèrent réunis dans une salle basse, étroite, ardente comme une fournaise, et dans laquelle un garde venait d’allumer une lanterne pendue à une poutre. Tous ces hommes tombèrent, harassés, morfondus, misérables, sur leur litière de paille. À peine un murmure, un grognement, une plainte… ils n’en avaient pas la force. Leur litière ?… De la paille étendue le long des deux murs horizontaux, avec allée au milieu, trente hommes d’un côté, trente de l’autre, et pour couverture, les nuits de froidure, une immense pièce d’étoffe pour trente hommes à la fois. Les étables sont quelquefois mieux aménagées. Et là, dans les temps froids on gelait ; dans les jours de chaleur on y étouffait. Et ce soir de juillet, en dépit de la fraîcheur crépusculaire, la baraque était brûlante ; la chaleur y était maintenue par les tuiles du toit surchauffées tout le jour, on pouvait voir ces malheureux suer encore à grosses gouttes… et il entrait si peu d’air par les soupiraux grillagés.

Quelques minutes après l’entrée des galériens un gong résonna lugubrement dans une autre partie de la baraque et l’on vit paraître trois hommes : un cuisinier et deux aides. Le premier portait une haute et lourde marmite de fer de laquelle fumait un bouillon de bœuf et de légumes, un aide avait charge des gamelles et cuillers de bois, l’autre était chargé d’une immense corbeille de pain brun. Chaque homme recevait d’abord une gamelle et une cuiller, dans la gamelle le cuisinier laissait tomber une ration du bouillon de bœuf, puis le deuxième aide distribuait deux morceaux de pain brun à chaque forçat. Seulement, l’on pouvait, en le demandant, avoir une deuxième portion de bouillon. C’était tout… c’était tout pour ces hommes qui venaient de faire une rude besogne durant treize heures, sous une chaleur insupportable. Complétons en disant que le midi on servait exactement la même ration, mais, le matin il fallait partir au soleil levant après avoir dévoré seulement une bouillie de farine avec un unique morceau de pain.

La scène qui suivit fut assez curieuse : chaque homme plongea avidement le nez dans sa gamelle, car la faim ne se commande pas, et durant dix minutes on n’entendit qu’un bruit de « humage » et de mastication précipitée. À ceux-là qui le désiraient — mais pas un homme ne manquait de tendre sa gamelle — le cuisinier servait un second bouillon, mais plus clair… Puis les dix minutes expirées, un long silence suivit, le repas était terminé. Pourtant on avait vingt minutes pour manger. Vingt minutes… on était plus généreux pour le temps que pour le pain. Puis, peu à peu les conversations commencèrent, mais il ne fallait parler qu’à mi-voix et entre voisins seulement. Deux gardes, le fusil au bras, se promenaient dans l’allée, en sens inverse, de sorte que ces malheureux voyaient sans cesse peser sur eux l’œil d’un cerbère.

D’une salle voisine arrivaient par joyeuses bouffées les rires des officiers et soldats qui faisaient bombance ; car eux mangeaient bon et à plein et buvaient du cidre frais et mousseux.

Au bout de dix autres minutes, le cuisinier et ses aides repassèrent pour enlever les gamelles et les cuillers, puis les conversations, commencées craintivement et à souffle court, s’animèrent peu à peu. L’histoire de Jaunart et du père Brunel faisait le tour de la salle. On put entendre des grondements de fureur… et des imprécations étaient murmurées, des menaces proférées tout bas, un souffle de révolte passait dans l’atmosphère. Mais à quoi bon !

Quand vinrent dix heures, le même gong entendu au souper résonna, et tous ces gueux s’étendirent côte à côte sur leur paille et ne bougèrent plus. De ce moment on n’entendit plus que des souffles rauques, des respirations rudes mêlées de ronflements, et le pas monotone des deux gardes qui se promenaient dans l’allée.

La corvée dormait…

Dormir ?… Oui, quelques-uns parvenaient à s’endormir sous la pesanteur d’une immense lassitude. Mais combien, paupières closes demeuraient éveillées ! Combien profitaient de ce moment de repos et de silence pour reporter leur pensée… toute leur pensée tourmentée vers les êtres aimés auxquels ils avaient été arrachés par le bras de la tyrannie ! Que de mortelles angoisses tiraillaient l’esprit de ces hommes honnêtes et justes ! Ah ! en ces temps de joug impitoyable comme a dû souffrir l’âme de ce peuple canadien qui n’avait déjà tant souffert que pour retomber sous l’écrasant fardeau de tortures sans nom ! Saura-t-on un jour le nombre de ces tourments ? La cruauté de ces supplices ? Non ! l’Histoire elle-même reculerait devant l’abominable tâche de tirer de l’ombre du passé cet amas d’ignominies que la main de l’étranger se complut à accumuler sur une race qui, heureusement, avait su puiser sa force dans la noblesse du cœur et dans le renoncement !…


VII

LE NOUVEAU GALÉRIEN


Le lendemain, au matin, cinq nouveaux galériens étaient adjoints aux équipes. Lorsque l’équipe du père Brunel fut appelée au départ, et lorsque les cinq hommes qui la composaient depuis la mise au cachot de Jaunart furent disposés à la file devant la porte de sortie et entre les deux rangées de soldats, Barthoud tira après lui un jeune homme, petit et fluet, et, le plaçant derrière le vieux paysan, dit :

— Voilà, père Brunel, celui qui va remplacer Jaunart aujourd’hui !

Le père Brunel et les autres regardèrent le « nouveau » avec pitié. Un jeune homme, c’est vrai, mais tout jeune, tout petit, et trop jeune et trop petit pour faire partie de la corvée. Et il avait en même temps un air si misérable. Sa figure était tout blême, quelque peu sale ainsi que ses petites mains, et ses vêtements n’étaient que des guenilles. Pourtant, il avait de beaux cheveux bruns qui tombaient par jolis boudins de sous les bords d’un grand chapeau de paille. Il n’y avait que cela, ces cheveux-là, de remarquable chez lui. À part cela non vraiment cet enfant avec sa petite taille trop gracile, ses petites mains, ne pourrait jamais manœuvrer les grosses pierres de la maçonnerie, et il ne tiendrait pas deux heures à l’ouvrage. Et lui cet inconnu parmi ces inconnus, regarda autour de lui avec un étonnement quasi douloureux, et lorsque le soldat lui posa le bracelet de la chaîne au poignet, il courba la tête et parut ployer, comme si cette chaîne, légère pourtant, eût été trop lourde pour lui. Mais s’il baissa la tête, n’était-ce point pour cacher un sourire, mais oui, un sourire ironique, sinon énigmatique ? N’importe ! on se mit en marche pour la brèche.

Le soleil se levait brillant et déjà chaud. Pas un nuage dans le ciel d’un si beau bleu que, à le regarder, il faisait mal aux yeux de ces pauvres diables. Car là, dans ce ciel splendide, il y avait tant de libertés et d’espaces qui n’étaient pas pour eux, pour eux ces forçats ! Et durant la nuit qui venait de finir toute la nature s’était transformée : la fraîcheur avait ranimé la végétation, sous la rosée les feuilles des arbres avaient reverdi, les fleurs dans les jardins étalaient toutes grandes leurs corolles et exhalaient les plus doux parfums, et de toutes les ramures partaient des musiques de fête. Et eux, les galériens, voyaient toutes ces beautés, entendaient toutes ces mélodies sans pouvoir y joindre les accents d’un cœur gai. Car leur cœur était triste et il ne s’en échappait que des accents de désespoir, tandis que leurs pieds, plus lourds encore que la veille, les conduisaient vers la terrible brèche.

Quelques instants après qu’on se fut mis en marche, Saint-Onge fit cette remarque.

— Aujourd’hui, je pense qu’il va faire encore plus chaud qu’hier voyez, je commence à suer déjà !

— Je le pense aussi, dit Michaud à son tour si on ne crève pas aujourd’hui, on pourra bien remercier le bon Dieu.

— Pour moi, murmura le père Brunel en tournant légèrement la tête vers celui qui le suivait immédiatement, ça m’est bien égal, je peux tenir pas mal de soleil, encore ; Ah ! dis-moi donc, mon garçon, comment tu t’appelles !

— Laroche… Pierre Laroche.

— Tiens ! fit Gignac un peu narquois, c’est donc à cause de ton nom qu’on t’envoie travailler à la pierre !

— Ça se peut bien, répondit le jeune homme en ricanant.

— J’entends bien que tu portes un nom dur comme pierre, reprit le père Brunel, mais tu ne m’as pas l’air à avoir un corps bien bien résistant.

— Oh ! rassurez-vous, sourit le jeune Laroche, on a de la moelle dans les os, vous verrez !

À l’ouïe du père Brunel ces paroles résonnèrent avec un accent moqueur. Il s’en étonna, mais ne fit voir de rien.

— Et d’où viens-tu ? interrogea-t-il.

— Oh ! de pas bien loin… de Beauport.

— Alors, comme ça, tu es tout près de chez vous, fit remarquer Saint-Onge qui habitait Saint-Denis de Kamouraska.

— Oui, c’est vrai d’une façon, ricana encore le jeune Laroche ; mais on peut dire que j’en suis loin quand même avec cette chaîne à mon poignet et ses soudards qui nous escortent le fusil à l’épaule.

— Tu as raison, mon ami, soupira le père Brunel. C’est égal, je te souhaite bien du courage ; néanmoins ça me dit que tu ne vas pas résister bien longtemps. Vois ce soleil qui commence déjà à nous rôtir la couenne !

— Oh ! on s’y fera… On s’y fera père Brunel. À propos, c’est bien ainsi que vous vous nommez n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien mon nom, mon ami.

— Eh bien ! j’espère que nous serons d’agréables compagnons.

— Oh ! c’est pas moi qui te ferai du mal ni qui t’en souhaiterai…

Le silence s’établit, on arrivait en vue de la brèche. Peu après on grimpa le talus et Barthoud commanda la halte. La chaîne fut retirée, et les six hommes se mirent au travail.

— Toi, dit Barthoud à Laroche tu n’auras qu’à donner les pierres au père Brunel qui les cimentera. Comme tu vois, ce n’est pas difficile.

Et comme à son ordinaire l’officier alla faire les cent pas le long du mur.

Le travail commença en silence. Très songeur, le père Brunel étendait de sa truelle le mortier et posait les pierres que lui apprêtait son nouveau compagnon. Le vieux pensait à sa femme et à ses filles ; il avait pensé à elles toute la nuit comme, d’ailleurs, il y pensait toujours depuis qu’il les avait quittées. Quelquefois aussi sa pensée allait à Beauséjour qu’il avait hâte de revoir, afin de lui demander de se mettre à la recherche de ses filles.

À un moment, son compagnon échappa de ses petites mains une grosse pierre. Mais tout aussitôt et avec une vigueur extraordinaire qui ne manqua pas de surprendre les autres, le jeune homme se baissa et, soulevant la pierre d’un bel effort des reins et des bras, la posa doucement sur la maçonnerie.

— Hein ! mon garçon, elle est pesante celle-là ! fit remarquer le père Brunel.

— Oui, un peu.

— Je vas te dire, quand tu en auras de trop lourdes, je t’aiderai ; il faut se ménager un peu !

— Je vous assure, père Brunel, qu’aucune de ces pierres n’est trop pesante pour moi ; je vous ai dit qu’on a de la moelle dans les os.

Pour la première fois le père Brunel examina la figure de son compagnon, la voix du jeune homme venait de le frapper.

— Mais dis-moi donc, est-ce qu’on ne se connaîtrait pas par hasard ?

Le jeune homme le regardait en plein dans les yeux et souriait d’un air moqueur.

Tout à coup les yeux du vieux clignotèrent vivement ; puis il frémit, échappa sa truelle et faillit même pousser un cri de surprise et de joie.

— Non ! fit-il ahuri, ça ne se peut pas que ce soit là Monsieur Beauséjour !

— Chut ! Chut ! père Brunel, souffla le jeune homme, il ne faut pas prononcer mon nom !

Mais les autres avaient entendu.

— Hein Monsieur Beauséjour ? Mais non, ce n’est sûrement pas possible !

— Silence, les amis, commanda le jeune homme, je ne suis ici que Laroche… mais Laroche dur comme pierre, ajouta-t-il en souriant. Vous comprenez qu’il ne faut pas que ce gueux de Barthoud me devine ni me reconnaisse.

Les paysans demeuraient stupéfaits.

Barthoud, de plus loin, revenait vers la brèche.

— Voici l’argousin qui revient. Ne faites semblant de rien, les amis, et surtout ne prononcez pas mon nom. Je suis Laroche… Laroche.

— C’est bien, c’est bien, Monsieur Beauséjour, dit Malouin, on ne vous trahira point.

Et ces pauvres paysans reprirent leur travail une minute suspendu, ils le reprirent en tremblant tellement ils étaient émus de savoir que le fameux Beauséjour était parmi eux… un glébard.

— Mais comment est-ce que ça se fait que vous êtes parmi nous ? interrogea à voix basse le père Brunel qui n’en pouvait revenir.

— Ce matin on devait amener pour remplacer Jaunart un pauvre diable de la caserne des Jésuites ; mais il arriva qu’il fût trop malade pour aller à l’ouvrage. Or, voyez cet adon, père Brunel, je me trouvais à rôder par là. On me vit, on m’arrêta et me questionna. Je déclarai que j’arrivais de Beauport pour venir travailler dans la ville. L’officier qui m’interrogeait se mit à rire.

— Mon garçon, tu vas travailler tant que tu voudras, dit-il.

Alors on m’a conduit à votre caserne en compagnie de quatre autres glébards.

— Mais quelle idée avez-vous de vous faire encadrer dans la corvée ?

Silence, voici Barthoud qui approche.

Pendant quelques minutes les six compagnons travaillèrent avec un entrain qui parut émerveiller l’officier. Il les considéra un instant de son sourire cruel, puis il vira les talons et reprit sa marche.

Quand il fut à quelque distance, Beauséjour reprit :

— Père Brunel, ça se fait que je veux tenter de tirer Jaunart de son cachot la nuit prochaine.

— Ah ! ah ! j’ai bien peur que vous ne puissiez pas réussir.

— Bast ! moi je pense le contraire. Les cachots sont dans la cave, n’est-ce pas ?

— Oui. Mais pour y arriver il n’y a qu’une entrée, c’est par la trappe qui se trouve dans la salle des soldats.

— Je sais cela. Mais les soldats ne sont pas toujours dans la salle ?

— Non. Le soir, la plupart s’en vont à la ville pour s’amuser. D’autres se retirent dans le dortoir tout à côté de la salle.

— Alors, durant la nuit cette salle est déserte ?

— Seulement, il y a les deux gardes qui font le guet dans notre bouge.

— Là est la plus grande difficulté. Mais je m’arrangerai bien pour quitter le bouge à ma guise.

— Il y a encore que les cachots sont fermés par des portes de fer et des cadenas.

— Je me doutais de cela. Aussi, ai-je sous ma chemise tout ce qu’il faut pour venir à bout des cadenas.

Le père Brunel regarda le jeune homme avec une intense admiration. Puis il s’écria :

— Non, vrai de vrai, je ne peux pas m’imaginer que c’est vous qui êtes là à faire de la maçonnerie ; et puis, si ce n’est pas une chance du bon Dieu… moi qui voulais tant vous voir aujourd’hui !

— Ah ! ah ! vous vouliez me voir ?

— Oui, et je vas vous dire pourquoi.

Il se mit à narrer brièvement ce qu’on lui avait rapporté le soir précédent au sujet de ses deux filles, Mariette et Clémence, venues pour le chercher :

— Voyez-vous, acheva-t-il, elles me cherchent à cause de ma pauvre femme qui est malade à la maison. Or, il paraîtrait que deux dames anglaises les ont fait monter dans leur voiture pour les emmener chez elles. Comprenez-vous que je suis inquiet ?

— Oui, oui. Savez-vous le nom de ces deux dames anglaises ? demanda le jeune homme très intéressé par cette histoire.

— Hélas, non ! Pouvez-vous voir quel intérêt ont pu avoir ces dames d’emmener mes filles ?

— Non. Mais je me figure bien que ce sont deux dames charitables comme j’en connais plusieurs et comme je connais aussi de très bons citoyens anglais. Il ne faut pas penser que tous les Anglais sont méchants et ressemblent à ceux-là qui oppriment notre pays. Faut aussi reconnaître que dans le nombre d’étrangers à la race anglaise : il y a des Suisses, des Allemands, des Hollandais, des juifs et peut-être bien d’autres que nous ne pouvons reconnaître tellement ils osent se donner pour des Anglais. Non… il faut, être juste, père Brunel. Mais je reviens à vos filles…

— Ah ! oui, tenez, je vas vous dire pourquoi je voulais vous voir : c’était pour vous demander de vous occuper d’elles… Mais à c’t’heure que vous êtes pris vous aussi dans la corvée…

— Père Brunel, interrompit Beauséjour. soyez tranquille : je suis de la corvée aujourd’hui, mais n’y serai point demain.

— Ah ! Ah ! vous n’y serez point…

— La nuit prochaine je vais donner la liberté à notre ami Jaunart et je m’esquiverai ensuite. Donc, demain, père Brunel, je chercherai vos filles et soyez bien sûr que je les verrai.

— Ah ! Monsieur Beauséjour, vous me remettez dans le cœur tout l’espoir et toute la confiance que j’avais en vous, merci !

Alors, le vieux les yeux tout humides et la voix tremblante d’émotion, fit au jeune bourgeois un portrait de ses filles.

— Voyez-vous, Mariette, ma plus vieille, c’est la promise à Jaunart, elle a vingt ans depuis le mois d’avril.

— Et Clémence, père Brunel ?

— Elle, ma Clémence, elle n’est pas encore promise, et elle n’a rien que dix-sept ans. Ah ! je peux bien vous dire que c’est ma plus belle, ma Clémence. À vrai dire, je les aime toutes les deux également, mais, comme vous le savez probablement on a toujours un petit faible pour la plus jeune, parce que c’est la dernière qu’on a dorlotée et choyée, et aussi parce qu’on voit que la plus vieille va bientôt se marier. Alors, c’est naturel, on reporte le surplus de son affection sur celle que le bon Dieu nous laissera. Pour dire vrai encore, je ne plaindrai pas Mariette, parce qu’elle a trouvé un bon garçon dans ce Jaunart, car il est vaillant comme quatre. Il a bien aussi un peu de tête et pas beaucoup de patience, mais il est tout plein de cœur. Je suis certain qu’avec lui Mariette sera heureuse.

— Si je vous comprends bien, père Brunel, votre femme se trouve seule à la maison.

— Il paraît qu’une voisine s’est chargée de la veiller. Une chose pas mal certaine il faut qu’elle soit bien malade pour que Mariette et Clémence se mettent en frais de venir à Québec pour me chercher. Pensez donc, près de cinq lieues de marche pour des enfants !

— Oui, cela prouve qu’elles sont courageuses… très courageuses, fit pensivement Beauséjour. C’est bon, ajouta-t-il, vous pouvez avoir l’esprit tranquille père Brunel, demain je saurai ce que sont devenues vos filles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La journée se passa sans incident. Mais tout ce jour-là le père Brunel espéra de voir ses filles venir à lui.

Vain espoir… la journée finie, on rentra plus triste que jamais. Or, dans l’âme de ce grand vieillard au cœur si bon, si doux, si patient, brillait une flamme étrange, un feu de colère grondait contre ceux-là qui le faisaient tant souffrir… qui faisaient souffrir les siens !

Mais ce soir-là, étendu à côté de Beauséjour, le père Brunel — peut-être parce qu’il faisait moins chaud que le soir d’avant — oui, le vieux paysan s’endormit lourdement. Et le lendemain, lorsque le gong le tira en sursaut de son sommeil, il constata avec surprise que Beauséjour n’était plus là.

Le jeune homme avait tenu parole.


VIII

LE PRISONNIER


Jaunart, on se le rappelle, avait été reconduit à la caserne, après avoir frappé Barthoud, et enfermé dans un cachot.

Ainsi que le père Brunel l’avait expliqué à Beauséjour, les cachots se trouvaient dans la cave de la caserne et l’on y descendait par une trappe pratiquée dans la salle réservée aux soldats. C’était donc, cette trappe, l’unique issue et il ne se trouvait dans la cave nul soupirail ou prise d’air ou de jour quelconque. La cave était humide, froide et aussi noire qu’un abîme sans fond. On n’y voyait donc rien, et un chat aurait pu s’y égarer. Les cachots occupaient une ligne horizontale au fond de la cave, ils étaient faits de grosse pierre brunâtre fortement cimentée, et chacun d’eux était fermé par une porte de fer à système de verrous extérieurs et cadenassée par-dessus tout. C’est dire que seule la « magie infernale » ou son patron, le Diable, aurait pu se tirer de là. Nul humain, quelque science qu’il eût possédé à briser les plus solides entraves, à passer au travers des plus épaisses murailles, n’aurait été capable de sortir de ces cachots, et le sieur Houdini lui-même, s’il eût vécu à cette époque, aurait été contraint de sécher dur comme os dans l’un de ces réduits et d’y laisser tous les parfums et tous les rayons de sa gloire.

Notons qu’à cette époque de l’Histoire canadienne, époque où l’étranger avait apporté avec lui la formule du VAE VICTIS de Brennus, les prisons, geôles, cachots, étaient communs, particulièrement dans la ville de Québec. Treize prisons étaient connues, mais il pouvait bien y en avoir d’autres. On ne construisait pas d’édifices spéciaux, on se contentait des maisons religieuses abandonnées. Ou encore, quand on était à l’étroit pour loger les malheureux Canadiens marqués du signe fatal de la « suspicion », on prenait la première baraque venue, on la renforçait quelque peu de fer et de pierre et l’on y apostait quelques soldats, ainsi que fut fait en la basse-ville, proche Notre-Dame-des-Victoires. C’étaient donc, d’après le nombre connu — et nombre fatidique s’il fut jamais ! — TREIZE prisons pour une cité dont la population — ne dépassait pas cinq mille âmes. Sans doute, parmi la quantité de ces prisons il y en avait de très petites, là, par exemple, où on ne logeait pas plus de dix ou quinze prisonniers. Par contre, il existait les grandes prisons. Exemple : le collège des Jésuites où, à la date du 27 octobre 1780, on comptait CENT SOIXANTE-TREIZE prisonniers. Exemple encore : à l’ancien monastère des Pères Récollets où, vers mai 1781, on trouvait DEUX CENT VINGT-DEUX prisonniers. BIS ET TER : un vieil entrepôt des marchandises royales près de l’ancien Palais de l’Intendance et proche la Porte du Palais, d’où, au mois de juin 1782, on fit sortir QUARANTE-TROIS prisonniers qui y moisissaient depuis plus d’une année sans savoir pour quels motifs, et à qui on intima l’ordre sévère de déguerpir chacun vers son foyer. TER ET QUATER : mais passons, il faudrait dix pages encore. Il suffit que les Prisons ou Cachots d’Haldimand ne soient plus parlés de que comme une folle légende ou l’invention de chroniqueurs fumistes ou funèbres.

De tous ces prisonniers la Chronique Vraie ou, simplement, l’Histoire ne dit point, si on en laissa crever de faim ou pourrir de moisissure comme au temps reculé des oubliettes moyenâgeuses ; mais si l’on veut en croire le récit de quelques-uns de ces malheureux qui expièrent si longtemps des crimes inconnus, on n’y mangeait pas trop plein son ventre. Aux Jésuites on servait deux repas par jour, matin et soir ; mais aux Récollets, du moins pour l’année 1781, un unique repas composé de légumes, de pain et d’eau. Quelquefois on y servait du poisson salé ou séché, jamais du poisson frais. Quelquefois aussi il arrivait qu’on donnât aux prisonniers de la venaison pas bien bien fraîche, attendu que les bourgeois n’en voulaient pas. Pour le confort du logis, les Jésuites et les Récollets avaient un certain caractère d’humanité ; mais dans les petites geôles sans importance, le cachot n’avait le plus souvent qu’un peu de paille sur un sol mou ou sur de la pierre, c’était tout. Ajoutons qu’un cachot mesurait d’ordinaire six pieds en longueur sur quatre en largeur. Tombeau ! In Pace ! Le fameux « Black ou Dark Hole » de nos prisons modernes est un joyau comparé à ces cachots du règne Haldimand.

Et ce fut l’un de ces cachots qui servit de tombeau au jeune paysan Jaunart.

Pour le jeune homme le contraste fut effroyable une fois qu’on eut refermé la porte de fer : quitter la grande lumière du jour et entrer à l’improviste dans cette obscurité épaisse et renfermée. Sur le moment il trembla d’épouvante. Mais, jeune homme hardi, audacieux, capable d’endurance et, d’ailleurs, de longtemps accoutumé à la misère, Jaunart se ressaisit en peu de temps et se mit à réfléchir sur sa précaire position. Et après cette réflexion il ne s’inquiéta pas outre mesure de son sort futur. En effet, ne savait-il pas que, la semaine d’avant, un pauvre diable, également pour cause d’insubordination, avait été enfermé dans l’un de ses cachots ? Et ne savait-il pas encore que le malheureux en était sorti cinq jours après, affaibli, étourdi, fou un peu si l’on veut, mais vivant quand même ?

Donc, Jaunart en sortirait aussi, et au bout de cinq jours probablement. Bah ! cinq jours seraient vite passés ! Non, pas si vite… car au bout d’une heure le jeune paysan commença à songer que cinq jours d’une telle réclusion pourraient bien lui paraître plus longs qu’il ne pensait. En de pareilles circonstances la première heure passa généralement assez vite, surtout si l’on reste sous l’empire de l’énervement. Mais dès que s’apaisent les nerfs, se calme l’esprit, alors le prisonnier peut de sang-froid et très lucidement considérer et peser la valeur de sa situation. Alors c’est différent, c’est la deuxième heure qui commence. Il en fut ainsi pour Jaunart… Bientôt il pensa que si cette réclusion ne le tuait pas tout à fait après un certain laps de temps elle le tourmenterait assez pour le rendre au moins fou. De fait, après la deuxième heure le jeune homme sentit une affreuse torpeur l’envahir. Puis ses yeux firent très mal et toutes espèces de lueurs se mirent à zigzaguer autour de lui. Peu à peu il sentit ses jambes se dérober sous lui, une extraordinaire lassitude pesa sur son corps, sa tête bourdonna au point qu’il eut peur de la voir se fendre, et, finalement, il s’écrasa sur le sable du cachot, inanimé, ne vivant plus que par la pensée. Et le silence qui régnait dans ce tombeau semblait une masse de fer qui pesait sur son front, sur ses paupières, sur sa poitrine ; et, même les yeux fermés, il continuait de voir jaillir autour de lui les flammes aux couleurs les plus variées. Pour un peu il se fut abandonné à un désespoir funeste, et lui vint la pensée de se briser la tête contre la muraille ou contre la porte de fer pour échapper à la torture qui le suppliciait horriblement. S’il n’obéit pas à cette suggestion de son esprit tourmenté, ce fut à cause du trouble qui agita sa conscience. Puis sa foi en Dieu l’emportant contre les suggestions pernicieuses de l’Esprit du mal, Jaunart éleva sa pensée vers Celui qui, seul, pourrait l’assister dans son malheur et lui prêter main-forte. De suite, il retrouva le courage, l’espoir et la force de résister à la torture.

Et des heures sans fin s’écoulèrent… Jaunart croyait avoir vécu là des années déjà, lorsque soudain la porte de fer s’ouvrit en grinçant. Un soldat, s’éclairant d’un falot, déposa vivement sur le sol un morceau de pain et une jatte d’eau et referma la porte, et cette porte se refermait tandis que Jaunart, surpris, se frottait encore les paupières. Au vrai, il n’avait rien vu qu’un filet de lumière et, dans ce filet de lumière, qu’une vague silhouette humaine. De suite il avait été replongé dans l’obscurité de son enfer.

Or, c’était le matin suivant après le départ pour les corvées des équipes de galériens.

Chose curieuse, jusqu’à ce moment Jaunart n’avait pas senti la faim. Mais peut-être avait-il dormi tout ce temps. Certes, il ne le savait pas ! Savait-il même s’il était encore vivant ? Savait-il l’heure qu’il était ? le jour ? le mois ? l’an ? Non… il savait seulement qu’il y avait là de quoi à manger, et c’est pourquoi lui vinrent tout à coup la soif et la faim. À tâtons il chercha la jatte d’eau et le morceau de pain, et, les ayant trouvés près de sa porte, il mangea et but. Mais pas tout : il mangea le pain à moitié seulement, il but juste la demie de la jatte, voulant se garder quelque chose pour le soir. Car, après avoir retrouvé le calme de l’esprit, Jaunart put réfléchir encore, et, connaissant le régime du cachot, il en conclut qu’il n’avait passé là qu’une nuit encore. Il savait qu’on ne servait au prisonnier qu’un repas par jour, et c’était le matin. Donc, le soldat-geôlier ne reviendrait que le lendemain matin, et c’est pourquoi le jeune paysan crut sage de se ménager du pain et de l’eau pour le soir au cas où la soif et la faim viendraient le tourmenter.

Ayant mangé et bu, mais point son soûl, Jaunart se mit à marcher dans son étroit cachot. Il commençait à se faire à cette existence nouvelle. Ses yeux s’habituaient aux ténèbres, et, d’ailleurs, la couche de sable roux tranchait un peu sur l’obscurité et elle lui permettait de distinguer diffusément les quatre murailles qui l’enserraient. Mais tout cela n’était ni la liberté ni l’espace… et les heures qui s’écoulaient prenaient encore la longueur d’une éternité. Chose sûre à présent, si Jaunart ne pouvait compter les heures, il pourrait du moins, grâce au repas qu’on lui servait chaque matin, compter les jours.

Quand il crut le soir venu, il mangea le reste de son pain et but toute l’eau de la jatte. Puis, plus las que jamais, il s’étendit sur le sol pour dormir. Il ne dormit pas de suite… il pensa à ses parents, à ses amis, au père Brunel et surtout à Mariette, sa promise… et il perdit tout sentiment de vie.

Pourtant, il n’était ni mort ni endormi, car son ouïe se tendait avec effort du côté de la porte où se faisait un bruit étrange… comme du fer mordant du fer !

Qu’était-ce ? Il écouta bien une heure sans bouger, tant il était obsédé par ce bruit curieux dont il aurait voulu connaître la nature. Mais c’était toujours le même bruit régulier et monotone, et, à la fin, il s’imagina que ce bruit venait de la caserne là-haut. Il essaya de n’y plus penser, car, disons-le, un moment il avait eu le fol espoir qu’un ami venait le délivrer. C’était folie assurément, et c’est pourquoi il se mit à rire sourdement et se tourna sur l’autre côté.

Il voulut dormir, impossible. Le même bruit le taquinait. Mais à présent ce bruit lui semblait venir de sous terre. N’était-ce pas un peu extraordinaire ? Peut-être aussi devenait-il fou ? Oh ! cette affreuse captivité dans ce tombeau, n’était-ce pas assez pour briser un cerveau plus solide que le sien ? Oh ! ce crissement d’acier qui faisait grincer ses dents !

— Seigneur ! Seigneur ! s’écria le jeune paysan dans son désespoir, ne me laissez pas devenir fou… j’aime mieux mourir !

Mais le Seigneur ne paraissait pas l’entendre ! Mais lui ne cessait pas d’entendre l’affreux crissement ! Et si c’était un rat grugeant la pierre de son cachot ! Et tout en ne voulant pas entendre ce bruit, malgré lui, maladivement, aurait-on dit, il cherchait à se l’expliquer. Et plus maladivement il se mit à l’écouter, saisi soudain par une immense curiosité. Et, à la fin, il le reconnaissait ce bruit, il avait souvenance d’avoir naguère entendu le même bruit… Oui, c’était clair : une lime mordait l’acier. Mais où ? Pourquoi ? N’importe à présent ce bruit, à force de se faire entendre, devenait partie de son existence. Il s’y accoutuma à ce point que, cessant tout à coup pour plusieurs minutes, le bruit ne laissa plus planer qu’un mortel silence, et ce silence devint pour l’ouïe du pauvre Jaunart plus atroce que le bruit de la lime, et il sentit sous lui, autour de lui et au-dessus de lui comme un vide infini qui l’engloutissait pour l’éternité. Or, ce bruit que tout à l’heure il avait maudit, il le réclamait à présent, il l’appelait, dut-il en devenir fou.

Le bruit recommença…

Étendu à plat ventre, l’oreille gauche posée contre le sol, une main sur l’oreille droite, il écoutait encore le bruit qui lui semblait venir de sous terre. Et voilà précisément ce qui l’étonnait et agitait follement sa curiosité. Quoi là, sous lui, il y avait donc du vide, de l’espace ?

Tout à coup il fit un bond énorme et se dressa debout, effaré, hagard… La porte de son cachot venait de s’ouvrir… Qui venait là ? Les ténèbres étaient trop épaisses pour y voir quoi que ce fût. Tout à coup encore, un moment il demeurait frissonnant de superstitieuse terreur, il sentit une main saisir la sienne. Il voulut dégager sa main, reculer au fond de son cachot, pousser un cri d’effroi, il fut incapable de rien. Au reste, il n’en eut pas le temps, car une voix soufflait :

— Pas un mot, Jaunart ! Tu es libre ! J’ai scié ton cadenas ! Je suis Beauséjour.

Beauséjour !…

Jaunart ferma les yeux et voulut se laisser choir sur le sol tant il se croyait sous l’empire d’un rêve monstrueux.

Mais la main ferme de Beauséjour l’entraînait, déjà. Il se laissa conduire, chancelant, hébété. Il ne savait plus rien, pas même s’il était vivant ou mort ! Mentalement il se répétait qu’il était fou. Et il marchait de jambes raidies dans une noirceur opaque. Son guide s’arrêta.

— Voici l’escalier, souffla encore Beauséjour, et garde-toi de le faire craquer ! Viens donc, doucement…

Cette fois Jaunart commença de retrouver le sens de la vie réelle, et il se mit à grimper l’escalier à la suite de son sauveur. Là-haut, la salle des soldats était déserte. La porte de la pièce où dormaient les galériens était ouverte, et par cette porte arrivait la blême clarté de la lanterne à la lueur de laquelle les deux gardiens se promenaient. Là commençait le danger.

Beauséjour appuya son oreille à celle de Jaunart et souffla :

— Rampe sur les mains et les genoux à ma suite, sans bruit !

L’étudiant avait refermé la trappe.

— Viens ! souffla-t-il de nouveau à Jaunart.

Les deux jeunes hommes se mirent à ramper vers le mur, ils glissèrent, sous une table, se faufilèrent le long de bancs rangés contre les murs, et, enfin, atteignirent la porte de sortie. Cette porte était légèrement entrebâillée, et ç’avait été le premier travail du jeune bourgeois. En effet, après avoir quitté sa couche de paille à côté du père Brunel, il s’était glissé dans la salle et avant de descendre dans la cave il avait voulu s’assurer s’il lui serait possible de fuir par cette porte. Il eut la satisfaction de constater que la porte n’était fermée que d’un seul verrou que très doucement, il tira. Oui, mais si cette porte grinçait en s’ouvrant !… Il voulut savoir encore, se disant que, s’il avait la malchance d’attirer l’attention des deux gardes, il n’aurait, qu’à se jeter dehors et prendre la fuite, quitte à trouver un autre moyen et un autre jour pour délivrer Jaunart. Encore une fois la chance le favorisa : la porte s’ouvrit doucement et sans bruit.

— Allons se dit le jeune étudiant, laissons-la ainsi, ce sera autant de fait !

Donc, lorsqu’il atteignit la porte, suivi de son compagnon, il n’eut qu’à l’ouvrir un tout petit peu davantage, et les deux jeunes hommes rampèrent dehors. Là, Beauséjour saisit encore une main de Jaunart, qui aspirait l’air de la nuit avec une force inouïe, et l’entraîna à une certaine distance de la caserne. — Puis il s’arrêta et, souriant, dit :

— Eh bien ! Jaunart, tu le vois, tu es libre !

Libre ! Jaunart avait encore peine à le croire…

Il voulut parler, interroger, savoir, ou, tout au moins, remercier celui qui venait de lui donner si habilement cette bonne liberté dont il se sentait tout ivre, mais pas une parole ne pouvait se faire jour dans sa gorge que crispait l’émotion la plus intense. Les yeux clignotants, les jambes molles, les bras ballants, Jaunart regardait Beauséjour avec une stupeur intraduisible… Beauséjour dont il ne voyait que très vaguement la silhouette noire mêlée au noir de la nuit.

Et l’autre reprit :

— Oui, tu es libre, mais il est dangereux de rester ici. Tâche de trouver un gîte pour le reste de la nuit chez quelque tavernier de la basse-ville. Demain matin, dès l’aube, fuis la ville, gagne la maison de tes parents et tiens-toi sur tes gardes pour quelques jours. Un peu plus tard tu auras de mes nouvelles.

En même temps il mit dans la main du jeune paysan une petite bourse ajoutant :

— Ne dis jamais à qui que ce soit ce qui vient de se passer, et oublie mon nom dans cette affaire, car je suis supposé m’appeler Laroche ; car, vois-tu, si on apprend que c’est Beauséjour qui a joué ce tour-là aux Anglais, ma peau ne tiendrait plus guère sur mes os ! Bonne nuit et bonne chance, Jaunart.

Et le jeune homme prit aussitôt sa course et disparut dans l’obscurité avant que le paysan eût pu proférer un simple merci.

Éberlué, stupide, Jaunart automatiquement se mit à marcher. Il était sur le chemin qui longeait les jetées du port et qui le conduisait vers la basse-ville. Il entra peu après dans une ruelle et aperçut un réverbère qui achevait de se consumer devant la façade d’une maison d’assez piteuse apparence. Cela devait être une taverne. Oui, il remarqua une porte vitrée et grillagée. Il frappa. À l’intérieur personne ne parut entendre. Et Jaunart tremblait et grelottait contre la porte. La nuit était fraîche et peu étoilée. Le silence régnait de toutes parts, hormis de temps à autre quelques aboiements de chiens. Jaunart frappa encore dans la porte et du pied cette fois il frappa pour être entendu.

L’instant d’après un volet de l’étage supérieur était ouvert et une voix rude et mécontente demanda :

— Eh l’ami, voulez-vous me dire de quel droit vous enfoncez ma porte ?

— Vous vous méprenez, Monsieur, répondit Jaunart : loin d’enfoncer votre porte, je vous demande de me donner asile pour le reste de la nuit. Car j’ai froid, faim et soif.

— Oh ! oh ! voilà des paroles un peu apitoyantes. Avez-vous de l’argent ?

— Non… mais j’ai de l’or.

— De l’or… Ah ! bien, il fallait le dire de suite. Voyez-vous, il y a tant de chemineaux qui barôdent la nuit, il faut bien prendre ses précautions, surtout quand on n’est pas riche. Je descends, l’ami, je descends…

Le tavernier referma son volet et descendit ouvrir à Jaunart la porte, formidablement verrouillée de sa boutique.

Un bougeoir, posé sur une table éclairait imparfaitement la taverne mais assez pour distinguer les êtres et les choses. Aussi, à la vue de ce client nocturne aux vêtements couverts de poussière et maculés de plâtre, et surtout en découvrant au travers de la figure du paysan l’affreux sillon cramoisi qu’y avait imprimé la cravache de Barthoud, le tavernier ne put réprimer un haut-le-corps.

— Hein ! un glébard !… s’écria-t-il avec horreur ou effroi.

De nos jours, un bagnard évadé qui pénètre tout à coup sous notre toit pour chercher refuge ne nous impressionne pas moins.

— Ah ! monsieur, pleura Jaunart, ne me renvoyez pas ! Je suis bien assez malheureux ! Dès l’aube prochaine je partirai… je m’enfuirai, et personne ne saura…

Le tavernier, bon homme au demeurant, eut pitié.

— C’est bon… c’est bon… fit-il doucement, je comprends votre malheur et je vous reconnais pour un compatriote. Allez ! quand bien même qu’on fait métier de cabaretier, on a du cœur comme tout le monde, et on est Canadien par tout le corps même si on a des privilèges des Anglais. Naturellement, les Anglais, dans notre métier, faut bien les ménager un peu, si on veut faire sa vie. Ah ! vous avez dit que vous avez faim et soif et que vous avez froid ? Eh bien ! il n’y a pas de feu maintenant, mais je vais vous servir un bon gobelet d’eau-de-vie qui va vous remettre le sang en état, et puis je vous apporterai du pain, du beurre, du fromage et un morceau de viande froide. Je pense que ça vous remettra des pieds à la tête. Ensuite, je vous conduirai à la cuisine où il y a un grabat à rien faire. Vous pourrez dormir là à votre aise jusqu’au matin. Alors, vous êtes content ?

— Oui, oui, monsieur, merci bien !

— En ce cas, asseyez-vous là à cette table et je vais vous servir en un clin d’œil.

Le paysan se laissa choir sur un escabeau, exténué. Mais il sentit ses forces revenir bientôt seulement à respirer les vapeurs d’eau-de-vie qui planaient dans l’atmosphère de l’auberge. Il n’avait plus froid et ne grelottait plus, parce qu’il régnait dans la taverne une tiédeur qui caressait doucement son épiderme. Et content, très content, il remercia le ciel de lui avoir fait trouver un gîte pour la nuit. En même temps il eut une pensée de reconnaissance pour Beauséjour… oui, Beauséjour qui lui avait donné la liberté et aussi… cette bourse qu’il soupesait avant d’en tirer le nécessaire pour payer le brave aubergiste. La pesanteur de la bourse le fit tressaillir… Il la palpa un temps avant de l’ouvrir, il éprouvait même une certaine peur en pensant que cette bourse, pour lui pauvre paysan, devait contenir quasi une petite fortune.

Le tavernier revint apportant une carafe d’eau-de-vie, du pain, du beurre, du fromage et de la viande froide.

— Buvez et mangez ! dit-il à Jaunart avec un sourire compatissant.

— Si vous voulez vous servir à ma santé ? proposa le jeune homme en poussant la carafe vers le tavernier, après qu’il eut empli son propre gobelet.

— Dame ! se mit à rire le tavernier, je ne peux pas vous refuser. Attendez, je cours chercher un gobelet.

Il revint et trinqua.

— Et combien vais-je vous devoir, monsieur, pour le boire, le manger et le coucher ? interrogea Jaunart en ouvrant la bourse de Beauséjour.

— Ah ! bien… ça sera seulement deux chelins, vu que vous êtes un pays !

Jaunart tira une pièce d’or et la posa sur la table.

Le tavernier ouvrit des yeux émerveillés en constatant que c’était une livre anglaise.

Jaunart, sans comprendre, regardait la mine surprise de l’aubergiste. Puis celui-ci, avant de toucher à la pièce, fronça le sourcil et l’on eût dit qu’il avait un fort mauvais soupçon quant à la provenance de cette pièce d’or, et aussi quant à son hôte qui semblait avoir de l’or plein ses poches et qui traînait des haillons ! C’était vraiment extraordinaire.

Alors seulement le paysan crut deviner la pensée du tavernier. Il rougit violemment et balbutia, gêné :

— Je pense, monsieur, que vous pensez mal de moi à cause de cet or ; mais vous vous trompez. Connaissez-vous le jeune sieur de Beauséjour ?

— Hein ! si je connais le jeune et riche sieur de Beauséjour ? Mais je vous crois bien ! Qui ne le connaît pas ce vaillant et généreux jeune homme ?

— Vaillant et généreux… Ah ! oui, monsieur, vous avez dit vrai. Eh bien ! pensez ce que vous voudrez, mais c’est lui qui tout à l’heure m’a remis cette bourse, et c’est lui qui m’a délivré d’un cachot dans lequel j’étais enfermé. Comprenez-vous ?

— Si je comprends… mais oui, mais oui ! Ah ! je vous fais mes excuses… Voyez-vous, de l’or on voit ça si rarement, et puis il y a tant de malandrins…

— C’est bien, monsieur, n’en parlons plus.

Il se mit à boire et à manger sous l’œil stupéfait de l’aubergiste. Seulement, le pauvre garçon avait oublié la recommandation de Beauséjour de ne pas dire à quiconque ce qui s’était passé à la caserne. Certes, on ne pouvait douter de la discrétion du tavernier, mais un oubli là aussi, une parole imprudente, un client de passage, et peu s’en faudrait que l’affaire de la caserne fut connue de la cité entière dès le lendemain, et que les noms de Beauséjour et Jaunart fussent placardés et leurs têtes mises à prix ! Que savait-on ?

Mais Jaunart ne pensait à rien de tout cela. Comme c’était bon de bien boire et bien manger ! Ah ! quelle faim…

Quand il eut été bien restauré, le tavernier le conduisit à la cuisine et lui indiqua le grabat dont il avait parlé. Jaunart s’y jeta lourdement pour s’endormir aussitôt d’un sommeil formidable.

Deux heures de nuit tintaient à un beffroi de la ville…

Lorsque Jaunart se réveilla, il faisait grand jour et beau soleil. Il était environ sept heures. Le tavernier, qui avait promis de l’éveiller à l’aube, dormait encore. La maison était silencieuse, mais au dehors on entendait cahoter les premières charrettes.

Le jeune paysan quitta son grabat, se demandant non sans inquiétude ce qu’il allait faire : prendre le chemin de Saint-Augustin et courir au risque de se faire repincer, ou attendre au soir pour sortir. Un bruit de pas étouffés attira son attention, et ces pas venaient d’un escalier qui, au fond de la cuisine communiquait avec l’étage supérieur. Et dans cet escalier Jaunart vit paraître une jeune fille. Il bondit.

— Mariette ! Mariette ! cria-t-il et mettant ses mais sur ses yeux comme pour les palper et savoir si vraiment il voyait sa promise là, dans cette taverne, ou s’il faisait encore un rêve.

— Hein ! Manuel Jaunart ! proféra la jeune fille avec l’accent de la plus grande stupéfaction.

Puis deux exclamations de joie se rencontrèrent, et, la minute d’après, les deux fiancés s’enlaçaient avec une tendresse et un bonheur que nous ne saurions rendre dans toute sa vérité.


IX

CLÉMENCE


Après le départ de sa sœur Mariette partie pour aller à la recherche du père Brunel, Clémence s’était doucement endormie pour ne s’éveiller qu’au soir. Elle se vit seule dans la belle chambre qu’elle n’avait pas encore examinée, elle se vit seule sans éprouver d’inquiétude, pensant que sa sœur se trouvait dans une pièce voisine. Une lampe avec abat-jour éclairait faiblement la chambre.

Clémence regarda avec curiosité et admiration tout ce qui frappait ses regards : les fines et odorantes dentelles du lit l’émurent. Le riche mobilier, les tableaux aux murs, les rideaux de velours aux croisées, les tapisseries, les bibelots lui firent écarquiller les yeux. Elle croyait vivre un conte de fée, elle, la pauvre paysanne, qui s’éveillait dans un palais. Car Clémence ne conservait qu’un très mince souvenir de ce qui s’était passé depuis son arrivée à la ville. Mais sa mémoire s’éclaircit pour lui rappeler la bonne dame anglaise qui les avaient prises, elle et sa sœur, sous sa protection. Un grand silence régnait dans la maison. Mais Mariette… où était-elle ?

Clémence se leva à demi et s’accouda à la pile d’oreillers qui soutenaient sa tête lourde l’instant d’avant. Mais cette tête n’était plus aussi lourde, quoique, à la vérité, la jeune fille se sentît encore sous l’empire d’une grande faiblesse. Si elle était moins mal qu’à son arrivée elle n’était pas encore assez forte ni assez bien pour se lever. Car elle songeait à se lever, elle songeait même à appeler Mariette, à s’habiller et à quitter cette maison trop belle : Clémence, en effet, était toute gênée de se voir dans une maison étrangère et si luxueuse.

Elle avisa sur une chaise près du lit ses pauvres hardes, et elle rougit, tant ces hardes faisaient un rude contraste avec les belles choses qui s’offraient de toutes parts à sa vue. Elle vit encore sur le beau tapis à fleurs multicolores, un tapis qui lui paraissait bien moelleux, ses gros souliers de cuir noir qui demeuraient encore tout couverts d’une poussière grisâtre. Non, il n’était pas possible qu’elle, paysanne, demeurât plus longtemps dans cette belle maison où toutes choses reluisaient en beauté et en propreté. Et timidement elle osa appeler :

— Mariette !… Mariette !…

Sa voix faible s’éteignit dans un écho plus faible encore dans la vaste chambre aux portes closes.

Il faut croire, néanmoins, que sa voix fut entendue, parce que l’instant d’après une porte s’ouvrait pour livrer passage à une servante que Clémence se rappelait avoir vue. La servante, en apercevant la jeune paysanne assise dans le lit, esquissa un large sourire, et sans un mot tourna sur elle-même et disparut aussi prestement qu’elle était apparue. Clémence demeura interloquée, ses yeux énormément agrandis rivés sur la porte qui s’était refermée. Et elle demeurait encore raidie par la surprise, que la même porte s’ouvrit de nouveau et que parut la même servante. Celle-ci souriait toujours, et cette fois elle tenait dans une de ses mains un bol de porcelaine en lequel fumait un breuvage quelconque. Elle s’approcha du lit et offrit à Clémence le bol, invitant celle-ci, en sa langue que ne comprenait pas la paysanne, de boire ce breuvage qui lui ferait du bien.

Clémence comprit le sens de ces paroles, et elle but le breuvage qui était fort aromatisé, mais qui lui parut délicieux et rafraîchissant.

Quand elle eut vidé le bol, elle demanda à la servante :

— Où est Mariette, mademoiselle ?

Naturellement la servante ne comprit pas exactement ces paroles, mais connaissant le nom de Mariette, elle devina le sens de la question. Elle sourit davantage, murmura quelques mots inintelligibles pour Clémence, et doucement fit recoucher la jeune fille en lui faisant entendre qu’elle devait dormir encore et se reposer.

La servante avait l’air si bonne et si aimable que Clémence se laissa faire ; d’ailleurs le breuvage absorbé lui faisait déjà un curieux effet… elle sentait tout son être s’appesantir, et bientôt dans l’immense lourdeur qui l’enveloppa elle s’endormit.

Elle se réveilla pour la seconde fois au jour. Par les croisées ouvertes entraient à pleins flots la lumière et le soleil. Une brise caressante faisait battre les rideaux et osciller le calice des fleurs sur les étagères. Comme il faisait bon dans cette chambre, et comme il faisait beau dehors ! Clémence sourit longuement… elle se sentait si bien reposée… Mais l’inquiétude fit bientôt place au plaisir et au bien être : quoi ! Mariette n’était donc pas là encore ?

Comme le soir précédent elle appela sa sœur.

La même servante parut.

— Mademoiselle, voulez-vous me dire où est Mariette ? interrogea craintivement la jeune paysanne.

La servante sourit, prononça quelques paroles toujours incompréhensibles à Clémence, et sortit aussitôt.

— Bon ! pensa la jeune fille avec espoir, cette fois elle va chercher Mariette !

Non, ce ne fut pas Mariette qui entra peu d’instants après, ce fut la dame anglaise que Clémence reconnut. Malgré son désappointement, la jeune fille fut contente de revoir la maîtresse de la maison, au moins celle-ci la comprendrait.

— Oh ! Madame, allez-vous me dire enfin où est Mariette ?

Au lieu de répondre à cette question dont elle saisissait toute l’impatience et l’inquiétude, la bonne dame sourit et interrogea avec douceur dans un français à l’accent curieux pour la jeune fille mais qu’elle comprenait très bien :

— Êtes-vous bien reposée, Mademoiselle ?

— Oh ! oui, Madame, et je vous remercie de tout cœur. Vous êtes bien bonne. Seulement, je me sens encore un peu faible.

— Il faudra encore reposer toute la journée.

— Mais Mariette, madame… vous ne me dites pas où elle est : et si je la reverrai bientôt ?

— Elle est allée chercher votre père répondit évasivement la dame.

Cette réponse calma les inquiétudes de la jeune fille. Elle sourit et se laissa retomber sur l’oreiller…

— Reposez-vous encore, dit la dame. Tout à l’heure une de mes servantes vous apportera à manger. Demain, vous pourrez vous lever.

— Merci, madame. Mais lorsque Mariette reviendra, vous la ferez conduire ici, voulez-vous ?

— Certainement.

La jeune femme tapota les joues encore pâles de Clémence et se retira.

Longue et triste fut cette journée pour la pauvre Clémence, malgré la beauté riante de sa chambre, malgré les bontés et les attentions dont on l’entourait, malgré les bonnes choses qu’on lui fit manger. Elle pensait sans cesse à Mariette et à son père… elle ne cessait d’appeler Mariette. Souvent aussi sa pensée accourait près de sa mère, et de là encore lui venaient des angoisses mortelles. Ces heures de repos qui, somme toute, n’en était pas pour la jeune fille dont l’esprit demeurait obsédé et inquiet, parurent aussi longues à Clémence qu’avaient paru à Jaunart les heures interminables de son cachot. Enfin, Clémence vit venir le soir, mais non Mariette, hélas !

La dame anglaise vint rendre visite à la jeune fille pour lui dire que Mariette n’était pas revenue, mais qu’elle allait assurément revenir avant la nuit.

Ce soir-là Clémence se leva. Une servante l’habilla d’un magnifique peignoir de soie rose qui rendit la jeune fille toute confuse. On la fit asseoir sur un large fauteuil en face d’une croisée, par où entraient la brise et le parfum des fleurs du jardin. Elle regarda le jour s’éteindre peu à peu, elle écouta, amusée, les cris d’enfants qui jouaient dans la rue, elle s’émut aux chants multiples des oiseaux, et elle vit dans le ciel bleu s’allumer les premières étoiles. Ah ! qu’il aurait fait bon vivre là, si Mariette avait été près d’elle ! Mais Mariette ne revenait pas.

Plus inquiète que jamais, découragée, elle se laissa reconduire à son lit par une servante, mais avec la résolution bien prise de se mettre, dès le matin suivant, à la recherche de Mariette, si Mariette n’était pas revenue. Mais elle n’en dit rien à la dame anglaise qui vint encore une fois lui rendre visite, en lui assurant que son mari était en train de faire faire des recherches par la ville.

Clémence, ce soir-là, s’endormit avec un peu d’espoir au cœur. Mais à son réveil le lendemain, au petit jour, elle constata que Mariette n’était pas revenue. Elle n’y tint plus, et, nous l’avons dit, sa résolution était prise. D’ailleurs, elle se sentait forte et n’éprouvait plus aucun malaise.

Elle s’habilla lestement et, à pas feutrés, descendit en bas ; elle ne voulait pas prévenir les gens de la maison de son départ, par crainte qu’on ne voulût la retenir. Elle voulait revoir Mariette coûte que coûte, retrouver son père, puis regagner sa chaumière. Malgré toute la gratitude de son cœur pour les bonnes gens qui l’avaient hébergée, Clémence étouffait dans cette maison trop belle et trop riche. Le luxe ne s’accordait point avec ses goûts humbles, elle n’en avait pas l’habitude, et elle avait hâte de se retrouver sous le simple toit de chaume de la maison paternelle.

En bas, dans le hall tout sombre et silencieux, elle fut prise un peu de remords : partir ainsi à la sourdine sans faire d’adieux lui semblait mal. N’était-ce pas faire affront à la bonne dame qui l’avait soignée comme une enfant ? Partir sans dire où elle allait ne serait-ce pas causer à la dame une grande inquiétude qui pourrait la faire mortellement souffrir ? Oui, Clémence pensa à tout cela, mais toujours la crainte d’être retenue dans cette maison où elle n’était pas tout à fait à son aise, et surtout celle de ne pas revoir Mariette la déterminèrent à poursuivre son chemin.

La porte de sortie se trouvait devant elle. Elle vit la clef dans la serrure. Elle donna un tour très doucement pour ne pas faire de bruit et ne pas attirer l’attention. La porte fut ouverte et Clémence se trouva sur le perron. Mais là elle faillit bien tomber à la renverse d’émoi, car un homme était là, dans le jardin, un homme qui la regardait avec la plus profonde surprise : c’était le jardinier qui venait de commencer sa besogne du jour. Lui, après le premier moment de surprise, salua la jeune fille, sourit, et se mit à ratisser les allées du jardin. Alors Clémence comprit… Elle descendit les marches de pierre bleue et s’élança vers la rue.

Naturellement, ce ne fut pas sans quelque crainte que la jeune fille s’en alla ainsi à l’aventure ; mais elle avait pensé, la ville n’étant pas bien bien grande, que des gens la renseigneraient, lui diraient où travaillait son père, où était Mariette, peut-être. Que voulez-vous ? quand on n’a jamais connu la ville, on a de ces naïvetés faites à la vision des mêmes perspectives, et l’on s’imagine que les gens de la ville auront pour nous les mêmes attentions et même égards que ceux de notre village. On s’imagine encore que l’on dirigera ses pas dans les rues de la ville avec la même sûreté que sur le Chemin du Roi, que ces rues se ressemblent et qu’on n’a qu’à frapper à la première porte pour savoir où demeure son ami. C’est ainsi qu’en nos villes modernes on voit de pauvres paysans égarés errer de rue en rue, de ruelle en ruelle, sans arriver à dénicher le quidam qu’ils cherchent. Souvent l’indication qu’ils possèdent est trop vague et personne ne peut, malgré le meilleur vouloir… les mettre dans le bon chemin. Clémence se jetait dans les rues de la ville tout comme ces paysans ; mais comme eux aussi elle subit une grande déception.

D’une rue à l’autre, et tout comme sa sœur Mariette, l’avant-veille de ce jour elle s’égara, se perdit tout à fait. Comme Mariette encore, elle voulut revenir chez la dame anglaise, mais elle ne sut point retrouver son chemin. Et alors, elle fut prise par l’effroi et le désespoir.

Le soleil s’était levé. Les toits, les tourelles, les clochers que la guerre n’avait pas abattus s’empourpraient sous les rayons écarlates. Les citadins sortaient de leurs maisons et allaient à leurs affaires d’un pas pressé. Les boutiquiers ouvraient les volets de leurs établissements. Des cavaliers matineux passaient au petit trot de leurs montures. Bref la cité s’animait peu à peu et au plus grand désarroi de Clémence qui, trop timide, n’osait demander à personne le renseignement nécessaire pour retrouver la maison de la dame anglaise. Au surplus, les gens qu’elle croisait avaient un air si indifférent et, quelquefois si maussade, que Clémence n’osait même pas les regarder. Mais, par contre, elle regardait les cavaliers, pour la bonne raison que ceux-là ne la regardaient pas. Ayant pénétré sur une belle rue, elle vit là plusieurs de ces cavaliers qui, pour la plupart, allaient au pas de leurs chevaux. Ces gens semblaient se promener uniquement pour respirer l’air frais du matin ; elle remarqua aussi quelques gracieuses écuyères, vêtues de longues amazones, coiffées de petits chapeaux en feutre gris ou noir et d’une forme ronde. Mains gantées, manœuvrant la badine, se balançant sur la croupe de leurs montures ces femmes attiraient surtout l’attention de Clémence. Elle leur trouvait un air si heureux qu’elle était bien près de les envier. Là, sur cette rue, elle entendait résonner uniquement la langue anglaise. Oh ! si elle voyait, ainsi montée, la dame anglaise ! Elle saurait bien la reconnaître… Hélas ! non. Tous ces visages lui étaient inconnus. Mais si elle se trouvait revenue sur la rue de la dame anglaise ? Non… cette rue ne ressemblait pas à l’autre… à l’autre qu’elle pourrait reconnaître, lui semblait-il. Et elle regardait maintenant les belles maisons paisibles, avec leurs jardins et leurs arbres au feuillage tout frémissant.

Mais aucune de ces maisons encore n’avait de ressemblance avec celle de la dame anglaise. Et Clémence marchait… elle entrait dans une autre rue, moins belle, moins large, moins fréquentée, et, découragée tout à fait son cœur se glaçait. Pourtant, ce désespoir lui fit prendre la résolution d’interroger le premier passant…

Hélas ! la rue était déserte. Mais non, voici qu’un cavalier apparaissait à l’intersection d’une autre rue plus loin, et voici qu’il venait dans la direction de la jeune fille. Il approchait lentement et regardait droit devant lui. Son cheval était brun et d’allure fringante. Et à mesure qu’il approchait, Clémence pouvait le voir plus nettement. C’était un jeune homme, fort élégant et gracieux, serré dans une tunique de velours noir. Sous un chapeau de feutre gris s’échappaient les boucles de ses cheveux châtains. Clémence allait le croiser… elle lui décocha un long regard de curiosité. Avait-il fière mine un peu ce jeune homme ! Et il était tout jeune… un adolescent ! La rue était déserte, et dans une rue déserte un jeune homme doit nécessairement regarder la jeune fille qu’il y rencontre. Le cavalier regarda à son tour Clémence, Clémence qui, maintenant, marchait plus vite les yeux à terre. Et il parut tressaillir. Clémence était passée… Le cavalier se retourna sur sa selle et jeta un regard perçant à la jeune fille qui lui tournait maintenant le dos. Il arrêta son cheval, parut hésiter une seconde, puis d’une voix douce et agréable il appela :

— Mademoiselle…

Clémence s’arrêta net à trente pas environ du cavalier, et, rougissante, tremblante, elle regarda interrogativement celui qui l’avait interpellée. Or le cavalier descendit de cheval et, la rêne au bras, tirant sa bête après lui, l’inconnu s’approcha tout près de Clémence, la salua en retirant son feutre et en ébauchant une courte révérence.

— Je vous fais mes excuses, mademoiselle, balbutia le jeune homme l’air quelque peu embarrassé, mais votre vue vient de rappeler à mon souvenir une image dont on m’a fait l’esquisse hier. N’êtes-vous pas Mademoiselle Clémence ?

Mademoiselle Clémence !…

La jeune fille demeura interloquée, considérant avec la plus profonde stupéfaction ce beau cavalier inconnu qui, cependant, prononçait son nom ! Et lui aussi la considérait avec attention, une attention admirative… N’était-elle pas exquise cette enfant avec son beau visage de fleur qu’ombrageait le grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge ! La pauvreté de sa mise lui était une parure !

Aux temps anciens, que de bergères dans leurs haillons surpassaient en beauté et en grâce les princesses les plus admirées dans leurs luxueuses parures ! Si, des fois, la fleur sauvage a moins d’éclat que celle qui a reçu du jardinier un lit plus souple et un décor plus attrayant, n’exhale-t-elle pas, d’autre part, une grâce et une fraîcheur qui sur l’autre l’emportent de beaucoup ? La grâce de Clémence lui venait de la candeur de ses beaux yeux bleus, doux, profonds et purs. Elle venait encore de ce sourire timide et inquiet à la fois qui se jouait sur des lèvres qu’on eût dit tirées des pétales d’une rose. Et elle offrait encore cette beauté du teint et des lignes du visage comme on la découvre chez ces fillettes de dix ans, alors que l’ovale commence à se former doucement, discrètement. Et quel parfum de bonté et de vertu s’échappait de ce corps d’enfant issu des sillons généreux de la terre ! Beauséjour demeura lui aussi sans parole pour un moment, tellement il était fasciné par cette image rose et blonde que semblait animer un souffle de vie mystique. Et les yeux bleus de la jeune fille, quoique celle-ci parût très gênée, ne quittaient pas les siens. Il en devint aussi confus que celle qui tremblait devant lui. Il demanda encore, croyant qu’elle n’avait pas bien compris sa première question :

— N’êtes-vous pas la sœur de mademoiselle Mariette… la fille cadette du père Brunel qui travaille à la corvée ?

Le nom de Mariette et du père Brunel parut à Clémence une révélation.

— Oh ! Monsieur, s’écria-t-elle avec joie, vous connaissez Mariette ? vous savez où est mon père ?… Oui, je suis bien celle que vous avez appelée Clémence… Je suis la sœur de Mariette que je cherche… Je suis la fille cadette du père Brunel, mon pauvre vieux père, que je cherche aussi.

Quelques perles étincelèrent aux cils dorés de ses paupières.

— J’en étais certain, répliqua Beauséjour, car je vous ai reconnue de suite.

— Vous m’avez reconnue !…

La surprise et la confusion de Clémence redoublaient. Comment cet étranger pouvait-il la connaître et la reconnaître ? Elle attendait une explication, anxieuse et plus troublée.

— Votre père m’a parlé de vous mademoiselle, reprit le jeune étudiant. Il m’a tracé un si éloquent portrait de votre personne comme de votre sœur Mariette, que je ne pouvais ne pas vous reconnaître en vous voyant. De même je reconnaîtrais votre sœur.

— Vous la reconnaîtriez, dites-vous ? Vous ne l’avez donc pas vue, Mariette ?

Beauséjour vit dans ses grands yeux étonnés et lumineux une ombre d’angoisse.

— Hélas ! mademoiselle, je la cherche, ainsi que je vous cherchais.

— Vous me cherchiez !…

— Pour vous conduire à votre père.

— Ah ! vous savez où est mon père ?

Cette fois, l’angoisse fit place à une joie sans nom. Mais aussitôt son regard s’obscurcit sous la passée d’une nouvelle inquiétude, comme on voit un nuage passer dans le ciel bleu.

— Mais avant d’aller à mon père, balbutia-t-elle, il faut retrouver Mariette.

— Nous allons la retrouver. Seulement, mademoiselle, vous ne pouvez pas demeurer ici dans la rue, et vous avez l’air si fatiguée encore !

— C’est vrai, soupira la jeune fille avec un sourire triste. Pourtant, j’étais reposée ce matin quand je quittai la maison de cette bonne dame anglaise, mais voilà bien deux bonnes heures que j’erre çà et là par les rues de la ville où je m’égare de plus en plus. À propos, Monsieur, ajouta naïvement la belle enfant, pourriez-vous me reconduire chez cette bonne dame anglaise ?

Beauséjour sourit.

— Savez-vous son nom ?

— Hélas ! non, monsieur.

— Et la rue où elle demeure ?

— Pas davantage, répondit Clémence en rougissant de confusion.

— Voilà une dame assez difficile à retrouver, quoique, à dire vrai, il n’y ait là rien d’impossible. Mais si vous voulez avoir confiance en moi je sais une dame, mais une dame canadienne cette fois, qui se fera un plaisir de vous donner l’hospitalité et qui vous traitera tout aussi bien que votre mère.

— Mais Mariette ? mon père ?…

— Je sais où travaille votre père… Soyez tranquille quant à lui. Une fois que vous serez à l’abri et sous la protection de personnes qui auront pour vous tous les égards, je trouverai Mariette. Voulez-vous venir ?

Il lui tendit son bras avec une humble galanterie.

— Et où me conduirez-vous, Monsieur ? interrogea la jeune fille quelque peu méfiante.

— Chez ma tante qui habite aux Ursulines, c’est comme ma mère, elle sera aussi comme votre mère. Venez !

Il avait l’air si bon, si généreux, si brave. Clémence, plus gênée, plus confuse, passa son bras tremblant sous celui du beau cavalier. Lui, avisant un poteau de pierre, dit :

— Je vais laisser mon cheval ici, je reviendrai le prendre. Le couvent des Ursulines est tout près d’ici.

Il attacha la bête au poteau, la caressa de la main, lui dit quelques mots bienveillants qu’elle parut comprendre, car elle hennit doucement et encensa de la tête comme pour dire qu’elle attendrait volontiers le retour de son maître.

Bras dessus bras dessous, comme deux amoureux, le jeune homme et la jeune fille s’en allèrent, silencieux d’abord. Puis, Beauséjour se mit à parler de sa tante. Mme Laroche, qui était si bonne…

À la fin, la jeune fille se sentait toute contente, fière et heureuse d’avoir rencontré ce jeune et galant cavalier qui, elle n’en doutait plus, lui ferait retrouver son père et sa sœur. Au fond de son cœur se formulaient mille pensées de reconnaissance pour son protecteur, mais elle n’oubliait pas non plus de remercier Dieu de l’avoir secourue si opportunément.

Mme Laroche était une femme de soixante ans environ, mais encore fraîche et vigilante. C’était une femme d’une grande distinction de manières, et on la disait fort pieuse et très charitable. Elle reçut Clémence avec une bienveillance et une tendresse qui firent grandement plaisir à la jeune fille.

Lorsque le jeune homme eut confié à sa tante les détails de l’aventure arrivée aux deux jeunes filles, Clémence et Mariette, et quand il se vit rassuré sur le sort de Clémence, il prit congé pour se mettre immédiatement à la recherche de Mariette. Mais avant d’entreprendre ces recherches il pensa qu’il serait peut-être à propos d’aller à la brèche pour informer le père Brunel de sa rencontre du matin, et pour lui donner l’espoir que bientôt il pourrait embrasser ses deux filles. Il alla donc reprendre son cheval remonta dans les étriers et se dirigea vers la brèche.


X

OÙ BARTHOUD TROUVE SON MAÎTRE


On se rappelle l’étonnement du père Brunel, pour ne pas parler de la surprise des autres galériens, quand, ce matin-là, il eut constaté la disparition de Beauséjour.

Naturellement l’évasion du pseudo-Laroche fit une sensation bien autrement piquante parmi les factionnaires, soldats et officiers de la caserne. À cette nouvelle Barthoud surgit tout blanc de colère et de stupeur. Il apostropha ainsi le père Brunel :

— Hé là ! père Brunel, voulez-vous me dire où s’est fourré ce drôle de Laroche ?

Il ne pouvait pas croire encore que Laroche eût pris la poudre d’escampette.

Le père Brunel se mit à rire.

— Si je veux vous le dire ? répondit-il à Barthoud. Je le veux bien. Mais comment pourrai-je vous le dire, puisque en me réveillant il n’y avait pas de Laroche à côté de moi ? Car s’il s’est caché quelque part, c’était pendant mon sommeil.

— Vous êtes sûr de ne pas me mentir ?

Le vieux perdit son sourire et son air jovial.

— Mentir, moi ? Depuis quand ai-je l’air d’un menteur ? Voyons, dites !

Il y avait comme une sorte de défi dans ces paroles. Et puis on voyait des éclairs qui ne voulaient dire rien de bon. Au reste, depuis le jour précédent, disons que le vieux sentait quelque chose de terrible gronder en lui. Il n’aurait su dire quoi. Son sang n’était plus aussi calme que d’ordinaire. Parfois dans sa tête passaient des bouffées de chaleur qui l’étourdissaient et l’inquiétaient en même temps. Il se demandait :

— Est-ce que je vais être malade, à présent ? Il ne manquerait plus que ça !

Sous les regards menaçants et soupçonneux de Barthoud cette agitation singulière en lui, cette sorte de ferment intérieur qui l’énervait prenait de la force et de l’ampleur. Il avait peur presque que quelque chose dans sa tête ou dans son cœur n’éclatât.

Barthoud ne voulut pas insister sur le moment. Il retourna sa mauvaise humeur contre les deux factionnaires ébahis et stupides, et commanda de chercher dans la caserne et dans la cave.

Dans la caserne on ne trouva nulle part le disparu. C’était du mystère !

Deux soldats munis de lanternes descendirent à la cave pour y poursuivre les recherches. Ils remontèrent peu de minutes après, blêmes d’épouvante, suffoqués de stupeur, et annoncèrent que le cachot de Jaunart était vide !

Cette fois, Barthoud étouffa de rage.

Il courut à la cave et constata de ses propres yeux que le cachot de Jaunart était bien vide, que le cadenas de la porte de fer avait été coupé par une lime. C’était clair : Laroche dans le cours de la nuit avait donné la liberté à Jaunart. Donc, ce Laroche était un ami de Jaunart… donc aussi, un ami du père Brunel… donc encore, le père Brunel savait quelque chose !

— Allons ! grommela Barthoud, je saurai bien la vérité tout à l’heure !…

Il était cinq heures… l’heure de partir pour le travail de la journée. Les équipes sortirent une à une puis la dernière, celle du père Brunel, s’achemina avec son escorte de soldats vers la brèche.

Le travail avait repris, monotone et accablant. Le père Brunel étendait le mortier sur la maçonnerie, puis y ajustait la pierre que Gignac lui apportait.

Barthoud, après s’être promené une heure, s’approcha de la maçonnerie. Il était pâle, agité et avait l’air quelque peu songeur. Dame ! ne lui demanderait-on pas compte du « glébard » évadé ? Et Barthoud avait des ambitions… Dans l’armée, lorsqu’on est lieutenant on peut penser à devenir capitaine, et pour devenir capitaine il faut bien faire un peu de zèle, lécher un peu les pieds, et, enfin, ne jamais commettre la moindre faute ou erreur non par simple acquit de conscience ou pour l’amour du devoir qui s’impose, mais uniquement pour atteindre la promotion et la solde qui en découlent.

Et Barthoud pensait ceci :

— Le père Brunel en sait plus long, que je ne saurais l’imaginer sur la disparition de Laroche et l’évasion de Jaunart, et pour conserver mon prestige auprès de mes chefs il importe que je lui fasse avouer la vérité ; ensuite, ce ne sera qu’une question d’heures pour remettre la main sur les deux fugitifs.

Mais là Barthoud éprouvait un frisson intérieur au souvenir de Laroche, car, par une divination tout à fait extraordinaire, il croyait reconnaître sous le masque de Laroche la physionomie quelque peu narquoise de Beauséjour.

— Oh ! pensa-t-il avec une rage croissante, comment n’ai-je pu reconnaître de suite ce jeune coq persifleur ? Beauséjour… oui, seul Beauséjour était capable d’une telle audace !

Il se trouva bientôt près du père Brunel.

— Allons ! père Brunel, commença-t-il sur un ton enjoué et cajoleur, vous ne me ferez pas accroire que vous ignoriez ce matin la disparition de Laroche. Je sais bien moi, que vous savez quelque chose.

— Quand je vous assure, monsieur l’officier…

— Tut ! Tut ! se mit à rire avec contrainte Barthoud… Et je gage que vous saviez aussi que Jaunart était hors de son cachot ?

— Mais non, je ne savais rien de rien.

Barthoud scrutait minutieusement les traits du vieux dans l’espoir de saisir sa pensée et un indice de la vérité ; mais le visage du père Brunel demeurait calme ; tout au plus aurait-on pu y voir glisser de temps à autre une fugitive ombre de mélancolie.

— Tenez, se mit à rire Barthoud, vous ne savez vraiment pas mentir, père Brunel. Quand vous me dites que vous ne savez rien de rien, moi je lis sur votre visage que vous savez tout. Voulez-vous que je vous dise quelque chose qui va vous surprendre ?

— Voyons voir…

— Je veux vous dire que ce… Laroche n’était pas Laroche !

Le père Brunel tressaillit assez visiblement. Barthoud sourit ironiquement et reprit aussitôt :

— Je savais bien que je vous causerais une surprise.

— Mais non, ce n’est pas une surprise… Je me demande seulement ce que vous voulez dire par Laroche n’était pas Laroche.

— Ah ! je vois que vous aimez que les choses vous apparaissent claires comme de l’eau de roche ou comme un beau jour, ricana Barthoud. Eh bien ! écoutez, père Brunel : ce Laroche c’était simplement… Beauséjour !

Et pour que les autres n’entendissent pas, Barthoud avait murmuré ce nom à l’oreille du vieux maçon, et il avait bien compté que cette fois le vieux se trahirait tout à fait. Il n’en fut rien : le père Brunel demeura tranquille ; seulement, il manœuvra plus vivement sa truelle sur la maçonnerie.

À quelques pas en arrière des deux hommes les autres manœuvres travaillaient lentement tout en jetant sur le père Brunel et l’officier un regard furtif et curieux. Et à quelque vingt pas plus loin, sur une ligne horizontale et immobile, les dix soldats anglais demeuraient toujours semblables à des statues de porphyre.

Devant la physionomie impassible du père Brunel et son mutisme Barthoud fronça les sourcils, et il parut secoué par un frisson d’impatience. Pourtant, il réussit à se contraindre. Puis, approchant encore sa bouche de l’oreille du vieux paysan, il murmura :

— Père Brunel, si vous voulez me dire la vérité, je vous ferai libérer, et vous retournerez auprès de votre femme et de vos filles. Voyons, dites !

— La vérité ? fit le vieux en hochant la tête d’ennui… mais je vous dis rien que la vérité. D’ailleurs, vous-même venez de dire que je ne sais pas mentir.

— C’est vrai ce que j’ai dit et je le soutiens. Voyez-vous, le nez vous tremble, comme on dit aux enfants.

— Ah ! non, mon nez ne tremble point, je vous assure. Ah ! puis, à la fin, ajouta avec impatience le vieux, si je vous demandais de me laisser tranquille, voulez-vous ?

Une chose certaine, c’est que toute cette histoire-là ne m’intéresse point.

— Prenez garde, père Brunel, menaça Barthoud que la fermeté du vieux irritait, que je vous accuse de complicité avec Beauséjour dit Laroche, ou Laroche dit Beauséjour. Savez-vous que j’ai une bonne envie de vous faire enfermer dans ce même cachot ou j’ai fait mettre avant-hier votre Jaunart ?

— Je vous défie bien de me mettre dans un cachot quand je ne l’ai pas mérité, riposta le vieux.

— Vous l’avez mérité, père Brunel… vous êtes un complice de Beauséjour !

— Non ! Tu mens, Barthoud ! cria le père Brunel en lâchant sa truelle.

Et l’on vit le vieux devenir tout blanc de colère.

— Je ne mens pas, repartit Barthoud, en élevant la voix. Et gare à cette cravache, glébard, si tu m’outrages !

— C’est assez, Barthoud ! dit le père Brunel sur un ton dur et en rendant défi pour défi. Si tu lèves ta gueuse de cravache, je te l’arrache et t’en fouette avec !

C’étaient deux colosses, à vrai dire, que ces deux hommes qui échangeaient des menaces, et c’étaient deux colères bien près d’éclater et de foudroyer. Mais lequel des deux pourrait l’emporter ? Certes, Barthoud, plus jeune, avait plus de souplesse et d’agilité ; le père Brunel, vieilli et lourdaud, possédait des muscles de fer, et, en plus, son habitude à soulever des poids énormes pouvait lui donner un avantage appréciable. Les deux hommes se dressaient haut et fier et face à face, et, ma foi, le vieux paraissait dominer le jeune officier.

Celui-ci leva rapidement sa cravache. Mais déjà la main gauche du père Brunel l’attrapait au vol, cette main arrachait la cravache et l’envoyait de l’autre côté du mur de maçonnerie.

Barthoud poussa un cri sauvage et se jeta en même temps à la gorge du paysan. Celui-ci saisit aussitôt d’une vigoureuse étreinte l’officier, le souleva de terre avec une prodigieuse facilité et voulut l’envoyer rejoindre la cravache par-dessus le mur. Impossible… Barthoud venait de s’agripper fermement à son adversaire, de sorte que les deux hommes s’enserraient avec énergie l’un et l’autre. Le père Brunel, qui portait sur lui tout le poids de l’officier, buta contre une pierre et perdit l’équilibre. Toutefois, il ne lâcha pas sa prise : les deux hommes roulèrent lourdement en bas du talus.

Le travail avait cessé, et les compagnons du vieux paysan canadien regardaient la scène avec curiosité et appréhension à la fois.

Quant aux soldats, instinctivement ils avaient épaulé leurs fusils dans le dessein d’abattre, sans nul doute, l’ennemi de leur officier ; mais ils ne pouvaient tirer, ou, du moins, ils ne l’osaient pas crainte de tuer Barthoud et le père Brunel du même coup. Car les deux adversaires roulaient l’un sur l’autre sans desserrer leur étreinte. Ce ne serait plus qu’une lutte d’endurance, et cette lutte était silencieuse ; tout au plus pouvait-on entendre la respiration rauque de l’officier. Et ce ne fut pas long. Par on sait quel tour de force le père Brunel fit lâcher prise à l’officier, et à ce moment on put entendre celui-ci proférer une lourde plainte de douleur… Peut-être le Canadien avait-il pu casser les reins du Suisse ? Quoi qu’il en soit, on vit Barthoud étendre les bras et renvoyer sa tête en arrière… Alors le père Brunel l’empoigna aux hanches, se souleva à demi, puis enlevant Barthoud pour la seconde fois au bout de ses bras, il l’éleva en l’air et le jeta plus loin, comme il eût lancé un roc. Et Barthoud alla s’écraser sur un rond d’herbe.

Et les soldats, stupéfiés, n’avaient pas encore osé tirer sur le paysan. Mais lorsque celui-ci se fût débarrassé de son adversaire, alors seulement les soldats sortirent de leur torpeur. Quatre d’entre eux se jetèrent prestement sur le vieux et lui lièrent les deux mains derrière le dos. Le père Brunel n’opposa pas de résistance. Tranquille, il souriait en regardant Barthoud qui, tout courbaturé, tout livide, tout chancelant se relevait, mais bien près de retomber sur sa couche d’herbe. Si par hasard, il eût échoué, dans son vol, sur un lit de pierre, il est certain qu’il ne se serait pas relevé, du moins pas si rapidement ni si aisément.

Il se releva donc tout pâmé et à demi brisé, mais il se releva aussi avec la rage de tuer. Peut-être, dès qu’il pourrait parler, commanderait-il à ses soldats de tuer comme un chien le brave Canadien. Mais ce fut le père Brunel qui parla le premier :

— À c’t’heure, Barthoud, tu peux me faire mettre au cachot si ça te plaît. Je voulais te donner une leçon, tu l’as eue, je suis content !

Barthoud parvint à rugir quelque chose d’atroce. Il se contint en voyant paraître Beauséjour de l’autre côté de la maçonnerie, Beauséjour, fier, souriant et narquois et toujours monté sur son cheval brun.

— Ah ! ah ! fit-il placidement, il y a donc de l’orage par ici ce matin !

La surprise et l’émotion clouaient les langues dans les bouches, et personne ne parla ; seuls les yeux, mais aux expressions les plus diverses, se fixaient sur le jeune cavalier.

Lui aperçut tout à coup la cravache de l’officier à quelque pas sur le sable du chemin. Il descendit de cheval, ramassa la cravache, l’examina d’un œil moqueur, et dit :

— Je parie, Monsieur Barthoud, que ce jouet vous appartient…

Il la rejeta par-dessus la maçonnerie, en sens inverse naturellement, et le « jouet » vint s’abattre aux pieds de son propriétaire. Barthoud ne la releva point : peut-être ses reins à demi cassés ne lui permettaient-ils pas la moindre gymnastique. Seulement, cette fois il put retrouver ou déclouer sa langue.

— Toi, mon freluquet, gronda-t-il d’une façon féroce, tu auras affaire à moi avant longtemps. Va-t’en !

— Quand ça me plaira, je m’en irai, rétorqua Beauséjour avec le plus bel aplomb. D’ailleurs, je ne veux pas être longtemps, j’ai à faire au père Brunel une communication importante.

Le vieux paysan souriait doucement au jeune homme.

— Rendez-lui la liberté de ses mains ! commanda Beauséjour sur un ton autoritaire et qui n’avait plus l’air de plaisanter.

Le Suisse parut impressionné par ce ton.

— C’est bon, grommela-t-il, mais à condition qu’il ne recommence plus.

— Oh ! sourit le père Brunel, sois tranquille, Barthoud ; je t’ai dit que je suis content, puisque je t’ai donné une leçon.

Barthoud, qui redoutait quelques dures réprimandes de la part de ses supérieurs au sujet de l’évasion de Jaunart et ne voulant pas, pour le moment du moins, user de trop de rigueur, commanda à l’un de ses soldats de délier les mains du Canadien.

Tranquillement, celui-ci reprit sa truelle, tandis que l’officier se retirait à l’écart, plus loin près du rempart, pour secouer la poussière qui maculait son bel uniforme. Toutefois il ne manquait pas de décocher à nos amis des regards mortels.

Mais qu’importait, maintenant, à Beauséjour et au père Brunel ! Celui-ci narra au jeune homme les premiers détails de cette affaire, puis Beauséjour raconta comment il avait retrouvé Clémence. Il ajouta :

— À présent je vais tâcher de découvrir le gîte de votre Mariette, car il est certain que de bonnes gens l’auront hébergée. Ensuite, père Brunel, je travaillerai à votre libération. Patientez donc et ayez foi, ce ne sera pas long !

Le jeune bourgeois murmura encore quelques paroles d’encouragement et d’espoir aux autres travailleurs, puis s’en alla.

Une fois Beauséjour disparu, Barthoud, qui n’avait pas tenu à laisser voir sa honte, s’approcha du père Brunel et prononça à voix basse et sur un ton concentré :

— Père Brunel, tout ça n’est pas fini. Je vais vous rapporter comme dangereux. Je ne vous mettrai pas au cachot, mais je vais vous faire lier les mains en attendant qu’il soit décidé de votre sort.

Sitôt dit, il s’éloigna un peu du maçon et appela deux soldats à qui il donna des ordres. Les soldats, pour obéir à leur officier, s’approchèrent du père Brunel et lui passèrent une chaîne aux deux poignets. Le paysan ne se rebella point ; il se borna à sourire d’abord avec un air dédaigneux, puis dit en regardant Barthoud, impassible en apparence, à quelques pas de là :

— Si je le voulais, on ne me mettrait pas cette chaîne-là. Mais bah ! vois-tu, Barthoud, je suis content de la leçon que je viens de te donner.

Et le vieux se mit à rire doucement.

Certes, avec cette chaîne à ses poignets il ne lui était pas facile de travailler, mais ça allait quand même, et moins vite seulement. Tant mieux il se ménagerait, voilà tout !

Un peu plus tard, les compagnons du vieux paysan voulurent savoir comment il s’était fait que lui, le paisible père Brunel, se fut rebellé contre l’officier provocateur.

— Pour moi, fit Michaud, ça m’étonne bien ; il faut que ça vous ait pris comme un coup de pistolet.

— C’est vrai, mes amis, ça m’a pris comme ça. Pourtant, faut bien dire, pour dire vrai, que depuis deux jours je sentais comme une boule dans le creux de l’estomac, il y avait-là quelques chose qui me brûlait. Eh ! bien ! c’était ça… Voyez-vous, il fallait que quelque chose arrive. Et encore je me demande maintenant si c’est pour tout de bon cette boule-là. Mais c’est égal, je suis content ; il me semble seulement que Barthoud méritait mieux que ce que je lui ai donné. N’importe si ça recommence, ma foi, et j’en demande bien pardon au bon Dieu à l’avance… oui, si ça recommence, cette fois-là je lui casse les reins tout net !

Et le maçon de sa main nerveuse et enchaînée étendit une couche de mortier sur la pierre.

Les autres demeurèrent un moment pensifs, et ils savaient que le vieux Canadien était capable de faire comme il disait ; mais une chose inquiétante ; il pourrait bien lui arriver malheur, au pauvre vieux !

Gignac, tourmenté pas quelque mauvais présage qu’il n’aurait su définir, murmura à ses compagnons :

— Les amis, si Barthoud veut encore brutaliser le père Brunel, il faudra qu’on trouve un moyen de l’empêcher, car il finira certainement par arriver un malheur !

Les autres approuvèrent d’un hochement de tête plutôt dubitatif ; puis le travail reprit dans un silence inquiétant.

Ce même jour, vers les deux heures et demie de relevée, peu après la reprise du travail à la brèche, on entendit le père Brunel pousser une exclamation joyeuse ; puis on le vit abandonner sa truelle, lever ses deux mains enchaînées, tendre les bras au-dessus de la maçonnerie, puis chanceler comme s’il allait tomber. Or, les yeux se portaient aussitôt sur une jeune fille qui venait d’apparaître de l’autre côté du mur.

— Mariette !… Mariette !… proféra le vieux d’une voix pleine de sanglots.

Et il continuait de tendre ses mains enchaînées et maculées de mortier et de chaux.


XI

PÈRE ET FILLE


Sur le moment la jeune fille demeura surprise et incapable de faire un mouvement. Elle considérait son père d’un œil hagard. Était-il possible qu’on traitât ainsi son bon père ? Alors la souffrance supplanta la surprise, et d’abondantes larmes coulèrent sur ses belles joues.

— Ô mon Dieu ! cria la belle enfant dans le flot de ses larmes, est-il possible que les Anglais soient si inhumains !

— Ah ! ma fille, ne blâme pas les Anglais… Non ! non ! ne jette le tort à personne, car, vois-tu, c’est ma faute !

Et il laissa tomber ses mains lourdement et pencha la tête comme si, véritablement, il eût éprouvé le remords d’une faute.

Mariette passa une main nerveuse sur ses joues mouillées, elle sauta sur la maçonnerie, courut à son père et se jeta à son cou.

Les travailleurs, les soldats et Barthoud demeuraient immobiles, silencieux et troublés, peut-être, par cette scène douloureuse.

Le père étreignait sa fille doucement ; la fille tenait ses lèvres collées sur le front ravagé de son père. Tous deux pleuraient encore en silence, incapables qu’ils se sentaient de proférer une autre parole.

Mariette, enfin, parut voir pour la première fois les spectateurs de cette scène, et un instant elle les considéra avec une sorte d’étonnement. Puis son regard clair, plus clair, semblait-il, dans la rosée qui les humectait, s’arrêta sur l’officier. Était-ce divination ?… Le regard se fit accusateur, il pesa un moment avec persistance sur Barthoud… Et lui, Barthoud, malgré lui, sans le vouloir assurément, se mit à reculer, puis il tourna le dos et alla reprendre sa marche accoutumée dans l’ombre des remparts. On eût dit que le regard candide et pur de la jeune fille l’avait épouvanté. Celle-ci reporta ses yeux sur le maçon pour le considérer encore d’un air douloureux. Puis elle s’écarta un peu prit ses mains enchaînées et sembla les soupeser. Un rapide coup d’œil lui fit découvrir que les autres travailleurs n’avaient pas leurs mains ainsi enchaînées.

— Mais pourquoi, mon pauvre père portez-vous cette chaîne, quand les autres n’en ont point ? demanda-t-elle.

Le vieux l’embrassa et répliqua :

— Ne blâme personne, Mariette, c’est ma faute, je te l’ai dit !

— Non ! moi je crois que c’est cet homme-là…

Du regard elle désignait Barthoud qui s’éloignait le long de la muraille.

— Oui, c’est sur son ordre, avoua le vieux. Mais vois-tu une fois encore, c’est ma faute… je me suis rebellé.

— Ah ! mon père… mon pauvre père s’écria la jeune fille en échappant de nouvelles larmes, il ne se peut pas que cela dure ainsi. Il n’est pas possible que vous restiez ici ni qu’on vous traite davantage comme un esclave. Je vais vous emmener, car ma mère m’envoie vous chercher…

— Ah ! oui, ta mère, ma pauvre enfant… parle-moi un peu de ta mère !

Mariette lui confia la maladie de la pauvre femme, et aussi la longue route qu’elle Mariette, avait faite en compagnie de sa sœur Clémence.

— Et Clémence… tu ne sais pas ce qu’elle est devenue ? Pauvre et chère Clémence… Ah ! tous les malheurs vont-ils m’atteindre en même temps.

— Ne vous inquiétez pas trop, mon bon père, sur le compte de Clémence, car je vais la retrouver. Ah ! elle n’est pas perdue, allez. C’est une bonne dame anglaise qui nous a offert sa protection et nous a emmenées dans sa maison. Moi, trop impatiente j’ai voulu me mettre de suite à votre recherche, et je suis partie. Je me suis bientôt égarée dans la ville. La femme d’un tavernier m’a recueillie. Ici, voyez comme la Providence est bonne ce matin je me suis trouvée en présence de Jaunart…

— Jaunart ?

— Oui, il avait passé une partie de la nuit dans cette taverne. Alors, il m’a parlé de vous, puis d’un sieur Beauséjour et comment ce dernier l’avait délivré d’un affreux cachot.

— Mais Jaunart… tu me parles de lui comme s’il était dans la ville ?

— Il en est parti ce matin, il est parti en m’enseignant le chemin de cette brèche, il est parti pour aller, m’a-t-il promis, veiller sur ma mère. Alors, j’ai cherché cette brèche, et je vous retrouve… Mais comme j’étais loin de penser que je vous retrouverais ainsi avec cette chaîne affreuse à vos poignets !

— Oh ! ne te fais pas de peine davantage, ma bonne Mariette, je ne souffre pas ; je suis tranquille et content. Ah ! si seulement je pouvais te prendre dans mes bras !

La jeune fille esquissa tout à coup un geste d’énergie.

— Attendez, proféra-t-elle, je vais vous faire ôter cette chaîne, moi, et demain je vous ferai libérer, vous allez voir !

Surpris, le vieux la vit sauter en bas de la pierre et marcher vivement et hardiment vers Barthoud. Non moins surpris que le vieux maçon, l’officier regarda venir à lui cette enfant… cette enfant au front chargé de courroux.

— Monsieur, dit Mariette en s’arrêtant à deux pas de l’homme, n’avez-vous pas de pitié dans l’âme et laisserez-vous mon pauvre père ainsi enchaîné !

— Ah ! fit Barthoud avec une surprise simulée, c’est votre père ça, le vieux Brunel !

À deux pas seulement de la jolie brunette, Barthoud pouvait à son aise considérer sa candide beauté, et il ne put dérober dans ses regards le sentiment d’admiration qu’il éprouvait.

Mariette prit cette admiration pour une lueur de pitié, et elle eut confiance.

— Oh ! monsieur, vous allez faire tomber cette chaîne, n’est-ce pas ! Ce n’est pas un meurtrier, mon père, vous le savez bien !

— Non, mademoiselle, sourit Barthoud, votre père n’est pas un meurtrier ; tout de même laissez-moi vous dire qu’il est dangereux. Ne vous a-t-il pas confessé qu’il a osé se rebeller à mes ordres !

— Oui, mais parce qu’on a été inhumain à son égard.

— Erreur, mademoiselle, on a été trop bon pour lui, il a voulu abuser.

— Soit. Mais c’est passé. Détachez ses mains maintenant. Il sera tranquille et calme, je vous l’assure, et il me le promettra à moi. Car il n’est pas méchant mon père…

— Non, monsieur, il n’est pas méchant… Ah ! c’est nous, ses enfants, qui le savons. Jamais il ne nous a dit un gros mot. Il est aussi bon que du bon pain, Monsieur, déliez-lui les mains, c’est trop barbare de le faire travailler ainsi !

— Mademoiselle, je le regrette bien, je ne peux pas me rendre à votre désir.

Au fond, Barthoud était content de voir le vieux Brunel ainsi humilié aux yeux de sa fille. N’était-ce pas déjà une sorte de vengeance pour lui ?

La jeune fille eut le sentiment qu’elle se heurtait à un être sans entrailles et brûlé de fiel et de haine ; elle lui décocha un long regard plein du plus grand mépris, tourna les talons et revint à son père. Pourtant elle ne put s’éloigner tout à fait sans jeter derrière elle ces paroles prophétiques.

— C’est bien, restez sans cœur, mais Dieu, un jour, saura vous châtier !

Et, revenue à son père, elle dit avec dégoût :

— Ah ! quel rustre et quel barbare, mon père !

— Mariette, vaut mieux ne pas s’occuper de ces sortes de gens. Faut les laisser faire, et souviens-toi que les brutes ont toujours leur tour.

— Oh ! je ne veux pas leur souhaiter du mal : tout de même il serait juste qu’ils fussent punis pour leur méchanceté.

Après ces paroles Mariette passa une fois encore ses bras au cou de son père et se remit à pleurer ; dans le silence qui régnait aux alentours on pouvait entendre distinctement ses sanglots.

Le père Brunel voulut l’apaiser.

— Ne pleure plus, Mariette, ça me fait mal de te voir pleurer. Souris-moi et pense que tout ça finira un jour ou l’autre. Voyons, ma pauvre petite fille, tu me brises l’âme avec ta douleur et tes larmes !

De plus fort en plus fort Mariette sanglotait. En voulant arrêter ses pleurs pour faire plaisir à son père, c’était comme une digue qui se dressait dans sa gorge et qui se brisait ensuite. Alors des étouffements grondaient dans sa poitrine, tout son être était violemment secoué, et le flot des pleurs un moment retenu débordait à nouveau. Ce fut une minute si navrante que tous les cœurs furent crispés d’émotion.

Barthoud, peut-être pour apaiser les troubles de sa conscience, décida de mettre fin à cette scène.

— C’est assez ! cria-t-il durement. Allons, vous autres, au travail ! Père Brunel, à l’œuvre !

C’était pour Mariette un ordre indirect de s’en aller.

Le père Brunel sentit son cœur de père tressaillir comme sous un affront.

— Barthoud, cria-t-il en pâlissant de colère, prends garde… prends garde ! Un père qui défend sa fille, c’est dangereux !

Et l’on voyait ses mains trembler, ses lèvres se serrer avec force comme pour arrêter la riposte sanglante, l’invective, et ses yeux gris étincelaient. De nouveau l’orage grondait au cœur de ce malheureux, et il était à craindre que la tempête n’éclatât avec plus de violence et ne poussât l’homme qu’elle bouleversait à faire un geste fatal.

Mariette comprit de suite qu’il valait mieux obéir à l’ordre de l’officier et s’en aller.

— Allons ! prenez courage, mon père. Je m’en vais, mais pour revenir. Je reviendrai demain vous chercher, dussé-je aller me traîner aux pieds du Gouverneur ! À demain, bon père, à demain !

Elle s’enfuit en pleurant…

Le père Brunel voulut reprendre son travail, il s’affaissa tout à coup sur les pierres, à demi inconscient. L’émotion était trop forte.


XII

OÙ JAILLIT L’ÉTINCELLE DE L’AMOUR


Au soir, Beauséjour se présentait chez sa tante qu’il trouva en compagnie de Clémence. Celle-ci, renversée sur un canapé, pleurait ; Mme Laroche, assise sur un fauteuil et tout près de la jeune fille, se dépensait en de vaines paroles de consolation. Et toute la journée s’était passée ainsi : Clémence n’avait cessé de supplier qu’on la conduisit à son père et de demander Mariette. Souvent aussi elle avait jeté le nom de sa mère, comme si elle eût voulu l’appeler à elle, à son secours. Et la pauvre fille avait eu des crises terribles dont s’était grandement effrayée Mme Laroche qui s’épuisait en efforts pour calmer l’angoisse et les souffrances de sa protégée. Des religieuses étaient venues apporter leur appui, mais leurs paroles de douceur et de compassion n’avaient pas semblé avoir plus d’effet que celles de Mme Laroche. On désespérait donc de ramener la paix et le calme dans l’esprit tourmenté de la jeune fille, lorsque parut Beauséjour.

— Ah ! mon ami, s’écria la dame avec un accent de désespoir qui frappa le jeune homme, c’est bien terrible… Vois-la, elle a été ainsi tout le jour. Te l’avouerais-je ? sa douleur me fait autant de mal qu’à elle-même.

Ces paroles avaient été dites à voix basse, et Clémence n’avait pas paru entendre, de même qu’elle n’avait pas remarqué la présence du visiteur ; elle demeurait presque inconsciente dans sa douleur.

Ses deux mains appuyées sur un bras du canapé et le front sur les mains, Clémence demeurait immobile ; mais de temps à autre, cependant, son corps frémissait sous le choc d’un sanglot comprimé et qu’on entendait à peine. À ce moment la douleur de la jeune fille était une douleur silencieuse.

Ému par les paroles que venait de prononcer sa tante et plus encore par la vision qu’il avait devant lui, le jeune étudiant demeurait muet et considérait avec attendrissement la fille du père Brunel. Il ne voyait pas son visage, mais il pouvait laisser ses yeux se reposer dans un admirable fouillis de bouches blondes qui recouvraient à demi une nuque d’une blancheur de lait. Un lustre à six bougies suspendu au centre de la pièce permettait au jeune homme d’avoir une vision nette de la jeune fille. À cet instant il ressentait pour elle un attrait particulier, et il eût été tenté de caresser du bout des doigts les boucles d’or répandues sur la nuque d’ivoire. Cet attrait n’était pas tout nouveau : le matin de ce jour le jeune homme avait été frappé par la candide beauté de Clémence, par la fraîcheur de son visage, la délicatesse de ses traits et la pureté de ses yeux. La jeunesse exquise de cette étrangère avait semblé agir comme un aimant sur sa propre jeunesse. Il y a ainsi dans la vie de ces rencontres imprévues où des cœurs se comprennent par la seule image des yeux. Beauséjour, ce soir-là, croyait donc sentir mieux qu’un simple attrait de sympathie et de ce fait son émotion grandissait au point de faire battre son cœur violemment et d’empêcher toute parole de résonner entre ses lèvres. Il se bornait à considérer d’un regard tendre la fine silhouette de Clémence.

Mme Laroche lui fit signe de prendre un siège. Le jeune homme alors fit quelques pas pour aller s’asseoir sur un fauteuil disposé non loin de celui de sa tante. Ce bruit, quoique les pas du visiteur eussent été étouffés par le tapis qui couvrait le plancher, parut agir sur l’ouïe de Clémence ; elle leva sa tête et de suite le rayon de ses yeux rencontra la silhouette de Beauséjour.

Elle sourit… sourire de joie, de reconnaissance, d’espoir. Ah ! ce beau jeune homme qui, le matin, lui était apparu comme une providence, n’était-ce pas le vrai consolateur ? Et Clémence, un peu gênée cette fois, prit aussitôt une position plus convenable sur le canapé, et avant même que n’eût vibré la première parole de compassion que s’apprêtait à dire Beauséjour, Clémence, disons-nous, demanda avec un accent que la crainte ou l’espoir faisait trembler étrangement :

— Oh ! monsieur, voulez-vous me dire bien vite si vous m’apportez des nouvelles de Mariette… si vous avez pu retrouver ma sœur ? Car vous m’avez promis de me la ramener…

Elle se tut brusquement et elle le regarda avec une fixité qui le surprit et le troubla. Il ne put, sur la minute, que balbutier quelques paroles incohérentes.

— Que dites-vous, reprit Clémence avec un accent douloureux cette fois, vous ne m’apportez donc pas les nouvelles que j’ai tant espérées tout le jour ? Ah ! vous ne me ramenez pas ma sœur Mariette…

Il se fit un bruit dans sa gorge, quelque chose ayant la résonance d’un râle, et la jeune fille, perdant la voix, se laissa tomber sur le canapé en pleurant.

— Mademoiselle, balbutia encore le jeune homme, mais d’une voix plus compréhensible… mademoiselle dit-il, je pense que demain je pourrai vous ramener votre sœur. Ne désespérez pas, je vous promets que demain…

Clémence, relevant à demi sa tête, l’interrompit.

— À quoi bon, monsieur, de parler de demain ! Quoi ! ne voyez-vous pas que demain je pourrai être morte.

Elle retomba aussitôt dans son désespoir et ses larmes intarissables.

— Mon Dieu ! murmura Mme Laroche d’un air tout à fait découragé, que faire ! que faire !…

Beauséjour lui-même se sentait pris par le même découragement.

Pendant plusieurs minutes aucune parole ne fut échangée. Les regards apitoyés de la tante et du neveu demeuraient posés sur la jeune fille prostrée.

Tout à coup Beauséjour releva la tête et regarda Mme Laroche.

— Ma tante, dit-il à voix très basse j’ai une idée. Voulez-vous me laisser seul avec elle ? Je pense que je pourrai lui rendre le courage et l’espoir.

— Je ne demande pas mieux, mon cher ami, et je souhaite que tu réussisses là où, même avec mes aptitudes de femme, je n’ai pu réussir moi-même. Au reste, je ne saurais plus que tenter pour lui rendre ce courage et cet espoir. C’est bon, je te laisse avec elle.

Elle se leva pour s’approcher de Clémence. D’une main maternelle elle caressa les cheveux dorés de la jeune fille et lui dit sur le ton le plus tendre :

— Ma belle enfant, permettez-moi de vous laisser avec mon neveu qui vous tiendra compagnie pendant quelques minutes. Il est jeune et gai et mieux que moi, peut-être, pourra-t-il vous consoler dans vos chagrins.

Clémence leva sur la bonne dame ses beaux yeux mouillés, sourit à Beauséjour comme pour lui exprimer d’avance un remerciement, et dit, la voix larmoyante :

— Madame, je compte bien que vous excusez mes chagrins et mes pleurs. Au lieu de vous être reconnaissante pour la bonté que vous m’avez témoignée, je vous accable de mes tourments. Ah ! que voulez-vous, je suis tellement torturée par l’inquiétude et suis si faible que je ne sais pas me contenir.

— Vous êtes tout excusée, mon enfant, et je pense que je comprends vos tourments. Je vous laisse donc à mon neveu pour un instant et souhaite qu’il puisse être une agréable distraction pour vous.

Mme Laroche se retira aussitôt.

Quand Beauséjour se vit tout à fait seul avec la jeune fille, il quitta son siège et s’approcha du canapé. Il avait maintenant retrouvé son audace ordinaire, mais rien dans son maintien ou sa personne n’annonçait la fanfaronnerie ; il était simple et souriant, et nul doute que Clémence dût le trouver plus séduisant encore que le matin de ce jour.

Il s’assit sur le canapé tout près d’elle, prit une de ses mains qu’elle ne lui refusa pas… une main qu’elle parut même lui abandonner en rougissant un peu, et lui parla ainsi :

— Mademoiselle Clémence, vous parliez de mourir tout à l’heure, oubliez-vous que vous appartenez à la vie ? Vous êtes très jeune et très belle, vous avez une mère qui vous adore, un père qui vous aime jusqu’au sacrifice, une sœur qui vous vénère, et, devant vous, toute la vie qui vous sourit et vous retient, et vous parlez de mourir ? Non, même si vous le souhaitez dans un moment de désespoir, vous n’avez pas le droit de vous soustraire à ce qui vous rattache ici-bas, et vous laisser mourir à votre âge ce serait faire injure à votre Créateur, à vos parents qui vous chérissent et à tous ceux qui vous aiment, ce serait faire outrage à toute la nature que vous ornez et égayez comme l’une de ses plus belles parures. Ne parlez donc plus de mourir, je vous en supplie, et essayez de réagir contre ce découragement passager. Tenez, je vous ferai part de suite d’une assez bonne nouvelle : aujourd’hui j’ai vu votre père.

— Ah ! vous avez vu mon père ! fit la jeune fille en soupirant soudain de joie et d’espérance. Lui avez-vous parlé de moi ?

— Oui. J’ai dit que la Providence vous avait mise sur ma route et lui ai nommé la personne à qui je vous ai confiée ce matin. Votre père à cette nouvelle a paru éprouver une très grande joie.

— Mais alors, s’écria la jeune fille en tremblant d’impatience, puisque vous avez vu mon père et puisque vous savez où il est menez-moi à lui, voulez-vous ? Ah ! j’ai tant hâte de le revoir et de l’embrasser !

— Soyez tranquille, vous le verrez demain.

— Pourquoi pas ce soir ?

— Ce soir, impossible. Il est à la caserne où nul ne pourrait être admis.

— Mais sa fille, on l’admettra, je pense.

— Pas davantage, hélas ! Ah ! mademoiselle, on voit bien que vous ne savez rien de cette terrible loi militaire qui régit la Corvée. Non, mademoiselle, impossible pour vous comme pour moi d’entrer dans la caserne. Et si vous osiez vous y présenter, on vous en refuserait l’entrée, on vous humilierait, on vous insulterait peut-être.

— Mais alors demain, comme vous avez dit ? soupira la jeune fille déçue.

— Demain, oui, mais ce n’est pas sûr. Tout à l’heure j’ai dit demain comme j’aurais pu dire après demain. D’abord demain, voyez-vous, je veux retrouver votre sœur. Après je vous promets que vous reverrez votre père, car croyez que je vais tout tenter pour le faire libérer de la Corvée. Ce sera peut-être difficile, je ne vous le cache pas. Pourtant nous avons une très bonne raison d’espérer la clémence des autorités, je veux parler de la maladie de votre mère.

— Ah ! oui, ma mère malade, ma pauvre mère dont l’inquiétude et les tourments doivent de beaucoup surpasser les miens.

Cette pensée ramena l’ombre de la douleur sur le visage de Clémence un moment rasséréné. À nouveau des larmes perlèrent à ses yeux, et elle retira brusquement sa main posée dans celles du jeune homme pour cacher son visage.

Cette souffrance ravivée émut fortement Beauséjour. Durant quelques minutes il ne put parler. Il considérait la jeune fille avec une compassion et un attendrissement qui n’eussent pas manqué de la toucher, si elle avait pu saisir la pensée chaleureuse de son compagnon. Mais tout à l’effort de comprimer ses larmes et ses sanglots, elle ne le regardait pas. Lui ne la quittait pas des yeux… des yeux pleins non seulement de pitié, mais aussi d’admiration et d’extase. Car déjà Beauséjour, sans pouvoir encore se l’avouer, éprouvait dans son cœur jeune et hardi et pour la première fois de sa vie ce sentiment, doux et formidable à la fois, qui du jour au lendemain peut changer toute l’existence d’un homme… l’amour !

Ce fut avec ce sentiment magique que, un peu plus tard, il put par des paroles affectueuses ramener la sérénité dans l’esprit de la jeune fille. Une fois encore elle lui abandonna sa main, et lui, très longtemps, lui parla, à voix très douce et très basse, comme en mystère. Et elle lui souriait avec extase. Elle l’écoutait, rêveuse, comme elle eût prêté une oreille réjouie à des musiques célestes. Et, à son tour, elle ne le quittait plus des yeux… Ah ! ne l’avait-elle pas trouvé séduisant, ce beau cavalier du matin ? Et ce soir ?… Quoi ! ne pouvait-on pas lire dans ses grands yeux bleus, mais d’un bleu si foncé qu’ils paraissaient noirs, oui ne lisait-on pas dans ces yeux-là le même sentiment, doux et formidable, qu’on pouvait découvrir au cœur de celui qui lui parlait avec une si bonne tendresse ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque parut Mme Laroche, une heure après avoir quitté le jeune homme et la jeune fille, elle vit celle-ci avec un visage tout épanoui… Plus de pleurs, plus de sanglots.

Ah ! oui, son neveu avait réussi… et peut-être même au-delà de ses espérances. Seulement, Mme Laroche n’apercevait encore qu’une lumière au tableau…


XIII

LA DAME ANGLAISE


Cette nuit-là fut une nuit bien longue et bien agitée pour quatre de nos personnages : le père Brunel, ses deux filles, Beauséjour.

Là-bas, à la caserne, le père Brunel ne cessait de tourner et retourner sa peine. Ah ! c’est qu’il était la proie vivante de terribles visions… visions de souffrance et visions de haine ! Son esprit malade évoquait d’abord la douloureuse silhouette de Mariette… de Mariette sa fille. Il croyait entendre encore ses sanglots, voir ses larmes… Par mille efforts inutiles il essayait de repousser cette vision tant la douleur de sa fille torturait son vieux cœur de père. Si à force de volonté il parvenait à écarter de son imagination cette lamentable image, alors survenait l’apparition de sa femme malade qui, les bras tendus avec le désespoir de l’agonie, l’appelait à elle. Et il croyait entendre ses appels, ses cris déchirants… parfois il pensait saisir son dernier soupir. Et lui… lui était loin, il était enchaîné, et malgré son désir, sa soif ardente du dernier baiser de celle qui lui était si chère, il demeurait cloué à son esclavage. Et elle, là-bas, elle sa femme tant vénérée, oui elle trépassait.

Le vieux maçon, à cette image atroce, sursautait, puis, sans savoir, sans s’entendre, poussait un râle affreux qui réveillait ses voisins de lit. Ceux-ci l’apaisaient par des paroles d’encouragement, mais l’instant d’après d’autres visions aussi cruelles l’assaillaient. C’était alors Clémence qui survenait brusquement, sa petite Clémence, celle qu’il choyait par-dessus tout… c’était sa petite fille. Mais où était-elle sa Clémence ?… Mariette l’avait perdue !… Alors l’imagination du pauvre vieux s’égarait, et à force de se demander ce qui pouvait être advenu de Clémence il se faisait les plus sombres tableaux. Et quoi ! tout à coup, ne voyait-il pas sa « petite fille » égarée, abandonnée dans un taudis de la ville ? Et ainsi que sa pauvre femme malade, Clémence ne l’appelait-elle pas à son secours ? N’entendait-il pas sa voix déchirée par le plus grand désespoir ? Ne voyait-il pas son beau visage tout décomposé par l’horreur ?

Et, soudain, à ces visions atroces venait se joindre l’image sarcastique et brutale de Barthoud, qui riait de ses souffrances, de Barthoud le bourreau de tous ces êtres si chers. Le père Brunel échappait de longs et sourds rugissements, rugissements de colère et de douleur. À deux reprises l’un des deux factionnaires dut venir pour lui ordonner de se taire. Le vieux grinçait des dents et ravalait avec peine les imprécations qui surgissaient à ses lèvres. Il était alors saisi du désir fou de se lever, bondir, se jeter sur les factionnaires, les assommer ou les égorger et fuir, courir à ses filles, à sa femme malade. Il se sentait repris par ce ferment de haine et de colère qui, durant deux jours, avait bouillonné au tréfonds de son être. Le ferment, néanmoins, s’était amorti lorsque, ce jour-là, le père Brunel avait abattu dans la poussière l’officier de son équipe. Mais depuis qu’on lui avait posé cette chaîne abjecte à son travail, depuis qu’il était apparu ainsi enchaîné aux yeux purs de sa fille Mariette, et depuis surtout qu’il croyait entendre dans son demi-sommeil les appels désespérés de sa femme et de ses filles, le maçon retombait la proie de cette agitation intérieure qui, comme un souffle impétueux d’ouragan, le soulevait et l’emportait. Oh ! que pourrait-il advenir si ce souffle augmentait malgré lui de violence ! Et le père Brunel avait peur de ces étranges bouleversements qui passaient en lui, il avait peur et, pour éviter le vertige de cette peur, il se mettait à mordre avec rage la couverture de sa couche douloureuse.

Puis, à la Basse-Ville, chez ce tavernier où elle avait trouvé l’hospitalité, c’était Mariette qui pleurait et sanglotait sans cesse malgré toutes les consolations qu’essayait de lui apporter la femme du tavernier. C’était d’abord son inquiétude au sujet de Clémence et de sa mère, une inquiétude qui meurtrissait son cœur tendre et aimant ; et c’était surtout l’odieux tableau de la brèche, ce tableau où elle revoyait son père enchaîné comme un vulgaire criminel sous l’ignominieuse surveillance des soudards d’Haldimand.

Et chez les Ursulines, c’était Clémence. Mais Clémence se trouvait peut-être la moins malheureuse, car n’y avait-il pas un rayon de soleil au travers de la noirceur de ses tourments ? L’image de Beauséjour, ce beau et généreux cavalier, ne venait-elle pas l’égayer et lui faire voir un horizon rapproché tout resplendissant ? Et dans son insomnie, lorsqu’elle avait réussi à écarter d’elle pour un moment, les soucis et les chagrins, n’était-elle pas tout à coup secouée par des soubresauts de joie ? Souvent, que de doux apaisements qu’il lui eût été bien difficile d’expliquer. Car Clémence n’osait pas encore s’avouer qu’elle était éprise, très très éprise du « beau cavalier ». En somme elle était moins malheureuse que sa sœur Mariette, que son père aux griffes de la monstrueuse Corvée, que sa mère malade là-bas, à Saint-Augustin. C’est pourquoi, dans ses visions de bonheur, elle avait de beaux élans de reconnaissance pour Dieu que, du reste, elle n’avait cessé d’invoquer intérieurement.

Enfin venait Beauséjour. Mais si notre jeune ami, au travers de sa nuit sans sommeil, ne subissait pas les tortures de la souffrance, c’est que l’amour et la divine image de Clémence faisaient de son cœur un paradis. Pourtant son ciel n’était pas tout à fait sans tache : car cette joie qu’il éprouvait, ces rayons qui l’éblouissaient, il faudrait les payer. Demain, il lui faudrait tenir des promesses difficiles qu’il avait faites à Clémence : la promesse de retrouver Mariette, celle de faire libérer le père Brunel. Allait-il réussir ? Il s’en donnait l’invincible espoir. Pour conquérir Clémence ne se sentait-il pas de taille à conquérir un monde ? Oui, oui, demain il se présenterait chez Haldimand et il saurait bien obtenir la liberté du père de Clémence, de « sa Clémence » comme il osait se dire déjà. Oui, demain, il fouillerait la ville et retrouverait Mariette.

À dix heures de matinée le jour suivant, soigneusement mis et sous le même soleil éclatant qui illuminait la cité, Beauséjour s’achemina vers la Place du Château. Il conservait avec âpreté sa décision prise au cours de la nuit : il irait voir le gouverneur, lui ferait des représentations respectueuses, intercéderait pour le père Brunel, et, s’il était nécessaire, lui, Beauséjour, irait prendre la place du vieux à la Corvée, à la brèche.

Le jeune patriote avait, lui aussi, invoqué les secours de la Providence, et non en vain, car de suite cette Providence lui venait en aide. En effet, lorsqu’il arriva sur la Place du Château, ses regards furent de suite attirés par la frêle silhouette d’une jeune paysanne. Il n’y avait là d’ailleurs que quelques passants, des citadins et des militaires allant à leurs occupations. Or, la jeune paysanne se trouvait arrêtée et immobile presque au milieu de la place, et Beauséjour vit qu’elle regardait l’habitation du Maître du pays. Mais Beauséjour vit mieux : cette paysanne avec son chapeau de paille jaune enrubanné de rouge, son corsage de toile bleue, son jupon d’étoffe brune… Et ce visage encadré de boucles brunes… ces traits délicats… Quoi ! ces traits, n’était-ce pas un peu le fin visage de Clémence ?

— Ah ! c’est Mariette… c’est Mariette ! se dit le jeune homme avec une joie inexprimable.

Il s’était arrêté une seconde, comme pour mieux regarder cette apparition qui lui semblait resplendir sous le soleil ; puis il reprit sa marche et, se hâtant, vint s’arrêter tout près de la jeune inconnue.

Elle, tout absorbée dans sa contemplation, ne l’avait pas vu venir.

— Mademoiselle Mariette !… murmura Beauséjour d’une voix si émue qu’elle tremblait énormément.

La jeune fille eut un sursaut. Elle fit deux pas de côté comme avec frayeur, et, tremblante aussi, elle laissa tomber son regard surpris et craintif sur celui qui, le chapeau à la main, s’inclinait déjà avec respect. Elle le regarda longtemps ce beau jeune homme, et à voir bientôt le sourire qui desserra ses lèvres et les lueurs de joie qui inondaient ses prunelles agrandies, on aurait pensé qu’elle reconnaissait le jeune homme.

— Ah ! monsieur, s’écria la jeune fille avec un élan de joyeux espoir, je gage que vous êtes l’ami de mon père et de mon fiancé… vous êtes monsieur Beauséjour.

— Mademoiselle, se mit à rire doucement le jeune homme, vous me reconnaissez comme je viens de vous reconnaître. Ah ! oui, vous êtes bien la sœur de mademoiselle Clémence.

Et il la regardait avec non moins d’attention que mettait Mariette à le considérer. Ses yeux étaient tout pleins d’admiration devant cette image qui lui rappelait si bien celle de Clémence. C’est que Mariette n’était pas moins belle que sa sœur, mais d’une beauté un peu différente. Il n’y avait pas dans la physionomie de Mariette cette apparence enfantine qu’on pouvait découvrir chez Clémence. Il y avait chez Mariette plus de femme que d’enfant. Elle possédait une sorte de maturité qu’on ne découvrait pas dans la physionomie de Clémence. Et dans ses yeux bleus, plus pâles que ceux de sa sœur, flottait une énergie qu’on n’aurait peut-être pas trouvée dans les yeux de Clémence !

Cependant, Mariette avait été frappée par les dernières paroles de Beauséjour : Ah ! oui, vous êtes bien la sœur de mademoiselle Clémence !

Et elle se sentit vivement désireuse de savoir. Elle demanda tout émue d’espoir :

— Vous parlez de Clémence, Monsieur… la connaissez-vous donc ? l’avez-vous vue dans la ville ?

— Oui, Mademoiselle… Et voilà que la Providence s’est rangée encore du côté des infortunés et de ceux qui demandent son appui dans leurs embarras : hier cette divine Providence m’a fait rencontrer votre sœur, et voyez qu’aujourd’hui elle guide mes pas vers vous.

— Ah ! Monsieur, s’écria Mariette transportée de joie, si vous avez rencontré ma sœur, vous devez bien savoir où elle est maintenant ?

— Oui, et elle se trouve à l’abri de tout danger. Votre sœur est au Couvent des Ursulines, auprès de ma tante, Madame Laroche.

— Voulez-vous m’y conduire. Monsieur ? J’ai si hâte de revoir Clémence…

— Je vous conduirai certainement attendu que votre sœur est très inquiète à votre sujet. Mais auparavant, ne pourriez-vous pas me confier ce qui vous est advenu depuis votre séparation de Mademoiselle Clémence ?

La jeune fille consentit volontiers à lui faire un bref récit de ses aventures dans la ville. Elle appuya surtout sur la visite qu’elle avait faite à son père à la brèche.

— Mademoiselle, reprit alors Beauséjour, j’ai beaucoup de sympathie et de respect pour votre malheureux père. Si vous me voyez ici devant l’habitation du général Haldimand, c’est que je venais tenter un effort pour faire libérer votre père de la Corvée.

— En ce cas, nous avons eu la même pensée ; car je venais également pour implorer auprès du gouverneur la libération de mon père. Puisqu’il en est ainsi, Monsieur, allons tous les deux chez le gouverneur ; si je n’ai pas vos paroles faciles pour le convaincre, du moins j’ai mes larmes pour l’attendrir.

Beauséjour allait se rendre au désir de la jeune fille, quand il avisa une dame de grande distinction qui venait dans leur direction. De suite Mariette suivit instinctivement le regard du jeune homme, et elle faillit pousser un cri de surprise en voyant la dame. En effet, elle pouvait reconnaître la bonne dame anglaise qui lui avait offert un asile dans sa maison. De son côté cette dame avait d’assez loin reconnu Mariette.

— Ah ! Mademoiselle, fit la dame en s’approchant, j’ai bien envie de vous gronder pour m’avoir désobéi… Et votre sœur qui a osé la même escapade ?

— Ne me grondez point, Madame, supplia Mariette, je suis assez punie pour avoir déserté votre maison. Heureusement que la Providence m’est venue en aide ainsi qu’à ma sœur Clémence. Voici, Madame, ce Monsieur qui a été comme l’ange de la Providence.

Depuis un moment la dame anglaise décochait à Beauséjour quelques coups d’œil scrutateurs. Elle parut trouver ce jeune homme fort de son goût, et la distinction de sa personne lui fit penser que l’inconnu appartenait à une bonne société. Aussi, très curieuse, s’enquit-elle peu après de son nom.

— Madame, répondit le jeune homme avec une belle révérence, je m’appelle Beauséjour.

— Beauséjour !… fit la dame sans pouvoir réprimer un haut-le-corps.

Ce geste de la dame inconnue surprit quelque peu notre ami, mais il n’en fit rien voir et expliqua de suite :

— Madame, laissez-moi vous dire que je m’intéresse beaucoup au père de Mademoiselle ; de ce pas j’allais auprès de Son Excellence pour lui demander de vouloir bien prendre en pitié le père Brunel et de le rendre sur-le-champ à ses enfants et à sa femme qui là-bas en son foyer désert, est bien malade.

— Pauvre homme ! soupira la dame. Voilà Monsieur Beauséjour, une belle et noble action de votre part, mais ne savez-vous pas la nouvelle qui court à votre sujet ?

— Quelle nouvelle donc, Madame ? interrogea le jeune homme qui voyait l’attitude effrayée de la bonne dame.

— Ah ! ça, Monsieur, ne savez-vous pas qu’on vous accuse d’avoir semé des grains de rébellion parmi les corvées, et aussi d’avoir donné la liberté à un être dangereux qu’on avait mis au cachot ? Ah ! j’y pense : on vous soupçonne aussi d’entretenir des relations avec les révolutionnaires américains…

Beauséjour ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! ne riez pas, mon ami, ne riez pas, c’est grave, reprocha doucement la dame anglaise. Dès à présent on fait des recherches par la ville pour vous retrouver. Je vous engage, s’il n’est point trop tard, à fuir ces lieux au plus tôt : il serait peut-être même prudent de quitter la cité.

— Je vous remercie, Madame, de me mettre sur mes gardes en m’instruisant de choses que j’ignorais, et croyez que j’apprécie beaucoup l’intérêt que vous nous portez à Mademoiselle et à moi. C’est pourquoi je regrette de vous dire que je ne pourrais suivre votre conseil de quitter la ville sans retard. Voyez-vous, je tiens à accompagner mademoiselle Mariette auprès de Son Excellence pour obtenir la libération du père Brunel. Et j’ai, madame, un très bon argument pour son Excellence, puisque j’ai décidé, s’il faut, de prendre la place du père Brunel à la Corvée.

— Vous à la Corvée ! s’écria la dame anglaise avec une surprise apitoyée. Oh ! malheureux jeune homme, je vois bien que vous ignorez le danger auquel vous vous exposez inutilement. Non ! non ! renoncez à voir Son Excellence… D’ailleurs elle ne vous recevrait pas. Sachez aussi que les Corvées ne sont pas administrées par le général, mais bien par mon mari le Major Lockett.

— Vous êtes Mrs Lockett ? fit Beauséjour en s’inclinant avec respect.

— Oui, Monsieur. Et si Mademoiselle et vous êtes disposés à mettre en moi votre confiance, je pourrai vous être très utile. Mon mari est très bon et ne me refuse jamais les faveurs que je lui demande. Hier, j’ai pu lui dire quelques mots concernant le père Brunel, et après lui avoir parlé de ses deux charmantes enfants et de sa femme malade, il a paru s’intéresser à leur sort. Il aurait bien désiré s’entretenir un moment avec Mademoiselle Mariette et sa sœur, mais toutes deux avaient déserté notre logis.

— Madame, vous êtes bien bonne, murmura Mariette un peu confuse, et après avoir agi, ma sœur et moi, ainsi que nous avons fait, nous ne méritons plus ni votre estime ni votre pitié.

— Rassurez-vous, mon enfant, je ne tiens nullement compte de votre action, car je comprends quels tourments vous agitaient. La preuve en est que je suis bien contente de vous retrouver, puisque je pourrai vous conduire auprès de mon mari, au Château, et vous aider à plaider votre cause. Voulez-vous venir ?

— Avec la plus grande joie, Madame, car j’ai grande confiance en vous, répondit Mariette dont les yeux brillaient de reconnaissance.

— C’est bien, nous irons de suite au Château par crainte que mon mari ne s’absente. Quant à vous Monsieur Beauséjour, je vous conseille une fois encore de chercher un refuge sûr contre ceux qui vous cherchent.

— Mais, Madame, s’écria le jeune homme, c’est impossible. J’ai promis à Mademoiselle Clémence de lui ramener sa sœur…

— Ah ! c’est vrai, sourit la dame anglaise, il y a la sœur de Mademoiselle… Eh bien ! je ne veux point vous faire manquer à votre promesse. Voyons ce qu’il y a de mieux à faire… Chose certaine, sur cette place publique vous êtes exposé aux plus grands dangers. Tenez ! dissimulez le mieux possible votre présence dans une rue avoisinante et guettez notre retour, voulez-vous ?

— J’accepte votre conseil, Madame, avec toute ma gratitude.

— C’est bien, mon ami, je suis contente et rassurée. Venez, Mademoiselle…

Elle prit la main de la jeune fille et l’entraîna vers le Château.

Un moment, Beauséjour les regarda aller ; puis, tout rempli d’espoir dans la mission de Mrs Lockett, il gagna une rue voisine pour attendre le retour de Mariette.


XIV

COMMENT BARTHOUD SE VOIT VIVEMENT TANCÉ


À cette même heure, à la brèche, deux officiers supérieurs faisaient leur apparition et s’arrêtaient un peu à l’écart pour demeurer, quelques instants, immobiles et silencieux. Ils paraissaient observer avec attention les travailleurs, et leurs regards se fixaient surtout sur le père Brunel. Le vieux paysan comme à l’ordinaire travaillait méthodiquement, mais plus lentement à cause de cette chaîne que Barthoud, ce jour-là encore, avait fait mettre à ses poignets. Le visage pâli, l’œil terne, le dos voûté, le pauvre maçon avait un air misérable qui émouvait.

Barthoud, à quelques pas de là, avait fait le salut réglementaire à l’arrivée des officiers, et maintenant il attendait, non sans une certaine anxiété, que ces derniers vinssent à lui. De temps en temps il dardait un coup d’œil vers le père Brunel, et chaque fois une étincelle de joie et de triomphe illuminait sa prunelle. Car Barthoud, disons-le, pour avoir pris avec le maçon une telle précaution que celle de lui faire passer aux poignets une chaîne, s’attendait à des félicitations de la part des deux officiers supérieurs. Par là aussi il espérait écarter de lui les remontrances et reproches des officiers pour n’avoir pu empêcher ou prévenir l’évasion de Jaunart. Tout de même il n’était pas tranquille, et c’était justement cette évasion de Jaunart qui le taquinait.

Peu après, les deux officiers s’approchèrent de Barthoud et à leurs galons on pouvait reconnaître un colonel et un major. Le colonel, sur un ton péremptoire, commanda aussitôt, en fixant Barthoud d’un œil sévère et en désignant le père Brunel :

— Faites enlever la chaîne des poignets de cet homme !

À cet ordre rude et sans préambule Barthoud rougit violemment ; puis, la voix tremblante de crainte ou de confusion, il commanda à l’un de ses soldats d’exécuter l’ordre donné par le colonel.

Le père Brunel avait entendu l’ordre de l’officier, de même que les autres travailleurs de la brèche, et lorsqu’il eut été débarrassé de la chaîne, il se tourna vers les deux officiers et dit en esquissant un sourire de reconnaissance :

— Merci, messieurs ! Vous autres, au moins, vous avez du cœur…

Et le regard chargé du vieux s’arrêta, par ricochet, sur Barthoud ; les yeux des deux hommes se croisèrent et il sembla y avoir entre les éclairs qui jaillissaient des prunelles étincelantes comme un choc de foudre.

Tranquillement le père Brunel se remit à sa besogne, et, peu après, il paraissait travailler avec une certaine allégresse. La truelle était plus vive, plus rapide, et le mortier semblait couler sur la pierre. Gignac, à côté du vieux, savait poser la pierre qu’il fallait, et c’est pourquoi la maçonnerie avançait, la brèche rapetissait ; bientôt il faudrait dresser un échafaudage pour pouvoir atteindre la partie supérieure de la brèche. Les autres compagnons semblaient travailler aussi avec plus d’entrain ; ils se réjouissaient en eux-mêmes pour avoir entendu l’ordre donné à Barthoud par l’officier supérieur et surtout pour avoir vu tomber des mains du père Brunel l’ignominieuse chaîne. Et puis, quoi ! allait-on enfin rendre justice à des hommes de cœur qu’on voulait asservir ! Nul ne saurait dire le fol espoir qui, à ce moment, agita l’esprit de ces paysans qu’on avait brutalement arrachés à leur terre et à leur foyer. Tous pensaient que, une fois la brèche comblée, ils seraient libérés et renvoyés à leur famille. C’était cet espoir qui stimulait leur effort.

Lorsque Barthoud eut fait libérer les mains du père Brunel, les deux officiers s’écartèrent de quelques pas en signifiant au lieutenant de les suivre. Puis, là, celui qui portait des galons de colonel proféra à voix plutôt basse et sur un ton sévère ces paroles :

— Lieutenant, il semble qu’il y ait une mauvaise note contre vous… N’avez-vous pas laissé un homme s’échapper du cachot où vous l’aviez vous-même fait enfermer ?

Barthoud eut grand’peine à résister au coup que cette question lui porta au cœur.

— Messieurs, répondit-il d’une voix qui n’était pas du tout rassurée, je vous assure que je n’ai pas laissé l’homme s’échapper, c’est à mon insu et à ma plus grande stupeur qu’il a réussi à se tirer de là.

— Rien, en effet, n’est plus stupéfiant, sourit le colonel ; car nous sommes allés visiter le cachot et, ma foi, je ne pourrais croire qu’un homme qui y fût cadenassé eût assez de génie pour en sortir, à moins toutefois, que cet homme, ne pût mettre en jeu quelque sortilège.

— Mais il n’est pas sorti de là par son génie ou un sortilège quelconque, interrompit Barthoud.

— Je sais bien, puisque nous avons pu constater que le cadenas a été coupé à l’aide d’une lime, ce qui me porte à penser qu’une personne charitable est venue du dehors porter secours à votre prisonnier. Et dites-moi, savez-vous qui fut l’auteur de cette besogne ?

— Je l’ignore. La chose s’est passée dans la nuit. Tout le monde dormait, hormis les deux factionnaires chargés de surveiller les glébards.

— Ah ! c’est juste, il y avait ces deux factionnaires. Étaient-ce des soldats en qui vous aviez confiance ?

— Oui, monsieur.

— Ils n’ont pu se laisser corrompre ?

— Par qui ?

— Simplement par celui qui a délivré votre prisonnier.

N’y avait-il pas dans cette équipe un certain Laroche qui, cette même nuit, a déserté la caserne ?

— Oui, monsieur.

— Ne serait-ce pas l’homme qui a libéré votre prisonnier ?

— Je le pense.

— Et ce nom de Laroche, n’était-ce pas un nom d’emprunt ?

— Je l’ai pensé.

— Et quand avez-vous ainsi pensé ?

— Après l’affaire.

— Qui avez-vous soupçonne sous ce nom de Laroche ?

Barthoud hésita avant de répondre à cette question. Après avoir reçu l’ordre de libérer les mains du père Brunel, ordre qui l’avait stupéfié, il se demandait si les deux officiers n’étaient pas venus là dans le dessein de lui créer des ennuis. Et il avait cette mauvaise note sur son compte, comme avait dit le colonel. Et alors cet interrogatoire n’était-il point un piège qu’on lui tendait pour qu’il se compromît et qu’on pût ensuite lui retirer son grade de lieutenant et le congédier. N’y avait-il point là du Beauséjour ? Car Barthoud savait que le jeune étudiant était presque un personnage dans certains milieux, qu’il jouissait d’une grande considération dans la société et qu’il pouvait mettre en jeu des influences capables de faire rentrer dans l’ombre Barthoud. Or, porter une accusation contre Beauséjour pouvait être dangereux, et tenter de frapper Beauséjour c’était peut-être se frapper soi-même ! L’hésitation du Suisse fut de courte durée, car sa haine contre Beauséjour l’emporta. Il répondit :

— J’ai soupçonné un nommé Beauséjour…

Le colonel sourit.

— Un ami de Jaunart et du père Brunel ? fit-il interrogativement.

— Un ami de tous les glébards ! gronda Barthoud sous le souffle de la haine.

— C’est vrai. Aussi ce Beauséjour est-il connu et surveillé. Seulement un soupçon n’est pas une certitude et nous voulons être certains que c’était bien Beauséjour qui a travaillé à cette brèche sous le faux nom de Laroche. En êtes-vous sûr, lieutenant ?

— Non, mais je pense fortement que c’était lui.

— Pensez-vous aussi que le père Brunel l’ait reconnu ?

— Oui.

— Avez-vous interrogé le vieux ?

— Oui, mais il a refusé de me répondre la vérité.

— Aller l’interroger de nouveau et dites-lui que s’il veut dire la vérité il sera aujourd’hui même mis en liberté et il pourra retourner chez lui.

Barthoud alla immédiatement trouver le vieux paysan avec cet espoir fou que, pour acquérir sa liberté, le père Brunel dénoncerait Beauséjour. Il se trompait. S’il y eut parmi cette race de Canadiens des délateurs et des traîtres, ils furent peu nombreux ; et ceux-là qui travaillaient à la brèche, ces paysans, ces glébards comme se plaisait à les appeler Barthoud, n’étaient pas de ceux qui vendent leurs compatriotes et encore moins leurs amis.

En s’approchant du vieux maçon, le Suisse souriait. Il avait un air content très manifeste. Car il n’était plus inquiet à son propre sujet ; il se doutait bien maintenant, en dépit de la mauvaise note qu’on lui avait marquée, qu’on en voulait à Beauséjour, à Beauséjour qui prêchait dans le pays la rébellion, à Beauséjour qui osait narguer les autorités… Et puisqu’on en voulait à Beauséjour, lui, Barthoud, était tout disposé à prêter la main, car jamais en sa vie il n’avait ressenti autant de haine que celle qui le tourmentait contre le jeune patriote canadien.

— Père Brunel, dit le lieutenant, je vous apporte une bonne nouvelle.

— C’est bien, dites-la ! répondit le vieux sans interrompre son travail et sans regarder son interlocuteur.

— Voici : ces deux messieurs qui sont des officiers supérieurs, m’ont dit de vous donner votre liberté…

— Ah ! ils ont dit ça ? fit le père Brunel en interrompant sa besogne et en tressaillant de joie.

Toutefois, méfiant à l’égard du mercenaire, il plongea le rayon d’acier de ses yeux gris dans les regards astucieux de l’autre.

— Voyons ! reprit-il, répétez pour voir !

— C’est comme je vous ai dit, mais à une condition…

— En ce cas, s’il y a une condition, je n’en veux point de ma liberté, car j’imagine que votre condition est une chose malhonnête.

— Non, père Brunel, il n’y a rien de malhonnête. Est-ce malhonnêteté que de dire la vérité et surtout quand il s’agit de faciliter la tâche de la Justice ?

— Ah ! se mit à ricaner le vieux, si vous venez pour me parler de la justice anglaise, non, non, ne m’en parlez point, j’en ai assez !

— Calmez-vous et écoutez-moi.

— C’est bon, dites toujours ce que vous avez à dire.

— Ces officiers désirent savoir si, vraiment, c’est Beauséjour qui a donné la liberté à Jaunart.

— Je vous ai pourtant bien dit tout ce que je savais à propos de cette affaire, laissez-moi tranquille !

— N’oubliez pas, père Brunel, que cette affaire-là précisément aggrave votre cas.

— Ah ! allez-vous me dire qu’on peut me rendre responsable des actes des autres ?

— Responsable, oui…

— Ah ! comment donc ça ?

— Comme complice de Laroche dit Beauséjour.

Le père Brunel perdit patience.

— Tenez, laissez-moi la paix avec vos histoires, j’en ai plein le dos déjà !

Et durement il souleva une pierre qu’il laissa retomber sur la couche de mortier frais. Barthoud fit un bond de côté pour ne pas faire éclabousser son bel uniforme. Mais il avait perdu son sourire, et la colère le reprenait. Pourtant il put se maîtriser encore pour reprendre :

— Voyons, père Brunel, tâchez donc de raisonner un peu. Ces messieurs ont de l’intérêt pour vous… N’ont-ils pas ordonné tout à l’heure qu’on vous ôtât votre chaîne ? Ne vous offre-t-on pas votre liberté ? Ah ! à propos, je peux vous dire que votre futur gendre, Jaunart, ne sera pas inquiété. Vous allez retrouver vos filles, revoir votre femme… Voyons ! dites la vérité…

Le père Brunel demeura muet cette fois. Tout en travaillant il se contenta de hausser les épaules. D’ailleurs, énervé par les paroles de Barthoud, il sentait dans sa poitrine ce ferment mystérieux le reprendre. Il n’osait maintenant parler, crainte de se laisser aller aux invectives.

Barthoud crut comprendre qu’insister serait peine perdue, et il retourna auprès des deux officiers.

— Messieurs, dit-il, le vieux ne veut pas parler, et il ne parlera pas, je le connais.

— Oui, murmura pensivement le colonel, cet homme doit aimer ses amis, et il est certain qu’il ne trahira pas ceux qu’il aime.

Aussitôt il attira son compagnon à l’écart pour s’entretenir avec lui quelques minutes… Puis, seul, le colonel revint à Barthoud et dit :

— Nous n’avons aucun doute que Beauséjour ait été l’auteur de l’évasion de Jaunart. Si donc vous le rencontrez, ne manquez pas de le faire arrêter, l’ordre en a été donné par Son Excellence.

— Je n’y manquerai pas, répondit Barthoud avec un accent de joie sauvage.

Les officiers s’en allèrent.

— Allons ! se dit alors Barthoud en jubilant, je pense qu’avant longtemps j’aurai ma revanche contre ce Beauséjour !

Et, comme à son ordinaire, il se mit à marcher le long du mur.


XV

MRS. LOCKETT


La femme du major Lockett, pendant ce temps, avait pu obtenir la libération du père Brunel. Il est vrai de dire que la présence de Mariette à l’entrevue avait été d’un grand poids dans la balance en faveur de son père. Après le généreux plaidoyer de la dame anglaise, le major avait assez longuement lorgné Mariette avec l’air d’un connaisseur, (car il passait pour aimer le beau sexe, ce qui n’était pas un mal,) puis il avait dit :

— Il y a Mademoiselle, quelques formalités à remplir avant que nous puissions nous rendre à votre demande ; mais je vous promets que l’affaire sera menée rondement et que votre père vous sera rendu au cours de l’après-midi. Mrs Lockett, que vous devrez remercier, ira vous remettre l’ordre de libération, si elle le désire.

La recommandation du major à la jeune fille de remercier sa femme était bien inutile, puisque Mariette reconnaissait déjà qu’elle devait à cette excellente dame anglaise une dette sacrée. Et déjà aussi son cœur débordait de gratitude pour Mrs Lockett à qui, du reste, elle manifesta sa reconnaissance en l’embrassant avec effusion.

Mrs Lockett, pourtant, avait déjà reçu sa récompense : c’était la joie intérieure, immense, d’avoir accompli une si bonne œuvre.

Quand Mariette et sa protectrice reparurent sur la Place du Château, Beauséjour, aux aguets à quelques pas de là, accourut. Après qu’on l’eut instruit de la bonne nouvelle Mrs Lockett lui abandonna Mariette en assurant à celle-ci que, dans l’après-midi, elle irait lui porter l’ordre libérateur, et que ce serait pour elle l’unique occasion peut-être de revoir Clémence.

— Madame, dit Beauséjour, c’est entendu, nous vous attendrons dans les appartements de ma tante, Madame Laroche, à la maison des Dames Ursulines. Ma tante sera bien heureuse de vous remercier à son tour, Madame, pour la bonne action que vous avez faite.

Sur ce on se sépara, mais non sans que Mrs Lockett eût recommandé à Beauséjour, une fois encore, de se tenir sur ses gardes.

Il serait difficile de peindre dans sa réalité la joie que manifestèrent les deux sœurs, Clémence et Mariette, en se retrouvant, surtout quand l’une d’elles apportait à l’autre une si bonne nouvelle. Assises sur le canapé l’une serrée contre l’autre tandis que Mme Laroche et son neveu demeuraient à l’écart où eux aussi se communiquaient leur joie, Mariette et Clémence s’entretenaient de leur mère, de leur père et beaucoup aussi de Mrs Lockett pour laquelle elles ne pouvaient trouver assez d’éloges.

Puis Mariette avait murmuré en levant les yeux comme une vierge en extase :

— Clémence, jamais je n’oublierai cette bonne dame anglaise, et toujours je me souviendrai d’elle dans mes prières à Dieu !

— Moi aussi, Mariette, je me souviendrai de Mrs Lockett.

Puis, après un court silence, et tandis que son regard lumineux cherchait la silhouette de Beauséjour qu’elle put voir plus loin debout près de sa tante assise en une bergère, Clémence se pencha à l’oreille de sa sœur et timidement :

— Et lui… Mariette… balbutia-t-elle.

Mariette regarda Clémence d’un œil profond.

Clémence rougit et, plus timidement :

— Dois-je te l’avouer, Mariette, reprit-elle… Oh ! ne me regarde pas ainsi… ne me fais aucun reproche… Tiens, écoute : je l’aime… je l’aime ce beau et brave jeune homme !

Mariette ébaucha un sourire de bonheur, et ce sourire fit la plus grande joie de Clémence.

— Oh ! toi aussi, je t’aime, ma Mariette… je t’aime bien !

Leurs épanchements prirent fin à la vue de Beauséjour qui s’avançait vers elle.

— Mesdemoiselles, dit le jeune homme aux deux sœurs qui lui souriaient avec une grâce charmante, puisque nous devons compter sur la parole du major Lockett, je pense qu’il est à propos de retenir une berline pour cet après-midi. Je vais donc aller faire des arrangements avec un loueur ; puis lorsque Mrs Lockett nous aura apporté l’ordre qui va libérer votre père, nous nous rendrons à la brèche et de là nous prendrons la route de Saint-Augustin.

Toute reconnaissante, Mariette s’écria.

— Ah ! Monsieur, dites-moi si nous pourrons jamais vous payer de retour !

— Mademoiselle Mariette, je ne vous demanderai rien en retour, votre bonheur fera ma joie et sera ma plus belle récompense.

Puis il regarda longuement Clémence… il la regarda avec amour. Elle, confuse et toute prise par une joie intérieure qu’elle n’aurait pu expliquer, laissa tomber ces paroles qu’elle ne put retenir :

— Monsieur, Mariette ne pourrait d’ailleurs vous payer de retour que par des pensées et des paroles de gratitude et aussi par des souhaits de bonheur pour vous et ceux que vous chérissez. Mais moi, qui ai vis-à-vis de vous une dette égale, peut-être pourrais-je vous mieux payer…

Elle se tut brusquement, très rougissante ; elle comprenait, mais un peu tard, qu’elle allait formuler un engagement que, certes, son cœur lui commandait, mais que sa timidité et aussi les convenances, lui sembla-t-il, lui défendaient.

Beauséjour avait compris… Au surplus, le soir précédent, lui et elle ne s’étaient-ils pas un peu compris. Aussi ne voulut-il pas perdre le fruit savoureux qui frôlait ses lèvres : il se pencha vers Clémence et murmura assez haut pour être entendu de Mariette :

— Si votre cœur, Clémence, vous commande de payer ainsi, obéissez-lui sans réserve, puisque ce ne pourrait être que pour votre bonheur et le mien.

Plus bas, la voix tremblante, il ajouta :

— Clémence, je vous l’ai dit, dans deux ans j’aurai terminé mes études, et alors, si vous le voulez encore, je viendrai vous demander le paiement…

Enhardie et fière, aurait-on dit, de l’amour naissant qui lui faisait voir toute une vie nouvelle qui l’éblouissait agréablement, Clémence répondit avec fermeté cette fois :

— C’est bien, Monsieur, je prends votre parole… Vous viendrez et je vous attendrai… Je vous attendrai avec la plus grande joie de ma vie !

— Merci, Clémence, ma parole vous est acquise.

Et, tout radieux, Beauséjour se tourna vers sa tante et dit :

— Ma chère tante, je vous les laisse pour un moment, tandis que j’irai chercher une berline. Vous en aurez bien soin…

Il s’éloignait vivement pour cacher la forte émotion qui le bouleversait.

Mme Laroche le retint une seconde par ces paroles :

— Mon ami, souviens-toi des recommandations de Mrs Lockett… sois prudent.

— Vous avez raison, ma tante. Mais soyez tranquille à mon sujet, je vous l’ai dit hier, mon heure n’est pas venue !

Et il s’éloigna de sa démarche hardie et fière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était trois heures de l’après-midi lorsque Mrs Lockett parut : elle apportait l’ordre qui libérait le père Brunel, et cet ordre était signé de la main du général Haldimand.

— Allez présenter ce papier au lieutenant Barthoud, à la brèche, et de suite votre père sera libre.

Les deux jeunes filles tombèrent à genoux devant la dame, et, à travers un flot de larmes joyeuses, elle la remercièrent au nom de leur père et de leur mère.

Émue et heureuse, Mrs Lockett caressa de la main les deux jeunes filles tout à tour et souhaita à chacune la paix et le bonheur. Puis elle les releva pour les embrasser longuement, et, après quelques civilités à Mme Laroche, elle se retira, elle se retira en pleurant. Car, disons-le, cette femme sans enfants avait senti au fond de son cœur un vide immense depuis que Mariette et Clémence, avec le charme de leur jeunesse, lui étaient apparues. Oh ! comme ces deux gracieuses jeunes filles eussent comblé le vide ! Hélas ! elles ne lui appartenaient pas. Et maintenant, après un si doux contact, elle s’en séparait et peut-être pour toujours. Alors le vide, dans son cœur, s’était brusquement fait abîme sans fond et la souffrance qui en résultait faisait couler de ses yeux des larmes dont elle n’avait pas même jusqu’à ce jour soupçonné l’existence.

Ce fut peu après le départ de la dame anglaise que Beauséjour reparut : une berline attelée de deux chevaux fringants attendait à la porte cochère du couvent. Un cocher en belle et brillante livrée maintenait les deux bêtes d’une main sûre. Oh ! c’est que le jeune homme aimait à faire les choses dignement.

Seulement, Mariette ne voulut pas quitter la ville sans se rendre à la basse-ville pour remercier le bon tavernier et sa femme, ceux-là même qui lui avaient donné une si généreuse et bienveillante hospitalité.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Beauséjour. Nous nous ferons conduire d’abord chez ce brave homme, puis de là nous gagnerons la brèche, nous prendrons avec nous votre père et nous filerons sur la route de votre foyer.

Après beaucoup d’épanchements entre les jeunes filles et Mme Laroche, Beauséjour, qui voyait l’heure avancer, donna l’ordre du départ. Peu après, la berline avec ses voyageurs roulait vers la basse-ville.

Énorme fut la surprise du tavernier et de sa femme à l’apparition de ce magnifique équipage, car jamais si bel équipage n’arrêtait devant leur porte. Et leur surprise ne fut pas moindre lorsqu’ils virent descendre de la voiture la gentille Mariette, toute rayonnante.

Beauséjour et Clémence demeurèrent dans la voiture et pour de bonnes raisons. Le premier avait aperçu non loin de là deux officiers anglais qui avaient l’air de scruter la physionomie des passants, et, se souvenant des recommandations de Mrs Lockett, il jugeait prudent de ne pas se montrer. Quant à Clémence, elle voulait tenir compagnie au jeune homme et profiter de l’occasion pour échanger un mot d’amour avec lui. D’ailleurs elle ne connaissait pas le tavernier non plus que sa femme, et il lui paraissait préférable, en somme, de laisser Mariette s’acquitter à elle seule de sa propre dette de reconnaissance.

Mariette, en effet, ne voulait pas s’éloigner de la ville sans payer sa dette. Et non seulement paya-t-elle en paroles de gratitude, mais aussi en déposant dans la main de la tavernière une poignée de belles pièces d’or.

Éblouis et confondus, le tavernier et sa femme embrassèrent Mariette avec la plus grande tendresse, lui firent tous les souhaits de bonheur imaginables, puis la reconduisirent à la voiture avec autant de respect qu’ils en eussent prodigué à une princesse. Et sous leurs yeux émerveillés la berline vira de bord pour s’engager sur le chemin qui longeait les jetées du fleuve.

Beauséjour avait donné au cocher des instructions précises, et dix minutes après la berline pénétrait dans la haute-ville et roulait sur le chemin qui suivait le mur jusqu’à la brèche.

— Allons ! dit alors Beauséjour pour faire prendre patience à ses deux compagnes, bientôt nous aurons atteint la brèche.

Car très souvent Clémence murmurait à l’oreille du jeune homme.

— Oh ! comme j’ai hâte… comme j’ai hâte de revoir mon pauvre père !

La berline avançait rapidement dans l’ombrage des ormes.

— Ah ! la voici la brèche… deux ou trois arpents à peine.

La tête penchée dans la portière, Beauséjour regardait…

Clémence, inclinée vers lui, anxieuse et impatiente, attendait, ou plutôt elle guettait l’ordre qui arrêterait le cocher et sa voiture.

Plus calme, en apparence, Mariette surveillait le visage de Beauséjour, et elle aussi, non moins impatiemment que sa sœur, attendait que le jeune homme donnât l’ordre au cocher d’arrêter. Alors elle serait toute prête à sauter par la portière et à courir à son père avec le beau papier libérateur qu’elle serrait précieusement dans sa petite main et que le général Haldimand en personne, avait signé.

Mais tout à coup une formidable détonation éclata qui parut ébranler ciel et terre… ou plutôt une affreuse mousquetade crépita non loin de l’endroit où roulait la berline.

Toutes deux en même temps, et comme si un mauvais pressentiment les eût assaillies, Mariette et Clémence poussèrent un cri déchirant.

Beauséjour, toujours penché dans la portière, apparaissait livide et comme médusé… Car il venait d’assister à un drame épouvantable : il avait vu tout à coup un homme sur la maçonnerie… un homme qui levait au bout de ses bras un énorme bloc de pierre… et un bloc de pierre qu’il lançait avec force vers un point quelconque… Puis, soudain, l’éclatement de la foudre… Et l’homme sur la maçonnerie de la brèche avait chancelé, puis il était tombé… Et cet homme — ah ! Beauséjour, hélas ! l’avait trop bien reconnu — c’était le père Brunel !

— Mon père ! Mon père ! cria tout à coup Mariette en se dressant et en voulant pousser la portière…

Alors Beauséjour, sans savoir, par instinct peut-être, repoussa durement la jeune fille qui retomba sur son siège, et d’une voix forte, impérieuse, il commanda au cocher :

— Fouette, mon ami, fouette et roule vers Saint-Augustin !

Alors Clémence se jeta sur lui…

— Ah ! mon père… mon pauvre père… gémit-elle d’un air implorant…

Beauséjour ne savait que faire ni que répondre. Mais le cocher avait fouetté ses chevaux et la berline, après avoir dépassé la brèche, filait avec une vitesse vertigineuse vers la Porte Saint-Louis.

— Mon père !… Mon père !… suppliait Clémence en secouant avec force Beauséjour.

— Ah ! ma Clémence chérie, soyez courageuse… Nous reviendrons chercher votre père… Ah ! voyez… oui voyez votre sœur Mariette !

Clémence jeta un nouveau cri d’alarme… Mariette, à cette minute, était écrasée sur la banquette qu’elle occupait, et elle était évanouie serrant toujours dans sa main blanche comme neige l’ordre qui libérait son père de son esclavage.

Et tandis que la voiture allait à toute course sur la route de Saint-Augustin, Clémence pleurait à larmes brûlantes sur le corps inanimé de Mariette…


XVI

LE DRAME DE LA BRÈCHE


Que s’était-il donc passé de si terrible ?…

Au midi de ce jour l’équipe des « Glébards », tout comme à l’ordinaire, était retournée à la caserne pour la « gueulée », selon l’expression du temps. Là, le père Brunel qui ne manquait pourtant jamais d’appétit, n’avait pu manger sa maigre pitance.

De suite ses compagnons de travail s’étaient alarmés et lui avaient demandé s’il était malade.

— Non, je ne suis pas malade, avait répondu le vieux seulement, je sens là encore cette boule… cette boule qui semble grossir toujours. Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Cette « boule » en sa poitrine, dont il ne pouvait expliquer la nature, c’était ce ferment de colère, de révolte, ce tourbillon qui, une fois, avait paru s’apaiser et s’anéantir, mais qui, depuis la fin du jour précédent, recommençait sa danse échevelée. Lorsque, après le départ de la brèche de sa fille Mariette, dont les lourds sanglots avaient crispé tous les cœurs, le père Brunel s’était écrasé, presque évanoui, sur la maçonnerie, son mal mystérieux au fond de sa poitrine l’avait ressaisi ; il l’avait de suite senti en revenant à lui. Et, durant toute la nuit qui avait suivi, ce mal-là avait paru empirer dans des proportions effrayantes.

— Oh ! qu’est-ce que ça peut bien être ? se demandait-il souvent avec une grande appréhension.

Or, tous les « Glébards » savaient maintenant ce que souffrait le vieux maçon, et tous s’apitoyaient sur les souffrances de ce compagnon qu’ils estimaient. Tandis qu’on prenait « la gueulée », les conversations à voix basse bruissaient sourdement entre les murs de la geôle, car ou pouvait parler « discrètement » puisque les factionnaires se trouvaient dans une pièce voisine en train, eux, de festoyer presque.

Un jeune gâs, trapu et paraissant doué d’une grande force physique, fit de l’autre bout de la salle où il se trouvait, cette suggestion :

— Moi, père Brunel, si j’étais à votre place, j’éreinterais ce Barthoud, il n’y a pas d’autre remède. Je sais bien qu’on vous mettra au cachot, mais ça ne sera toujours pas bien bien longtemps. Et puis, ensuite, vous serez tranquille.

— Mon ami, répondit le vieux, si je n’avais pas mes enfants et ma femme, je t’assure que ça serait vite fait. Mais, que veux-tu, penser qu’on a des êtres chers qui nous aiment, on n’ose pas s’attirer des malheurs plus grands. Je sais bien que j’endurerais le cachot aussi bien que la Corvée ; mais je sais aussi une autre chose : c’est que Barthoud est un lâche qui ne craindrait pas de me faire fusiller sur place.

— Non, il n’oserait pas. Vous a-t-il fait fusiller quand vous l’avez aplati à terre ? Non, non, père Brunel, on ne tue pas un homme comme ça et n’ayez pas peur ! cassez-lui les reins à cet animal !

Toute la salle approuvait.

— Oh ! pour ça, lui casser les reins, reprit le père Brunel, je lui ferais ça en un tour de main. C’est un gaillard, mais je le vaux bien, sans me vanter. Parce que c’est jeune, ça croit pouvoir manger le monde. Faut pourtant pas cracher sur les vieux. Et puis vieux… est-ce qu’on est vieux à mon âge ? Pas tant que ça. Je sais bien que je n’ai plus l’endurance d’un jeune, mais pour donner un coup… ah bien ! Barthoud en a eu l’expérience.

— Moi, je sais, intervint un autre paysan, que vous êtes patient, père Brunel, et je peux dire aussi qu’on est tous pas mal patients. Mais si on ne dit jamais rien, si on les laisse faire comme ils veulent ces Anglais-là, et si on ne se plaint jamais, on ne peut pas s’attendre à voir notre sort s’améliorer. Car quand on ne se plaint pas, c’est qu’on est content. Voyez-vous, père Brunel, je l’ai dit l’autre jour à notre officier qui voulait me gourmander. Je lui ai dit : « Toi, ne me marche pas sur le bout des pieds, je n’endure pas ça. La loi veut qu’on travaille comme des gueux d’esclaves, c’est bon ; mais, par exemple, qu’on me laisse travailler en paix, sinon, Tonnerre de Dieu ! je te casse la tête » !…

Et le paysan ajouta avec un air satisfait :

— Je vous dis que ça lui a fait son effet, à cet officier, et il est allé de suite se parader ailleurs, et depuis il me laisse travailler en paix.

— Je veux bien te croire, répliqua le père Brunel ; mais si t’avais affaire à Barthoud, je pense que ça serait différent, car Barthoud, lui, on ne l’intimide pas comme on veut.

Ici le vieux paysan se tut brusquement et toute la salle fit silence, car dans la porte apparaissait Barthoud lui-même. L’officier promena sur tous ces pauvres diables un regard dur et sévère, puis proféra :

— Hé, les glébards, on parle trop par là ! Gare à celui que j’entendrai dorénavant…

Il s’éloigna aussitôt en esquissant un geste de menace.

Dans la salle des grondements sourds s’élevèrent, et ce fut tout. Le repas s’acheva dans le plus complet silence. Quant au père Brunel, replié sur lui-même, sombre, il pensait…

Et vint l’heure de retourner à la brèche.

Chose étrange, Barthoud, ce midi-là, ne fit pas mettre la chaîne à l’équipe, mais il se borna à faire enchaîner les deux mains du père Brunel seulement. On s’étonna grandement dans l’équipe, et le vieux maçon plus que les autres.

— Pourquoi cette chaîne à mes mains ? demanda-t-il rudement à Barthoud.

— Pour vous empêcher de faire des folies, ricana l’officier.

Et il commanda aussitôt

— Marche !

Le père Brunel ravala difficilement un flot d’invectives. Il marcha hors de la caserne, tête basse, mordant ses lèvres. Les cinq autres galériens, ses compagnons, marchaient à sa suite, et à regarder la physionomie du père Brunel ils sentaient peser sur eux un pressentiment de malheur. Car l’affront et l’injustice faits au vieux étaient atroces : lui, on l’enchaînait, et les autres, on les laissait libres ! Le père Brunel souffrirait-il plus longtemps l’affront ?…

On arriva à la brèche. Les travailleurs reprirent leurs outils, et les soldats leur poste accoutumé. Mais le père Brunel, lui, ne reprit pas sa truelle. Il regarda Barthoud d’un œil sévère et dit :

— Ôte-moi cette chaîne-là, Barthoud !

L’officier se contenta, pour toute réponse, de hausser les épaules d’un air d’ennui et de reprendre sa marche le long du mur.

Une fois encore le vieux paysan maîtrisa sa colère et comprima les tourbillons de son sang dans ses veines, il prit sa truelle et travailla.

Plus d’une heure se passa ainsi. Puis il arriva que Gignac qui, comme on le sait, avait pris la place de Jaunart, voulut soulever une pierre d’une grosseur hors de la moyenne, mais ne parvint pas à la poser sur la maçonnerie. Il la laissa retomber à ses pieds et dit :

— Ah bien ! père Brunel, il va bien falloir pour celle-là que vous m’aidiez…

— On sait bien, mon garçon, que je vais t’aider. Je te l’ai dit, ça ne sert à rien de s’éreinter.

Il se baissa pour saisir une extrémité de la pierre, mais sa chaîne trop courte ne lui permit pas d’y avoir une prise solide.

Il eut un accès de fureur soudain et interpella Barthoud :

— Viens m’ôter cette chaîne-là ! cria-t-il à l’officier qui venait de se rapprocher de la brèche.

— Non répondit l’officier avec un accent décidé.

— Non !… ricana étrangement le père Brunel. Eh bien ! regarde, Barthoud, regarde ta chaîne… je te la casse !

Et au plus grand étonnement de tous, le vieux rapprocha ses deux poignets, puis les écarta avec force… et la chaîne cassa. On put en voir pendre les bouts aux poignets du paysan, qui, triomphant, riait à présent comme un enfant.

— À lui ! cria-t-il à ses soldats, qu’on l’enchaîne de nouveau !

Quatre soldats s’élancèrent…

— Arrière ! clama le père Brunel devenu tout à coup effrayant à voir.

— À lui ! À lui ! ordonna encore Barthoud.

Tout à coup le père Brunel se baissa empoigna le bloc de pierre, le souleva et monta sur la maçonnerie. Là, d’un effort inouï, il leva ce bloc au bout de ses bras, le balança une seconde au-dessus de la tête des soldats qui arrivaient à la course. Et le bloc menaçait aussi bien Barthoud lui-même, car il était là à deux pas seulement.

Il eut peur… Faisant un bond de côté, il cria aux soldats :

— Feu ! feu ! sur ce chien enragé !

Le bloc de pierre partit, lancé par le maçon avec une force surprenante. Mais au même instant les fusils des soldats crépitaient et le père Brunel s’écroulait de l’autre côté de la maçonnerie.

Quand la fumée des fusils se fut dissipée le moment d’après, la stupeur était tellement à son comble parmi les spectateurs de la scène, que le passage au galop d’une berline ne fut pas remarqué, et une berline qui, pourtant, roulait avec grand bruit…

Puis les soldats, avec Barthoud à leur tête, s’élancèrent de l’autre côté de la maçonnerie… mais là ne gisait plus qu’un cadavre criblé de balles.

— Eh bien ! tant pis, c’est sa faute ! murmura Barthoud qui, tout livide et tremblant, essuyait des sueurs à son front…


XVII

AU FOYER EN DEUIL


Et la berline qui transportait Mariette, Clémence et Beauséjour roulait sur le chemin désert de la campagne et vers Saint-Augustin. Là seulement, sur l’ordre du jeune étudiant, le cocher ralentit l’allure de ses chevaux.

Mariette retrouvait sa connaissance, mais elle demeurait silencieuse et avec un air égaré tout comme si elle venait de sortir d’un rêve affreux. Quant à Clémence, silencieuse aussi et non moins pâle que sa sœur, elle paraissait surveiller le travail ardu de son esprit, et elle paraissait aussi deviner qu’un drame effroyable, en lequel son père avait joué un rôle, venait de se passer, et l’on eût pensé qu’elle cherchait à reconstituer mentalement ce drame. Vingt fois peut-être elle avait eu l’envie d’interroger Beauséjour, et elle n’avait pas osé poser la moindre question de crainte que la vérité qu’elle redoutait ne la tuât. D’ailleurs, aurait-elle pu poser une question ? elle sentait dans sa gorge comme une barrière à toutes les questions qui auraient voulu en jaillir, et sur ses lèvres, elle le savait, aucune parole n’aurait à ce moment trouvé une corde sonore. Et elle n’osait regarder ni sa sœur Mariette ni Beauséjour qui, le front chargé de nuages sombres, paraissait réfléchir et semblait avoir oublié la présence des deux jeunes filles.

Ce fut Mariette qui, la première parvint à rompre ce silence funèbre. Elle remua un peu son corps rigide, se pencha vers Beauséjour et demanda dans un balbutiement craintif et douloureux à la fois :

— Ils l’ont tué, n’est-ce pas ?

De même que Mariette était revenue de son inconscience, Beauséjour sortit de sa torpeur méditative. Il allait parler pour répondre à la question qu’on venait de lui poser… Il n’eut pas le temps d’émettre un son, car au même instant Clémence poussait un cri de douleur et gémissait en se repliant sur elle-même :

— Ah ! c’est donc vrai qu’ils l’ont tué… ils l’ont tué… ils l’ont tué ! répéta-t-elle. Et aussitôt elle s’affaissa tout à fait dans son coin comme si elle allait rendre son dernier souffle de vie.

Mariette, effrayée, se précipita sur elle.

— Non ! Non ! Clémence, bégaya-t-elle, ils ne l’ont pas tué, c’est impossible !

Un moment les deux sœurs se considérèrent sans parler, et à travers les larmes qui coulaient en abondance de leurs yeux elles se sourirent, et il sembla qu’un rayon d’espoir illuminait ces deux visages douloureux. Puis de nouveau Clémence s’abandonna au désespoir.

— Oh ! à quoi bon de vouloir me tromper, balbutia-t-elle, je l’ai vu tomber… oui je l’ai vu tomber sous les balles des soldats.

Et en même temps que ces paroles elle regardait, scrutait la figure décomposée et sombre de Beauséjour et elle y lut, de même que Mariette, la terrible vérité.

Cette fois le jeune homme réussit à remuer ses lèvres glacées.

— C’est vrai qu’il est tombé, dit-il, mais ne nous décourageons pas, conservons l’espoir qu’il n’est que blessé.

Puis par des paroles de douceur et d’espoir il finit par calmer la douleur des deux sœurs. Mariette plus forte et plus courageuse, sécha la première ses larmes.

— Il ne faut pas pleurer, dit-elle avec énergie, car bientôt nous serons chez-nous. Vois-tu, Clémence, il faudra ménager notre mère, elle est malade et une mauvaise nouvelle lui arrivant à l’improviste pourrait lui être fatale.

— Tu as raison, Mariette. S’il ne nous reste plus que notre mère il nous importe de la ménager et de la conserver.

Cette pensée fortifia les deux jeunes filles. Ce courage dont toutes deux faisaient preuve en ces tragiques circonstances réjouit le cœur de Beauséjour.

À cet instant la berline arrivait au sommet d’un coteau d’où l’on pouvait apercevoir les toits des maisons du petit village de Saint-Augustin et le clocher de son église, et le tout émergeait d’un splendide fouillis de verdure.

— Encore trois ou quatre milles, dit Beauséjour, et nous serons au terme de notre voyage.

— Notre terre est à trois milles au nord du village, dit Mariette, de sorte que nous avons encore au moins six milles à parcourir.

— C’est juste, sourit Beauséjour.

Alors les trois voyageurs se consultèrent sur la façon dont ils feraient part de l’événement à la mère, de Mariette et Clémence.

— À mon avis, suggéra Beauséjour, et vu l’état de votre mère, je dirais, que votre père s’est trouvé malade et qu’il ne pourra faire le voyage que demain ou après-demain. De la sorte vous aurez tout le temps voulu pour préparer votre mère à ce malheur inattendu. Je dis malheur, ajouta-t-il vivement, mais sans savoir, puisque rien encore nous prouve que votre père ait succombé, peut-être n’est-il blessé que légèrement, ce que je saurai demain.

Les deux jeunes filles approuvèrent cette suggestion, puis le silence s’établit sur le reste du parcours.

Le soleil était sur le point de disparaître à l’horizon lorsque la voiture s’arrêta devant la palissade qui entourait un parterre ombragé de beaux arbres. Une allée conduisait à une petite maison de ferme bien modeste, c’est vrai, mais ayant un air coquet avec ses lierres qui grimpaient aux fenêtres, quelques carrés de fleurs qui croissaient sous les soins assidus de Mariette et Clémence, et aussi avec un beau et vaste jardin potager tout à proximité.

À la plus grande joie de Mariette ce fut Jaunart qui accourut à la portière.

Nous ne peindrons pas la joie de Jaunart en revoyant sa fiancée, ni celle de la mère malade lorsque Mariette et Clémence se jetèrent dans ses bras. Seulement, cette joie se trouvait bien assombrie par les inquiétudes et les angoisses. Car il sembla que sur toutes ces têtes flottait le fardeau d’un malheur.

Cependant, Beauséjour put à ce moment encore ramener l’espoir dans tous les cœurs, ce dont on lui sut gré. Mais ce fut avec un chagrin profond qu’on le vit repartir pour Québec, et Clémence fut incapable de retenir ses larmes.

— Ne pleurez pas, Clémence, murmura-t-il, puisque je reviendrai demain. Vous savez bien que je dois sans plus de retard m’occuper de votre père. Ayez confiance et tâchez le plus possible d’épargner à votre mère les chagrins et les inquiétudes.

Il l’embrassa, ou plutôt elle se suspendit à son cou et mêla avec le plus grand abandon ses lèvres aux siennes.

Beauséjour, plus ému qu’il ne le laissait voir, se dégagea doucement de cette agréable étreinte et se dirigea vers la berline. Le cocher avait fait manger un peu d’avoine à ses chevaux, les avait abreuvés avec l’aide de Jaunart, et il était prêt à repartir.

Avant de monter en voiture, Beauséjour prit le jeune paysan à l’écart et lui dit à voix basse :

— Mon ami, je dois te dire à toi, puisque tu es un homme, que j’ai une grande inquiétude au sujet du père Brunel. Je crains bien qu’il soit mort. Mais mort ou blessé, je le ramènerai demain. En tout cas, prépare les choses pour le pire, et si je dois ramener un cadavre, que sa vue ne soit pas fatale à la mère de Mariette. Allons ! je compte sur toi…

— C’est entendu, monsieur, vous pouvez compter sur moi, répondit le jeune paysan.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, en effet, le lendemain soir, tard dans la veillée, deux ouvriers de la ville, que Beauséjour accompagnait, apportaient dans une charrette le cadavre du père Brunel. La scène fut si poignante que les deux ouvriers et Beauséjour lui-même ne purent retenir leurs larmes. Heureusement, la mère et ses deux filles avaient gardé le pressentiment de ce malheur, et, pour ainsi dire, elles y étaient un peu préparées. En outre, Beauséjour s’ingénia à les consoler, et sa présence dans cette maison de deuil et, un peu plus tard, la venue du curé de la paroisse agirent comme un baume bienfaisant sur trois douleurs immenses.


XVIII

NOUVELLE FUSILLADE


L’affaire de la brèche avait fait un grand bruit dans la cité. Le lendemain, la Gazette citait tout au long le drame que nous avons essayé de décrire, mais ce journal évitait tout commentaire.

Barthoud avait été amené devant le gouverneur pour répondre à l’accusation d’avoir fait exécuter un homme sans ordre d’un tribunal militaire. Il expliqua qu’il avait donné cet ordre pour protéger sa vie et celle de ses soldats que le bloc de pierre, lancé par le père Brunel, avait menacés. Il fut exonéré de l’accusation et renvoyé à son poste. Il y eut bien par la ville des murmures d’indignation contre cette procédure de juges partiaux, mais deux jours après l’affaire était ou paraissait oubliée.

Un homme, pourtant, n’oubliait pas… c’était Beauséjour !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le sixième jour après la tragédie de la brèche, vers midi, un jeune paysan se présenta chez la veuve du père Brunel. Il s’était arrêté dans la porte ouverte et souriait doucement.

C’était une belle grande salle, enjolivée et parfumée par maints bouquets de fleurs, et là Mariette et Clémence entouraient leur mère malade et lui offraient leurs soins. Et Jaunart était là assis un peu à l’écart.

Ce fut Clémence qui, la première aperçut dans le cadre de la porte la silhouette de l’étranger. Mais de suite, sous les bords d’un large chapeau de paille, elle reconnut les traits du visiteur. Et elle s’écria en courant à lui :

— Monsieur Beauséjour !… ah ! quelle agréable visite !

Oui, c’était bien Beauséjour déguisé en paysan.

Après avoir embrassé Clémence, le jeune homme alla offrir ses respects à la malade et à Mariette qui l’accueillirent avec la plus grande bienveillance. Toutefois, la malade lui dit sur un ton qui voulait feindre le mécontentement :

— Monsieur, vous saviez que nous ne sommes pas riches, et je vous en veux pour nous avoir fait parvenir cette somme de mille livres que nous n’avons pas gagnée.

— Madame, répondit Beauséjour en riant, c’est à ma tante, Mme Laroche, que vous devez vous en prendre. Ma tante s’est fort éprise d’amitié pour Mariette, et, la sachant fiancée à ce brave Jaunart, elle a voulu lui faire une petite dot. Quant à Clémence, je suppose que le jour où elle sera fiancée ma tante ne l’oubliera pas.

Tous les visages parurent heureux, et le jeune étudiant vit avec plaisir que peu à peu le bonheur reviendrait encore habiter le foyer en deuil.

Sur ces entrefaites survint le curé de la paroisse, il venait pour apporter ses consolations. Homme âgé d’une quarantaine d’années, actif, doux et charitable, toute sa physionomie était une image de la bonté. Il confia à Jaunart, accouru à sa rencontre, son cheval et son cabriolet et pénétra dans la maison où il fut reçu avec le plus bel empressement.

— Ah ! ah ! remarqua-t-il joyeusement, je suis content de trouver ici des figures épanouies. Et c’est vous, Monsieur Beauséjour, que je reconnais dans votre accoutrement, oui c’est vous, je gage, qui êtes venu porteur de la bonne nouvelle et messager de joie. Je vous félicite…

Et il poursuivit, après avoir accepté le siège qu’on lui avait offert :

— Vous voyez, dame Brunel et vous, mesdemoiselles, que le bon Dieu sait récompenser, et souvent plus tôt qu’on ne pense, ses serviteurs qui ont su accepter avec courage et résignation les malheurs et les épreuves. Si dans l’infortune vous bénissez son Nom, vous pouvez être certaines qu’il saura vous envoyer votre récompense.

Cela dit, nos personnages échangèrent quelques paroles de peu d’importance. Peu après la malade, qui semblait revenir promptement à la santé, commandait à ses filles de mettre la table et le couvert. Vive et légère, toute frissonnante d’une joie inconnue et mystérieuse, Clémence courut à la cuisine.

Au même instant Jaunart revenait de l’étable où il avait donné une portion d’avoine au cheval du curé, et, la mine alarmée, il disait précipitamment à Beauséjour :

— Monsieur, je vois venir sur la route une patrouille… Vous devez vous cacher quelque part ou bien fuir vers la ville.

— Ah ! ah ! tu as dit une patrouille, fit le jeune étudiant avec quelque surprise…

— Oui, reprit Jaunart, je pense que c’est la patrouille qui cherche des hommes pour les corvées.

Beauséjour se leva vivement et alla, par la porte, jeter un regard sur la route. Mais au même instant une troupe de dix cavaliers s’arrêtait devant la palissade.

— Allons ! dit-il en rentrant dans la maison, il est trop tard pour fuir.

Un lourd silence plana pour quelques instants. Beauséjour et le curé paraissaient réfléchir au meilleur moyen de se tirer d’un danger possible. Clémence et Mariette, tremblaient de crainte et concentraient, comme avec espoir, toute leur attention sur le curé et Beauséjour. Quant à Jaunart, il paraissait oublier qu’il y avait pour lui autant de danger à demeurer là qu’il y en avait pour Beauséjour.

Et pendant ce temps la mère de Mariette et Clémence murmurait :

— Mon Dieu ! pourvu qu’il ne nous arrive pas un nouveau malheur !

Mais déjà on avait trop longtemps réfléchi et l’on n’eut pas le temps de prendre une décision : un officier et deux soldats paraissaient dans la porte. L’officier était, comme Barthoud, de nationalité suisse et il parla ainsi en français :

— Nous cherchons un jeune paysan qui a échappé à la Corvée, et je désire savoir où je pourrais mettre la main dessus.

— Le nom de ce jeune paysan ? interrogea le prêtre.

— Jaunart, répondit l’officier.

Tout le monde frémit. Jaunart, lui, devint tout pâle et cette pâleur même aurait pu suffire à le trahir. Mais, heureusement pour lui, l’officier et les soldats scrutaient à cette minute même la figure de Beauséjour qui se trouvait tout près de la porte et en pleine lumière.

Le jeune étudiant vit ses regards sans se troubler le moindrement, et ce fut avec le plus grand sang-froid qu’il prit la parole.

— Monsieur l’officier, dit-il, ce Jaunart nous est inconnu. Il n’y a ici que ce jeune homme (il indiquait Jaunart lui-même), le fils du père Brunel mort à la Corvée quelques jours passés ; et il a aussi cette pauvre veuve malade et ses deux jeunes filles.

— Oui, oui, je vois, fit l’officier pensif et sans détourner ses regards perçants de Beauséjour.

Ce dernier ébaucha un vague sourire et demanda :

— Et vous-même, mon ami, oubliez-vous que vous êtes ici et que vous ne dites pas qui vous êtes ?

— Je vous demande pardon, Monsieur, sourit Beauséjour avec la plus grande aisance, je croyais que vous me connaissiez. Je suis le fils unique de la veuve Marchand dont la terre est située à trois milles d’ici par le Sud.

— Vous avez dit Marchand ? interrogea l’officier.

D’une poche il sortit une liste de noms et la consulta.

— Non, dit-il après un moment, ce nom-là n’est pas sur ma liste. Tout de même, ajouta-t-il, avec un sourire ironique, vous êtes chanceux.

Aussitôt dit il pivota sur ses talons et, suivi de ses deux subalternes, regagna le reste de la troupe près de la palissade.

Pour un peu un cri de joie eût éclaté sur les lèvres de nos amis. Malheureusement, la joie ne dura pas longtemps. Car l’officier n’avait pas encore atteint la palissade, qu’il s’arrêtait tout à coup. Là, un des soldats qui l’accompagnaient venait de lui souffler à l’oreille ces mots :

— Monsieur, ce jeune homme vêtu en paysan et qui s’est donné le nom de Marchand, c’est Beauséjour !

— Beauséjour ! s’écria l’officier en sursautant. Tu en es sûr ?

— Oui, je l’ai reconnu très bien.

— C’est bon, nous allons rire !

Et il revint, avec ses deux gardes-du-corps à la maison. Il tenait encore sa liste à la main, et il approchait en tenant ses yeux moqueurs sur Beauséjour.

— Mon ami, dit-il à ce dernier, j’ai un autre nom sur ma liste, un nom que j’ai oublié de mentionner, c’est celui de Beauséjour.

En entendant ce nom Clémence poussa un cri pour se précipiter ensuite sur le jeune homme et l’enlacer de ses bras.

— Ah ! non ! non ! cria-t-elle, vous ne le prendrez pas… vous ne le prendrez pas !

Tous les personnages demeuraient curieux et inquiets à la fois de la tournure qu’allaient prendre les choses.

À voix basse Beauséjour dit à Clémence :

— Ma chère amie, je vous prie d’être calme. Si vous me laissez faire, vous verrez que je saurai m’en tirer.

— Oh ! on va te tuer… on va te tuer ! gémit-elle.

— Non ! je vais m’en tirer, te dis-je !

Elle vit le jeune homme paisible et souriant et elle eut confiance, mais non sans sentir son cœur amoureux rongé par une cruelle angoisse.

— Ainsi donc, reprenait l’officier en souriant de triomphe, vous êtes bien Beauséjour.

— Dame ! se mit à rire notre héros, c’est à vous de vous rassurer sur ce sujet. Si je suis Beauséjour, vous devrez prouver que je suis bien l’homme nommé sur votre liste ; quant à moi, il m’appartiendra de prouver que je suis Marchand et non Beauséjour.

— Bah ! fit l’officier avec un accent moqueur, la preuve de mon côté est vite faite, attendu que j’ai votre signalement. Donc, je vous reconnais séance tenante pour Beauséjour, celui-là même que nous avons ordre de fusiller.

— Ah ! ah ! vous avez ordre de me fusiller !

— Voulez-vous voir cet ordre !

— Que m’importe ! puisque vous avez cet ordre. Allons ! Monsieur, exécutez vos ordres !

Et Beauséjour s’était dressé avec défi devant l’officier. Celui-ci alors commanda à ses soldats :

— Emparez-vous de cet homme, la plaisanterie est finie.

Clémence voulut encore s’opposer à l’acte des soldats. Beauséjour, toujours très calme et souriant, lui murmura :

— Clémence, soyez assurée que j’ai un moyen de leur échapper, laissez-moi faire et ne gâtez rien, je vous en supplie.

Le jeune homme de son côté n’offrit aucune résistance, et il se laissa lier les deux mains.

— Quoi qu’il arrive, Monsieur, dit-il à l’officier qui surveillait l’opération de ses deux subalternes, vous pourrez dire à vos maîtres que eux et moi nous sommes quittes.

— Que voulez-vous dire, je ne vous comprends pas ?

— Vous me comprendrez plus tard sans doute.

L’officier ne répliqua pas et donna l’ordre d’emmener le prisonnier.

Celui-ci, tranquille et souriant comme si de rien n’était, souhaita bonne chance à ses hôtes et suivit ses gardes. Une fois à la palissade, on le fit monter en croupe avec un cavalier, et la troupe s’éloigna au petit trot dans la direction de Québec.

Après le départ de Beauséjour, on ne saurait dire la consternation qui pesa sur chacun de nos personnages. Le curé lui-même ne pouvait trouver de paroles pour commenter l’incident ou pour consoler Clémence qui, affaissée près de sa mère, sanglotait lamentablement. Jaunart, livide, tenait une main de Mariette… de Mariette aussi livide que lui. Bref, tous demeuraient muets et comme pétrifiés.

Et cela dura dix minutes…

Tout à coup le grand silence de la campagne s’emplit d’un bruit qui fit bondir tout le monde… C’était une brève détonation d’armes à feu qui venait de retentir à quelques arpents de la maison seulement.

Puis le grand silence se rétablit et l’on prêta une oreille inquiète. Alors on put entendre distinctement un galop de chevaux… une galopade furieuse qui diminuait à chaque seconde et se perdait dans le lointain.

Soudain Clémence s’élança dehors en clamant :

— Ils l’ont tué !… Ils l’ont tué !…

Elle courait vers la route en gémissant. Le prêtre et Jaunart s’élancèrent à sa suite.

La première Clémence arriva sur le milieu de la route. Là, elle s’arrêta, pantelante, les yeux agrandis par l’horreur : elle voyait un homme, tête nue, qui marchait de son côté, mais un homme qui chancelait… un homme qui butait, tombait et se relevait… un homme qui hoquetait… et c’était Beauséjour. Alors Clémence courut à lui… Mais avant de l’atteindre, elle le voyait s’écraser sur le sol et, là, demeurer sans mouvements.

La minute d’après la jeune fille se laissait tomber près du corps ensanglanté de celui qu’elle aimait déjà de tout l’amour possible.

Pourtant, elle ne pleura pas, car elle voyait Beauséjour lui sourire.

— Oh ! gémit la pauvre fille, que t’ont-ils fait… que t’ont-ils fait ?

Jaunart et le prêtre arrivaient à leur tour.

— Ah ! ah ! fit le curé en se baissant près du blessé, je pense que notre officier ne plaisantait pas…

— Oh ! répliqua Beauséjour la voix très faible, je savais bien, moi, qu’il ne plaisantait pas…

Une sorte de hoquet le força à s’interrompre et il ferma les yeux un instant.

— Oh ! monsieur le curé, gémissait Clémence, il va mourir.

— Pourtant, je ne vois pas de blessure bien grave…

Beauséjour rouvrit les yeux, et souriant, put dire :

— Clémence, je ne mourrai pas… Je n’ai que des écorchures dans les cuisses et les bras… mais peut-être aussi qu’une balle a pénétré au bas de mes reins, car là je sens une terrible douleur.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dit le prêtre, c’est de vous emmener chez moi où je pourrai vous soigner, car je m’y connais un peu, et là, chez moi, personne ne viendra troubler votre convalescence. Voyons ! Jaunart, ajouta-t-il, va chercher mon cheval et mon cabriolet.

— J’accepte, monsieur le curé, votre hospitalité, répondit Beauséjour. Seulement, j’oserai vous demander un autre service, celui d’aller demain rassurer ma bonne tante, Mme Laroche.

— Comptez sur moi.

— Mais nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé ? fit interrogativement Clémence.

— Ah ! c’est vrai, ce qui s’est passé, essaya de rire le jeune homme. Eh bien ! c’est ce coquin d’officier qui a voulu plaisanter, et plaisanter pour de bon cette fois. Vous allez voir. Quand nous fûmes arrivés au tournant de la route près de ce bosquet que vous connaissez, l’officier arrêta sa troupe et me dit sur un ton placide : « Mon ami, je vais faire couper vos liens, puis vous fuirez à travers ce bois, si vous tenez à sauver votre peau. » Je crus d’autant mieux à sa parole qu’il fit comme il avait dit. On coupa mes liens et me fit sauter de sa croupe du cheval que j’enfourchais en compagnie d’un de mes gardiens. Naturellement, je ne m’attardai pas à faire des politesses à mes gens, je m’élançai dans le bois. Mais je n’avais pas fait dix pas que j’entendais cet ordre brutal : « Feu ! » Je tombai sous les balles. Ah ! Clémence, il avait dit vrai, tout de même, qu’il avait ordre de me fusiller !

— Mais encore pourquoi cet ordre de vous fusiller ? interrogea curieusement la jeune fille.

— Pourquoi ? Parce que j’ai tué Barthoud avant-hier pour venger votre père, mais je l’ai tué loyalement dans un duel au pistolet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vingt minutes après, le blessé était hissé dans le cabriolet du curé qui l’avait juré à Clémence de lui ramener son amoureux.

Clémence pleurait encore.

Beauséjour, plus livide et la voix plus faible comme s’il avait été sur le point de trépasser, dit à la jeune fille :

— Clémence, prenez courage et ayez confiance. Plus tard, quand je serai guéri, je reviendrai.


FIN.
TABLE DES MATIÈRES


Chapitre I : — 
 3
Chapitre II : — 
 9
Chapitre III : — 
 9
Chapitre IV : — 
 12
Chapitre V : — 
 15
Chapitre VI : — 
 22
Chapitre VII : — 
 25
Chapitre VIII : — 
 29
Chapitre IX : — 
 35
Chapitre X : — 
 40
Chapitre XI : — 
 44
 46
Chapitre XIII : — 
 49
 53
Chapitre XV : — 
 56
Chapitre XVI : — 
 59
Chapitre XVII : — 
 61
Chapitre XVIII : — 
 63