Éditions Édouard Garand (p. 59-61).

XVI

LE DRAME DE LA BRÈCHE


Que s’était-il donc passé de si terrible ?…

Au midi de ce jour l’équipe des « Glébards », tout comme à l’ordinaire, était retournée à la caserne pour la « gueulée », selon l’expression du temps. Là, le père Brunel qui ne manquait pourtant jamais d’appétit, n’avait pu manger sa maigre pitance.

De suite ses compagnons de travail s’étaient alarmés et lui avaient demandé s’il était malade.

— Non, je ne suis pas malade, avait répondu le vieux seulement, je sens là encore cette boule… cette boule qui semble grossir toujours. Je ne sais pas ce que ça veut dire.

Cette « boule » en sa poitrine, dont il ne pouvait expliquer la nature, c’était ce ferment de colère, de révolte, ce tourbillon qui, une fois, avait paru s’apaiser et s’anéantir, mais qui, depuis la fin du jour précédent, recommençait sa danse échevelée. Lorsque, après le départ de la brèche de sa fille Mariette, dont les lourds sanglots avaient crispé tous les cœurs, le père Brunel s’était écrasé, presque évanoui, sur la maçonnerie, son mal mystérieux au fond de sa poitrine l’avait ressaisi ; il l’avait de suite senti en revenant à lui. Et, durant toute la nuit qui avait suivi, ce mal-là avait paru empirer dans des proportions effrayantes.

— Oh ! qu’est-ce que ça peut bien être ? se demandait-il souvent avec une grande appréhension.

Or, tous les « Glébards » savaient maintenant ce que souffrait le vieux maçon, et tous s’apitoyaient sur les souffrances de ce compagnon qu’ils estimaient. Tandis qu’on prenait « la gueulée », les conversations à voix basse bruissaient sourdement entre les murs de la geôle, car ou pouvait parler « discrètement » puisque les factionnaires se trouvaient dans une pièce voisine en train, eux, de festoyer presque.

Un jeune gâs, trapu et paraissant doué d’une grande force physique, fit de l’autre bout de la salle où il se trouvait, cette suggestion :

— Moi, père Brunel, si j’étais à votre place, j’éreinterais ce Barthoud, il n’y a pas d’autre remède. Je sais bien qu’on vous mettra au cachot, mais ça ne sera toujours pas bien bien longtemps. Et puis, ensuite, vous serez tranquille.

— Mon ami, répondit le vieux, si je n’avais pas mes enfants et ma femme, je t’assure que ça serait vite fait. Mais, que veux-tu, penser qu’on a des êtres chers qui nous aiment, on n’ose pas s’attirer des malheurs plus grands. Je sais bien que j’endurerais le cachot aussi bien que la Corvée ; mais je sais aussi une autre chose : c’est que Barthoud est un lâche qui ne craindrait pas de me faire fusiller sur place.

— Non, il n’oserait pas. Vous a-t-il fait fusiller quand vous l’avez aplati à terre ? Non, non, père Brunel, on ne tue pas un homme comme ça et n’ayez pas peur ! cassez-lui les reins à cet animal !

Toute la salle approuvait.

— Oh ! pour ça, lui casser les reins, reprit le père Brunel, je lui ferais ça en un tour de main. C’est un gaillard, mais je le vaux bien, sans me vanter. Parce que c’est jeune, ça croit pouvoir manger le monde. Faut pourtant pas cracher sur les vieux. Et puis vieux… est-ce qu’on est vieux à mon âge ? Pas tant que ça. Je sais bien que je n’ai plus l’endurance d’un jeune, mais pour donner un coup… ah bien ! Barthoud en a eu l’expérience.

— Moi, je sais, intervint un autre paysan, que vous êtes patient, père Brunel, et je peux dire aussi qu’on est tous pas mal patients. Mais si on ne dit jamais rien, si on les laisse faire comme ils veulent ces Anglais-là, et si on ne se plaint jamais, on ne peut pas s’attendre à voir notre sort s’améliorer. Car quand on ne se plaint pas, c’est qu’on est content. Voyez-vous, père Brunel, je l’ai dit l’autre jour à notre officier qui voulait me gourmander. Je lui ai dit : « Toi, ne me marche pas sur le bout des pieds, je n’endure pas ça. La loi veut qu’on travaille comme des gueux d’esclaves, c’est bon ; mais, par exemple, qu’on me laisse travailler en paix, sinon, Tonnerre de Dieu ! je te casse la tête » !…

Et le paysan ajouta avec un air satisfait :

— Je vous dis que ça lui a fait son effet, à cet officier, et il est allé de suite se parader ailleurs, et depuis il me laisse travailler en paix.

— Je veux bien te croire, répliqua le père Brunel ; mais si t’avais affaire à Barthoud, je pense que ça serait différent, car Barthoud, lui, on ne l’intimide pas comme on veut.

Ici le vieux paysan se tut brusquement et toute la salle fit silence, car dans la porte apparaissait Barthoud lui-même. L’officier promena sur tous ces pauvres diables un regard dur et sévère, puis proféra :

— Hé, les glébards, on parle trop par là ! Gare à celui que j’entendrai dorénavant…

Il s’éloigna aussitôt en esquissant un geste de menace.

Dans la salle des grondements sourds s’élevèrent, et ce fut tout. Le repas s’acheva dans le plus complet silence. Quant au père Brunel, replié sur lui-même, sombre, il pensait…

Et vint l’heure de retourner à la brèche.

Chose étrange, Barthoud, ce midi-là, ne fit pas mettre la chaîne à l’équipe, mais il se borna à faire enchaîner les deux mains du père Brunel seulement. On s’étonna grandement dans l’équipe, et le vieux maçon plus que les autres.

— Pourquoi cette chaîne à mes mains ? demanda-t-il rudement à Barthoud.

— Pour vous empêcher de faire des folies, ricana l’officier.

Et il commanda aussitôt

— Marche !

Le père Brunel ravala difficilement un flot d’invectives. Il marcha hors de la caserne, tête basse, mordant ses lèvres. Les cinq autres galériens, ses compagnons, marchaient à sa suite, et à regarder la physionomie du père Brunel ils sentaient peser sur eux un pressentiment de malheur. Car l’affront et l’injustice faits au vieux étaient atroces : lui, on l’enchaînait, et les autres, on les laissait libres ! Le père Brunel souffrirait-il plus longtemps l’affront ?…

On arriva à la brèche. Les travailleurs reprirent leurs outils, et les soldats leur poste accoutumé. Mais le père Brunel, lui, ne reprit pas sa truelle. Il regarda Barthoud d’un œil sévère et dit :

— Ôte-moi cette chaîne-là, Barthoud !

L’officier se contenta, pour toute réponse, de hausser les épaules d’un air d’ennui et de reprendre sa marche le long du mur.

Une fois encore le vieux paysan maîtrisa sa colère et comprima les tourbillons de son sang dans ses veines, il prit sa truelle et travailla.

Plus d’une heure se passa ainsi. Puis il arriva que Gignac qui, comme on le sait, avait pris la place de Jaunart, voulut soulever une pierre d’une grosseur hors de la moyenne, mais ne parvint pas à la poser sur la maçonnerie. Il la laissa retomber à ses pieds et dit :

— Ah bien ! père Brunel, il va bien falloir pour celle-là que vous m’aidiez…

— On sait bien, mon garçon, que je vais t’aider. Je te l’ai dit, ça ne sert à rien de s’éreinter.

Il se baissa pour saisir une extrémité de la pierre, mais sa chaîne trop courte ne lui permit pas d’y avoir une prise solide.

Il eut un accès de fureur soudain et interpella Barthoud :

— Viens m’ôter cette chaîne-là ! cria-t-il à l’officier qui venait de se rapprocher de la brèche.

— Non répondit l’officier avec un accent décidé.

— Non !… ricana étrangement le père Brunel. Eh bien ! regarde, Barthoud, regarde ta chaîne… je te la casse !

Et au plus grand étonnement de tous, le vieux rapprocha ses deux poignets, puis les écarta avec force… et la chaîne cassa. On put en voir pendre les bouts aux poignets du paysan, qui, triomphant, riait à présent comme un enfant.

— À lui ! cria-t-il à ses soldats, qu’on l’enchaîne de nouveau !

Quatre soldats s’élancèrent…

— Arrière ! clama le père Brunel devenu tout à coup effrayant à voir.

— À lui ! À lui ! ordonna encore Barthoud.

Tout à coup le père Brunel se baissa empoigna le bloc de pierre, le souleva et monta sur la maçonnerie. Là, d’un effort inouï, il leva ce bloc au bout de ses bras, le balança une seconde au-dessus de la tête des soldats qui arrivaient à la course. Et le bloc menaçait aussi bien Barthoud lui-même, car il était là à deux pas seulement.

Il eut peur… Faisant un bond de côté, il cria aux soldats :

— Feu ! feu ! sur ce chien enragé !

Le bloc de pierre partit, lancé par le maçon avec une force surprenante. Mais au même instant les fusils des soldats crépitaient et le père Brunel s’écroulait de l’autre côté de la maçonnerie.

Quand la fumée des fusils se fut dissipée le moment d’après, la stupeur était tellement à son comble parmi les spectateurs de la scène, que le passage au galop d’une berline ne fut pas remarqué, et une berline qui, pourtant, roulait avec grand bruit…

Puis les soldats, avec Barthoud à leur tête, s’élancèrent de l’autre côté de la maçonnerie… mais là ne gisait plus qu’un cadavre criblé de balles.

— Eh bien ! tant pis, c’est sa faute ! murmura Barthoud qui, tout livide et tremblant, essuyait des sueurs à son front…