Éditions Édouard Garand (p. 46-49).

XII

OÙ JAILLIT L’ÉTINCELLE DE L’AMOUR


Au soir, Beauséjour se présentait chez sa tante qu’il trouva en compagnie de Clémence. Celle-ci, renversée sur un canapé, pleurait ; Mme Laroche, assise sur un fauteuil et tout près de la jeune fille, se dépensait en de vaines paroles de consolation. Et toute la journée s’était passée ainsi : Clémence n’avait cessé de supplier qu’on la conduisit à son père et de demander Mariette. Souvent aussi elle avait jeté le nom de sa mère, comme si elle eût voulu l’appeler à elle, à son secours. Et la pauvre fille avait eu des crises terribles dont s’était grandement effrayée Mme Laroche qui s’épuisait en efforts pour calmer l’angoisse et les souffrances de sa protégée. Des religieuses étaient venues apporter leur appui, mais leurs paroles de douceur et de compassion n’avaient pas semblé avoir plus d’effet que celles de Mme Laroche. On désespérait donc de ramener la paix et le calme dans l’esprit tourmenté de la jeune fille, lorsque parut Beauséjour.

— Ah ! mon ami, s’écria la dame avec un accent de désespoir qui frappa le jeune homme, c’est bien terrible… Vois-la, elle a été ainsi tout le jour. Te l’avouerais-je ? sa douleur me fait autant de mal qu’à elle-même.

Ces paroles avaient été dites à voix basse, et Clémence n’avait pas paru entendre, de même qu’elle n’avait pas remarqué la présence du visiteur ; elle demeurait presque inconsciente dans sa douleur.

Ses deux mains appuyées sur un bras du canapé et le front sur les mains, Clémence demeurait immobile ; mais de temps à autre, cependant, son corps frémissait sous le choc d’un sanglot comprimé et qu’on entendait à peine. À ce moment la douleur de la jeune fille était une douleur silencieuse.

Ému par les paroles que venait de prononcer sa tante et plus encore par la vision qu’il avait devant lui, le jeune étudiant demeurait muet et considérait avec attendrissement la fille du père Brunel. Il ne voyait pas son visage, mais il pouvait laisser ses yeux se reposer dans un admirable fouillis de bouches blondes qui recouvraient à demi une nuque d’une blancheur de lait. Un lustre à six bougies suspendu au centre de la pièce permettait au jeune homme d’avoir une vision nette de la jeune fille. À cet instant il ressentait pour elle un attrait particulier, et il eût été tenté de caresser du bout des doigts les boucles d’or répandues sur la nuque d’ivoire. Cet attrait n’était pas tout nouveau : le matin de ce jour le jeune homme avait été frappé par la candide beauté de Clémence, par la fraîcheur de son visage, la délicatesse de ses traits et la pureté de ses yeux. La jeunesse exquise de cette étrangère avait semblé agir comme un aimant sur sa propre jeunesse. Il y a ainsi dans la vie de ces rencontres imprévues où des cœurs se comprennent par la seule image des yeux. Beauséjour, ce soir-là, croyait donc sentir mieux qu’un simple attrait de sympathie et de ce fait son émotion grandissait au point de faire battre son cœur violemment et d’empêcher toute parole de résonner entre ses lèvres. Il se bornait à considérer d’un regard tendre la fine silhouette de Clémence.

Mme Laroche lui fit signe de prendre un siège. Le jeune homme alors fit quelques pas pour aller s’asseoir sur un fauteuil disposé non loin de celui de sa tante. Ce bruit, quoique les pas du visiteur eussent été étouffés par le tapis qui couvrait le plancher, parut agir sur l’ouïe de Clémence ; elle leva sa tête et de suite le rayon de ses yeux rencontra la silhouette de Beauséjour.

Elle sourit… sourire de joie, de reconnaissance, d’espoir. Ah ! ce beau jeune homme qui, le matin, lui était apparu comme une providence, n’était-ce pas le vrai consolateur ? Et Clémence, un peu gênée cette fois, prit aussitôt une position plus convenable sur le canapé, et avant même que n’eût vibré la première parole de compassion que s’apprêtait à dire Beauséjour, Clémence, disons-nous, demanda avec un accent que la crainte ou l’espoir faisait trembler étrangement :

— Oh ! monsieur, voulez-vous me dire bien vite si vous m’apportez des nouvelles de Mariette… si vous avez pu retrouver ma sœur ? Car vous m’avez promis de me la ramener…

Elle se tut brusquement et elle le regarda avec une fixité qui le surprit et le troubla. Il ne put, sur la minute, que balbutier quelques paroles incohérentes.

— Que dites-vous, reprit Clémence avec un accent douloureux cette fois, vous ne m’apportez donc pas les nouvelles que j’ai tant espérées tout le jour ? Ah ! vous ne me ramenez pas ma sœur Mariette…

Il se fit un bruit dans sa gorge, quelque chose ayant la résonance d’un râle, et la jeune fille, perdant la voix, se laissa tomber sur le canapé en pleurant.

— Mademoiselle, balbutia encore le jeune homme, mais d’une voix plus compréhensible… mademoiselle dit-il, je pense que demain je pourrai vous ramener votre sœur. Ne désespérez pas, je vous promets que demain…

Clémence, relevant à demi sa tête, l’interrompit.

— À quoi bon, monsieur, de parler de demain ! Quoi ! ne voyez-vous pas que demain je pourrai être morte.

Elle retomba aussitôt dans son désespoir et ses larmes intarissables.

— Mon Dieu ! murmura Mme Laroche d’un air tout à fait découragé, que faire ! que faire !…

Beauséjour lui-même se sentait pris par le même découragement.

Pendant plusieurs minutes aucune parole ne fut échangée. Les regards apitoyés de la tante et du neveu demeuraient posés sur la jeune fille prostrée.

Tout à coup Beauséjour releva la tête et regarda Mme Laroche.

— Ma tante, dit-il à voix très basse j’ai une idée. Voulez-vous me laisser seul avec elle ? Je pense que je pourrai lui rendre le courage et l’espoir.

— Je ne demande pas mieux, mon cher ami, et je souhaite que tu réussisses là où, même avec mes aptitudes de femme, je n’ai pu réussir moi-même. Au reste, je ne saurais plus que tenter pour lui rendre ce courage et cet espoir. C’est bon, je te laisse avec elle.

Elle se leva pour s’approcher de Clémence. D’une main maternelle elle caressa les cheveux dorés de la jeune fille et lui dit sur le ton le plus tendre :

— Ma belle enfant, permettez-moi de vous laisser avec mon neveu qui vous tiendra compagnie pendant quelques minutes. Il est jeune et gai et mieux que moi, peut-être, pourra-t-il vous consoler dans vos chagrins.

Clémence leva sur la bonne dame ses beaux yeux mouillés, sourit à Beauséjour comme pour lui exprimer d’avance un remerciement, et dit, la voix larmoyante :

— Madame, je compte bien que vous excusez mes chagrins et mes pleurs. Au lieu de vous être reconnaissante pour la bonté que vous m’avez témoignée, je vous accable de mes tourments. Ah ! que voulez-vous, je suis tellement torturée par l’inquiétude et suis si faible que je ne sais pas me contenir.

— Vous êtes tout excusée, mon enfant, et je pense que je comprends vos tourments. Je vous laisse donc à mon neveu pour un instant et souhaite qu’il puisse être une agréable distraction pour vous.

Mme Laroche se retira aussitôt.

Quand Beauséjour se vit tout à fait seul avec la jeune fille, il quitta son siège et s’approcha du canapé. Il avait maintenant retrouvé son audace ordinaire, mais rien dans son maintien ou sa personne n’annonçait la fanfaronnerie ; il était simple et souriant, et nul doute que Clémence dût le trouver plus séduisant encore que le matin de ce jour.

Il s’assit sur le canapé tout près d’elle, prit une de ses mains qu’elle ne lui refusa pas… une main qu’elle parut même lui abandonner en rougissant un peu, et lui parla ainsi :

— Mademoiselle Clémence, vous parliez de mourir tout à l’heure, oubliez-vous que vous appartenez à la vie ? Vous êtes très jeune et très belle, vous avez une mère qui vous adore, un père qui vous aime jusqu’au sacrifice, une sœur qui vous vénère, et, devant vous, toute la vie qui vous sourit et vous retient, et vous parlez de mourir ? Non, même si vous le souhaitez dans un moment de désespoir, vous n’avez pas le droit de vous soustraire à ce qui vous rattache ici-bas, et vous laisser mourir à votre âge ce serait faire injure à votre Créateur, à vos parents qui vous chérissent et à tous ceux qui vous aiment, ce serait faire outrage à toute la nature que vous ornez et égayez comme l’une de ses plus belles parures. Ne parlez donc plus de mourir, je vous en supplie, et essayez de réagir contre ce découragement passager. Tenez, je vous ferai part de suite d’une assez bonne nouvelle : aujourd’hui j’ai vu votre père.

— Ah ! vous avez vu mon père ! fit la jeune fille en soupirant soudain de joie et d’espérance. Lui avez-vous parlé de moi ?

— Oui. J’ai dit que la Providence vous avait mise sur ma route et lui ai nommé la personne à qui je vous ai confiée ce matin. Votre père à cette nouvelle a paru éprouver une très grande joie.

— Mais alors, s’écria la jeune fille en tremblant d’impatience, puisque vous avez vu mon père et puisque vous savez où il est menez-moi à lui, voulez-vous ? Ah ! j’ai tant hâte de le revoir et de l’embrasser !

— Soyez tranquille, vous le verrez demain.

— Pourquoi pas ce soir ?

— Ce soir, impossible. Il est à la caserne où nul ne pourrait être admis.

— Mais sa fille, on l’admettra, je pense.

— Pas davantage, hélas ! Ah ! mademoiselle, on voit bien que vous ne savez rien de cette terrible loi militaire qui régit la Corvée. Non, mademoiselle, impossible pour vous comme pour moi d’entrer dans la caserne. Et si vous osiez vous y présenter, on vous en refuserait l’entrée, on vous humilierait, on vous insulterait peut-être.

— Mais alors demain, comme vous avez dit ? soupira la jeune fille déçue.

— Demain, oui, mais ce n’est pas sûr. Tout à l’heure j’ai dit demain comme j’aurais pu dire après demain. D’abord demain, voyez-vous, je veux retrouver votre sœur. Après je vous promets que vous reverrez votre père, car croyez que je vais tout tenter pour le faire libérer de la Corvée. Ce sera peut-être difficile, je ne vous le cache pas. Pourtant nous avons une très bonne raison d’espérer la clémence des autorités, je veux parler de la maladie de votre mère.

— Ah ! oui, ma mère malade, ma pauvre mère dont l’inquiétude et les tourments doivent de beaucoup surpasser les miens.

Cette pensée ramena l’ombre de la douleur sur le visage de Clémence un moment rasséréné. À nouveau des larmes perlèrent à ses yeux, et elle retira brusquement sa main posée dans celles du jeune homme pour cacher son visage.

Cette souffrance ravivée émut fortement Beauséjour. Durant quelques minutes il ne put parler. Il considérait la jeune fille avec une compassion et un attendrissement qui n’eussent pas manqué de la toucher, si elle avait pu saisir la pensée chaleureuse de son compagnon. Mais tout à l’effort de comprimer ses larmes et ses sanglots, elle ne le regardait pas. Lui ne la quittait pas des yeux… des yeux pleins non seulement de pitié, mais aussi d’admiration et d’extase. Car déjà Beauséjour, sans pouvoir encore se l’avouer, éprouvait dans son cœur jeune et hardi et pour la première fois de sa vie ce sentiment, doux et formidable à la fois, qui du jour au lendemain peut changer toute l’existence d’un homme… l’amour !

Ce fut avec ce sentiment magique que, un peu plus tard, il put par des paroles affectueuses ramener la sérénité dans l’esprit de la jeune fille. Une fois encore elle lui abandonna sa main, et lui, très longtemps, lui parla, à voix très douce et très basse, comme en mystère. Et elle lui souriait avec extase. Elle l’écoutait, rêveuse, comme elle eût prêté une oreille réjouie à des musiques célestes. Et, à son tour, elle ne le quittait plus des yeux… Ah ! ne l’avait-elle pas trouvé séduisant, ce beau cavalier du matin ? Et ce soir ?… Quoi ! ne pouvait-on pas lire dans ses grands yeux bleus, mais d’un bleu si foncé qu’ils paraissaient noirs, oui ne lisait-on pas dans ces yeux-là le même sentiment, doux et formidable, qu’on pouvait découvrir au cœur de celui qui lui parlait avec une si bonne tendresse ?

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Lorsque parut Mme Laroche, une heure après avoir quitté le jeune homme et la jeune fille, elle vit celle-ci avec un visage tout épanoui… Plus de pleurs, plus de sanglots.

Ah ! oui, son neveu avait réussi… et peut-être même au-delà de ses espérances. Seulement, Mme Laroche n’apercevait encore qu’une lumière au tableau…