Éditions Édouard Garand (p. 44-46).

XI

PÈRE ET FILLE


Sur le moment la jeune fille demeura surprise et incapable de faire un mouvement. Elle considérait son père d’un œil hagard. Était-il possible qu’on traitât ainsi son bon père ? Alors la souffrance supplanta la surprise, et d’abondantes larmes coulèrent sur ses belles joues.

— Ô mon Dieu ! cria la belle enfant dans le flot de ses larmes, est-il possible que les Anglais soient si inhumains !

— Ah ! ma fille, ne blâme pas les Anglais… Non ! non ! ne jette le tort à personne, car, vois-tu, c’est ma faute !

Et il laissa tomber ses mains lourdement et pencha la tête comme si, véritablement, il eût éprouvé le remords d’une faute.

Mariette passa une main nerveuse sur ses joues mouillées, elle sauta sur la maçonnerie, courut à son père et se jeta à son cou.

Les travailleurs, les soldats et Barthoud demeuraient immobiles, silencieux et troublés, peut-être, par cette scène douloureuse.

Le père étreignait sa fille doucement ; la fille tenait ses lèvres collées sur le front ravagé de son père. Tous deux pleuraient encore en silence, incapables qu’ils se sentaient de proférer une autre parole.

Mariette, enfin, parut voir pour la première fois les spectateurs de cette scène, et un instant elle les considéra avec une sorte d’étonnement. Puis son regard clair, plus clair, semblait-il, dans la rosée qui les humectait, s’arrêta sur l’officier. Était-ce divination ?… Le regard se fit accusateur, il pesa un moment avec persistance sur Barthoud… Et lui, Barthoud, malgré lui, sans le vouloir assurément, se mit à reculer, puis il tourna le dos et alla reprendre sa marche accoutumée dans l’ombre des remparts. On eût dit que le regard candide et pur de la jeune fille l’avait épouvanté. Celle-ci reporta ses yeux sur le maçon pour le considérer encore d’un air douloureux. Puis elle s’écarta un peu prit ses mains enchaînées et sembla les soupeser. Un rapide coup d’œil lui fit découvrir que les autres travailleurs n’avaient pas leurs mains ainsi enchaînées.

— Mais pourquoi, mon pauvre père portez-vous cette chaîne, quand les autres n’en ont point ? demanda-t-elle.

Le vieux l’embrassa et répliqua :

— Ne blâme personne, Mariette, c’est ma faute, je te l’ai dit !

— Non ! moi je crois que c’est cet homme-là…

Du regard elle désignait Barthoud qui s’éloignait le long de la muraille.

— Oui, c’est sur son ordre, avoua le vieux. Mais vois-tu une fois encore, c’est ma faute… je me suis rebellé.

— Ah ! mon père… mon pauvre père s’écria la jeune fille en échappant de nouvelles larmes, il ne se peut pas que cela dure ainsi. Il n’est pas possible que vous restiez ici ni qu’on vous traite davantage comme un esclave. Je vais vous emmener, car ma mère m’envoie vous chercher…

— Ah ! oui, ta mère, ma pauvre enfant… parle-moi un peu de ta mère !

Mariette lui confia la maladie de la pauvre femme, et aussi la longue route qu’elle Mariette, avait faite en compagnie de sa sœur Clémence.

— Et Clémence… tu ne sais pas ce qu’elle est devenue ? Pauvre et chère Clémence… Ah ! tous les malheurs vont-ils m’atteindre en même temps.

— Ne vous inquiétez pas trop, mon bon père, sur le compte de Clémence, car je vais la retrouver. Ah ! elle n’est pas perdue, allez. C’est une bonne dame anglaise qui nous a offert sa protection et nous a emmenées dans sa maison. Moi, trop impatiente j’ai voulu me mettre de suite à votre recherche, et je suis partie. Je me suis bientôt égarée dans la ville. La femme d’un tavernier m’a recueillie. Ici, voyez comme la Providence est bonne ce matin je me suis trouvée en présence de Jaunart…

— Jaunart ?

— Oui, il avait passé une partie de la nuit dans cette taverne. Alors, il m’a parlé de vous, puis d’un sieur Beauséjour et comment ce dernier l’avait délivré d’un affreux cachot.

— Mais Jaunart… tu me parles de lui comme s’il était dans la ville ?

— Il en est parti ce matin, il est parti en m’enseignant le chemin de cette brèche, il est parti pour aller, m’a-t-il promis, veiller sur ma mère. Alors, j’ai cherché cette brèche, et je vous retrouve… Mais comme j’étais loin de penser que je vous retrouverais ainsi avec cette chaîne affreuse à vos poignets !

— Oh ! ne te fais pas de peine davantage, ma bonne Mariette, je ne souffre pas ; je suis tranquille et content. Ah ! si seulement je pouvais te prendre dans mes bras !

La jeune fille esquissa tout à coup un geste d’énergie.

— Attendez, proféra-t-elle, je vais vous faire ôter cette chaîne, moi, et demain je vous ferai libérer, vous allez voir !

Surpris, le vieux la vit sauter en bas de la pierre et marcher vivement et hardiment vers Barthoud. Non moins surpris que le vieux maçon, l’officier regarda venir à lui cette enfant… cette enfant au front chargé de courroux.

— Monsieur, dit Mariette en s’arrêtant à deux pas de l’homme, n’avez-vous pas de pitié dans l’âme et laisserez-vous mon pauvre père ainsi enchaîné !

— Ah ! fit Barthoud avec une surprise simulée, c’est votre père ça, le vieux Brunel !

À deux pas seulement de la jolie brunette, Barthoud pouvait à son aise considérer sa candide beauté, et il ne put dérober dans ses regards le sentiment d’admiration qu’il éprouvait.

Mariette prit cette admiration pour une lueur de pitié, et elle eut confiance.

— Oh ! monsieur, vous allez faire tomber cette chaîne, n’est-ce pas ! Ce n’est pas un meurtrier, mon père, vous le savez bien !

— Non, mademoiselle, sourit Barthoud, votre père n’est pas un meurtrier ; tout de même laissez-moi vous dire qu’il est dangereux. Ne vous a-t-il pas confessé qu’il a osé se rebeller à mes ordres !

— Oui, mais parce qu’on a été inhumain à son égard.

— Erreur, mademoiselle, on a été trop bon pour lui, il a voulu abuser.

— Soit. Mais c’est passé. Détachez ses mains maintenant. Il sera tranquille et calme, je vous l’assure, et il me le promettra à moi. Car il n’est pas méchant mon père…

— Non, monsieur, il n’est pas méchant… Ah ! c’est nous, ses enfants, qui le savons. Jamais il ne nous a dit un gros mot. Il est aussi bon que du bon pain, Monsieur, déliez-lui les mains, c’est trop barbare de le faire travailler ainsi !

— Mademoiselle, je le regrette bien, je ne peux pas me rendre à votre désir.

Au fond, Barthoud était content de voir le vieux Brunel ainsi humilié aux yeux de sa fille. N’était-ce pas déjà une sorte de vengeance pour lui ?

La jeune fille eut le sentiment qu’elle se heurtait à un être sans entrailles et brûlé de fiel et de haine ; elle lui décocha un long regard plein du plus grand mépris, tourna les talons et revint à son père. Pourtant elle ne put s’éloigner tout à fait sans jeter derrière elle ces paroles prophétiques.

— C’est bien, restez sans cœur, mais Dieu, un jour, saura vous châtier !

Et, revenue à son père, elle dit avec dégoût :

— Ah ! quel rustre et quel barbare, mon père !

— Mariette, vaut mieux ne pas s’occuper de ces sortes de gens. Faut les laisser faire, et souviens-toi que les brutes ont toujours leur tour.

— Oh ! je ne veux pas leur souhaiter du mal : tout de même il serait juste qu’ils fussent punis pour leur méchanceté.

Après ces paroles Mariette passa une fois encore ses bras au cou de son père et se remit à pleurer ; dans le silence qui régnait aux alentours on pouvait entendre distinctement ses sanglots.

Le père Brunel voulut l’apaiser.

— Ne pleure plus, Mariette, ça me fait mal de te voir pleurer. Souris-moi et pense que tout ça finira un jour ou l’autre. Voyons, ma pauvre petite fille, tu me brises l’âme avec ta douleur et tes larmes !

De plus fort en plus fort Mariette sanglotait. En voulant arrêter ses pleurs pour faire plaisir à son père, c’était comme une digue qui se dressait dans sa gorge et qui se brisait ensuite. Alors des étouffements grondaient dans sa poitrine, tout son être était violemment secoué, et le flot des pleurs un moment retenu débordait à nouveau. Ce fut une minute si navrante que tous les cœurs furent crispés d’émotion.

Barthoud, peut-être pour apaiser les troubles de sa conscience, décida de mettre fin à cette scène.

— C’est assez ! cria-t-il durement. Allons, vous autres, au travail ! Père Brunel, à l’œuvre !

C’était pour Mariette un ordre indirect de s’en aller.

Le père Brunel sentit son cœur de père tressaillir comme sous un affront.

— Barthoud, cria-t-il en pâlissant de colère, prends garde… prends garde ! Un père qui défend sa fille, c’est dangereux !

Et l’on voyait ses mains trembler, ses lèvres se serrer avec force comme pour arrêter la riposte sanglante, l’invective, et ses yeux gris étincelaient. De nouveau l’orage grondait au cœur de ce malheureux, et il était à craindre que la tempête n’éclatât avec plus de violence et ne poussât l’homme qu’elle bouleversait à faire un geste fatal.

Mariette comprit de suite qu’il valait mieux obéir à l’ordre de l’officier et s’en aller.

— Allons ! prenez courage, mon père. Je m’en vais, mais pour revenir. Je reviendrai demain vous chercher, dussé-je aller me traîner aux pieds du Gouverneur ! À demain, bon père, à demain !

Elle s’enfuit en pleurant…

Le père Brunel voulut reprendre son travail, il s’affaissa tout à coup sur les pierres, à demi inconscient. L’émotion était trop forte.