Éditions Édouard Garand (p. 49-53).

XIII

LA DAME ANGLAISE


Cette nuit-là fut une nuit bien longue et bien agitée pour quatre de nos personnages : le père Brunel, ses deux filles, Beauséjour.

Là-bas, à la caserne, le père Brunel ne cessait de tourner et retourner sa peine. Ah ! c’est qu’il était la proie vivante de terribles visions… visions de souffrance et visions de haine ! Son esprit malade évoquait d’abord la douloureuse silhouette de Mariette… de Mariette sa fille. Il croyait entendre encore ses sanglots, voir ses larmes… Par mille efforts inutiles il essayait de repousser cette vision tant la douleur de sa fille torturait son vieux cœur de père. Si à force de volonté il parvenait à écarter de son imagination cette lamentable image, alors survenait l’apparition de sa femme malade qui, les bras tendus avec le désespoir de l’agonie, l’appelait à elle. Et il croyait entendre ses appels, ses cris déchirants… parfois il pensait saisir son dernier soupir. Et lui… lui était loin, il était enchaîné, et malgré son désir, sa soif ardente du dernier baiser de celle qui lui était si chère, il demeurait cloué à son esclavage. Et elle, là-bas, elle sa femme tant vénérée, oui elle trépassait.

Le vieux maçon, à cette image atroce, sursautait, puis, sans savoir, sans s’entendre, poussait un râle affreux qui réveillait ses voisins de lit. Ceux-ci l’apaisaient par des paroles d’encouragement, mais l’instant d’après d’autres visions aussi cruelles l’assaillaient. C’était alors Clémence qui survenait brusquement, sa petite Clémence, celle qu’il choyait par-dessus tout… c’était sa petite fille. Mais où était-elle sa Clémence ?… Mariette l’avait perdue !… Alors l’imagination du pauvre vieux s’égarait, et à force de se demander ce qui pouvait être advenu de Clémence il se faisait les plus sombres tableaux. Et quoi ! tout à coup, ne voyait-il pas sa « petite fille » égarée, abandonnée dans un taudis de la ville ? Et ainsi que sa pauvre femme malade, Clémence ne l’appelait-elle pas à son secours ? N’entendait-il pas sa voix déchirée par le plus grand désespoir ? Ne voyait-il pas son beau visage tout décomposé par l’horreur ?

Et, soudain, à ces visions atroces venait se joindre l’image sarcastique et brutale de Barthoud, qui riait de ses souffrances, de Barthoud le bourreau de tous ces êtres si chers. Le père Brunel échappait de longs et sourds rugissements, rugissements de colère et de douleur. À deux reprises l’un des deux factionnaires dut venir pour lui ordonner de se taire. Le vieux grinçait des dents et ravalait avec peine les imprécations qui surgissaient à ses lèvres. Il était alors saisi du désir fou de se lever, bondir, se jeter sur les factionnaires, les assommer ou les égorger et fuir, courir à ses filles, à sa femme malade. Il se sentait repris par ce ferment de haine et de colère qui, durant deux jours, avait bouillonné au tréfonds de son être. Le ferment, néanmoins, s’était amorti lorsque, ce jour-là, le père Brunel avait abattu dans la poussière l’officier de son équipe. Mais depuis qu’on lui avait posé cette chaîne abjecte à son travail, depuis qu’il était apparu ainsi enchaîné aux yeux purs de sa fille Mariette, et depuis surtout qu’il croyait entendre dans son demi-sommeil les appels désespérés de sa femme et de ses filles, le maçon retombait la proie de cette agitation intérieure qui, comme un souffle impétueux d’ouragan, le soulevait et l’emportait. Oh ! que pourrait-il advenir si ce souffle augmentait malgré lui de violence ! Et le père Brunel avait peur de ces étranges bouleversements qui passaient en lui, il avait peur et, pour éviter le vertige de cette peur, il se mettait à mordre avec rage la couverture de sa couche douloureuse.

Puis, à la Basse-Ville, chez ce tavernier où elle avait trouvé l’hospitalité, c’était Mariette qui pleurait et sanglotait sans cesse malgré toutes les consolations qu’essayait de lui apporter la femme du tavernier. C’était d’abord son inquiétude au sujet de Clémence et de sa mère, une inquiétude qui meurtrissait son cœur tendre et aimant ; et c’était surtout l’odieux tableau de la brèche, ce tableau où elle revoyait son père enchaîné comme un vulgaire criminel sous l’ignominieuse surveillance des soudards d’Haldimand.

Et chez les Ursulines, c’était Clémence. Mais Clémence se trouvait peut-être la moins malheureuse, car n’y avait-il pas un rayon de soleil au travers de la noirceur de ses tourments ? L’image de Beauséjour, ce beau et généreux cavalier, ne venait-elle pas l’égayer et lui faire voir un horizon rapproché tout resplendissant ? Et dans son insomnie, lorsqu’elle avait réussi à écarter d’elle pour un moment, les soucis et les chagrins, n’était-elle pas tout à coup secouée par des soubresauts de joie ? Souvent, que de doux apaisements qu’il lui eût été bien difficile d’expliquer. Car Clémence n’osait pas encore s’avouer qu’elle était éprise, très très éprise du « beau cavalier ». En somme elle était moins malheureuse que sa sœur Mariette, que son père aux griffes de la monstrueuse Corvée, que sa mère malade là-bas, à Saint-Augustin. C’est pourquoi, dans ses visions de bonheur, elle avait de beaux élans de reconnaissance pour Dieu que, du reste, elle n’avait cessé d’invoquer intérieurement.

Enfin venait Beauséjour. Mais si notre jeune ami, au travers de sa nuit sans sommeil, ne subissait pas les tortures de la souffrance, c’est que l’amour et la divine image de Clémence faisaient de son cœur un paradis. Pourtant son ciel n’était pas tout à fait sans tache : car cette joie qu’il éprouvait, ces rayons qui l’éblouissaient, il faudrait les payer. Demain, il lui faudrait tenir des promesses difficiles qu’il avait faites à Clémence : la promesse de retrouver Mariette, celle de faire libérer le père Brunel. Allait-il réussir ? Il s’en donnait l’invincible espoir. Pour conquérir Clémence ne se sentait-il pas de taille à conquérir un monde ? Oui, oui, demain il se présenterait chez Haldimand et il saurait bien obtenir la liberté du père de Clémence, de « sa Clémence » comme il osait se dire déjà. Oui, demain, il fouillerait la ville et retrouverait Mariette.

À dix heures de matinée le jour suivant, soigneusement mis et sous le même soleil éclatant qui illuminait la cité, Beauséjour s’achemina vers la Place du Château. Il conservait avec âpreté sa décision prise au cours de la nuit : il irait voir le gouverneur, lui ferait des représentations respectueuses, intercéderait pour le père Brunel, et, s’il était nécessaire, lui, Beauséjour, irait prendre la place du vieux à la Corvée, à la brèche.

Le jeune patriote avait, lui aussi, invoqué les secours de la Providence, et non en vain, car de suite cette Providence lui venait en aide. En effet, lorsqu’il arriva sur la Place du Château, ses regards furent de suite attirés par la frêle silhouette d’une jeune paysanne. Il n’y avait là d’ailleurs que quelques passants, des citadins et des militaires allant à leurs occupations. Or, la jeune paysanne se trouvait arrêtée et immobile presque au milieu de la place, et Beauséjour vit qu’elle regardait l’habitation du Maître du pays. Mais Beauséjour vit mieux : cette paysanne avec son chapeau de paille jaune enrubanné de rouge, son corsage de toile bleue, son jupon d’étoffe brune… Et ce visage encadré de boucles brunes… ces traits délicats… Quoi ! ces traits, n’était-ce pas un peu le fin visage de Clémence ?

— Ah ! c’est Mariette… c’est Mariette ! se dit le jeune homme avec une joie inexprimable.

Il s’était arrêté une seconde, comme pour mieux regarder cette apparition qui lui semblait resplendir sous le soleil ; puis il reprit sa marche et, se hâtant, vint s’arrêter tout près de la jeune inconnue.

Elle, tout absorbée dans sa contemplation, ne l’avait pas vu venir.

— Mademoiselle Mariette !… murmura Beauséjour d’une voix si émue qu’elle tremblait énormément.

La jeune fille eut un sursaut. Elle fit deux pas de côté comme avec frayeur, et, tremblante aussi, elle laissa tomber son regard surpris et craintif sur celui qui, le chapeau à la main, s’inclinait déjà avec respect. Elle le regarda longtemps ce beau jeune homme, et à voir bientôt le sourire qui desserra ses lèvres et les lueurs de joie qui inondaient ses prunelles agrandies, on aurait pensé qu’elle reconnaissait le jeune homme.

— Ah ! monsieur, s’écria la jeune fille avec un élan de joyeux espoir, je gage que vous êtes l’ami de mon père et de mon fiancé… vous êtes monsieur Beauséjour.

— Mademoiselle, se mit à rire doucement le jeune homme, vous me reconnaissez comme je viens de vous reconnaître. Ah ! oui, vous êtes bien la sœur de mademoiselle Clémence.

Et il la regardait avec non moins d’attention que mettait Mariette à le considérer. Ses yeux étaient tout pleins d’admiration devant cette image qui lui rappelait si bien celle de Clémence. C’est que Mariette n’était pas moins belle que sa sœur, mais d’une beauté un peu différente. Il n’y avait pas dans la physionomie de Mariette cette apparence enfantine qu’on pouvait découvrir chez Clémence. Il y avait chez Mariette plus de femme que d’enfant. Elle possédait une sorte de maturité qu’on ne découvrait pas dans la physionomie de Clémence. Et dans ses yeux bleus, plus pâles que ceux de sa sœur, flottait une énergie qu’on n’aurait peut-être pas trouvée dans les yeux de Clémence !

Cependant, Mariette avait été frappée par les dernières paroles de Beauséjour : Ah ! oui, vous êtes bien la sœur de mademoiselle Clémence !

Et elle se sentit vivement désireuse de savoir. Elle demanda tout émue d’espoir :

— Vous parlez de Clémence, Monsieur… la connaissez-vous donc ? l’avez-vous vue dans la ville ?

— Oui, Mademoiselle… Et voilà que la Providence s’est rangée encore du côté des infortunés et de ceux qui demandent son appui dans leurs embarras : hier cette divine Providence m’a fait rencontrer votre sœur, et voyez qu’aujourd’hui elle guide mes pas vers vous.

— Ah ! Monsieur, s’écria Mariette transportée de joie, si vous avez rencontré ma sœur, vous devez bien savoir où elle est maintenant ?

— Oui, et elle se trouve à l’abri de tout danger. Votre sœur est au Couvent des Ursulines, auprès de ma tante, Madame Laroche.

— Voulez-vous m’y conduire. Monsieur ? J’ai si hâte de revoir Clémence…

— Je vous conduirai certainement attendu que votre sœur est très inquiète à votre sujet. Mais auparavant, ne pourriez-vous pas me confier ce qui vous est advenu depuis votre séparation de Mademoiselle Clémence ?

La jeune fille consentit volontiers à lui faire un bref récit de ses aventures dans la ville. Elle appuya surtout sur la visite qu’elle avait faite à son père à la brèche.

— Mademoiselle, reprit alors Beauséjour, j’ai beaucoup de sympathie et de respect pour votre malheureux père. Si vous me voyez ici devant l’habitation du général Haldimand, c’est que je venais tenter un effort pour faire libérer votre père de la Corvée.

— En ce cas, nous avons eu la même pensée ; car je venais également pour implorer auprès du gouverneur la libération de mon père. Puisqu’il en est ainsi, Monsieur, allons tous les deux chez le gouverneur ; si je n’ai pas vos paroles faciles pour le convaincre, du moins j’ai mes larmes pour l’attendrir.

Beauséjour allait se rendre au désir de la jeune fille, quand il avisa une dame de grande distinction qui venait dans leur direction. De suite Mariette suivit instinctivement le regard du jeune homme, et elle faillit pousser un cri de surprise en voyant la dame. En effet, elle pouvait reconnaître la bonne dame anglaise qui lui avait offert un asile dans sa maison. De son côté cette dame avait d’assez loin reconnu Mariette.

— Ah ! Mademoiselle, fit la dame en s’approchant, j’ai bien envie de vous gronder pour m’avoir désobéi… Et votre sœur qui a osé la même escapade ?

— Ne me grondez point, Madame, supplia Mariette, je suis assez punie pour avoir déserté votre maison. Heureusement que la Providence m’est venue en aide ainsi qu’à ma sœur Clémence. Voici, Madame, ce Monsieur qui a été comme l’ange de la Providence.

Depuis un moment la dame anglaise décochait à Beauséjour quelques coups d’œil scrutateurs. Elle parut trouver ce jeune homme fort de son goût, et la distinction de sa personne lui fit penser que l’inconnu appartenait à une bonne société. Aussi, très curieuse, s’enquit-elle peu après de son nom.

— Madame, répondit le jeune homme avec une belle révérence, je m’appelle Beauséjour.

— Beauséjour !… fit la dame sans pouvoir réprimer un haut-le-corps.

Ce geste de la dame inconnue surprit quelque peu notre ami, mais il n’en fit rien voir et expliqua de suite :

— Madame, laissez-moi vous dire que je m’intéresse beaucoup au père de Mademoiselle ; de ce pas j’allais auprès de Son Excellence pour lui demander de vouloir bien prendre en pitié le père Brunel et de le rendre sur-le-champ à ses enfants et à sa femme qui là-bas en son foyer désert, est bien malade.

— Pauvre homme ! soupira la dame. Voilà Monsieur Beauséjour, une belle et noble action de votre part, mais ne savez-vous pas la nouvelle qui court à votre sujet ?

— Quelle nouvelle donc, Madame ? interrogea le jeune homme qui voyait l’attitude effrayée de la bonne dame.

— Ah ! ça, Monsieur, ne savez-vous pas qu’on vous accuse d’avoir semé des grains de rébellion parmi les corvées, et aussi d’avoir donné la liberté à un être dangereux qu’on avait mis au cachot ? Ah ! j’y pense : on vous soupçonne aussi d’entretenir des relations avec les révolutionnaires américains…

Beauséjour ne put s’empêcher de rire.

— Oh ! ne riez pas, mon ami, ne riez pas, c’est grave, reprocha doucement la dame anglaise. Dès à présent on fait des recherches par la ville pour vous retrouver. Je vous engage, s’il n’est point trop tard, à fuir ces lieux au plus tôt : il serait peut-être même prudent de quitter la cité.

— Je vous remercie, Madame, de me mettre sur mes gardes en m’instruisant de choses que j’ignorais, et croyez que j’apprécie beaucoup l’intérêt que vous nous portez à Mademoiselle et à moi. C’est pourquoi je regrette de vous dire que je ne pourrais suivre votre conseil de quitter la ville sans retard. Voyez-vous, je tiens à accompagner mademoiselle Mariette auprès de Son Excellence pour obtenir la libération du père Brunel. Et j’ai, madame, un très bon argument pour son Excellence, puisque j’ai décidé, s’il faut, de prendre la place du père Brunel à la Corvée.

— Vous à la Corvée ! s’écria la dame anglaise avec une surprise apitoyée. Oh ! malheureux jeune homme, je vois bien que vous ignorez le danger auquel vous vous exposez inutilement. Non ! non ! renoncez à voir Son Excellence… D’ailleurs elle ne vous recevrait pas. Sachez aussi que les Corvées ne sont pas administrées par le général, mais bien par mon mari le Major Lockett.

— Vous êtes Mrs Lockett ? fit Beauséjour en s’inclinant avec respect.

— Oui, Monsieur. Et si Mademoiselle et vous êtes disposés à mettre en moi votre confiance, je pourrai vous être très utile. Mon mari est très bon et ne me refuse jamais les faveurs que je lui demande. Hier, j’ai pu lui dire quelques mots concernant le père Brunel, et après lui avoir parlé de ses deux charmantes enfants et de sa femme malade, il a paru s’intéresser à leur sort. Il aurait bien désiré s’entretenir un moment avec Mademoiselle Mariette et sa sœur, mais toutes deux avaient déserté notre logis.

— Madame, vous êtes bien bonne, murmura Mariette un peu confuse, et après avoir agi, ma sœur et moi, ainsi que nous avons fait, nous ne méritons plus ni votre estime ni votre pitié.

— Rassurez-vous, mon enfant, je ne tiens nullement compte de votre action, car je comprends quels tourments vous agitaient. La preuve en est que je suis bien contente de vous retrouver, puisque je pourrai vous conduire auprès de mon mari, au Château, et vous aider à plaider votre cause. Voulez-vous venir ?

— Avec la plus grande joie, Madame, car j’ai grande confiance en vous, répondit Mariette dont les yeux brillaient de reconnaissance.

— C’est bien, nous irons de suite au Château par crainte que mon mari ne s’absente. Quant à vous Monsieur Beauséjour, je vous conseille une fois encore de chercher un refuge sûr contre ceux qui vous cherchent.

— Mais, Madame, s’écria le jeune homme, c’est impossible. J’ai promis à Mademoiselle Clémence de lui ramener sa sœur…

— Ah ! c’est vrai, sourit la dame anglaise, il y a la sœur de Mademoiselle… Eh bien ! je ne veux point vous faire manquer à votre promesse. Voyons ce qu’il y a de mieux à faire… Chose certaine, sur cette place publique vous êtes exposé aux plus grands dangers. Tenez ! dissimulez le mieux possible votre présence dans une rue avoisinante et guettez notre retour, voulez-vous ?

— J’accepte votre conseil, Madame, avec toute ma gratitude.

— C’est bien, mon ami, je suis contente et rassurée. Venez, Mademoiselle…

Elle prit la main de la jeune fille et l’entraîna vers le Château.

Un moment, Beauséjour les regarda aller ; puis, tout rempli d’espoir dans la mission de Mrs Lockett, il gagna une rue voisine pour attendre le retour de Mariette.