Éditions Édouard Garand (p. 25-29).

VII

LE NOUVEAU GALÉRIEN


Le lendemain, au matin, cinq nouveaux galériens étaient adjoints aux équipes. Lorsque l’équipe du père Brunel fut appelée au départ, et lorsque les cinq hommes qui la composaient depuis la mise au cachot de Jaunart furent disposés à la file devant la porte de sortie et entre les deux rangées de soldats, Barthoud tira après lui un jeune homme, petit et fluet, et, le plaçant derrière le vieux paysan, dit :

— Voilà, père Brunel, celui qui va remplacer Jaunart aujourd’hui !

Le père Brunel et les autres regardèrent le « nouveau » avec pitié. Un jeune homme, c’est vrai, mais tout jeune, tout petit, et trop jeune et trop petit pour faire partie de la corvée. Et il avait en même temps un air si misérable. Sa figure était tout blême, quelque peu sale ainsi que ses petites mains, et ses vêtements n’étaient que des guenilles. Pourtant, il avait de beaux cheveux bruns qui tombaient par jolis boudins de sous les bords d’un grand chapeau de paille. Il n’y avait que cela, ces cheveux-là, de remarquable chez lui. À part cela non vraiment cet enfant avec sa petite taille trop gracile, ses petites mains, ne pourrait jamais manœuvrer les grosses pierres de la maçonnerie, et il ne tiendrait pas deux heures à l’ouvrage. Et lui cet inconnu parmi ces inconnus, regarda autour de lui avec un étonnement quasi douloureux, et lorsque le soldat lui posa le bracelet de la chaîne au poignet, il courba la tête et parut ployer, comme si cette chaîne, légère pourtant, eût été trop lourde pour lui. Mais s’il baissa la tête, n’était-ce point pour cacher un sourire, mais oui, un sourire ironique, sinon énigmatique ? N’importe ! on se mit en marche pour la brèche.

Le soleil se levait brillant et déjà chaud. Pas un nuage dans le ciel d’un si beau bleu que, à le regarder, il faisait mal aux yeux de ces pauvres diables. Car là, dans ce ciel splendide, il y avait tant de libertés et d’espaces qui n’étaient pas pour eux, pour eux ces forçats ! Et durant la nuit qui venait de finir toute la nature s’était transformée : la fraîcheur avait ranimé la végétation, sous la rosée les feuilles des arbres avaient reverdi, les fleurs dans les jardins étalaient toutes grandes leurs corolles et exhalaient les plus doux parfums, et de toutes les ramures partaient des musiques de fête. Et eux, les galériens, voyaient toutes ces beautés, entendaient toutes ces mélodies sans pouvoir y joindre les accents d’un cœur gai. Car leur cœur était triste et il ne s’en échappait que des accents de désespoir, tandis que leurs pieds, plus lourds encore que la veille, les conduisaient vers la terrible brèche.

Quelques instants après qu’on se fut mis en marche, Saint-Onge fit cette remarque.

— Aujourd’hui, je pense qu’il va faire encore plus chaud qu’hier voyez, je commence à suer déjà !

— Je le pense aussi, dit Michaud à son tour si on ne crève pas aujourd’hui, on pourra bien remercier le bon Dieu.

— Pour moi, murmura le père Brunel en tournant légèrement la tête vers celui qui le suivait immédiatement, ça m’est bien égal, je peux tenir pas mal de soleil, encore ; Ah ! dis-moi donc, mon garçon, comment tu t’appelles !

— Laroche… Pierre Laroche.

— Tiens ! fit Gignac un peu narquois, c’est donc à cause de ton nom qu’on t’envoie travailler à la pierre !

— Ça se peut bien, répondit le jeune homme en ricanant.

— J’entends bien que tu portes un nom dur comme pierre, reprit le père Brunel, mais tu ne m’as pas l’air à avoir un corps bien bien résistant.

— Oh ! rassurez-vous, sourit le jeune Laroche, on a de la moelle dans les os, vous verrez !

À l’ouïe du père Brunel ces paroles résonnèrent avec un accent moqueur. Il s’en étonna, mais ne fit voir de rien.

— Et d’où viens-tu ? interrogea-t-il.

— Oh ! de pas bien loin… de Beauport.

— Alors, comme ça, tu es tout près de chez vous, fit remarquer Saint-Onge qui habitait Saint-Denis de Kamouraska.

— Oui, c’est vrai d’une façon, ricana encore le jeune Laroche ; mais on peut dire que j’en suis loin quand même avec cette chaîne à mon poignet et ses soudards qui nous escortent le fusil à l’épaule.

— Tu as raison, mon ami, soupira le père Brunel. C’est égal, je te souhaite bien du courage ; néanmoins ça me dit que tu ne vas pas résister bien longtemps. Vois ce soleil qui commence déjà à nous rôtir la couenne !

— Oh ! on s’y fera… On s’y fera père Brunel. À propos, c’est bien ainsi que vous vous nommez n’est-ce pas ?

— Oui, c’est bien mon nom, mon ami.

— Eh bien ! j’espère que nous serons d’agréables compagnons.

— Oh ! c’est pas moi qui te ferai du mal ni qui t’en souhaiterai…

Le silence s’établit, on arrivait en vue de la brèche. Peu après on grimpa le talus et Barthoud commanda la halte. La chaîne fut retirée, et les six hommes se mirent au travail.

— Toi, dit Barthoud à Laroche tu n’auras qu’à donner les pierres au père Brunel qui les cimentera. Comme tu vois, ce n’est pas difficile.

Et comme à son ordinaire l’officier alla faire les cent pas le long du mur.

Le travail commença en silence. Très songeur, le père Brunel étendait de sa truelle le mortier et posait les pierres que lui apprêtait son nouveau compagnon. Le vieux pensait à sa femme et à ses filles ; il avait pensé à elles toute la nuit comme, d’ailleurs, il y pensait toujours depuis qu’il les avait quittées. Quelquefois aussi sa pensée allait à Beauséjour qu’il avait hâte de revoir, afin de lui demander de se mettre à la recherche de ses filles.

À un moment, son compagnon échappa de ses petites mains une grosse pierre. Mais tout aussitôt et avec une vigueur extraordinaire qui ne manqua pas de surprendre les autres, le jeune homme se baissa et, soulevant la pierre d’un bel effort des reins et des bras, la posa doucement sur la maçonnerie.

— Hein ! mon garçon, elle est pesante celle-là ! fit remarquer le père Brunel.

— Oui, un peu.

— Je vas te dire, quand tu en auras de trop lourdes, je t’aiderai ; il faut se ménager un peu !

— Je vous assure, père Brunel, qu’aucune de ces pierres n’est trop pesante pour moi ; je vous ai dit qu’on a de la moelle dans les os.

Pour la première fois le père Brunel examina la figure de son compagnon, la voix du jeune homme venait de le frapper.

— Mais dis-moi donc, est-ce qu’on ne se connaîtrait pas par hasard ?

Le jeune homme le regardait en plein dans les yeux et souriait d’un air moqueur.

Tout à coup les yeux du vieux clignotèrent vivement ; puis il frémit, échappa sa truelle et faillit même pousser un cri de surprise et de joie.

— Non ! fit-il ahuri, ça ne se peut pas que ce soit là Monsieur Beauséjour !

— Chut ! Chut ! père Brunel, souffla le jeune homme, il ne faut pas prononcer mon nom !

Mais les autres avaient entendu.

— Hein Monsieur Beauséjour ? Mais non, ce n’est sûrement pas possible !

— Silence, les amis, commanda le jeune homme, je ne suis ici que Laroche… mais Laroche dur comme pierre, ajouta-t-il en souriant. Vous comprenez qu’il ne faut pas que ce gueux de Barthoud me devine ni me reconnaisse.

Les paysans demeuraient stupéfaits.

Barthoud, de plus loin, revenait vers la brèche.

— Voici l’argousin qui revient. Ne faites semblant de rien, les amis, et surtout ne prononcez pas mon nom. Je suis Laroche… Laroche.

— C’est bien, c’est bien, Monsieur Beauséjour, dit Malouin, on ne vous trahira point.

Et ces pauvres paysans reprirent leur travail une minute suspendu, ils le reprirent en tremblant tellement ils étaient émus de savoir que le fameux Beauséjour était parmi eux… un glébard.

— Mais comment est-ce que ça se fait que vous êtes parmi nous ? interrogea à voix basse le père Brunel qui n’en pouvait revenir.

— Ce matin on devait amener pour remplacer Jaunart un pauvre diable de la caserne des Jésuites ; mais il arriva qu’il fût trop malade pour aller à l’ouvrage. Or, voyez cet adon, père Brunel, je me trouvais à rôder par là. On me vit, on m’arrêta et me questionna. Je déclarai que j’arrivais de Beauport pour venir travailler dans la ville. L’officier qui m’interrogeait se mit à rire.

— Mon garçon, tu vas travailler tant que tu voudras, dit-il.

Alors on m’a conduit à votre caserne en compagnie de quatre autres glébards.

— Mais quelle idée avez-vous de vous faire encadrer dans la corvée ?

Silence, voici Barthoud qui approche.

Pendant quelques minutes les six compagnons travaillèrent avec un entrain qui parut émerveiller l’officier. Il les considéra un instant de son sourire cruel, puis il vira les talons et reprit sa marche.

Quand il fut à quelque distance, Beauséjour reprit :

— Père Brunel, ça se fait que je veux tenter de tirer Jaunart de son cachot la nuit prochaine.

— Ah ! ah ! j’ai bien peur que vous ne puissiez pas réussir.

— Bast ! moi je pense le contraire. Les cachots sont dans la cave, n’est-ce pas ?

— Oui. Mais pour y arriver il n’y a qu’une entrée, c’est par la trappe qui se trouve dans la salle des soldats.

— Je sais cela. Mais les soldats ne sont pas toujours dans la salle ?

— Non. Le soir, la plupart s’en vont à la ville pour s’amuser. D’autres se retirent dans le dortoir tout à côté de la salle.

— Alors, durant la nuit cette salle est déserte ?

— Seulement, il y a les deux gardes qui font le guet dans notre bouge.

— Là est la plus grande difficulté. Mais je m’arrangerai bien pour quitter le bouge à ma guise.

— Il y a encore que les cachots sont fermés par des portes de fer et des cadenas.

— Je me doutais de cela. Aussi, ai-je sous ma chemise tout ce qu’il faut pour venir à bout des cadenas.

Le père Brunel regarda le jeune homme avec une intense admiration. Puis il s’écria :

— Non, vrai de vrai, je ne peux pas m’imaginer que c’est vous qui êtes là à faire de la maçonnerie ; et puis, si ce n’est pas une chance du bon Dieu… moi qui voulais tant vous voir aujourd’hui !

— Ah ! ah ! vous vouliez me voir ?

— Oui, et je vas vous dire pourquoi.

Il se mit à narrer brièvement ce qu’on lui avait rapporté le soir précédent au sujet de ses deux filles, Mariette et Clémence, venues pour le chercher :

— Voyez-vous, acheva-t-il, elles me cherchent à cause de ma pauvre femme qui est malade à la maison. Or, il paraîtrait que deux dames anglaises les ont fait monter dans leur voiture pour les emmener chez elles. Comprenez-vous que je suis inquiet ?

— Oui, oui. Savez-vous le nom de ces deux dames anglaises ? demanda le jeune homme très intéressé par cette histoire.

— Hélas, non ! Pouvez-vous voir quel intérêt ont pu avoir ces dames d’emmener mes filles ?

— Non. Mais je me figure bien que ce sont deux dames charitables comme j’en connais plusieurs et comme je connais aussi de très bons citoyens anglais. Il ne faut pas penser que tous les Anglais sont méchants et ressemblent à ceux-là qui oppriment notre pays. Faut aussi reconnaître que dans le nombre d’étrangers à la race anglaise : il y a des Suisses, des Allemands, des Hollandais, des juifs et peut-être bien d’autres que nous ne pouvons reconnaître tellement ils osent se donner pour des Anglais. Non… il faut, être juste, père Brunel. Mais je reviens à vos filles…

— Ah ! oui, tenez, je vas vous dire pourquoi je voulais vous voir : c’était pour vous demander de vous occuper d’elles… Mais à c’t’heure que vous êtes pris vous aussi dans la corvée…

— Père Brunel, interrompit Beauséjour. soyez tranquille : je suis de la corvée aujourd’hui, mais n’y serai point demain.

— Ah ! Ah ! vous n’y serez point…

— La nuit prochaine je vais donner la liberté à notre ami Jaunart et je m’esquiverai ensuite. Donc, demain, père Brunel, je chercherai vos filles et soyez bien sûr que je les verrai.

— Ah ! Monsieur Beauséjour, vous me remettez dans le cœur tout l’espoir et toute la confiance que j’avais en vous, merci !

Alors, le vieux les yeux tout humides et la voix tremblante d’émotion, fit au jeune bourgeois un portrait de ses filles.

— Voyez-vous, Mariette, ma plus vieille, c’est la promise à Jaunart, elle a vingt ans depuis le mois d’avril.

— Et Clémence, père Brunel ?

— Elle, ma Clémence, elle n’est pas encore promise, et elle n’a rien que dix-sept ans. Ah ! je peux bien vous dire que c’est ma plus belle, ma Clémence. À vrai dire, je les aime toutes les deux également, mais, comme vous le savez probablement on a toujours un petit faible pour la plus jeune, parce que c’est la dernière qu’on a dorlotée et choyée, et aussi parce qu’on voit que la plus vieille va bientôt se marier. Alors, c’est naturel, on reporte le surplus de son affection sur celle que le bon Dieu nous laissera. Pour dire vrai encore, je ne plaindrai pas Mariette, parce qu’elle a trouvé un bon garçon dans ce Jaunart, car il est vaillant comme quatre. Il a bien aussi un peu de tête et pas beaucoup de patience, mais il est tout plein de cœur. Je suis certain qu’avec lui Mariette sera heureuse.

— Si je vous comprends bien, père Brunel, votre femme se trouve seule à la maison.

— Il paraît qu’une voisine s’est chargée de la veiller. Une chose pas mal certaine il faut qu’elle soit bien malade pour que Mariette et Clémence se mettent en frais de venir à Québec pour me chercher. Pensez donc, près de cinq lieues de marche pour des enfants !

— Oui, cela prouve qu’elles sont courageuses… très courageuses, fit pensivement Beauséjour. C’est bon, ajouta-t-il, vous pouvez avoir l’esprit tranquille père Brunel, demain je saurai ce que sont devenues vos filles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La journée se passa sans incident. Mais tout ce jour-là le père Brunel espéra de voir ses filles venir à lui.

Vain espoir… la journée finie, on rentra plus triste que jamais. Or, dans l’âme de ce grand vieillard au cœur si bon, si doux, si patient, brillait une flamme étrange, un feu de colère grondait contre ceux-là qui le faisaient tant souffrir… qui faisaient souffrir les siens !

Mais ce soir-là, étendu à côté de Beauséjour, le père Brunel — peut-être parce qu’il faisait moins chaud que le soir d’avant — oui, le vieux paysan s’endormit lourdement. Et le lendemain, lorsque le gong le tira en sursaut de son sommeil, il constata avec surprise que Beauséjour n’était plus là.

Le jeune homme avait tenu parole.