Éditions Édouard Garand (p. 53-56).

XIV

COMMENT BARTHOUD SE VOIT VIVEMENT TANCÉ


À cette même heure, à la brèche, deux officiers supérieurs faisaient leur apparition et s’arrêtaient un peu à l’écart pour demeurer, quelques instants, immobiles et silencieux. Ils paraissaient observer avec attention les travailleurs, et leurs regards se fixaient surtout sur le père Brunel. Le vieux paysan comme à l’ordinaire travaillait méthodiquement, mais plus lentement à cause de cette chaîne que Barthoud, ce jour-là encore, avait fait mettre à ses poignets. Le visage pâli, l’œil terne, le dos voûté, le pauvre maçon avait un air misérable qui émouvait.

Barthoud, à quelques pas de là, avait fait le salut réglementaire à l’arrivée des officiers, et maintenant il attendait, non sans une certaine anxiété, que ces derniers vinssent à lui. De temps en temps il dardait un coup d’œil vers le père Brunel, et chaque fois une étincelle de joie et de triomphe illuminait sa prunelle. Car Barthoud, disons-le, pour avoir pris avec le maçon une telle précaution que celle de lui faire passer aux poignets une chaîne, s’attendait à des félicitations de la part des deux officiers supérieurs. Par là aussi il espérait écarter de lui les remontrances et reproches des officiers pour n’avoir pu empêcher ou prévenir l’évasion de Jaunart. Tout de même il n’était pas tranquille, et c’était justement cette évasion de Jaunart qui le taquinait.

Peu après, les deux officiers s’approchèrent de Barthoud et à leurs galons on pouvait reconnaître un colonel et un major. Le colonel, sur un ton péremptoire, commanda aussitôt, en fixant Barthoud d’un œil sévère et en désignant le père Brunel :

— Faites enlever la chaîne des poignets de cet homme !

À cet ordre rude et sans préambule Barthoud rougit violemment ; puis, la voix tremblante de crainte ou de confusion, il commanda à l’un de ses soldats d’exécuter l’ordre donné par le colonel.

Le père Brunel avait entendu l’ordre de l’officier, de même que les autres travailleurs de la brèche, et lorsqu’il eut été débarrassé de la chaîne, il se tourna vers les deux officiers et dit en esquissant un sourire de reconnaissance :

— Merci, messieurs ! Vous autres, au moins, vous avez du cœur…

Et le regard chargé du vieux s’arrêta, par ricochet, sur Barthoud ; les yeux des deux hommes se croisèrent et il sembla y avoir entre les éclairs qui jaillissaient des prunelles étincelantes comme un choc de foudre.

Tranquillement le père Brunel se remit à sa besogne, et, peu après, il paraissait travailler avec une certaine allégresse. La truelle était plus vive, plus rapide, et le mortier semblait couler sur la pierre. Gignac, à côté du vieux, savait poser la pierre qu’il fallait, et c’est pourquoi la maçonnerie avançait, la brèche rapetissait ; bientôt il faudrait dresser un échafaudage pour pouvoir atteindre la partie supérieure de la brèche. Les autres compagnons semblaient travailler aussi avec plus d’entrain ; ils se réjouissaient en eux-mêmes pour avoir entendu l’ordre donné à Barthoud par l’officier supérieur et surtout pour avoir vu tomber des mains du père Brunel l’ignominieuse chaîne. Et puis, quoi ! allait-on enfin rendre justice à des hommes de cœur qu’on voulait asservir ! Nul ne saurait dire le fol espoir qui, à ce moment, agita l’esprit de ces paysans qu’on avait brutalement arrachés à leur terre et à leur foyer. Tous pensaient que, une fois la brèche comblée, ils seraient libérés et renvoyés à leur famille. C’était cet espoir qui stimulait leur effort.

Lorsque Barthoud eut fait libérer les mains du père Brunel, les deux officiers s’écartèrent de quelques pas en signifiant au lieutenant de les suivre. Puis, là, celui qui portait des galons de colonel proféra à voix plutôt basse et sur un ton sévère ces paroles :

— Lieutenant, il semble qu’il y ait une mauvaise note contre vous… N’avez-vous pas laissé un homme s’échapper du cachot où vous l’aviez vous-même fait enfermer ?

Barthoud eut grand’peine à résister au coup que cette question lui porta au cœur.

— Messieurs, répondit-il d’une voix qui n’était pas du tout rassurée, je vous assure que je n’ai pas laissé l’homme s’échapper, c’est à mon insu et à ma plus grande stupeur qu’il a réussi à se tirer de là.

— Rien, en effet, n’est plus stupéfiant, sourit le colonel ; car nous sommes allés visiter le cachot et, ma foi, je ne pourrais croire qu’un homme qui y fût cadenassé eût assez de génie pour en sortir, à moins toutefois, que cet homme, ne pût mettre en jeu quelque sortilège.

— Mais il n’est pas sorti de là par son génie ou un sortilège quelconque, interrompit Barthoud.

— Je sais bien, puisque nous avons pu constater que le cadenas a été coupé à l’aide d’une lime, ce qui me porte à penser qu’une personne charitable est venue du dehors porter secours à votre prisonnier. Et dites-moi, savez-vous qui fut l’auteur de cette besogne ?

— Je l’ignore. La chose s’est passée dans la nuit. Tout le monde dormait, hormis les deux factionnaires chargés de surveiller les glébards.

— Ah ! c’est juste, il y avait ces deux factionnaires. Étaient-ce des soldats en qui vous aviez confiance ?

— Oui, monsieur.

— Ils n’ont pu se laisser corrompre ?

— Par qui ?

— Simplement par celui qui a délivré votre prisonnier.

N’y avait-il pas dans cette équipe un certain Laroche qui, cette même nuit, a déserté la caserne ?

— Oui, monsieur.

— Ne serait-ce pas l’homme qui a libéré votre prisonnier ?

— Je le pense.

— Et ce nom de Laroche, n’était-ce pas un nom d’emprunt ?

— Je l’ai pensé.

— Et quand avez-vous ainsi pensé ?

— Après l’affaire.

— Qui avez-vous soupçonne sous ce nom de Laroche ?

Barthoud hésita avant de répondre à cette question. Après avoir reçu l’ordre de libérer les mains du père Brunel, ordre qui l’avait stupéfié, il se demandait si les deux officiers n’étaient pas venus là dans le dessein de lui créer des ennuis. Et il avait cette mauvaise note sur son compte, comme avait dit le colonel. Et alors cet interrogatoire n’était-il point un piège qu’on lui tendait pour qu’il se compromît et qu’on pût ensuite lui retirer son grade de lieutenant et le congédier. N’y avait-il point là du Beauséjour ? Car Barthoud savait que le jeune étudiant était presque un personnage dans certains milieux, qu’il jouissait d’une grande considération dans la société et qu’il pouvait mettre en jeu des influences capables de faire rentrer dans l’ombre Barthoud. Or, porter une accusation contre Beauséjour pouvait être dangereux, et tenter de frapper Beauséjour c’était peut-être se frapper soi-même ! L’hésitation du Suisse fut de courte durée, car sa haine contre Beauséjour l’emporta. Il répondit :

— J’ai soupçonné un nommé Beauséjour…

Le colonel sourit.

— Un ami de Jaunart et du père Brunel ? fit-il interrogativement.

— Un ami de tous les glébards ! gronda Barthoud sous le souffle de la haine.

— C’est vrai. Aussi ce Beauséjour est-il connu et surveillé. Seulement un soupçon n’est pas une certitude et nous voulons être certains que c’était bien Beauséjour qui a travaillé à cette brèche sous le faux nom de Laroche. En êtes-vous sûr, lieutenant ?

— Non, mais je pense fortement que c’était lui.

— Pensez-vous aussi que le père Brunel l’ait reconnu ?

— Oui.

— Avez-vous interrogé le vieux ?

— Oui, mais il a refusé de me répondre la vérité.

— Aller l’interroger de nouveau et dites-lui que s’il veut dire la vérité il sera aujourd’hui même mis en liberté et il pourra retourner chez lui.

Barthoud alla immédiatement trouver le vieux paysan avec cet espoir fou que, pour acquérir sa liberté, le père Brunel dénoncerait Beauséjour. Il se trompait. S’il y eut parmi cette race de Canadiens des délateurs et des traîtres, ils furent peu nombreux ; et ceux-là qui travaillaient à la brèche, ces paysans, ces glébards comme se plaisait à les appeler Barthoud, n’étaient pas de ceux qui vendent leurs compatriotes et encore moins leurs amis.

En s’approchant du vieux maçon, le Suisse souriait. Il avait un air content très manifeste. Car il n’était plus inquiet à son propre sujet ; il se doutait bien maintenant, en dépit de la mauvaise note qu’on lui avait marquée, qu’on en voulait à Beauséjour, à Beauséjour qui prêchait dans le pays la rébellion, à Beauséjour qui osait narguer les autorités… Et puisqu’on en voulait à Beauséjour, lui, Barthoud, était tout disposé à prêter la main, car jamais en sa vie il n’avait ressenti autant de haine que celle qui le tourmentait contre le jeune patriote canadien.

— Père Brunel, dit le lieutenant, je vous apporte une bonne nouvelle.

— C’est bien, dites-la ! répondit le vieux sans interrompre son travail et sans regarder son interlocuteur.

— Voici : ces deux messieurs qui sont des officiers supérieurs, m’ont dit de vous donner votre liberté…

— Ah ! ils ont dit ça ? fit le père Brunel en interrompant sa besogne et en tressaillant de joie.

Toutefois, méfiant à l’égard du mercenaire, il plongea le rayon d’acier de ses yeux gris dans les regards astucieux de l’autre.

— Voyons ! reprit-il, répétez pour voir !

— C’est comme je vous ai dit, mais à une condition…

— En ce cas, s’il y a une condition, je n’en veux point de ma liberté, car j’imagine que votre condition est une chose malhonnête.

— Non, père Brunel, il n’y a rien de malhonnête. Est-ce malhonnêteté que de dire la vérité et surtout quand il s’agit de faciliter la tâche de la Justice ?

— Ah ! se mit à ricaner le vieux, si vous venez pour me parler de la justice anglaise, non, non, ne m’en parlez point, j’en ai assez !

— Calmez-vous et écoutez-moi.

— C’est bon, dites toujours ce que vous avez à dire.

— Ces officiers désirent savoir si, vraiment, c’est Beauséjour qui a donné la liberté à Jaunart.

— Je vous ai pourtant bien dit tout ce que je savais à propos de cette affaire, laissez-moi tranquille !

— N’oubliez pas, père Brunel, que cette affaire-là précisément aggrave votre cas.

— Ah ! allez-vous me dire qu’on peut me rendre responsable des actes des autres ?

— Responsable, oui…

— Ah ! comment donc ça ?

— Comme complice de Laroche dit Beauséjour.

Le père Brunel perdit patience.

— Tenez, laissez-moi la paix avec vos histoires, j’en ai plein le dos déjà !

Et durement il souleva une pierre qu’il laissa retomber sur la couche de mortier frais. Barthoud fit un bond de côté pour ne pas faire éclabousser son bel uniforme. Mais il avait perdu son sourire, et la colère le reprenait. Pourtant il put se maîtriser encore pour reprendre :

— Voyons, père Brunel, tâchez donc de raisonner un peu. Ces messieurs ont de l’intérêt pour vous… N’ont-ils pas ordonné tout à l’heure qu’on vous ôtât votre chaîne ? Ne vous offre-t-on pas votre liberté ? Ah ! à propos, je peux vous dire que votre futur gendre, Jaunart, ne sera pas inquiété. Vous allez retrouver vos filles, revoir votre femme… Voyons ! dites la vérité…

Le père Brunel demeura muet cette fois. Tout en travaillant il se contenta de hausser les épaules. D’ailleurs, énervé par les paroles de Barthoud, il sentait dans sa poitrine ce ferment mystérieux le reprendre. Il n’osait maintenant parler, crainte de se laisser aller aux invectives.

Barthoud crut comprendre qu’insister serait peine perdue, et il retourna auprès des deux officiers.

— Messieurs, dit-il, le vieux ne veut pas parler, et il ne parlera pas, je le connais.

— Oui, murmura pensivement le colonel, cet homme doit aimer ses amis, et il est certain qu’il ne trahira pas ceux qu’il aime.

Aussitôt il attira son compagnon à l’écart pour s’entretenir avec lui quelques minutes… Puis, seul, le colonel revint à Barthoud et dit :

— Nous n’avons aucun doute que Beauséjour ait été l’auteur de l’évasion de Jaunart. Si donc vous le rencontrez, ne manquez pas de le faire arrêter, l’ordre en a été donné par Son Excellence.

— Je n’y manquerai pas, répondit Barthoud avec un accent de joie sauvage.

Les officiers s’en allèrent.

— Allons ! se dit alors Barthoud en jubilant, je pense qu’avant longtemps j’aurai ma revanche contre ce Beauséjour !

Et, comme à son ordinaire, il se mit à marcher le long du mur.