L’Homme à la longue barbe/Texte entier


L’HOMME


À


LA LONGUE BARBE.


Lith. de Fonrouge de Seine, N°16


L’HOMME
À
LA LONGUE BARBE.


PRÉCIS
SUR LA VIE ET LES AVENTURES
DE
CHODRUC DUCLOS ;


SUIVI DE SES LETTRES


ORNÉ DU PORTRAIT DE CE PERSONNAGE MYSTÉRIEUX ET D’UN
FAC-SIMILÉ DE SON ÉCRITURE.


L’homme à longue barbe errant dans le Palais.
Barthélemy et Méry.


Par MM. E. et A.

PARIS,
Au Palais-Royal,
Chez Les Marchands De Nouveautés.
1829.



AVANT-PROPOS.



Il est des hommes que la singularité de leurs actions et la bizarrerie de leur conduite semblent plus particulièrement destiner à fixer les regards de leurs contemporains. Leur humeur, leurs sentimens, leur manière de vivre forment un contraste si frappant avec les habitudes de leurs semblables, qu’on est naturellement désireux de connaître les particularités qui les concernent. Mais si ces mêmes hommes ont eu un rang dans le monde qu’ils y aient acquis de la célébrité par l’éclat de leurs aventures ou par la fougue de leurs passions ; si leur vie, naturellement orageuse, offre des scènes piquantes et variées, des situations fortes et dramatiques, si elle se compose enfin d’événemens qui se rattachent à des personnages éminens ou à des époques mémorables, la curiosité redouble, l’intérêt qu’inspirent leurs actions devient plus puissant, et l’esprit, avide de sonder les mystères de leur existence, se sent impérieusement dominer par le besoin d’être dans le secret de toutes leurs destinées.

Dans le nombre de ces êtres exceptionnels dont nous venons de parler, il en existe un à Paris, dont le stoïcisme et la misanthropie décèlent un de ces caractères fiers et indomptables, un de ces phénomènes moraux sur lesquels le malheur n’a point de prise. On le reconnaît à sa haute stature, à ses formes athlétiques et à la barbe qui ondoie sur sa large poitrine. Sous les livrées de la misère il porte un cœur généreux, mais sauvage : il dédaigne tout ce qui excite l’ambition des autres hommes et son âme hautaine est inaccessible à toutes les craintes comme elle est au-dessus de tous les préjugés.

Nous avons pensé qu’une relation succincte, mais fidèle de la vie de cet homme extraordinaire piquerait vivement la curiosité du public. Ce projet conçu depuis long-temps et que des obstacles de plus d’un genre nous, avaient empêché d’effectuer, a été mis à exécution dans l’espace de huit jours ; mais ce n’est qu’après des recherches nombreuses que nous avons pu réunir les matériaux nécessaires pour commencer l’ouvrage que nous publions aujourd’hui : nous avouerons même que nous avons été plus heureux que nous n’aurions osé l’espérer car indépendamment des documens précieux que nous étions parvenus à nous procurer, le hasard nous a merveilleusement secondé en faisant tomber entre nos mains une partie de la correspondance du Superbe.[1]

Si ces lettres, que nous croyons devoir ajouter à l’ouvrage, étaient dans le cas de jeter quelque défaveur sur le caractère ou sur les sentimens d’un homme qui fut toujours esclave de ses devoirs, nous n’hésiterions pas à en faire généreusement le sacrifice ; mais comme il ne s’y trouve rien que tout homme d’honneur ne puisse avouer, comme il n’est aucune de ses expressions, aucun des mouvemens de son âme qui ne justifient la haute opinion que nous en avons conçue, nous n’avons pu résister au désir de les produire textuellement, dans la persuasion que nos lecteurs les accueilleraient avec le plus vif intérêt. Elles ne sont certainement remarquables ni par la pureté ni par l’élégance du style, elles pèchent même souvent sous le rapport de l’exactitude grammaticale mais on y trouve des pensées fortes, rendues d’une manière énergique, et des expressions pittoresques qui décèlent tout le feu de son âme, toute la verve de son imagination. Le nombre n’en est pas considérable : elles datent presque toutes de l’an 7 de la république, et il y a même entre elles des lacunes qui nous font vivement regretter celles qui ont été égarées ; nous espérons cependant que le plaisir qu’elles feront à nos lecteurs nous vengera de leur insuffisance, et qu’on y trouvera un motif de plus de nous savoir gré de notre entreprise.



L’HOMME


À


LA LONGUE BARBE.




CHAPITRE PREMIER.

Naissance de Duclos.


Duclos, surnommé le Diogène moderne, naquit à Bordeaux, de parens riches. Fils unique d’un notaire et petit-fils d’un capitaine de navires, une exaltation singulière fut à-peu-près le seul héritage que son père lui transmit avec le sang. Sa mère, à cette époque désastreuse où les liens de la nature étaient si fragiles, n’était pas idolâtre de son mari ; et si notre héros dut l’existence au hasard de leur union, une séparation conjugale de corps et de biens ne tarda pas à lui ravir les soins maternels. M. Duclos père s’étant retiré avec ses sœurs dans une propriété située à une lieue de la Réole, l’éducation de notre héros fut dès-lors confiée aux lumières de son oncle, curé de ce pays ; mais il n’y séjourna pas long-temps, car madame Duclos, dont les sentimens comme mère étaient en raison inverse de ses sentimens comme épouse, arracha son fils de dessous l’aile évangélique de son oncle le curé, l’amena chez elle à Bordeaux, l’imbut des principes d’un royalisme outré, enracina ces principes à l’aide d’images, et échauffa par degrés une jeune imagination, qu’elle sut ainsi conquérir à la cause de la légitimité, jusqu’au moment où les armées républicaines formèrent le siége de Lyon.





CHAPITRE II.

Siége de Lyon.


C’est ici que commence l’histoire de cet homme extraordinaire. Les germes semés dans son cœur y avaient fermenté, et avaient ensuite laissé faire au temps, prêts à jaillir et à pousser des jets vigoureux.

L’étincelle qui devait embraser cette âme ardente partit des murs de Lyon, du foyer même de la révolte… La république s’avançait pour la châtier. Le jeune illuminé bondit à cette nouvelle, franchit le seuil de la maison maternelle, ne se retourna pas pour y jeter un dernier regard, entra dans Lyon, s’y enrôla sous les drapeaux du général Précy, combattit avec les Allobroges contre les Bleus, et signala son apprentissage des armes par des prodiges de bravoure.

Subissant comme ses frères le sort des vaincus, les Bleus l’enfermèrent momentanément dans un corps-de-garde : mais une dame royaliste, qui connaissait le capitaine de ronde, lui recommanda le jeune héros ; et au moment où celui-ci rêvait déjà peut-être aux moyens de se soustraire au châtiment inévitable qui l’attendait, il voit tout-à-coup tomber à ses pieds le manteau du capitaine, s’en empare, s’en enveloppe, suit les vainqueurs : il est sauvé.





CHAPITRE III.

Séjour à Bordeaux.


Il revint alors auprès de sa mère. Une réputation de bravoure l’avait précédé à Bordeaux ; il la justifia bientôt et valut autant qu’elle. Il se déclara le champion du faible et de l’opprimé ; et comme il se lia avec les jeunes héritiers des premières familles du pays, ils purent sous son égide afficher impunément l’insolence et la fatuité.

Aussi beau que brave, on n’appelait Duclos que le Superbe. La fortune de sa mère et celle d’une dame qu’il eut pour maîtresse, lui laissant la facilité d’aller de pair avec tout ce qu’il y avait de plus riche à Bordeaux, il donna bientôt le ton à toute la ville. Son budget pour le compte du tailleur seulement se montait à dix-huit cents francs par mois. Il changeait de linge deux ou trois fois par jour ; et pour offrir une idée encore plus juste du taux auquel s’élevait sa dépense, il se servait de mouchoirs de Madras de quarante et cinquante francs, en guise de crochets de bottes.

C’est ainsi qu’il se maintenait toujours digne du nom de Superbe, qu’on lui avait unanimement décerné ; et c’est à la faveur de ce nom, qu’il savait soutenir, qu’il préluda aux conquêtes les plus capables de flatter son amour-propre. Aussi fut-il, dans cette période de sa vie, l’épouvantail et la terreur des maris par sa force de corps extraordinaire et son adresse dans les armes, et le favori des dames, qu’il se captiva toujours par les manières les plus brillantes, le son de voix le plus mélodieux, la proportion et la beauté de ses formes et le feu de ses regards.





CHAPITRE IV.

Premières amours.


Coryphée du parti royaliste qu’il n’a jamais abandonné, puisqu’il a sacrifié sa fortune, versé son sang et exposé mille fois sa vie pour la dynastie régnante, le Superbe était la terreur surtout, à cette époque de la révolution, des Jacobins et de tous ceux, en un mot, qui ne professaient pas ses principes dans toute leur rigidité, leur exaltation.

Une dame qui avait retenu un coupon de loge pour elle et sa fille se présente un soir au grand théâtre, aux places qui lui sont destinées. Trois individus les occupent ; mais la galanterie française n’était sans doute pas assez innée chez eux pour les porter à céder avec empressement le devant de la loge à la dame qui se présentait. Surprise d’un pareil manque d’égards et de procédés, elle se décider réclamer son droit.

« Messieurs, leur dit-elle fort poliment : — Dis donc, citoyens ! interrompt brusquement l’un d’eux. — Eh bien ! citoyens, reprend la dame, veuillez céder vos places à ma fille et à moi ; je les ai payées, elles m’appartiennent. »

Pour toute réponse elle n’obtient que de grossières plaisanteries qui dégénèrent bientôt en injures. Le Superbe passait en ce moment dans les corridors : le bruit qu’il entend dans la loge voisine le rend attentif : il écoute, il en apprend la cause, ouvre la porte, et somme les citoyens insolens de rendre la place à qui de droit. Sur leur refus, le Superbe saisit le plus mutin par le milieu du corps, et le levant avec son bras d’Hercule au-dessus de la loge, de manière à le tenir suspendu sur le public, Gare là dessous ! s’écrie-t-il.

Le mouvement était donné, le bras de fer se levait déjà ; les deux autres citoyens étaient restés pétrifiés ; et sans les instantes prières de la dame offensée, on comptait un homme de plus au parterre. Le Superbe, avec le plus grand sang-froid, dépose alors sur la banquette sa victime épouvantée, et se retire. Mais comme l’action avait eu lieu précisément à côté de la loge des officiers municipaux, il crut prudent de s’esquiver, et sortit aussitôt du spectacle.

Cette dame, fort riche alors, entièrement séduite par une action si généreuse, comme elle avait déjà pu l’être par la réputation de beauté et de bravoure de son défenseur, l’aima dès-lors pour lui-même, se ruina pour lui. Elle était veuve ; il vécut maritalement avec elle (car jamais Duclos ne se maria), et c’est à elle que sont adressées, à Bordeaux et à Toulouse, les lettres qui font suite à ces mémoires.





CHAPITRE V.

Traits divers.


Le trait suivant peut faire apprécier ses forces colossales à leur juste valeur.

Appuyé sur une fenêtre de la maison qu’il habitait avec sa maîtresse, il regardait un jour avec complaisance sa servante et un marchand de vin, cherchant à rouler contre la porte de la cave une de ces énormes barriques de Bordeaux, et s’amusait beaucoup de leurs vains efforts.

Où voulez-vous donc la mettre, leur dit-il en riant ? — Ici contre. — Vous n’y parviendrez jamais ; — attendez-moi. »

Il descend, prend la barrique, la soulève et la fixe contre la place indiquée.

Doit-on s’étonner après cela de l’immense avantage qu’il eut sur ses adversaires dans ses duels fameux, surtout lorsque personne n’ignore qu’à cette force prodigieuse se joignait l’adresse la plus souple et une érudition consommée dans l’art de l’escrime.

Nous devons pourtant à la vérité de déclarer ici que Duclos n’eut jamais aucun maître, et lorsque Salmon, Mamesson et autres professeurs d’armes distingués lui proposèrent de lui communiquer leurs principes, toujours il refusa leurs offres, toujours il dédaigna leur secours, et il disait : « Si j’ai le malheur de tuer jamais mon semblable, je ne veux pas du moins qu’il soit dit que je l’ai appris. »

Paris et Bordeaux n’en admirèrent pas moins ses ressources presque magiques dans le maniement de quelque arme que ce fût.

Il posait un chapeau par terre, y appliquait un fragment de papier, perceptible à peine à quarante pas, tirait le pistolet à cette distance, et le papier ne se retrouvait jamais.

Lui survenait-il un duel, il priait sa maîtresse avec cet admirable sang-froid qui l’abandonnait rarement, de le faire suivre par sa voiture, afin que les secours les plus prompts pussent être prodigués à celui des deux qui serait blessé.

Mais un des traits les plus caractéristiques de cet homme mystérieux est celui qu’on va lire.

Un jour il s’était battu, avait été blessé, et sortait de se faire saigner chez son médecin Raynal. Il entre chez sa maîtresse, le bras en écharpe, et s’écrie, rayonnant de joie et de triomphe : « Je ne donnerais pas cette blessure pour vingt-cinq louis ! — Comment cela ? lui dit sa maîtresse effrayée. — Parce que Raynal m’a dit qu’il n’avait jamais vu de plus beau sang. »

Jamais autrement le Superbe ne parlait de sa bravoure ni de ses hauts faits ; il pensait avec raison qu’ils parlaient assez pour lui.





CHAPITRE VI.

L’Enlèvement.


Mais le temps des persécutions était définitivement arrivé, et le Superbe ne put se soustraire plus long-temps aux poursuites de l’autorité, que lui suscitaient journellement sa haine contre le gouvernement républicain, ses dangereux exploits, et surtout les secours qu’à cette époque terrible son âme grande et généreuse lui commandait d’apporter à ses frères malheureux et proscrits.

Victimes de leur zèle pour la cause des Bourbons, arrêtés et condamnés à mort par un tribunal de sang, deux hommes, que nous nous abstiendrons de nommer, l’un parce que nous ne le connaissons pas, l’autre parce que nous le connaissons trop, tous deux jeunes et à cette saison de la vie où l’avenir est tout espérance, se préparaient en fredonnant à la quitter. Captifs et gardés à vue à l’Hôtel-Dieu de Bordeaux, le lendemain devait éclairer leur triomphe ; le lendemain ils montaient à l’échafaud.

Le Superbe résolut de les sauver ; ils devaient l’être. Il communique son projet à plusieurs jeunes gens intrépides comme lui, ou du moins sur qui rejaillissaient quelques reflets de sa propre intrépidité. L’on discute, l’on s’entend. Il fallait le mot d’ordre pour pénétrer à l’Hôtel-Dieu. Un individu le possède ; on l’invite à souper ; on le fait boire ; son secret lui est arraché ; c’est le mot victoire. Des habits de gardes nationaux sont indispensables ; comment se les procurer ? On court au théâtre ; la directrice, madame Latapie, prête les costumes ; on les emporte chez la maîtresse du Superbe ; les jeunes conjurés s’y travestissent ; on part, on arrive ; le cri d’usage qui vive ! est prononcé par les gardes républicaines : on leur répond par le mot victoire ! et, baïonnette au bout du fusil, les jeunes victimes sont enlevées.

Les faux gardes nationaux, comme on le pense bien, n’avaient eux-mêmes d’autre parti à prendre que celui de la fuite ; mais deux d’entr’eux, le Superbe et un autre, arrêtés à Saintes, furent plongés dans les fers jusqu’au moment de l’instruction du procès, dans lequel ils triomphèrent, grâce à la mâle éloquence du célèbre avocat Ferrère, venu de Bordeaux pour les défendre.





CHAPITRE VII.

Le général Lannes.


C’était la seconde fois que le Superbe rentrait au pays natal, après en être sorti deux fois d’une manière peu naturelle. Les premiers mois de son nouveau séjour à Bordeaux ne font époque de rien de remarquable sur son compte, jusqu’au jour des Rois de je ne sais plus quelle année républicaine. (Directoire.)

On devait se réunir chez sa maîtresse, et plusieurs personnes de la ville se trouvant convoquées au banquet, le Superbe fut prié de rentrer de bonne heure à l’hôtel ; il promit : et pour tuer le temps fut au spectacle, où l’on donnait le Roi de Cocagne. Le général Lannes était dans la loge royale. Dans la pièce que l’on représentait, l’auteur met dans la bouche du roi ces paroles ou l’équivalent : Tout est musicien jusqu’aux ânes. Les jeunes gens royalistes se tournent alors en riant du côté de la loge du général et l’accueillent avec des huées. Dire que le Superbe se conduisit comme les autres, c’est ce que j’ignore, c’est ce qu’il nia ; toujours est-il qu’il se trouvait au parquet avec les perturbateurs, et qu’on ne manqua pas de le ranger de ce nombre.

Lannes, comme on le pense, devint furieux, et attacha trop d’importance à ce qu’il était de sa dignité de mépriser ; on fit avancer les basques, et les jeunes écervelés qui n’avaient pas craint d’insulter le Brave des Braves par une grossière équivoque, furent enveloppés et conduits à la prison de la commune. M. l’ex-garde-des-sceaux, ministre de la justice, comte de Peyronnet, l’ex-grand homme, en un mot, figurait alors avec son ami le Superbe parmi les délinquans.

La maîtresse de ce dernier, surprise, inquiète de ne pas le voir rentrer à l’heure indiquée, court chez la directrice du théâtre, qui lui apprend la mésaventure de son amant, en y ajoutant cette circonstance : « Que le commissaire, qui redoutait le Superbe, l’avait conjuré, au moment de l’arrêter, de ne pas le compromettre en faisant résistance ; que Duclos, par égard, l’avait juré, avait tenu sa parole et s’était laissé conduire. »

Le lendemain elle vole à la prison, et embrasse son ami en fondant en larmes. « Pour venir me voir et que tu pleures, lui dit celui-ci, j’aime beaucoup mieux que tu restes chez toi. Il ne s’agit pas de pleurer, il faut agir, il faut sauver un malheureux ; viens à mon aide, ensuite nous penserons à moi. Il y a dans la chambre voisine un père de famille condamné mort ; je te le répète, il faut m’aider à le sauver ; tu m’apporteras demain mon poignard et un paquet de cordes. — Mais comment m’y prendre ? — Comme tu voudras ; il me les faut.

Le malheureux que le Superbe avait résolu d’arracher à la mort, était un prêtre français nommé Borde, passé en Espagne et rentré depuis peu dans sa patrie, qu’il avait voulu revoir avant de mourir. Il s’était caché aux allées d’Albret, sous le déguisement d’un garçon de bains, et là, découvert et arrêté, père de trois enfans, il devait être fusillé le surlendemain.

Mais, la veille de son exécution, les jeunes gens détenus pour l’affaire du général s’étaient réunis à un déjeuner auquel assistaient leurs parens et leurs amis du dehors. La maîtresse du Superbe se rend à-peu-près à la même heure à la prison, tenant le paquet de cordes sous ses jupes, et le poignard caché dans ses cheveux. Elle arrive, elle frappe, on lui ouvre : le gardien l’envisage, elle pâlit, se soutient à la muraille, n’excite cependant aucun soupçon, et pénètre au milieu de la société déjà réunie autour d’un grand couvert. Un signe avertit le Superbe que ses désirs sont remplis. Il fait asseoir un instant sa complice, et bientôt, sous quelque prétexte nécessiteux, l’invite à passer dans la chambre voisine, où il recèle comme il peut les cordes et le poignard.

Mais sur ces entrefaites, et pendant le déjeuner de la prison, avait lieu, sous les fenêtres du général, un rassemblement tumultueux de jeunes royalistes qui demandaient à grands cris leurs camarades, menaçant Lannes de ne pas le laisser sortir vivant de la ville, s’il ne les relâchait aussitôt.

Le général, que de pareilles menaces n’auraient pas dû intimider, mais qui payait quelquefois comme les autres hommes son tribut de certains momens de faiblesse dont les plus braves ne sont pas exempts, composa avec les principes d’une sévérité qui, tout imprudente qu’elle s’était montrée d’abord, devait être alors poursuivie, par cela seul qu’elle avait eu un commencement d’exécution. Il livra l’ordre de mise en liberté, et avant que l’infortuné Borde pût voir réaliser les projets que l’on formait pour sa délivrance, les jeunes royalistes furent contraints de l’abandonner à sa destinée et le malheureux fut exécuté le lendemain.

Le Superbe, comme ses camarades, franchissait déjà le seuil de la prison, lorsqu’un huissier l’arrête soudain de nouveau, comme impliqué dans l’affaire de l’assassinat du maire de Toulouse.





CHAPITRE VIII.

Assassinat du Maire de Toulouse.


Groussac, maire de Toulouse pendant la terreur, sous le gouvernement plus supportable du Directoire, s’était conservé de nombreux et mortels ennemis.

Un jour, sur le point de retourner de Bordeaux à Toulouse, et prêt à monter dans la malle-poste, on le prévient que trois individus ont formé le projet de l’assassiner. Il ne tient aucun compte de cet avertissement, il part ; mais à une lieue de Bordeaux, ce qu’on lui avait prédit arriva. Les trois assassins le firent descendre de la chaise, le mirent à genoux avec violence ; et après l’avoir sommé de recommander son âme à Dieu et d’implorer le pardon de tous les prétendus crimes qu’il avait commis, ils l’exécutèrent à coups de poignard.

La dangereuse réputation du Superbe ne manquait jamais d’attirer sur lui les premiers soupçons. Il fut cité comme l’un des auteurs de ce meurtre ; mais au moment où il se commit, à une lieue de la ville, ainsi que nous l’avons rapporté, le Superbe dînait dans une maison de Bordeaux ; il se justifia plus tard, prouva l’alibi, et fut acquitté.

Il n’en resta pas moins quatre mois détenu, sous le poids d’une accusation terrible, que ses ennemis s’étaient empressés d’élever, et il rentrait dans cette prison de la Commune, d’où, plus heureux que lui, venaient de sortir ses camarades.

À l’instant même, un gardien nommé François voulut le traiter brutalement ; le Superbe s’empare soudain d’une cruche qu’il trouve sous sa main, et l’appelant : « Valet ! » la lui brise sur la tête. Quelques personnes ont prétendu que ce n’est pas la cruche, mais la tête qui fut brisée : toujours est-il que cinq gendarmes se présentèrent pour l’arrêter et le plonger dans un cachot. Mais à leur vue, le Superbe s’élance sur l’un d’eux, lui arrache son sabre, et se met en garde au milieu du vestibule de la prison, en leur criant : « Que celui qui a du cœur m’approche ! » Les gendarmes prirent la fuite, dressèrent un procès-verbal, et l’on commanda main-forte pour transférer le coupable au fort du Hâ.

C’est ce fait que l’on qualifie d’espièglerie dans un des billets qui sont joints à la suite des lettres et en font partie.

Quelques jours après, deux gendarmes se présentent à la prison pour mener Duclos à l’interrogatoire, et le placent dans une voiture au milieu d’eux. Tout-à-coup, le Superbe saisit d’une main par la poitrine un des exempts, qu’il tient en respect, et à l’aide de son dos et de ses reins, écrasant le second contre le coffre, il ouvre la portière de l’autre main, s’élance avec la rapidité de la foudre, traverse les allées d’Albret, et va se blottir au milieu des décombres d’une maison démolie.

Les gendarmes, pour ressaisir leur proie, crient à la foule ameutée que c’est un voleur ; mais le fugitif avait disparu, lorsqu’un enfant, qui l’avait vu se glisser dans la retraite où il espérait attendre la nuit pour s’évader, le fit découvrir. Une force supérieure fut employée à l’arracher de l’espèce d’antre, où il se défendit comme un lion ; et de retour au fort du Hâ, quatre mois de détention furent le prix de cette nouvelle escapade. Ce temps expiré, le procès s’instruisit, et un considérant solennel le déclara innocent et lui rendit la liberté.

Un des meurtriers du maire de Toulouse, faisant parade, long-temps après, de ses exploits contre les jacobins, raconta ce fait au Superbe, avec l’orgueil et la complaisance d’une belle action : « Vous me faites horreur ! s’écria Duclos ; je ne vous reverrai de ma vie ! »





CHAPITRE IX.

Le Capitaine de Gendarmerie.


Le Superbe, profitant de sa liberté pour échapper aux nouvelles embûches de ses ennemis désappointés, s’embarqua sur un corsaire, fit avec lui une croisière de quatre mois, et revint une troisième fois à Bordeaux.

Au consulat avait succédé l’empire. Le Superbe, dont les opinions étaient inébranlables, abhorra dans Bonaparte ce qu’il admirait dans Hugues Capet. Ses discours, sa conduite, donnèrent la mesure de ses sentimens, et Fontet, capitaine de la gendarmerie de Bordeaux, reçut l’ordre de tirer sus partout où le Superbe serait rencontré.

Le général Mergier commandait alors la ville ; il se rend chez la maîtresse de Duclos et l’avertit du danger de son amant. Elle, dans un désordre difficile à décrire, fait mettre les chevaux à la voiture, part, le cherche, le découvre, et lui apprend la fatale nouvelle. « Malheureux ! ajoute-t-elle en pleurant, que vas-tu faire à présent ? Fontet te tuera ! » Toujours ferme et calme, Duclos ne répond que par ces mots, prononcés avec l’accent de la pitié : « Il n’est pas assez adroit ! Tiens toujours prête pour ce soir une filadière (barque) et j’irai passer huit jours au château de Montferrant. »

S’emparant alors d’une paire de pistolets, il les charge tranquillement, va se promener à Tourny, précisément à l’endroit le plus populeux, et en entrant par une des grilles, qu’aperçoit-il ?… le capitaine de gendarmerie lui-même. Le Superbe va droit à lui ; mais Fontet s’étant retourné pour ne pas le voir : « Le lâche ! s’écrie alors Duclos, je puis partir à présent ; » et il s’embarqua le soir même sur la filadière qu’on avait eu soin de lui tenir prête, et se relégua au château de Mantferrant propriété d’un de ses amis.





CHAPITRE X.

L’Abbaye.


Ennuyé du château de Montferrant, lassé de son séjour à Bordeaux, le Superbe partit enfin pour Paris. L’air de la capitale lui fut tout aussi funeste que celui de son pays natal ; un ordre émané de l’empereur le conduisit à l’Abbaye, ou il eut cent écus à dépenser par mois. Il feignit, pour en sortir, de céder aux propositions que Fouché, Ministre de la Police, lui fit, de prendre du service pour Bonaparte et de s’embarquer pour les îles. Le Ministre recruteur lui rendit la liberté à cette condition, et lui délivra un billet de cinq cents francs pour aller à Brest rejoindre l’escadre de Bruix ; mais le Superbe se trompa sans doute de direction, car il se trouva tout-à-coup dans la Vendée au milieu de ses frères d’armes.



CHAPITRE XI.

Vendée.


C’est à pied, avec des sandales et un bréviaire à la main, que le Superbe se rendit en pèlerinage sous les drapeaux du Roi. Nous ignorons ce qui a pu le déterminer à entreprendre ce voyage d’une manière aussi singulière. Arrivé au camp Vendéen, il signala son enrôlement volontaire par de tels prodiges de bravoure, qu’il fut bientôt en vénération dans toute l’armée royale.

Survint la pacification de la Vendée. Le général Hédouville lui délivra un passeport comme tous les Vendéens pour retourner dans ses foyers. On était tenu de montrer ses papiers tous les dix jours à l’autorité du lieu de séjournement.

Le Superbe, de retour à Bordeaux, se conforma quelque temps à cette mesure, qui finit par l’ennuyer ; il ne se présenta plus, et un ordre de Fouché le déporta à Vincennes.



CHAPITRE X.

Le Ministre de la Police.


Ce fut dans cette prison d’État que le Superbe passa plusieurs années de sa vie, en proie aux souffrances physiques et morales les plus affreuses, au point qu’après la Restauration il montrait comme un trophée ses jambes ouvertes de toutes parts.

Ses geôliers lui avaient donné une couverture tout imprégnée de mercure ; il s’en plaignit un jour à Fouché, en lui disant qu’il avait froid. Le Ministre arrive à Vincennes, conduit Duclos dans une chambre où il y avait un grand feu, et lui fait l’offre d’une place brillante et lucrative, comme le prix du serment qu’il prêterait à Napoléon.

« Je ne prêterai jamais deux sermens, répondit le Superbe ; toujours ferme, toujours invariable dans mes opinions, dans mes principes, dussé-je mourir ici, je mourrai le même. »

Le Ministre furieux ordonna son transfert à Bicêtre, où Duclos resta jusqu’à la bataille de Paris. Le lendemain de l’entrée des alliés sonna l’heure de sa délivrance. Les cent jours survinrent, il repartit pour la Vendée ; et c’est là qu’un terme de mépris lui suscita cette malheureuse affaire, qui a peut-être influé sur sa destinée actuelle.





CHAPITRE XIII.

Duel.


Un jeune officier, d’une des premières familles du royaume, Laroche-Jaquelin, eut le malheur et la petitesse d’esprit d’appeler Duclos roturier, avec un ton de mépris accentué. « Eh bien ! répondit le Superbe, je m’en fais gloire ! Je me bats pour mon Roi et pour ma patrie, et vous pour de vieux parchemins ! » Une provocation s’en suivit ; et comme elle fit de l’éclat, le noble et le roturier furent consignés dans leur chambre. À peine y furent-ils enfermés, que le Superbe enfonça sa porte, eut bientôt aussi enfoncé celle du jeune officier, qu’il contraignit à se battre, et qu’il eut le funeste honneur de tuer sur la place. Il fut lui-même alors contraint de fuir en Italie, poursuivi par la vengeance de cette famille puissante qu’il venait de mettre en deuil, mais qui s’étant jetée aux pieds de Louis XVIII pour lui demander justice, n’en obtint que cette réponse : « Il m’a fait trop de bien pour que je lui fasse du mal ; mais je promets de ne jamais lui faire de bien. » Mot fatal émané du trône ! Promesse funeste que deux règnes ont réalisée !





CHAPITRE XIV.

Italie.


Pendant son séjour en Italie, le désespoir de ne pouvoir rentrer en France avec ses frères d’armes lui causa une maladie terrible, de laquelle il ne releva que pour se voir dépouiller de tout ce qu’il possédait, au point qu’à l’époque long-temps par lui désirée, où il crut pouvoir rentrer sans crainte dans sa patrie, il fut obligé d’avoir recours à la bourse de ses tantes pour atteindre le but de son voyage et acheter jusqu’au linge dont on avait eu soin de le déposséder.

Bordeaux le revit alors pour la sixième fois, mais il n’y fit que passer ; Paris était le centre de toutes ses espérances, le terme de tous ses vœux. Le peu d’instans qu’il séjourna dans sa mère-patrie lui fournit néanmoins l’occasion de sauver encore la vie à un malheureux, un ennemi pourtant, un conventionnel.



CHAPITRE XV.

Un Membre du Bureau Central.


Duclos donnait un soir le bras à sa maîtresse, qu’il menait voir, au grand théâtre, l’opéra de la Reine de Golconde. En arrivant sur la place de la comédie, il aperçoit un groupe de royalistes tenant à la gorge et étranglant un nommé Solignac, ex-membre du bureau central, qui, le 20 thermidor, avait commandé le feu sur le peuple à la même place où il se trouvait. À cette vue, le Superbe quitte brusquement le bras de sa maîtresse et vole au secours de la victime.

Son apparition produisit sur ces forcenés l’effet de la tête de Méduse.

« Lâches ! leur cria-t-il, laissez aller cet homme, ou je vous extermine ! — Mais il a tué mon frère ! — Il a tué mon père ! — Il a tué mes enfans ! — Eh bien ! lâches que vous êtes, battez-vous l’un après l’autre avec lui, et ne soyez pas douze à l’assassiner ! » Et un signe de sa main leur fit aussitôt lâcher prise. S’emparant alors du bras de l’ex-membre du bureau central : « Ne craignez rien, lui dit-il, c’est moi qui vous ramène chez vous. »

Dès que Solignac se vit en sûreté, il se précipita aux pieds de Duclos, qu’il appela son Dieu, son sauveur ; lui offrit de l’or, des services, tout ce qu’il demanderait. « Rien ! rien de vous ! lui dit le Superbe pas même votre amitié ; je n’en veux pas !… »

Quelques jours après Duclos était à Paris.





CHAPITRE XVI.

Fabvier.


« Tous les Vendéens sont des lâches ! » C’était Fabvier qui, au restaurant, proférait avec feu ces paroles. « Le soutiendriez-vous ? » C’était Duclos qui, s’avançant avec calme, l’interrogeait en ces termes. — « Oui, répliqua Fabvier. — Eh bien ! sortons ! — Mais je vais dîner… — Vous ne dînerez pas ! s’écria Duclos d’un ton farouche. » L’on fut se battre : Fabvier manqua Duclos ; le Superbe, moins généreux que de coutume, blessa le colonel à l’épaule, en lui disant : Cela suffit ! je suis satisfait. »

Et la querelle en resta là.





CHAPITRE XVII.

Trait apocryphe.


Tout ce qui précède est de la vérité la plus scrupuleuse ; on peut nous démentir, mais nous ne craignons pas de l’être, parce qu’il suffit d’un mouvement nerveux, du transport d’une passion haineuse, de l’impulsion que donne l’appât d’un intérêt sordide, pour démentir la vérité même.

Et pourtant nos droits à la faire admettre et respecter sont incontestables, puisque les opinions que nous nous faisons gloire de professer sont diamétralement opposées, comme on a pu le voir, à celles de l’homme dont nous venons d’esquisser la vie.

La loi que nous nous sommes imposée de signaler indistinctement les abus comme les grandes actions, quelle caste qui les ait produits, quel parti qui les revendique, nous a donc animés aujourd’hui ; l’abnégation la plus entière a guidé notre plume impartiale ; tout ce qui précède comme ce qui suit, nous le répétons, est donc de la vérité la plus scrupuleuse : on n’aura plus aucun doute à cet égard.

Quant au trait suivant, nous n’osons en garantir l’authenticité ; mais il est tellement dans le caractère de l’homme singulier que nous venons de peindre, qu’on ne trouvera pas étonnant qu’il lui ait été appliqué.

Un individu lui devait cinq cents francs. Depuis long-temps la lettre-de-change était échue ; mais Duclos n’en avait pas fait usage : il se contentait d’importuner de temps à autre son débiteur, qui lui répondait toujours d’un ton brusque qu’il n’avait pas d’argent. Enfin le Superbe, impatienté, l’épie, le suit au Palais-Royal, le voit monter au jeu, y monte avec lui et l’observe. Le joueur perd, perd perd encore, pose à la fin sur la noire un billet de cinq cents francs, qu’il gagne, et se dispose à le recevoir ; mais au moment où le banquier le lui passe, une large main tombe tout-à-coup sur le tapis vert, et ne se relève qu’en possession du papier-monnaie. C’était Duclos, qui dit alors avec le plus grand sang-froid : « Ceci est à moi ! »

Le débiteur jette les hauts cris, et poursuit avec les joueurs le Superbe, qui sort d’un pas ferme, et mesurant des yeux les flots de peuple ameuté, que son attitude imposante et terrible tient comme en arrêt à une certaine distance. Cependant les clameurs redoublent, la garde arrive ; les grilles du Palais sont fermées : Duclos se présente pour sortir ; il n’hésite pas : de ses deux mains il secoue les barreaux de la grille, qu’il ébranle, l’arrache de ses gonds, la met de côté et disparaît aux regards de la foule pétrifiée.





CHAPITRE XVIII.

Paris.


Le Superbe revoyait enfin Paris, non plus comme autrefois, n’offrant à son imagination ardente que les images sanglantes de la révolution, ou celles glorieuses, grandes et sublimes, mais par lui dénaturées, d’un empire qu’il détestait ; mais Paris, souriant, dans son idée, au tableau d’une régénération ; Paris, siége d’une dynastie au triomphe de laquelle, sang et fortune, il avait tout prodigué ; Paris, enfin, où il espérait voir, à son arrivée, les grâces venir le chercher en poste et les rosées de la faveur pleuvoir sur son passage.

Le rêve était délicieux ; mais le réveil, qui flétrit tout, qui désenchante tout, mais le mot de Louis XVIII était là. Ingratitude sublime ! sanctionnée bientôt par le sceau de la mort, et léguée ainsi par le feu roi à son successeur !

Des amis… nous nous trompons, des compatriotes puissans, aidèrent d’abord Duclos, le trahirent ensuite ; c’est dans l’ordre ; et le voilà réduit aujourd’hui à l’état réel ou apparent de la misère la plus affreuse, mais dont le terme, a-t-il dit lui-même, n’est pas éloigné.

Sous le ministère de M. Decazes, objet privilégié des plus minutieuses assiduités de la police, il était devenu si méfiant qu’il laissa un jour échapper ces paroles : « Si je croyais que mon chapeau fût le confident de la moindre de mes pensées, j’irais sur-le-champ le jeter à la rivière. »

Sa maîtresse lui disait un jour : « Tu dois bien en vouloir à Bonaparte, après le mal qu’il t’a fait ! — Nullement répondit-il ; il a usé de son droit, il a fait ce que j’eusse fait à sa place : je ne lui en veux pas le moins du monde. »

« Dans ta longue et douloureuse captivité, lui demandait-elle encore, comment n’as-tu pas eu l’idée de te détruire ? — Il n’y a que les lâches qui se détruisent, répondit-il ; l’homme est fait pour souffrir… et j’ai souffert !… »

Et il souffrira long-temps encore, à en juger par le mystère qui plane sur cet homme extraordinaire, et dont nous essaierons de soulever quelques voiles dans le dernier chapitre intitulé : Reconnaissance.


LETTRES
DE
CHODRUC DUCLOS




LETTRE PREMIÈRE.


Du 8. Bordeaux.


Ma bonne amie, quand tu me fais des reproches sur mon peu de soins pour ce qui te concerne, c’est sans doute pour avoir le plaisir de me gronder ; car je ne puis penser autre chose. Autant que toi, tu le sais, j’ai tes intérêts à cœur ; plus que toi, j’ai toujours tenu la main à ce que tu ne fusses trompée par personne. Tu le sais bien, mais tu es extrême en tout ; tu blâmes sans savoir, ou tu approuves tout sans voir. Tel est ton caractère, avec le meilleur cœur qu’on puisse avoir. J’ai été faire une scène à la diligence pour avoir le plaisir de te croire ; on m’a confondu en me faisant lire sur le registre que c’était parti le 29 du mois dernier. J’ai retiré la preuve et je te l’envoie.

Bertaud et moi sommes sur notre départ ; ma mère ne me donne rien, mais elle me prête 960 francs, qu’elle prendra sur les biens de mon père, s’il meurt en mon absence. Je fais tout ce qu’elle veut ; je lui abandonnerais même tous mes droits si elle le voulait ainsi, tant j’ai de plaisir à la quitter. Ah ! le bon petit cœur qu’a ma mère !… je la crois juive… Adieu, ma bonne ***, conserve ta santé. Si je réussis à quelque chose, je t’appellerai auprès de moi. Crois-moi ton meilleur ami.

LETTRE II.

Le 6 germinal.


Je suis comme vous, Madame, bien étonné que vos malles ne vous soient pas déjà parvenues. Si vous ne les avez pas reçues, dans ce moment on me trompe encore : je n’ai point épargné mes pas et mes soins pour obtenir qu’on vous les expédiât de suite : d’ailleurs je n’ai fait que ce que je devais, et vous savez que sous le rapport du devoir je suis très-stricte.

Vous me parlez des souffrances physiques que vous a fait éprouver ce petit voyage ; je m’y attendais bien, connaissant la délicatesse de votre tempérament ; mais je ne m’attendais pas que vous auriez le courage de l’entreprendre encore, pour venir faire expédier vos malles, si elles n’arrivent le 4 du courant. Croyez-moi, restez tranquille et reposez-vous sur moi ; personne, vous même, ne ferait plus que je ne fais pour qu’elles vous parviennent, à moins que ce ne soit votre faiblesse pour moi qui vous ramène.

Chacun a ses peines ; les miennes, vous le savez, ne m’attaquent jamais le physique, mais le moral est toujours bien affecté. Depuis votre départ j’en ai bien éprouvé ; je ne vous parlerai seulement que de la conduite de ma mère. Le jour de votre départ je me suis expliqué clairement avec elle sur ce qu’elle prétendait faire de ma personne : aucune réponse, aucune voie d’établissement, rien enfin. Alors tranchant toutes questions, je lui ai fait une demande de la somme de ……, et lui ai fait part du désir que j’ai d’aller en Amérique.

Elle a goûté mon projet ; pourvu que je sois vrai, et que je parte au gré de son désir, elle m’a tout promis. Me voilà content, au moins autant qu’elle ; tu sens bien qu’il y a de quoi… Pardon, Madame, si je m’écarte du respect que semblait me prescrire votre lettre ; mais revenons à mon récit. Le soir vient ; le cœur triste encore de votre départ, je rentre à huit heures pour réfléchir sérieusement sur mon veuvage, autant que sur mon prochain départ… Enfin j’arrive sur la foi du traité fait avec madame ma mère : un pressentiment de ce qui devait m’arriver troublait déjà la joie de mon cœur. Mais vous allez voir : je frappe ; le chien bon de garde répond et semble avertir le domestique d’aller ouvrir. Je frappe, je frappe, je frappe ; point on ne vient ouvrir : je me méfie de tout, et sors de devant la porte, semblant croire que madame ma mère n’est pas encore rentrée ; et cependant je ne doutais de rien. Je m’achemine vers Tourny, et là, je me livre à bien des idées : je m’arrête à celle de revenir à la charge, et si l’on ne m’ouvre la porte, à l’enfoncer. Très-résolu, je marche à grands pas ; je frappe de nouveau ; un voisin officieux, pour épargner ma peine, me dit qu’il n’y a personne ; qu’on est parti. Je ne réponds point, je frappe encore pour la dernière fois ; j’essaie si la porte est enfonçable : je trouve beaucoup de résistance ; mais comptant sur ma force, je vois un moyen de réussir, c’est de me fracasser contre la porte ou de fracasser la porte. Je traverse la rue bien directement devant l’endroit qui m’offrait le plus beau jeu ; et là, prenant ma course avec la violence que vous me connaissez, je me précipite sur la porte, je l’enfonce et tombe avec elle, sans heureusement me faire aucun mal ; je l’arrange ensuite du mieux que je peux, et me couche. Depuis ce jour, ma mère paraît devoir me tenir parole, et j’espère encore. Quant à mon départ, je n’en sais pas l’époque ; mais vous serez instruite de toutes mes affaires comme si vous étiez présente. Si je suis un peu froid, je ne vous retire pas pour cela ma confiance ni l’amitié que j’ai pour vous.

LETTRE III.

Du 1er floréal an 7.


J’ai reçu votre lettre en date du 24, en l’absence de mon ami qui a accepté une place sur l’escadre de Brest, ce qui me prive beaucoup, parce que personne ne mérite ma confiance, et que, d’ailleurs, aucun de ceux qui se disent mes amis ne sont venus m’offrir d’agir pour faire mes affaires, et ceux qui sont venus et que j’ai chargés de quelque chose, n’ont pas même daigné me rendre réponse et, cependant, je ne mérite pas ce délaissement de leur part. Ce que j’ai fait pour eux, s’ils s’en rappellent, doit être pour eux un reproche à leur abandon à mon égard. Le silence et mon mépris, voilà ma vengeance ; c’en est assez sur leur compte. Si tout cela m’arrive c’est ma faute, j’aurais dû avoir assez de prudence pour mieux choisir mes amis. D… est auprès du ministre de la marine, ce qui me fait beaucoup espérer, car je connais son zèle à me servir. J’espère autant de vos bontés à me servir auprès du bureau de la marine et du bureau central, au sujet des renseignemens qu’a demandés ou que demandera le ministre de la police. Je suis sans papiers. Seulement, il s’agit de me faire réclamer ; voilà toute mon affaire. Il faudrait me faire parvenir un passeport ou un ordre d’aller à Brest.

S’ils ne se soucient pas de me voir dans Bordeaux, je n’en suis pas fâché. Écrivez à ma mère en l’engageant à m’envoyer l’argent que nécessite ma position, et de suite, en cas de départ précipité. J’ai tiré un mandat sur elle. Disposez-là à le bien accueillir. Je ne finirai jamais d’être malheureux ; toujours tracassé ; ce matin encore j’en ai eu une preuve.

Hier soir, on propose de mettre à la loterie ; je sors un écu de ma poche, le donne à un commissionnaire pour prendre trois numéros que je lui donne, en lui recommandant de prendre un terne sec. Il m’en est sorti deux, et l’autre me fait perdre pour un point. Je vous envoie le billet et vous en jugerez.

Malgré que je me fusse bien promis de ne jamais vous instruire de mon infortune, et même de ne vous écrire que lorsque j’aurais un meilleur sort, je ne puis pourtant pas répondre d’une manière ingrate et refuser de vous dire le plaisir que je ressens à vous écrire ; mais il est empoisonné par les peines que je ne cesse de vous donner depuis que vous me connaissez ; car je me reprocherai toujours d’être l’auteur de vos malheurs.

Je vous embrasse.


LETTRE IV.


Du 16 floréal an 7. De l’Abbaye.


Ma bonne ***, ma chère amie, est-il bien vrai que je sois toujours ton ami ? Quel reproche pour ma conduite ! Que j’ai de torts et que ta bonté est grande ! Comment te manifester tout ce que me fait éprouver ton âme généreuse ! Oh ! que n’es-tu présente pour recevoir dans ton sein mes brûlantes larmes ! Les malheurs qui m’arrivent ne sont plus si grands depuis que tu t’intéresses à moi. Si je suis assez heureux pour sortir, m’enverrait-on au bout du monde, je te rejoindrai pour te donner des marques de l’attachement que j’ai toujours eu pour toi. Ma bonne mère a pris soin de m’instruire de l’état où t’a mise ma détention. Je suis sensible à sa bonté, mais je le suis bien plus à ta maladie. Si je puis t’engager à prendre le mal qui m’arrive avec la fermeté de ton caractère ordinaire, je t’invite plus particulièrement, au nom de l’amitié et de l’amour, à cesser tes inquiétudes, sinon je ne cesserai jamais de dire que je suis la Source de tous tes maux.

Tu dois avoir reçu une lettre de moi, dans laquelle je t’annonce le départ de mon ami pour Brest, il a accepté une place sur l’escadre pour être auprès du ministre qui commande l’escadre. Il m’a assuré qu’il ne négligerait rien pour me servir ; sans doute qu’il a été contrarié, car je n’ai reçu aucune nouvelle, et j’ai appris le départ de l’escadre ; je ne le soupçonne pas, connaissant son cœur, mais j’imagine qu’il n’a pas pu.

Il faut, ma bonne, que tu presses V***, pour qu’il agisse et fasse agir auprès du ministre de la police, qui me laisserait, autrement, détenu d’une manière indéfinie. Si je pouvais avoir une lettre pour présenter à M… ; il peut beaucoup ; il paraît même que depuis quelques jours il voit un commissaire de guerre détenu, avec lequel je suis lié d’amitié, qui m’a assuré qu’il me ferait parler la première fois qu’il viendra. Je vais écrire à *** pour qu’il presse ma sortie. Je suis sûr qu’il ne négligera rien. Au surplus je lui donnerai toute la latitude possible, pour ce que l’on exigera de ma personne pour sortir, bien entendu, en tout bien tout honneur.

Embrasse toutes nos dames : j’espère que cette commission ne te sera pas suspecte.





CHAPITRE XIX.

Reconnaissance.


J’assistais, il y a quelques mois, au rajeunissement de ce vieux Palais-Cardinal, aujourd’hui le séjour enchanté d’un prince magnifique et populaire.

J’admirais l’industrieuse activité de cette peuplade ouvrière pour qui les pierres se changent en pain (qui vaut à la vérité vingt sous les quatre livres), lorsqu’un homme, en passant, me coudoie et m’éveille. Je me retourne, je le toise ; il portait les livrées de la misère. Je le pris d’abord pour un mendiant ; mais cette démarche indépendante, quelques souvenirs, quelques bruits confus, tout se réunit bientôt pour exciter au plus haut point ma curiosité. Je le suis, je l’atteins, je le reconnais ; c’est lui… c’était bien lui… Cette haute stature, ces mêmes formes athlétiques, ces membres découplés à l’Hercule, ce même œil de sang… ; c’était toujours le Superbe, à part les haillons… ; c’était

L’homme à la longue barbe errant dans le Palais,


comme l’ont appelé les chantres harmonieux de Napoléon.

Il me reconnut aussi. Le jour tomba ; je lui fis un signe ; il me suivit dans le jardin et m’adressa la parole.

« Comment ! vous ne me fuyez pas aussi, me dit-il d’un ton farouche ?

— Non. Pourquoi ?

— Que sais-je ? Pourquoi les autres me fuyent-ils ?

— Vous connaissez les hommes, lui répondis-je ; ces… vêtemens…

— Vous alliez dire ces haillons, interrompit-il en se contemplant.

— En effet, repris-je, et c’est ce qui m’étonne. Il me semblait qu’avec la fortune de vos tantes… Je ne vous cache pas que dans le monde on attribue à une tout autre cause qu’à la misère l’état où vous êtes réduit…, où vous vous réduisez, dit-on…, et la persévérance avec laquelle depuis long-temps….

— Il y a long-temps, n’est-ce pas ? dit-il en Souriant avec amertume ; il y a long-temps, en effet ; mais le temps est un grand maître : cela changera !

— Je l’espère, lui dis-je ; car après les services que vous…

— Chut ! ne parlons pas de ces choses-là, dit-il en m’interrompant avec l’accent du mystère et en jetant des regards fauves autour de lui ; il est des souvenirs qu’il ne faut jamais remuer ! Mais le temps est un grand maître, répéta-t-il avec complaisance.

— Jusqu’alors pourtant, continuai-je, quels sont vos moyens d’existence ? Comment échapperez-vous aux assiduités de… ? J’ai appris que l’on vous inquiétait…

— Oui ! oui ! dit-il avec un ton de légèreté qui dégénéra bientôt en sarcasme, tandis qu’un sourire amer venait effleurer ses lèvres, oui ! de petites vengeances ! des vengeances de femmes ! On veut me faire faire des choses auxquelles je ne consentirai jamais ; on veut me faire signer des choses que je ne signerai jamais ! »

À ces mots, il me tourna le dos sans cérémonie, rentra dans la galerie de pierre, qu’il venait de quitter, et poursuivit sa promenade circulaire.

Je ne le perdis pas un instant de vue : à dix heures, il sortit par la cour du Palais, gagna la rue Saint-Honoré et à quelques pas de là une de ces rues adjacentes[2], ou gisent ces hôtels de nuit, égoûts de la débauche et de la prostitution.

Un de ces repaires lui fut ouvert à l’instant ; il jeta sur la table une pièce de vingt sous, prit sa chandelle en silence et monta se coucher.





CHAPITRE XX et dernier.

Tableau de la situation actuelle du Superbe.


Trois hôtels[3] se sont successivement ouverts pour lui dans la même rue, qu’il semble privilégier. La maîtresse du premier fut obligée de recourir à la force pour le faire sortir d’une maison qu’il avait, prétend-elle, discréditée par sa malpropreté. Il restait alors couché, l’hiver, jusqu’à quatre heures, et l’été, jusqu’à deux ; puis il sortait pour rentrer à dix heures et à minuit.

Sa présence, dit la chronique, porta également préjudice au second hôtel. Sur les observations qui lui furent faites mille fois par l’hôte à ce sujet, et à chaque invitation qu’il lui adressait de chercher un gîte ailleurs, Duclos se contentait de jeter, sans répondre, sa pièce de vingt sous sur la table, de prendre sa chandelle et de monter dans sa chambre, où il n’ouvrait la porte à qui que ce fût, pas même à la maîtresse de la maison.

Deux individus désiraient beaucoup le voir et lui parler ; la maîtresse de l’hôtel crut devoir le préparer à leur visite, et le prévint deux jours d’avance ; mais Duclos répondit qu’il n’entendait recevoir personne ; et comme elle insista, le Superbe s’emparant d’un balai qu’il démancha, se mit ainsi en devoir d’accueillir les visiteurs.

Plusieurs significations et jugemens lui ont été remis ; mais il répondait à chaque envoi de cette nature qu’il ne savait ce qu’on voulait lui dire.

Son silence obstiné, ses refus opiniâtres d’élire domicile ailleurs, déterminèrent à réclamer l’assistance du commissaire, qui se défendit de se mêler de cette affaire, en disant qu’on pouvait requérir la garde, s’il refusait de sortir. La garde vint, et pour la seconde fois sans feu ni lieu, le Superbe finit par s’établir dans le gîte[4] où il repose aujourd’hui sa tête, et que l’autorité lui a tout récemment contesté.

C’est de là qu’il sort chaque jour pour promener au sein de Paris sa vie d’anachorète ; et lorsqu’il rentre chez lui les fournisseurs s’empressent à l’envi de le servir, parce qu’il paye partout et régulièrement.

Son dîner, qui se compose tantôt de viande de boucherie ou de charcuterie, tantôt d’œufs et de laitage, est apporté par lui chaque jour chez une fruitière où il mange depuis deux ans. « Je m’aperçois, dit-elle quand les fonds sont en hausse, parce que l’on fait toujours quelque extrà. »

Du reste, même misanthropie, même laconisme ; et quand le feu de ses regards annonce enfin que le Superbe va rompre le silence, on s’attend toujours à recueillir de lui ce retour monotone et solennel :

« Frère ! il faut mourir ! »



La Notice historique sur l’ami de Peyronnet allait être livrée à l’impression, lorsque, dans le rapport du jugement du 31 décembre 1828, qui condamne Duclos à quinze jours de prison, la Gazette des Tribunaux est venue corroborer et sanctionner en quelque sorte notre narration. Voici l’extrait de la Gazette :

POLICE CORRECTIONNELLE DE PARIS.
SIXIÈME CHAMBRE.
Présidence de M. Meslin.
Audience du 30 décembre.
L’Homme à la longue Barbe du Palais-Royal.

« Il y avait, il y a trente ans environ, à Bordeaux, un jeune homme issu d’une famille riche, mais non titrée, donnant le ton aux fashionables de l’époque, renommé par son adresse dans tous les exercices du corps. Personne ne maniait un cheval avec plus de grâce et ne donnait un coup d’épée avec plus de dextérité. Il n’était pas de joyeuse réunion, de partie d’honneur, dont il ne fût le coryphée ou l’arbitre. Tout ce que Bordeaux renfermait de jeunes gens à la mode, de riches fainéans, d’heureux désœuvrés, recherchait sa société et prenait sur lui modèle. Trente années se sont écoulées ; la révolution a dispersé cet essaim d’étourdis. Plusieurs ont surnagé dans la foule ; il en est même qu’on a comptés parmi les hommes marquans de l’époque. Notre notabilité gasconne s’est retrouvée à Paris avec eux. Mais qui devinerait l’homme de salon, le petit-maître à grandes prétentions, le héros de la mode, dans cet homme à longue barbe et couvert à peine de mauvais haillons, qui promène chaque jour le luxe de sa misère dans les galeries brillantes du Palais-Royal ?

» Chodruc-Duclos se fit remarquer par l’exaltation de ses opinions dans les réactions de l’an V. 1815 le retrouva avec ses souvenirs et des exigences qu’un ancien dévouement semblait en quelque sorte légitimer.

» Chodruc-Duclos fit le voyage de Gand ; il y fut même investi de fonctions provisoires. Lorsque le jour des récompenses fut arrivé, cet ardent serviteur éleva ses prétentions en raison de l’importance qu’il attachait à ses services. Une place de maréchal-de-camp fut l’ultimatum de son ambition. Le titre de l’emploi de capitaine de gendarmerie lui fut, dit-on, offert. Il refusa tout ; il refusa même, assure-t-on encore, un régiment. Ballotté long-temps entre ses espérances et des refus qui devenaient plus positifs, à mesure que la date du dévouement devenait plus reculée, Chodruc-Duclos vint, il y a cinq ans environ, à Paris, solliciter en personne auprès d’un homme puissant. Il n’en obtint alors qu’une offre de 150 fr. qu’il repoussa avec dédain.

» Dénué de tout, n’ayant que les habits qu’il portait sur lui, et qui étaient le produit d’une souscription ouverte à son profit par quelques-uns de ses compatriotes, il embrassa le genre de vie qu’on lui connaît. Il laissa pousser sa barbe, ne changea plus de vêtemens, et chaque jour, depuis cinq années, on a pu le voir au Palais-Royal, se promenant seul, les mains derrière le dos, la tête haute, offrant un pénible contraste avec l’appareil du luxe déployé de toutes parts dans le grand bazar parisien.

» Les bancs de la Police Correctionnelle le virent, il y a peu de temps, prévenu de vagabondage. On apprit alors avec étonnement qu’il possédait plusieurs propriétés en Gascogne, qu’il négligeait d’en percevoir les revenus, et qu’il ne vivait que d’aumônes déguisées sous le nom d’emprunts. Du reste, comme il justifiait d’un domicile fixe et habituel, il fut renvoyé de la plainte, et recommença son train de vie.

» C’est dans ces circonstances qu’il a été arrêté de nouveau, et cette fois sous la double prévention de vagabondage et d’outrage public à la pudeur. Son arrestation, à l’époque où nous nous trouvons, semble, en quelque sorte, être une conséquence du soin que prend chaque année l’autorité, de faire disparaître du Palais-Royal les filles de mauvaise vie qui encombrent ses galeries. Elle n’aura sans doute pas voulu, d’une part, que les yeux des honnêtes mères de famille fussent à chaque pas blessés par la vue d’effrontées courtisanes, et, d’autre part, que Chodruc-Duclos apparût en véritable Croquemitaine aux yeux des enfans qu’on amène en ces lieux pour les faire jouir à l’avance de la vue des trésors dont le jour des étrennes leur fournira leur part.

» Chodruc-Duclos s’est d’abord refusé à toute explication. Il a fait entendre par signes au commissaire de police, qu’il ne répondrait qu’à ses juges. Aujourd’hui il s’est présenté, habillé comme il l’était lors de la première prévention, sauf les ravages que le temps a faits depuis quelques mois aux lambeaux dont il était alors couvert.

M. le président : Vous êtes inculpé de vagabondage. Quels sont vos moyens d’existence ?

Chodruc-Duclos : J’emprunte à ceux que je connais, et qui savent que je pourrai leur rendre.

M. le président : Pourquoi donc, si vous trouvez des gens disposés à vous prêter, n’empruntez-vous pas de quoi vous vêtir plus décemment ?

Duclos : Je n’emprunte que ce qui m’est strictement nécessaire pour les besoins de la vie animale. Au reste, je suis comme j’étais lorsque j’ai paru devant vous. Je loge toujours rue Pierre-l’Escot, et depuis cinq ans je n’ai pas découché. Ce n’est pas là être un vagabond ; vous l’avez déjà jugé.

M. le président : Vous êtes inculpé aujourd’hui d’un autre délit. On vous accuse d’outrager publiquement les mœurs par la manière dont vous êtes vêtu, et qui laisse à découvert plusieurs parties de votre corps.

Duclos : Je ne crois pas avoir jamais ainsi porté atteinte à la pudeur ; j’ai soin chaque jour, avant de sortir, de réparer, autant que faire se peut, les dégâts que le temps fait à mes vêtemens.

Les témoins entendus sont les inspecteurs de police qui ont arrêté l’homme à la longue barbe, sur la plainte de plusieurs habitans du Palais-Royal, et sur l’ordre de M. le commissaire de police.

Le tribunal a écarté, par son jugement, la prévention de vagabondage, et a déclaré constante celle d’outrage public à la pudeur ; mais prenant en considération les circonstances atténuantes de la cause, il a condamné Duclos à quinze jours d’emprisonnement.

TABLE
DES MATIÈRES.
Chapitre premier. Naissance de Duclos 
 Page 1
Chapitre II. Siége de Lyon 
 3
Chapitre III. Séjour à Bordeaux  
 5
Chapitre IV. Premières amours 
 7
Chapitre V. Traits divers 
 10
Chapitre VI. L’Enlèvement 
 13
Chapitre VII. Le général Lannes 
 16
 21
 25
Chapitre X. L’Abbaye 
 27
Chapitre XI. Vendée 
 28
Chapitre XII. Le Ministre de la police 
 29
Chapitre XIII. Duel 
 31
Chapitre XIV. Italie 
 33
 34
Chapitre XVI. Fabvier 
 36
Chapitre XVII. Trait apocryphe 
 37
Chapitre XVIII. Paris 
 40
Chapitre XIX. Reconnaissance 
 51
FIN DE LA TABLE.
  1. Surnom qu’on lui donnait à Bordeaux.
  2. Rue Pierre-l’Escot.
  3. L’hôtel de France et l’hôtel de Lyon.
  4. Hôtel de Verdun, toujours rue Pierre-l’Escot.